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Depuis cinq ans, le monde tente de se remettre des ramifications d’un cataclysme dévastateur. Au prix de nombreux sacrifices, les États-Unis sont parvenus à retrouver un équilibre précaire. Cependant la découverte des Actifs, représentant moins d’un pour cent de la population mondiale, met en péril la stabilité du Nouveau Monde. Un maintien pour lequel lutte Neil Lewis au sein du DSI, une institution interétatique chargée d’identifier et d’interner les personnes contaminées. Pourtant, la traque d’un groupuscule terroriste aux revendications inquiétantes le mènera face à ses convictions les plus profondes.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jérémy Mahé s’intéresse profondément à la géopolitique et à la sociologie criminelle. Il a réalisé des recherches pointues sur les tueurs de masse aux États-Unis et sur la radicalisation djihadiste en France. Fort de ces études, il construit des histoires intrigantes qui encouragent la réflexion sur les enjeux sociétaux contemporains. "Ciel noir - Tome I" illustre parfaitement cette approche littéraire.
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Seitenzahl: 632
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Jérémy Mahé
Ciel noir
Tome I
Les éclaireurs
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jérémy Mahé
ISBN : 979-10-422-0560-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Thomas, qui rêvait de côtoyer les nuages.
Ceux qui négocieraient leur Liberté fondamentale contre une Sécurité illusoire ne méritent ni Liberté ni Sécurité.
Benjamin Franklin, Père fondateur des États-Unis
Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice.
Charles Montesquieu, philosophe des Lumières
Un grain dans la balance déterminera quel individu vivra et qui mourra, quelle variété ou quelle espèce augmentera en nombre et laquelle diminuera ou finira par s’éteindre.
Charles Darwin, paléontologue
Prélude
Chronique digitale « American Culture », extrait de la diffusion du 15 juin 2010, Philadelphie
Récemment, le débat public a été porté sur la question de l’étrange contagion qui préoccupe la côte est des États-Unis. De nombreuses interrogations restent sans réponse et l’incapacité des NIH1 à déterminer l’origine du virus inquiète fortement la population locale.
En outre, l’apparition de deux camps antagonistes au sein de la communauté scientifique est venue alimenter les nombreux débats gravitant autour des conséquences hypothétiques de l’épidémie. Une relative majorité des chercheurs s’attache à légitimer une mise en quarantaine des centres névralgiques de la contagion, à savoir : Washington DC, Baltimore et Rockville.
Parmi eux, le docteur Peter Mills, dont l’étude concernant la propagation du virus dresse une vision glaçante de l’avenir. Selon ce dernier, il est impératif que l’épidémie soit contenue dans les plus brefs délais, au risque d’être confronté à une pandémie d’échelle nationale.
Bien que l’étendue de l’épidémie demeure présentement inconnue, il est certain que la lente réaction des institutions gouvernementales à mettre en place des réponses est pour le moins préoccupante. La nécessité de trouver un vaccin afin de mettre un terme à cette situation alarmante est devenue une priorité nationale.
Il n’est guère surprenant que le débat public se soit focalisé sur la cause de ce phénomène inexplicable. Quelle en est l’origine ? Pourquoi maintenant ? Existe-t-il des risques inhérents à la propagation d’un tel virus ?
Mais il reste une question en suspens. Une question aux répercussions profondes. Une question à laquelle chaque citoyen américain a pensé, mais qui pourtant n’a jamais été posée, sans doute parce que nous craignons d’en connaître la réponse.
Qu’adviendra-t-il si aucun vaccin n’est trouvé ?
I
24 octobre 2015, cinq ans après la Grande Vague
La carlingue du jet fut secouée, faisant osciller le liquide ambré qui tapissait avidement le fond du verre. L’appareil avait décollé une heure auparavant, sous un ciel gris chargé de menaces, typique des hivers new-yorkais.
Neil Lewis, une jambe croisée sur le genou opposé, saisit délicatement le récipient et le porta à ses lèvres. L’alcool descendit lentement le long de son œsophage, lui procurant aussitôt une sensation de chaleur réconfortante.
Il aimait le whisky. Peut-être trop, d’ailleurs. Du moins, c’est ce que lui reprochait Emily autrefois.
Balayant ces pensées d’un revers d’esprit, il concentra son attention sur l’extérieur. Le ciel noctambule était réduit à un firmament de ténèbres. Une toile monochrome et sinistre, parsemée de nuages cotonneux nomades. Le murmure effilé du vent sifflait le long du fuselage, projetant d’infimes gouttelettes sur le hublot, qui s’étiraient en une myriade de traînées translucides.
Neil se frotta les paupières, les iris rougis par une fatigue coupable. De profonds cernes violacés imprégnaient son visage creusé, stigmates d’un sommeil fragmenté. Une barbe fournie hérissait ses joues, vieillissant ses traits taillés à la serpe qui intimidaient d’ordinaire.
Cela faisait maintenant treize nuits qu’il pourchassait Hans Keller. Il pensait l’avoir coincé, dans un immeuble délabré en périphérie de Chicago. Un rectangle de briques ancien aux murs éventrés, se fondant dans un décor de désolation.
Il avait littéralement enfoncé la porte de l’appartement, donnant un nouveau sens à l’expression faire une entrée fracassante.
Arme au poing, il avait inspecté chaque pièce de l’habitation, un logement insalubre aux vitres obstruées par d’épaisses planches clouées. De timides rayons de soleil perçaient au travers d’une lucarne couverte de crasse, projetant un halo de lumière empli de poussière en suspens.
Le virologue avait été prévenu de son arrivée. Un enchevêtrement de câbles d’alimentation, arrachés à la hâte, gisaient tristement sur le sol. Dans la précipitation, le fauteuil du bureau avait été renversé et reposait sur un accoudoir, dont le plastique s’était fendu à l’impact. Une barquette cartonnée de poulet au curry trônait au centre d’une table basse en verre. La nourriture, à peine entamée, était encore tiède.
Merde.
Il s’en était fallu de peu, mais Neil était désormais rompu au jeu du chat et de la souris. Il savait par expérience que tôt ou tard, l’homme se trahirait. L’usage d’une carte de crédit. Un appel passé à un proche. La réservation d’une chambre d’hôtel. Peu importe.
Et cette fois-ci, tu ne le rateras pas.
C’était un appel reçu plus tôt dans la soirée qui lui avait donné raison. La connexion à une ligne téléphonique sécurisée s’était automatiquement établie. Il avait décroché à la seconