Chroniques d’Ætheria - Livre V - Véronique Lapeyre - E-Book

Chroniques d’Ætheria - Livre V E-Book

Véronique Lapeyre

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Beschreibung

Depuis quelques mois, Mars, Abel et Agie coulent enfin des jours paisibles. Toutefois, s’ils croyaient en avoir terminé avec la magie lors de leur périple dans les terres du Nord, ils se trompaient cruellement. La rencontre fortuite avec le jeune Kaï, un grimoire qui n’aurait jamais dû se trouver entre ses mains, un rituel mal prononcé, et les voilà projetés dans le Paris du 20e siècle. Or, dans l’ancien monde, pas de sorciers, pas de magie. Comment repartir ? C’est peut-être bien l’archéologue Élisabeth Armond, spécialiste de l’Égypte Ancienne, qui détient la solution. Les voilà donc en route pour leur ultime quête qui commence dans ce mystérieux pays dont leur époque ne garde même pas le souvenir. Cependant, quelqu’un voit d’un mauvais œil leur possible retour à Ætheria, et cette personne veut la mort d’Élisabeth. Pour Agie, c’est évident, l’archéologue doit rester en vie : l’Oracle lui a fait comprendre qu’au-delà de l’aide qu’elle leur apporte, elle est étroitement liée à leur avenir à tous les trois, ainsi qu’à celui de leur monde.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Zoé L. Peyri

Un étrange voyage

Chroniques d’Ætheria

Livre V

Roman

© Lys Bleu Éditions – Zoé L. Peyri

ISBN : 979-10-377-7620-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mes parents, Guy et Nicole

Prologue

« Très chère Mélissa,

Je veux bien te croire quand tu me dis que tu ne cesses de voir Jerry. Reste à savoir s’il s’agit du produit de ton imagination ou d’une réelle présence. C’est toujours dur à définir lorsque l’on vient de subir une perte. Bien évidemment, je te transmettrai le nom de la sorcière qui avait appris à Mars le sort de protection. J’espère qu’elle parviendra à t’aider toi aussi. Quant à moi, tu peux compter sur ma visite sous peu.

J’ai été très surprise que tu accueilles avec tant de stoïcisme le récit de notre périple nordique. Je m’attendais presque à ce que tu me traites de cinglée mais je te remercie de me laisser au moins le bénéfice du doute. Tout ce que je t’ai écrit s’est réellement passé. Et, oui, de toute évidence, il est possible de créer deux êtres vivants à partir d’un esprit unique, mais je ne saurais te dire comment procéder. Encore une magie qu’il vaut mieux ignorer. Celui qui la pratiquait est bel et bien mort et semble parti pour le rester. Finis les apparitions, les fantômes, les sortilèges… Honnêtement, je ne suis vraiment plus d’humeur. À présent, tout comme toi, j’essaye d’organiser ma nouvelle vie en espérant rester à l’écart du surnaturel. Mais quand on cohabite avec les jumeaux, c’est peine perdue, je le crains.

Dans ta dernière lettre, tu me demandes comment je me sens. Eh bien voilà : la vie est étrange parfois, c’est ce que je me dis. Et j’avoue peiner par moments à me mettre au diapason. Mars me répète sans cesse que nous sommes nés pour être ensemble. Mais ce passé qu’il me raconte sans se lasser ressemble pour moi à un rêve lointain que j’aurais oublié en m’éveillant. Pour lui, c’est très réel. Si réel que parfois je m’en sens un peu exclue même s’il m’affirme que j’en fais partie intégrante. Je me fais l’effet d’une amnésique et c’est souvent déconcertant.

Quant à Abel, il n’a aucun souvenir de ses autres vies. Il se contente d’écouter son frère et de profiter de cette complicité dont ils ont trop longtemps été privés à leur goût. Je le retrouve aussi calme que je l’ai connu et j’aimerais que tu le rencontres. Je suis sûre que tu l’apprécierais, tout comme Mars à présent qu’il a cessé de jouer les maboules.

Tout me semble plus simple aujourd’hui. Pourtant, il reste des questions. Je crois savoir qui sont Mars et Abel, je crois bien les connaître à présent, ou suffisamment pour ne pas éprouver la moindre peur face à eux. Mais j’ai entraperçu l’être qu’ils étaient à l’origine, et cette simple idée me fait froid dans le dos. J’aurais aimé être capable de mettre un nom sur ce personnage, de savoir… C’est dur à définir. C’est comme une menace. Une incertitude qui peut laisser envisager les pires scénarios. Mars m’a habituée à ces sempiternelles interrogations. Mais depuis que nous sommes rentrés, il n’en parle plus du tout. Je me demande simplement ce que ça cache. Voilà longtemps qu’il ne s’est plus lancé dans une quête désespérée et je ne suis pas sûre qu’il s’y tienne. Il n’est pas le genre de personne à rester trop longtemps inactive et j’ai fini par conclure qu’il aimait se créer des problèmes. Je crains que, du jour au lendemain, la vie tranquille au palais ne lui suffise plus et qu’il se mette en tête de rechercher de nouveau des réponses.

En fait, à moi non plus la tranquillité ne vaut rien. Cela me laisse beaucoup trop de temps pour cogiter. Je me fais peut-être des films. Je crois que je devrais arrêter. Il existe toujours une ultime barrière impossible à franchir et des vérités que l’on ne peut connaître. De même que l’on ne peut connaître l’intégralité des pensées de quelqu’un, aussi proche soit-il.

C’est ma vie aujourd’hui. Entre les elfes et les démons, entre le passé et l’avenir, dans une tranche du temps et de l’espace qui, au début, me semblait totalement artificielle et irréelle. Je m’y suis ancrée profondément et je travaille tous les jours pour que cela devienne une réalité qui ne disparaîtra jamais. »

Songeuse, Agie posa son stylo et contempla le ciel nocturne par-delà les baies vitrées ouvertes. Elle avait encore tant de choses à raconter à son amie, tant de choses à extraire de sa tête afin de ne plus y penser. Comme si elle déversait ses neurones saturés dans un tiroir avec la ferme intention de les garder pour plus tard. Si seulement il pouvait exister une machine pour stocker les pensées… les garder loin, le temps de profiter de l’instant. Quelque chose qui lui permettrait de rejoindre Mars, totalement enfoui sous les couvertures, et de ne se concentrer que sur lui seul.

Elle esquissa un sourire amusé. Une main molle avait émergé de sous les draps et malaxait doucement l’oreiller comme un chaton qui fait ses griffes. Elle l’entendit vaguement grommeler.

— Tu es réveillé ? murmura-t-elle.

Quelle heure pouvait-il être ? Cela n’avait pas grande importance. Tout était tranquille. Le lent ressac de l’océan sur la plage toute proche, un papillon de nuit dont les ailes bruissaient contre sa lampe de chevet, la brise qui agitait les feuilles en dessous d’elle dans les jardins…

— Qu’est-ce que tu fais ? marmonna une voix ensommeillée.

— J’écris une lettre à Mélissa. Elle me manque. Quand est-ce qu’on retourne à Treno ? J’aimerais lui annoncer face à face pour le bébé.

— Bientôt.

Il s’était déjà rendormi, le visage à demi dissimulé dans le coussin.

Voilà déjà quelques semaines qu’il avait cessé de chercher son frère durant son sommeil. C’était un pas de géant et elle en était satisfaite. Abel dormait dans la chambre d’à côté. Ou alors était-il parti chasser seul, une fois n’est pas coutume. Mais il arrivait encore que Mars s’éveille au beau milieu de la nuit et se lève en catimini pour se glisser dans sa chambre. Ce n’était pas négociable, elle avait accepté de le partager.

— C’est quand même pas le même service, avait-il un jour ronchonné pour la rassurer. Abel n’a pas tes talents.

Derrière cette petite sortie dénuée de toute finesse et à la limite du scabreux se cachait une réelle déclaration d’amour. Mais avec ce gars-là, il fallait savoir décoder.

Elle le contempla avec ravissement. Ce qu’elle ne manquait pas de faire chaque fois qu’elle en avait l’occasion, de préférence lorsqu’il ne la voyait pas et n’était donc pas en mesure de se moquer d’elle. Elle se demanda vaguement à qui – ou à quoi – allait ressembler leur futur enfant. Et elle s’aperçut que cela ne l’inquiétait pas. Elle était sereine. À présent, que pouvait-il bien leur arriver qu’ils n’aient déjà affronté ?

Rien.

Elle en était persuadée.

1

— Pousse, Agie ! Plus fort, ou on n’y arrivera jamais !

— Figure-toi que je fais ce que je peux ! pesta-t-elle.

— Je peux pas croire que tu sois aussi faiblarde, c’est pathétique !

— Et je ne peux pas croire que tu sois mufle à ce point !

— Je te dis de pousser, nom de nom ! Je vais le tirer vers moi !

Ce n’était pas le moment d’argumenter. Le mâle avait dit de pousser. Elle prit une profonde inspiration, retint son souffle et lâcha un cri furieux éraillé par l’effort. Enfin, le tronc d’arbre glissa sur plusieurs mètres et se positionna en travers de la rivière. Éreintée, elle essuya la sueur qui perlait sur son front et lâcha un soupir satisfait.

— Mais qu’est-ce que vous fabriquez ? marmonna Abel depuis la berge.

— Un barrage, fit Mars. Pour pouvoir se baigner. Si seulement ma femelle n’avait pas de la gelée dans les biscotos, on aurait déjà fini.

— Je retiens, lui assena Agie dans un regard torve. Tu me paieras ça bien assez tôt.

Pour toute réponse, il ébaucha un sourire teinté de défi.

Il ne perdrait jamais cette manie de provoquer le premier inconscient qui lui tendait une perche. Mais avec elle, il savait à quoi s’en tenir : elle répondrait, en traître, lorsqu’il s’y attendrait le moins. En attendant la prochaine attaque sournoise, il se détourna en sifflotant.

Un reliquat de soleil écarlate semblait incendier la forêt tout entière. Une nuit printanière s’annonçait, avec son agréable tiédeur et son cortège de petits insectes silencieux. Un ruisseau baladait ses eaux glaciales à travers la clairière. La neige avait fondu peu de temps avant sur les montagnes et teinté les rivières d’une couleur azurée assez frappante. L’hiver finissait à peine. Se retrouver ainsi en pleine nature sans se poser la moindre question était parfaitement délectable. Aussi bien pour les jumeaux qui avaient retrouvé leur habitat naturel que pour Agie qui ressentait de plus en plus le besoin d’être au calme. Néanmoins, question calme, ce n’était pas encore ça. Les garçons étaient plus braillards qu’une horde de macaques, toujours en mouvement, presque électriques. La forêt leur avait manqué. Lorsqu’ils partaient chasser, ils en revenaient dans un état pitoyable, à tel point qu’elle se demandait quels monstres hantaient ses calmes contrées peuplées en principe de biches et de doux lapereaux. Rien, en tout cas, qui puisse se vanter de décoiffer les jumeaux. Peut-être y avait-il finalement un danger à rester seule au campement sans les garçons pour la défendre, « faible femme » réduite à entretenir les braises du feu et à étouffer ses nausées quand l’envie leur prenait de se manifester.

— Ça passe au bout de combien de siècles, déjà ? marmonna-t-elle.

— Ça va pas ? lui demanda Mars, la mine préoccupée.

Là, elle était au summum du ravissement : il se faisait du souci pour elle. Dans ces moments, il se montrait particulièrement prévenant et agréable, un peu encombrant malgré tout… Vraiment pénible, en réalité. Un miracle qu’il ait accepté de la laisser pousser le tronc d’arbre. Miracle encore plus hallucinant qu’il l’ait laissée venir avec eux. Mais elle savait que sur ce point, elle n’y était pour rien. Mars ne la lâchait plus que très rarement. Il devait craindre qu’un énième sorcier ne s’empare d’elle et de leur future progéniture. Il était touchant dans son rôle de presque père, même s’il semblait encore plus largué qu’elle. Qu’importe. Ils avaient encore sept mois pour s’y faire. Mars finirait bien par arrêter de grogner après le ventre d’Agie dès qu’elle chopait des nausées. Parfois, il lui faisait l’effet d’un homme préhistorique.

— On y va, entendit-elle.

Abel. Pressé. Mort de faim.

— T’as un fusil, hein ? glissa Mars à Agie. N’hésite pas à t’en servir, la nuit tombe. De toute manière, on va pas loin.

Elle aimait l’air sauvage qui luisait dans ses yeux à ces instants-là. Elle le voyait indestructible. Et elle ressentait une fierté sans doute déplacée de tenir une place privilégiée dans son monde.

Il est à moi, regardez ça… Je suis allée me dégoter un sauvage élevé par les loups.

Ce n’était pas tout à fait exact : Mars et Abel avaient eu une mère lorsqu’ils étaient enfants et c’est sans doute à elle qu’Abel devait sa personnalité si avenante. Quant à Mars… il avait un caractère d’alligator, inutile d’ergoter. Et cette pauvre femme n’y était sûrement pour rien. « On ne les a pas toujours comme on les élève », avait-elle entendu dire.

Pour elle, ils étaient parfaitement complémentaires. Rien d’étonnant alors qu’ils étaient à l’origine une seule personne. Abel en avait hérité le côté civilisé, Mars l’emportement. Et elle, elle avait hérité de Mars pour sa plus grande satisfaction. Elle les regarda partir, le cœur gonflé d’orgueil, jusqu’à ce qu’elle n’entende plus que les battements d’ailes arrachant les feuilles sur leur passage.

Les criquets et les oiseaux nocturnes entamaient déjà leur litanie, dissimulés dans le feuillage. Elle enleva ses chaussures et plongea ses pieds nus dans la cuvette délimitée par le tronc d’arbre dont le niveau augmentait doucement. L’eau froide la fit frissonner.

C’est toujours lorsque l’on se croit sur le point de profiter d’un moment béni que quelque chose débarque pour le saboter. Elle avait constaté cela à maintes reprises. Mais l’intrusion à cet instant lui colla une montée de colère un peu disproportionnée. Ce n’étaient que des pas dans les buissons accompagnés de quelques murmures discrets mais elle bondit sur ses pieds comme une furie et s’empara du fusil, le braquant avec mauvaise humeur dans la direction d’où lui parvenaient les sons. Une silhouette apparut alors dans sa ligne de mire. Apercevant l’arme, elle fit un bond en arrière en repoussant une petite forme qui en couina de surprise.

— Ne tirez pas ! lâcha un timbre grave avec un zozotement prononcé. Je ne suis pas armé !

Un homme et un enfant, parfaitement visibles à présent sous la clarté de la lune. Agie abaissa l’arme dans un cliquetis, non sans leur avoir jeté un regard hostile.

— Mon nom est Jared, bredouilla l’homme. Mon fils, Kaïden. Nous nous sommes égarés. Nous ne sommes pas armés, répéta-t-il en levant les mains au niveau de ses épaules.

Prudemment, il tourna sur lui-même, révélant des vêtements qui rappelaient de loin ceux d’un trappeur. Effectivement, il ne portait pas d’armes.

— C’est imprudent de vous aventurer dans la forêt en pleine nuit sans même un couteau, grommela Agie. Et votre fils a l’air éreinté.

Elle cala le fusil sur son épaule et s’intéressa au petit garçon.

— Kaïden ? fit-elle.

— Juste Kaï, corrigea le gamin sur un ton sans appel.

— Il y tient, en effet, sourit Jared. J’ai souvent tendance à l’oublier.

— Kaï, alors. Moi, je m’appelle Agie.

Il ne réagit pas, et quelques secondes s’écoulèrent durant lesquelles elle ne sut qu’ajouter.

— J’avais promis à mon fils de l’emmener en excursion dès que nous serions installés à Ætheria, expliqua rapidement Jared. Nous venons d’emménager en ville. Mon épouse est restée à la maison pour terminer de déballer nos affaires et j’espérais une sorte de randonnée père-fils, un retour aux sources dans la nature pour nous faire oublier Gaténa. Mais j’ai perdu ma route et je dois avouer que je ne sais vraiment plus où nous sommes. Nous devions nous rendre à Kyushu.

— Vous en êtes loin, confirma Agie. Vous n’êtes pas du tout sur la bonne route. Et avec la nuit, il me paraît difficile de vous remettre sur le bon chemin. Partagez notre campement ce soir. Demain, je vous indiquerai la direction.

L’homme étouffa un petit rire embarrassé. Son fils ne le quittait pas des yeux et il présentait une allure débraillée et hirsute qui ne donnait pas de lui l’image invincible que les gamins aiment généralement prêter à leur géniteur. Avisant sa mine hésitante, Agie sourit à son tour.

— Je pense que Kaï est fatigué et qu’il doit avoir faim, dit-elle.

Elle se tourna vers l’enfant.

— Bientôt, tu seras aussi costaud que ton papa mais pour le moment, il vaut mieux que tu viennes avec moi pour te reposer.

— Merci, lui glissa Jared alors que le petit garçon lui lançait un coup d’œil scrutateur. Je me suis déjà bien assez ridiculisé à mon goût aujourd’hui. La forêt est plutôt déroutante pour un pur citadin.

— Je ne vais pas vous contredire, compatit Agie. Mais votre calvaire touche à sa fin. Notre campement est tout proche.

Elle s’aperçut alors que Kaï s’était approché et qu’il fixait son ventre d’un air interdit.

— T’attends un bébé ? questionna-t-il.

— Dis donc ! s’écria son père. De quoi je me mêle ?

À son tour, son regard s’égara du côté des courbes légèrement rebondies du ventre d’Agie.

— Trois, quatre mois ? supposa-t-il

— Seulement deux, répondit-elle. Mais c’est vrai qu’il pousse vite.

— Je ne voulais pas insinuer…

— Pas de problème, sourit Agie. Mon compagnon ne se prive pas de faire des commentaires, j’ai l’habitude.

Jared lui offrit un drôle de sourire, à la fois charitable et un peu crispé, alors que Kaï ne la quittait pas des yeux.

— C’est juste là, dit-elle d’une voix soudain troublée en se faufilant derrière un buisson.

Elle n’aurait su dire ce qui la gênait le plus, du regard curieux de l’enfant ou de celui, indéchiffrable, de son père. Oui, évidemment, on lui donnait à peine seize ans. Elle avait toujours paru plus jeune que son âge. Peut-être son état avait-il de quoi laisser une famille traditionnelle, voire conservatrice, un peu refroidie. Rien, pourtant, ne lui permettait d’affirmer que c’était le cas de Jared qui s’était montré fort aimable. Alors pourquoi se sentait-elle si mal à l’aise ?

Bien entendu, le feu n’avait pas été allumé. Les jumeaux avaient des grumeaux dans la tête. Elle rectifia mentalement : les jumeaux mangeaient la viande crue et il ne faisait pas vraiment froid. Ils n’avaient aucune raison d’allumer un feu. À part celle de penser à elle et d’accorder un minimum de considération à son régime alimentaire typiquement humain et à ses nausées. Jared avait noté sa mine contrariée. Il baissa le regard sur le petit foyer et sortit un briquet de sa poche.

— Le bois est bien sec, dit-il, ça prendra vite.

— Ça prendra vite, répéta Kaï en adoptant le même ton consolateur que son père.

— Les jeunes hommes sont comme ça, reprit Jared tout en s’affairant près des braises, ils ne réalisent pas tout à fait ce que cela implique.

Faisait-il allusion au bébé ou aux sautes d’humeur auxquelles Agie était soumise depuis quelques jours, et qu’elle jugeait elle-même parfaitement insupportables ?

— Papa n’a pas encore réalisé, d’ailleurs, lâcha Kaï en lançant un regard hâbleur à son père.

Ce dernier émit un léger ricanement.

— Quand les choses arrivent trop vite…, confirma-t-il.

— Nous avons eu le temps d’y penser, mentit Agie. Et mon compagnon n’est pas si jeune en réalité.

Au bas mot, seulement quelques deux cents ans.

— Je ne voulais pas me montrer désobligeant, fit doucement Jared. C’est juste que tu as l’air extrêmement…

Il s’interrompit, le temps de chercher un mot qui ne la heurterait pas davantage.

— … jeune ? dit-elle à sa place. J’ai déjà plus de dix-neuf ans. Ne vous fiez pas à ma bonne mine. Je ne suis pas aussi jeune que vous semblez le penser.

— C’est surprenant en effet. Tu as la fraîcheur d’une fleur matinale.

Confrontée à la plus pitoyable et désuète tentative de drague qu’elle ait jamais vue, Agie se fit violence pour ne pas éclater de rire. Les pères de famille perdaient-ils tous après leur mariage la flamme sacrée qui avait su les pousser, au temps de leur jeune célibat, dans les bras de crédules demoiselles ? Jared parut embarrassé de sa maladresse et s’intéressa de nouveau au feu qui commençait à prendre.

— Tiens, Kaï, fit alors Agie en sortant une poignée de friandises de sa poche.

Le garçonnet s’en empara dans un sourire rayonnant sans prendre la peine de consulter son père. Ce dernier n’émit pourtant aucune objection à ce que son fils engouffre juste avant le repas ce qui aurait dû lui servir de dessert.

À présent, de jolies flammes douillettes s’élevaient au-dessus du petit foyer et Agie s’installa à même le sol à quelques centimètres.

— Tu n’as pas peur de te brûler ? s’inquiéta Jared.

Elle ne lui répondit pas. Quelque chose dans les fourrés avait attiré son attention. Comme elle s’y attendait, un grondement furieux retentit derrière eux. Jared se leva d’un bond et vint se placer devant elle.

— Ne bouge pas, lui chuchota-t-il. Le feu tiendra les animaux à l’écart.

— Mais non, sourit-elle, c’est mon compagnon. Mars, cesse de terrifier tout le monde et montre-toi. Nous avons des invités.

Les buissons lâchèrent un dernier grognement et le jeune homme apparut, le cadavre d’une petite biche juché sur son épaule. Il était terreux de la tête aux pieds, le visage maculé de boue où le bleu de ses yeux ressortait avec trop d’intensité. Du sang avait dégouliné et séché sur son menton. S’il avait été un inconnu, Agie l’aurait sans doute descendu d’un coup de fusil sans hésiter. Il avait l’air d’un dément.

— Un brin de toilette n’aurait pas été une perte de temps, lui fit-elle remarquer, l’air pincé.

— J’ignorais que nous attendions des visiteurs, répliqua-t-il froidement.

Agie tourna les yeux vers Jared et Kaï, s’attendant à les voir tétanisés. Elle fut presque déçue de constater que Mars ne les avait pas impressionnés le moins du monde. Jared croisa son regard et lui fit un petit sourire complice.

— L’ISEX ? supputa-t-il.

— Oh non ! Enfin…

— Une race qu’on ne trouve que dans les régions polaires, intervint Mars. Nous descendons d’unions d’elfes et d’humains. Ça remonte à des siècles.

— Ouah…, lâcha Kaï dans un souffle. C’est l’un des chasseurs ailés, papa, ajouta-t-il. Comme dans mon livre. Les serviteurs d’Odin.

— Je n’ai rien d’un serviteur, gamin, rétorqua Mars. Ne crois pas ces vieilles légendes.

— Je crois que toutes les légendes ont un petit quelque chose de vrai, se défendit l’enfant avec une pointe d’insolence.

— Kaï ! le rabroua son père. Ne sois pas impoli envers nos hôtes !

— L’hôte devrait lui-même se montrer moins impoli, fit une voix réprobatrice dans leur dos. Et se souvenir de ne jamais enlever ses rêves à un enfant.

— Y en a deux…, murmura Kaï émerveillé.

Jared ne trouva rien à dire. Il se contenta d’observer Abel intensément alors qu’il déposait sa prise près du feu.

— Alia serait enchantée de vous rencontrer, déclara-t-il enfin. Mon épouse, précisa-t-il. Elle peint dans ses moments perdus, et vous seriez un sujet fascinant pour elle. Elle est sans cesse à la recherche d’inspirations originales.

— Et vous êtes ? demanda Abel.

— Pardonnez-moi. Jared, fit-il en se levant pour lui serrer la main. Et mon fils, Kaï.

Le gamin avait les yeux exorbités et ne pipait plus mot. Abel l’avait cloué sur place et sa brusque apparition semblait l’avoir changé en statue.

— Ils se sont perdus, expliqua Agie. Je leur ai proposé de rester avec nous cette nuit.

Abel acquiesça.

— Je savais que la biche supplémentaire ne serait pas de trop, sourit-il. Vous êtes les bienvenus.

— Drôle d’endroit pour une promenade, fit malgré tout remarquer Mars. Pourquoi vous être enfoncés si loin dans les bois sans aucun matériel ?

— On devait camper à la belle étoile, intervint Kaï, et manger des plantes et des baies comme les sauvages qui vivent dans la jungle de Sounaï.

Mars se renfrogna mais le gosse était lancé.

— On devrait être à la clairière de Kyushu maintenant, poursuivit-il, mais on s’est trompés de chemin. Heureusement, Agie était là. Maman est restée à Ætheria pour installer la boutique. La boutique de magie, précisa-t-il. Maman était riche, avant. Mais elle s’est mariée avec papa et mes grands-parents ont gardé tout l’argent. La magie, on dit que ça marche bien à Ætheria. Et mes grands-parents vont en avoir la bave aux lèvres !

Jared le fit taire d’une tape sur le sommet du crâne.

— Nous devrions tempérer nos paroles devant cet enfant, se sermonna-t-il. Il a une mémoire d’éléphant. Et le bagou qui l’accompagne, termina-t-il en lançant un regard torve au petit garçon. Kaï, je te prie de te taire.

Pour toute réponse, le gosse ricana. La scène était plutôt attendrissante. Le père qui s’efforçait d’inculquer quelques manières à son rejeton et l’enfant qui se moquait de lui gentiment, tout à fait conscient qu’il mettait son géniteur mal à l’aise. Agie se surprit à sourire, songeant à Mars dans la même situation d’ici quelques années, galopant après un gamin pourvu d’ailes qui lui rirait à la figure à la moindre objection. Son sourire s’effaça lorsqu’elle remarqua la mine grincheuse de son compagnon. Il était resté un peu à l’écart, le regard fermé, l’air boudeur. Elle soupira. Il n’était pas près de devenir plus sociable.

Fidèle à son esprit de courtoisie légendaire, Abel avait vite sympathisé avec l’enfant et, après le repas, l’avait conduit près de la rivière pour lui apprendre à pêcher. En moins d’une heure, Kaï lui avait débité à toute allure l’histoire de sa vie et celle, sans doute un peu romancée, de ses parents. Il semblait d’humeur plus que conviviale lorsqu’il se figea subitement et observa Abel.

— C’est toi le plus vieux des deux, c’est ça ? lui demanda-t-il de but en blanc. C’est bizarre, vous êtes vraiment différents.

— Différents…, répéta Abel. Tu trouves qu’on ne se ressemble pas ?

— Vous avez la même tête, oui… Mais Mars est vraiment moins gentil que toi. Il fait presque un peu peur.

Abel retint un sourire amer. Qui son cadet n’avait-il pas traumatisé ? Il aurait aimé lui répondre qu’il n’y avait pas à avoir peur et que Mars n’était pas méchant mais il se ravisa. Mieux valait que l’enfant garde ses distances alors que Mars était en mode protection de sa femelle et de leur futur rejeton. Abel n’aurait juré de rien quant à ses réactions. L’instinct pouvait parfois transformer le matou en machairodus et il n’était jamais judicieux de provoquer la bête.

— Il est plus prudent que moi, dit-il finalement. Il a tendance à se méfier de tout le monde. Ne fais pas attention. S’il ne te parle pas, fais de même.

Kaï acquiesça pensivement. Et la seconde d’après, il remisait Mars dans un coin de sa tête, préférant s’intéresser à Abel qui semblait réellement le captiver.

— C’est quoi ta cicatrice ? lui demanda-t-il en désignant son visage. Ton frère a la même, c’est un rituel ?

— Un rituel ? s’étonna Abel. Où as-tu appris ce mot ?

— Nous avons une boutique de magie, lui rappela l’enfant. Je connais plein de trucs.

— Si tu veux mon avis, tu as des passe-temps qui ne sont pas adaptés à ton âge.

En attendant, il n’avait pas répondu à sa question.

— Mars et moi avons eu… une sorte de différend… avec une personne peu recommandable, avoua-t-il devant le regard insistant de l’enfant.

La curiosité de Kaï ne sembla pas satisfaite mais Abel n’avait pas l’intention de lui avouer qu’il s’était lui-même entaillé le visage afin de maintenir intacte sa ressemblance avec son frère. Avec le recul, son geste lui paraissait un peu excessif. Il lâcha un petit rire railleur face à sa stupidité passée.

— Le bébé d’Agie, reprit Kaï, c’est celui de Mars ?

— Oui.

Le gamin se plongea dans ses réflexions et Abel pria pour qu’il ne lui demande pas comment Mars s’y était pris pour mettre le bébé là où il était.

— Où est-ce que tu es né ?

Bientôt, il allait lui demander son CV.

— Dans les terres du Nord, mentit Abel.

Ce n’était pas tout à fait un mensonge. Techniquement, c’était bien là que lui et Mars avaient été créés. De toute manière, c’était la seule information dont il disposait.

— Et toi ? fit-il au gamin.

La surface de l’eau émit soudain un clapotis bref et ses ailes s’y abattirent dans un claquement de fouet, faisant sursauter Kaï. Ce dernier eut un drôle de sourire en apercevant le poisson qui flottait à la surface alors qu’Abel s’en emparait de ses doigts griffus.

— À quelle race tu appartiens ? demanda alors l’enfant.

Abel faillit en lâcher sa prise. Il espérait ne plus avoir à répondre à cette question. Encore plus depuis qu’il connaissait la réponse. Il s’apprêtait à lui servir le bobard qu’il avait mis au point avec Mars mais le gamin le devança.

— Ton frère a dit que vous étiez des sortes d’elfes, c’est vrai ? Les elfes ont des ailes de papillon pourtant.

— Tu m’as l’air bien informé.

— Oui, j’en ai vu dans les livres. Mais jamais des comme vous.

— C’est sans doute notre part humaine qui a modifié nos ailes, plaida Abel. Je n’en sais pas beaucoup plus, à vrai dire. Il n’y a plus personne comme nous là d’où nous venons.

— Et vos parents ?

— Morts.

Là, il ne mentait pas. Que ce soit le démon Ashrey ou le sorcier Briag, les responsables de leur création, ils avaient tous deux passé l’arme à gauche. Kaï acquiesça lentement.

— C’est triste, dit-il seulement.

Abel haussa les épaules. Dans son cas, il s’en serait plutôt réjoui.

— On y va ? demanda-t-il. Nous en avons assez maintenant.

Trois gros poissons les attendaient sur la berge. Le gamin grimaça.

— Tu comptes les faire cuire, j’espère.

— Ça va sans dire, sourit Abel.

Seul Jared les attendait au campement. Agie dormait profondément, roulée en boule sous la tente, et Mars avait disparu.

— Il est parti chasser, fit l’homme en voyant Abel chercher son frère d’un bref mouvement de tête.

— Ah ? Bon…

Mars n’aurait pas laissé Agie seule avec un inconnu. Il ne devait pas être bien loin, campé dans un buisson ou juché sur une branche d’arbre, un œil parcourant la forêt à la recherche de gibier et l’autre braqué sur le campement. Abel songea qu’il était inutile de l’appeler. Maintenant qu’il était de retour, Mars allait sans doute s’éloigner en quête d’un peu de calme. Agie s’agita sous la tente et ses jambes émergèrent brusquement, fouettant l’air comme si elle se débattait. Elle émit un grognement contrarié.

— Je ne sais pas qui elle frappe mais c’est comme ça depuis qu’elle s’est endormie, sourit Jared. Elle est allée se coucher juste après le départ de ton frère et depuis, elle gigote.

— Agie est toujours survoltée, confirma Abel. Quant à ma stupide moitié, je vous prie de l’excuser pour son impolitesse. C’est également une constante, malheureusement.

Jared esquissa un nouveau sourire et ses traits s’attendrirent un instant.

— J’ai connu quelqu’un comme ça, dit-il. Ces gens-là sont attachants à leur manière. Ne lui en tiens pas rigueur.

— Tu fais cuire le poisson ? intervint Kaï d’un air impatient.

Il n’avait plus réellement faim après les biches engouffrées pendant le dîner. Tout ce qui lui importait était de voir Abel embrocher le poisson et le placer au-dessus du feu. Comme un campeur digne de ce nom. Il le regarda faire, empli d’admiration.

Perché sur la cime d’un arbre, Mars vit se dessiner sur les traits de son frère une expression qu’il connaissait fort bien. Cet air à la fois agacé et magnanime, il le lui avait servi tant de fois qu’il n’aurait pu les compter. Il posa alors les yeux sur Kaï qui lui tournait autour comme une mouche et se souvint des chaudes journées au cœur de la jungle, lorsqu’ils étaient enfants. « Abel, viens avec moi. Abel, porte le repas. Abel, on joue à chat. Abel, on va se baigner. » Et quelques années plus tard : « Abel, on va jouer avec les amazones. Abel, ne traîne pas, elles vont pas nous attendre. Abel, t’es vraiment un rabat-joie. Abel, arrête, tu m’empêches de vivre ! Abel, pour une fois que je suis à la maison, où tu étais, toi ? »

Abel. Abel. Abel. Comment avait-il pu ne pas l’étriper sur place ?

— J’étais à ce point tyrannique ? se demanda-t-il en observant le gosse qui pressait son frère de faire tourner le poisson et ce dernier qui s’exécutait sans protester.

— N’est-ce pas un tableau touchant ?

Mars sursauta et faillit tomber de sa branche. Tout près de lui, une petite bourrasque neigeuse oscillait doucement. Il poussa un grognement furieux avant de se radoucir comme elle prenait forme humaine.

— Bonsoir, Nävehen1, dit-il. Lune Rousse est restée au palais, le vent t’a-t-il emportée trop loin ?

— Toujours railleur, constata le fantôme. J’espérais tant que ce trait de ton caractère finirait par passer avec l’arrivée du petit.

— Le petit est encore bien au chaud dans le ventre de sa mère, Nävehen. Je ne vais pas changer demain. Inutile de venir d’aussi loin pour le constater. D’ailleurs, que fais-tu là ? Comment nous as-tu trouvés ?

— Lune Rousse m’a indiqué le lieu de votre campement.

Mars se contenta de lâcher un soupir irrité.

— Mais comme je te dérange…, commença la jeune femme.

— Non, s’il te plaît, reste.

Il se tut un instant, son attention détournée par Kaï qui venait de se couler contre Abel. Une adolescente enamourée n’aurait pas agi autrement.

— Tu es bien entouré, aujourd’hui, constata Nävehen. Famille, compagne… amis ? Et malgré cela, pourquoi ai-je la sensation que tu te sens seul ?

— Je me suis éloigné pour prendre l’air.

— Tant que ton frère ne sort pas de ton champ de vision malgré tout.

— Tu te trompes, j’allais partir. C’est le comportement du gamin qui m’a rappelé des souvenirs.

— De tes vies passées ?

— Non, de celle-ci. Quand j’avais son âge, j’étais vraiment un emmerdeur despotique. Et Abel a toujours tout accepté sans rechigner. Il me filait bien quelques raclées vengeresses de temps en temps mais je prenais ça pour un jeu. Je ne sais plus à quel moment j’ai fini par le prendre au sérieux. On était déjà grands. Mais même à partir de là, je n’ai fait que passer mon temps à lui désobéir et à le défier.

— Souhaites-tu devenir chef de meute, petit fauve ? s’enquit Nävehen d’une voix douce.

— Non, répondit Mars sans hésiter. Ma place me convient. Ce serait trop de responsabilités.

— Tout comme ton enfant à venir, lui fit remarquer très justement la jeune femme. T’en sens-tu prêt ? Tu n’es pas bien âgé toi-même.

— Agie l’est encore moins mais elle gère ça très bien.

— Parce qu’elle t’a, toi. Tu es tout ce à quoi elle se raccroche. Elle ne craint rien tant que tu te tiens à ses côtés, et toi tu fuis.

— Juste une balade, grognassa Mars. Il y a trop de monde, là-bas.

— Un peu d’éloignement pour te souvenir du passé n’est peut-être pas une mauvaise idée finalement, dit Nävehen. Je crois que tu as besoin de mettre de l’ordre dans tes vies avant d’entamer vraiment celle-ci. Il n’est pas bon de poursuivre le passé trop longtemps. Cela rend le futur inaccessible.

— Voilà que tu te mets à parler comme l’Oracle.

— N’oublie pas que l’Oracle t’a donné la force de surmonter tes épreuves, répondit Nävehen.

— Alors c’est lui qui t’envoie ?

— Non, je rendais simplement visite à Lune Rousse. Et puis j’ai eu envie de te voir. Pense à ta guise, ajouta-t-elle dans un filet de voix bruissant. Montre-moi. Raconte-moi tout ce dont tu te souviens.

Son timbre était presque hypnotique et Mars se laissa aller aux confidences. Les mots se mirent à sortir de sa bouche paresseusement sous le regard voilé du fantôme et les minutes défilèrent sans qu’il s’en aperçoive. Lorsqu’il eut fini, elle lui sourit.

— Quelques vies bien remplies, commenta-t-elle, bien que si courtes.

— Quand j’y repense, ça me semble une éternité. Combien de temps me reste-t-il, est-ce que tu le sais ?

— Comment le saurais-je ? Mais…, s’étonna-t-elle, on dirait que la mort t’effraye, brusquement.

— Je n’y avais jamais pensé avant, avoua Mars. J’ai failli claquer à plusieurs reprises mais ça n’avait pas vraiment d’importance. Maintenant, ça en a. Je dois veiller sur Agie et sur le petit. Et lorsque nous étions dans les terres du Nord, quand Briag m’a chassé de mon corps, j’ai compris à quel point j’étais attaché à cette existence. J’ai la sensation que ce constat m’a affaibli.

— Seulement rendu plus prudent, peut-être… Ce n’est pas plus mal. Tu éviteras ainsi de courir à ta perte à chaque pas.

Il la gratifia d’un sourire amusé.

— J’aime bien que tu veilles sur moi, lui susurra-t-il. Mais n’est-ce pas pénible, pour toi, de venir d’aussi loin ?

Elle secoua la tête. Sans matière, nulle contrainte. Ni temps ni espace, elle faisait ce que bon lui semblait. À part exister.

— Comment tu vas ? lui demanda-t-il, plus sérieux.

Elle émit un claquement de langue réprobateur. Décidément, elle ne voulait pas qu’il se préoccupe d’elle.

— Plus important, fit-elle, il reste des réponses à trouver.

— À quel propos ?

Elle haussa les épaules.

— Ce ne sont pas mes questions, lui glissa-t-elle.

À cet instant, elle eut vraiment l’air palpable et Mars fut tenté de tendre la main vers elle. Son air énigmatique termina de le convaincre que l’Oracle avait encore dû déblatérer quelques inepties et qu’il n’était pas étranger à la présence de Nävehen à cet instant. Mais déjà, elle s’estompait dans une brume de délicats flocons.

— Tu t’en vas ? lui demanda-t-il, un peu déçu.

Mais la spirale neigeuse avait disparu.

2

— Agie, nom de…

Le réveil avait été rude. Il flottait dans une délicate bulle de doux sommeil et, l’instant d’après, un coup de pied furibond s’abattait dans son dos et le jetait hors du lit. C’est la dure rencontre avec le sol qui l’avait éveillé et un juron outré s’était échappé de sa bouche.

— Oh…, gémit-il. Ça devient insupportable.

Il se frotta le bas du dos et se remit debout. Étalée en travers du matelas, jambes et bras largement écartés, Agie baragouina quelque chose. Puis elle se retourna violemment, éjectant ce qu’il restait des couvertures.

— Tu vas avoir une fessée ! s’écria-t-elle.

Mars haussa un sourcil. S’adressait-elle à lui ?

— Une fessée !

— Oui, ça va, j’ai compris, murmura-t-il dans un sourire en se coulant doucement contre elle. Et tu comptes faire ça à mains nues ou avec un bon vieux fouet à l’ancienne ?

Dans un nouveau soubresaut, Agie lui abattit sa main en travers de la figure et il se redressa d’un bond.

— Je ne pensais pas que tu allais me prendre au mot ! pesta-t-il. T’as pas fini de gesticuler ?

Un ronflement lui répondit et il capitula. Après avoir extirpé l’une des couvertures de l’amas répandu sur le sol, il la drapa autour de ses épaules et sortit de la chambre.

Ils n’étaient rentrés à Ætheria que depuis trois jours et il sentait déjà poindre un gros ras le bol. Sans parler d’Agie qui ne le laissait pas fermer l’œil plus d’une heure d’affilée, il y avait Nick. Nick qui semblait s’être mis dans la tête de faire de lui un bon père de famille et qui s’appliquait à tenter de le domestiquer dès qu’il lui tombait sous la main. Mars n’avait aucune envie de ronronner à la demande, vautré sur un coussin comme un matou obèse en attendant qu’on veuille bien lui gratter le ventre. Il avait envie d’air frais et de grands espaces où il pourrait voler sur plus de trois mètres sans se prendre un mur.

Délicatement, il ouvrit la porte de la chambre d’à côté.

— Mon petit frère a des insomnies ? entendit-il.

La lumière s’alluma et il cligna des paupières. Abel lui lançait un regard amusé, emmitouflé sous sa couette.

— Je craignais de te trouver accompagné, répondit-il, mal à l’aise, en jetant un coup d’œil furtif dans la chambre.

— Je n’ai planqué personne sous le lit, fit Abel, je suis tout seul. Mais jusqu’à présent, ça ne t’avait jamais dérangé. Combien de fois t’es-tu incrusté dans mes tête-à-tête par le passé ?

— Pas sans y avoir été invité, lui rappela Mars en se glissant à ses côtés.

— Là, je ne t’ai pas invité.

Ils se dévisagèrent un instant en chiens de faïence.

— Allez, sois pas rosse, geignit Mars en grimpant sur le lit. J’ai vraiment besoin de dormir et il tombe des cordes dehors !

— Et des tartes à côté, j’imagine, se moqua son frère. Agie n’a toujours pas cessé de s’agiter ?

— C’est un vrai match de boxe. Où que je m’installe, je finis toujours par prendre une mandale. Et là, elle vient tout juste de me virer du lit. Définitivement, je ne dormirai pas sur le tapis comme un chien, j’ai ma fierté.

— Allez, ça va, céda Abel en le prenant dans ses bras. Comme au bon vieux temps.

Il rabattit la couverture sur eux et se rencogna dans l’oreiller.

— Pas si vieux que ça, fit la voix étouffée de Mars qui s’était retrouvé enseveli sous les draps. Qu’est-ce qu’une année et des poussières comparée à vingt ?

— Le début du changement, soupira Abel. Dors, maintenant.

Le corps contre lui était chaud, rassurant, et son odeur familière. Encore une fois, Mars se sentit complet. Son frère lui apportait la partie manquante de son âme et à présent qu’il en connaissait la raison, il appréciait d’autant plus le soulagement que cela lui conférait.

Une odeur un peu dérangeante lui parvenait par instants depuis le bas du lit et il comprit que Zoïsmar et Kismack, les deux petits démons ramenés de Hardris, avaient élu domicile pour la nuit auprès d’Abel. Il fronça le nez et s’enfouit un peu plus contre le torse de son frère. Il se fit la vague réflexion que son odorat devenait snob depuis qu’il vivait au château. À l’époque où il dormait dans la jungle, ce remugle ne l’aurait pas dérangé. Il se demanda aussi où pouvait bien être Lune Rousse. Habituellement, elle dormait entortillée dans ses cheveux. Peut-être Nävehen l’avait-elle emmenée en balade. Il ne doutait pas qu’elle ne tarderait pas à reparaître. Tout son petit monde n’était pas bien loin, il pouvait se détendre.

Il était sur le point de sombrer dans le sommeil lorsque l’on frappa à la porte.

— Mars ? lança une petite voix timide depuis le couloir.

— Et voilà…, souffla Abel. J’aurais dû le savoir. Un malheur n’arrive jamais seul.

— Mars, j’arrive pas à dormir, insista la voix. T’es là ?

— Bien sûr qu’il est là ! fulmina Abel. Entre et viens te coucher !

La porte grinça légèrement et un visage décomposé apparut dans l’entrebâillement. Agie trottina jusqu’au lit et se faufila sous les draps pour venir se blottir contre son compagnon.

— Désolée, Abel, s’excusa-t-elle. J’ai fait un cauchemar.

Il ne lui était pas un instant venu à l’esprit de demander à Mars de regagner leur chambre. S’il avait trouvé refuge dans le lit de son frère, il devait avoir ses raisons.

— C’était quoi ton cauchemar ? lui demanda-t-il.

— J’étais dans la jungle, s’empressa-t-elle de raconter. Tu étais enfant et tu m’entraînais avec toi. Mais tout était immense et j’étais perdue. Ta main trop petite m’échappait et je savais que si je la lâchais, je n’allais plus retrouver mon chemin. Tu me disais que j’étais obligée d’entrer dans ton monde, que nous n’avions plus le choix. Mais j’étais trop effrayée car, toi-même, tu ne semblais pas savoir où tu allais. Et il y avait des créatures autour de nous qui raclaient le sol de leurs griffes. Je crois qu’elles voulaient nous bouffer, termina-t-elle dans un filet de voix. Je me suis réveillée en sursaut mais tu n’étais plus là. Et j’ai eu peur.

— Je viens à l’instant de te quitter, lui dit Mars. Tu m’as mis un coup de pied et tu m’as éjecté hors du lit. Pardon de t’avoir laissée seule, mais voilà trois nuits que j’esquive les baffes et je tombe de sommeil.

— Je ne bougerai plus, promit-elle. Abel ?

— Oh, moi je m’en fiche, grommela ce dernier. Tant que vous la bouclez et que vous me laissez pioncer. Le lit est bien assez grand pour nous trois. En revanche, j’espère que Nick ne nous découvrira pas comme ça, ça pourrait être mal interprété.

Là-dessus, il se tourna de l’autre côté et ferma les yeux. Mais Agie s’aperçut que sous les draps, il n’avait pas lâché la main de son frère. Sans se démonter – leur comportement ne la déroutait plus à présent –, elle saisit l’autre main que Mars lui tendait et se serra contre lui.

— Qu’est-ce qui pue comme ça ? fit-elle.

— Silence ! pesta Abel.

Elle sentit les ailes de Mars se refermer sur elle et elle lâcha prise.

— Il me semblait qu’il avait dit que c’était près de l’herboristerie.

— Non, Agie, il a dit que c’était sur la place.

— L’herboristerie est sur la place, je te signale.

— En attendant, je ne vois aucune boutique de magie. Ah, Abel revient.

Ce dernier lança un regard glacial à un petit groupe de personnes qui le dévisageaient sans retenue. En passant près d’eux, il les entendit évoquer l’ISEX et se demanda si lui et Mars n’en auraient jamais fini avec le complexe de manipulations génétiques qui prenait de plus en plus d’ampleur. Il leva les yeux au ciel.

— Tu disais que le docteur Mory était mort, dans ta dernière vie, glissa-t-il à Mars en arrivant près d’eux. On ne pourrait pas remettre ça dans cette vie-là ?

— C’est pas moi qui ai buté Mory, lui fit-il remarquer. Et ce coup-ci, il ne m’a rien fait.

— Parce qu’il n’en a pas eu l’occasion, maugréa Abel. Imagine s’il ne faisait seulement que t’apercevoir. Oh, le beau cobaye que voilà ! Mieux vaudrait le zigouiller avant.

— Si tu as envie de sang, on peut aller chasser, lui suggéra son frère. Tes accès de pulsions meurtrières commencent à m’inquiéter. Qu’est-ce que tu as ?

— Sommeil, sans doute.

Agie prit l’air penaud et s’intéressa soudainement à une petite boutique de vêtements. Partager Mars avec Abel lui avait semblé du domaine du possible, à un moment. Mais c’était sans compter avec son agitation nocturne qui avait empêché les jumeaux de fermer l’œil jusqu’au matin. Sa nature belliqueuse se réveillait pendant la nuit, qu’y pouvait-elle ? Lorsqu’elle était enfant, c’est Nick qui en faisait les frais. Abel n’avait pas vraiment l’air disposé à prendre la relève. Elle, en revanche, allait devoir prendre des tisanes.

— Je passe à l’herboristerie, déclara-t-elle.

Et elle se hâta de laisser les garçons sur la place.

Elle avait été surprise de découvrir le côté bougon d’Abel lorsqu’ils étaient revenus des terres du Nord. Peu à peu, il avait révélé une nature moins conciliante qu’il avait bien voulu le montrer jusque-là. Elle en avait déduit qu’il se sentait enfin à l’aise et qu’il ne se dissimulait plus derrière son masque d’affabilité. Puis elle avait conclu qu’il la considérait simplement, au même titre que Mars, comme un tigreau à éduquer. Depuis, il ne se privait pas pour lui signifier sa mauvaise humeur lorsqu’elle le contrariait. En un mot comme en cent, elle avait été acceptée au sein de la meute par le dominant et s’en réjouissait avec juste raison. Hélas, en contrepartie, la voilà qui se retrouvait avec un second Nick dans les pattes. À présent que Billy n’était plus là, occupé à seconder Eldérick au sein de l’armée quelque part vers le centre du pays, elle avait songé qu’elle n’aurait plus que les coups de sang de son propre frère à gérer. Mais ce n’était pas le cas. Au final, Abel n’avait rien à envier à Mars dans la catégorie des caractériels. Il s’en était simplement bien caché jusque-là. À moins que le manque de sommeil lui tapât sur le système plus que de raison. Il gardait son côté calme et rassurant mais parfois il montrait les crocs. Et dans ces moments-là, il était tout aussi impressionnant que son frère.

— Ce soir, je dormirai dans ma chambre, décréta-t-elle fermement. Pas envie d’un second phacochère à supporter.

Sa mauvaise foi n’était plus à prouver, elle en était consciente. Abel avait malgré tout une patience d’ange. Avec Mars. Avec elle. Face à tout ce qui s’était passé durant l’année qui venait de s’écouler. Elle pouvait bien lui permettre de se comporter en être humain de temps en temps et d’exprimer son mécontentement. Elle leur jeta un dernier coup d’œil avant d’entrer dans la boutique. Mars tapotait affectueusement le bras de son frère comme un chat qui joue avec une ficelle. Et Abel se laissait flatter dans un demi-sourire. Allons, il était somme toute très arrangeant, il fallait bien l’admettre.

Une clochette tinta lorsqu’elle passa le seuil et ce son inhabituel la laissa perplexe. L’herboristerie d’Ætheria n’avait jamais eu de clochette. Et la boutique n’avait jamais été dans un tel désordre. Les étagères garnies de plantes séchées avaient disparu, ainsi que la collection de livres aux mille et une recettes que le marchand entreposait sur des étals devant le comptoir. À leur place, un monceau de cartons à moitié déballés.

— Agie ! entendit-elle.

Et quelque chose s’accrocha à ses jambes en trépignant.

— Kaï ! le réprimanda une voix depuis l’arrière-boutique. Ne sois pas familier envers les clients ! Mademoiselle, nous ne sommes pas encore ouverts, ajouta-t-elle plus poliment.

Agie tourna son regard vers la jolie femme aux courtes mèches brune qui venait d’apparaître et qui essuyait ses mains à l’aide d’un chiffon souillé de peinture.

— C’est Agie, maman ! s’écria le garçonnet. C’est la fille de la forêt !

— Oh…, lâcha la femme.

Elle jeta son chiffon et fit quelques pas dans leur direction, puis son visage s’éclaira d’un large sourire et elle tendit sa main à Agie.

— Enchantée, dit-elle. Je suis Alia. Et quoi qu’ait pu faire mon fils, je vous prie de lui pardonner. Il est très… remuant.

Agie jeta un coup d’œil au petit garçon qui frétillait. Il ne lui paraissait pas agité au point que sa mère éprouve le besoin de s’en excuser. Pourtant, son ton avait dénoté une certaine habitude. Elle lui posa une main sur la tête pour calmer ses soubresauts et sourit à la jeune femme.

— C’est quoi ce jus de mélasse ? glissa Mars à Abel alors qu’Alia était partie chercher quelque chose dans l’arrière-boutique.

Ce dernier plissa le nez et versa discrètement le contenu de sa tasse dans la plante derrière lui.

— Si elle crève, lui chuchota-t-il, ne bois pas.

— Vous êtes vraiment des arriérés ! les réprimanda Agie qui lorgnait leur manège d’un sale œil. On ne connaît pas le jus d’ortie dans votre cambrousse natale ?

— C’est très bon avec du citron, ajouta Kaï. C’est plein de vitamines.

— Les chenilles vertes aussi, grimaça Mars. C’est pas pour ça que je les bouffe, même si les Sounites en raffolent.

— En dehors du gibier et des baies sauvages, y compris les empoisonnées, tu ne leur feras pas avaler grand-chose, soupira Agie en se tournant vers Kaï.

— Elles n’étaient pas empoisonnées, grommela Mars. Seulement pas assez mûres. Et personne ne t’avait demandé de les engouffrer comme si tu n’avais pas mangé depuis trois jours. On t’a même prévenue que tu allais être malade.

— Merci de me rappeler ce charmant souvenir.

— Voilà, triompha Alia en revenant les bras chargés de vieux bouquins. Je savais bien qu’ils n’étaient pas loin !

Elle les laissa tomber sur la table dans un nuage de poussière et regagna sa chaise.

— L’ancien propriétaire les a oubliés, dit-elle. Cette magie-là n’est pas ma tasse de thé. Bien trop puissante. Si vous vouliez les emporter au château, je suis sûre qu’ils serviraient à quelqu’un. C’est dommage de les laisser s’abîmer, ce sont de beaux ouvrages.

— Des grimoires, nota Abel en soulevant l’une des couvertures. On a déjà donné, ajouta-t-il à voix basse.

— Pour le maître d’Argonis, fit Agie. Ça va lui plaire. Merci, Alia.

— Kaï, ordonna cette dernière après un sourire poli, viens m’aider à sortir les biscuits du four.

À son tour, Mars balança le contenu de sa tasse dans la plante et poussa un soupir de soulagement.

— ça empeste le foin pourri, grogna-t-il.

— Foin pourri ! pépia une petite voix qui provenait de sous sa tunique.

— Lune Rousse, boucle-la ! Et reste cachée ! À moins que tu aies envie de servir de hochet au môme comme tu le faisais pour Mémoria2 !

— Quoi ? s’étonna l’elfe.

— Qui est Mémoria ? demanda Agie, la mine soupçonneuse.

— Tu te trompes de boucle temporelle, intervint Abel. Reviens avec nous.

Kaï regagna la pièce à cet instant, les bras chargés d’un plateau garni de cookies à l’odeur alléchante. Mars sentit l’elfe qui s’agitait et plaqua une main sur sa poitrine pour l’immobiliser.

— Maman met la seconde fournée à cuire et elle nous rejoint, dit-il. En attendant, je vais vous montrer mon livre à moi.

— Où est ton père ? lui demanda Agie alors qu’il furetait sous le futur comptoir recouvert de fatras.

— Il est allé chercher du matériel à Gaténa. Ah, il est là.

Il leur présenta fièrement une relique sur le point de tomber en poussière qu’il transporta avec précaution sur la table.

— Il est beau, hein ?

— Superbe, lui jeta Abel. À présent, range ça. La magie, c’est dangereux.

— T’as la trouille, se moqua le gamin. Je suis sûr que Mars n’a pas peur, lui. Pas vrai, Mars ?

Mais Mars s’était déconnecté. Depuis qu’il avait évoqué Mémoria, il était plongé dans ses pensées, sa main toujours plaquée contre son torse pour empêcher Lune Rousse de s’y contorsionner. Il n’avait jamais plus songé à Mémoria depuis qu’il avait effleuré le tableau aux étoiles d’Ashrey et, bien qu’à l’époque il appréciât assez peu la jeune sorcière qui avait pris la place de Chaïnbat, ce souvenir avait fait remonter à la surface des images pleines de nostalgie. Le visage de sa fille dansa un instant devant ses yeux et il ne put s’empêcher de s’abîmer dans la contemplation du ventre d’Agie, incapable de refouler l’idée que, quoi qu’il puisse arriver, ce ne serait pas Alliance qui en sortirait. Aimerait-il moins cet enfant-là ? Son cœur était-il trop petit pour fractionner l’amour qu’il contenait ? Il étouffa une grosse bouffée de culpabilité et refit surface brusquement.

— Quoi ? dit-il. Tu m’as parlé ?

Kaï le dévisageait d’un air interdit.

— Quoi…, répéta-t-il, légèrement plus bougon.

— Tu es trop nerveux, lui fit remarquer Agie.

Il s’aperçut alors que sous la table, son pied martelait le sol avec insistance.

Depuis la cuisine, une divine odeur de chocolat leur chatouilla les narines tandis qu’Alia sortait une nouvelle salve de biscuits du four.

— Détends-toi, lui suggéra Agie. Tu vas finir par nous faire un ulcère. Il n’y a pas d’ennemis en vue, personne à zigouiller, ni qui aurait des velléités de le faire avec nous. Alors, pour l’amour du ciel, arrête la paranoïa.

Il est vrai qu’il ne se sentait pas à son aise. Des inconnus, dans une maison inconnue, qui leur servaient des boissons inconnues et de la nourriture si sucrée qu’elle en devenait écœurante… Pourtant, Agie avait raison, pas de quoi sortir les griffes. Lune Rousse recommençait à s’agiter sous sa chemise. Il se leva et se dirigea vers la porte.

— Je vais juste prendre l’air, les informa-t-il, le temps de calmer ma « paranoïa ».

— Mais le livre…, pleurnicha Kaï. Il faut que tu sois là !

— Je reviens tout de suite.

Une fois dans la rue, il poussa un nouveau soupir soulagé.

— Mars très froussard en fin de compte, se moqua Lune Rousse dont la tête émergea de l’encolure de sa tunique. Insecte vouloir douces pâtisseries faire friser la langue. Jamais mangé à Söhl.

— Je n’en avais jamais mangé non plus avant de venir au château. Les seuls gâteaux que ma mère faisait à Sounaï étaient des galettes de blé avec quelques gouttes de miel ou des pétales de fleurs. Fade et gluant. J’en ai encore plein la bouche rien qu’en y pensant.

— Pas gâteaux faire fuir Mars, déclara l’elfe. Cœur à l’envers et plein de désarçon.

— Tu veux dire « désarçonné » ou « plein de désarroi » ?

— Pardon, c’était mélange.

— Un jour, je t’apprendrai à parler correctement notre langue, lui glissa Mars gentiment.

— Déjà apprendre à Lune Rousse pourquoi cœur de travers. Triste Mars à triste figure. Pas comprendre, Lune Rousse.

— Je ne suis pas triste mais inquiet, corrigea-t-il. Nävehen m’a rendu visite, comme tu dois le savoir. Et elle m’a dit qu’il restait des réponses à trouver. À la réflexion, se reprit-il, c’est vrai, je suis peut-être triste. Quelles que soient les réponses, elles ne me rendront pas certaines pertes de mon passé. Parfois, j’ai du mal à faire avec.

— Quoi perdu ? Lune Rousse pouvoir aider à retrouver ?

Il esquissa un sourire tendre et la saisit dans sa main, l’amenant devant son visage. Là, il souffla sur ses ailes et un léger nuage de poudre s’envola derrière elle.

— Attention, le prévint-elle. Te rappeler boutons.

— Je sais esquiver à présent, chère bestiole. Et j’aime voir ces nuages de couleurs s’envoler.

— Moins triste maintenant ?

— C’est parce que tu es là.

L’elfe se rengorgea et se pelotonna dans son cou en roucoulant.

— Rencontrer Mars valoir tant d’années dans la glace, murmura-t-elle. Lune Rousse toujours chez elle quand Mars être là. Vie parfaite pour insecte. Ce soir, dormir là.

Abel allait-il tolérer une intrusion de plus dans son lit ? Non que Lune Rousse prît beaucoup de place, mais elle ronflait aussi fort que le moteur grippé d’une vieille navette.

— On verra ça, dit-il en retournant vers la boutique.

Il était attendu de pied ferme. Campé derrière la fenêtre, Kaï ne quittait pas la rue des yeux.

— Cache-toi, chuchota-t-il à l’elfe. Je ne veux pas qu’il te voie. Il pose déjà beaucoup trop de questions.

— Lune Rousse aller dormir dans plumes de neige, répondit-elle en se faufilant dans son dos. Doux et chaud et sommeil silence.

— C’est ça, pas un mot. Et ne ronfle pas.

Il imagina très bien l’elfe qui haussait les épaules d’un air boudeur. Il la sentit fureter dans ses ailes, perçut un long soupir extatique. Puis elle ne broncha plus. Kaï avait ouvert la porte de la boutique et se tenait impatiemment sur le seuil. Ce gosse frôlait les limites du harcèlement.

— J’ai trouvé la bonne page, lança-t-il. Viens, je veux te montrer quelque chose !

— Je viens, je viens…, grommela Mars.

Galère, les mouflets, songea-t-il. Il va en plus falloir faire semblant de s’extasier lorsqu’il planquera une carte dans sa manche.

Le petit garçon lui tendit sa main et il la saisit machinalement.

Allez, sois aimable pour une fois. Ça t’évitera d’entendre Agie te faire des reproches jusqu’à la fin du mois.

Il se fendit d’un sourire grimaçant. Pas vraiment au point, sa mine de circonstance.

Le bouquin antique était ouvert sur la table. Agie avait l’air de profondément s’ennuyer et Abel manifestait l’envie pressante de déguerpir. Cela se voyait aux coups d’œil furtifs qu’il lançait vers la porte.

— Alors, c’est quoi ton tour ? demanda Mars à Kaï.

Lui aussi avait hâte d’en finir.

— Avec une simple formule, répondit l’enfant, je peux faire apparaître de jolies choses.

Abracadabra et le lapin n’est plus là. Bon sang… leur bouillie d’orties m’a filé mal au cœur.

— Attention, je commence.

Abel se crispa. Même les tours de magie d’un gamin lui mettaient la bile en ébullition. Il avait vraiment pris tout cela en grippe. Lorsque la voix de Kaï commença à débiter l’incantation, il blêmit. Se dressant d’un bond, il empoigna son frère et se précipita vers Agie. Il eut tout juste le temps de poser la main sur son bras avant qu’une lumière agressive n’envahisse la pièce. Il entendit Mars protester, enjoindre au mouflet de se taire. Il sentit Agie qui s’agrippait à lui et eut la sensation que son cerveau venait de faire un saut périlleux dans son crâne.

— Arrête ça ! tempêta-t-il.

— Kaï ! cria Agie. C’est dangereux ! Stop !

Une douleur écrasante leur compressa la tête et la lumière disparut dans un petit « clic », comme si quelqu’un avait pressé l’interrupteur.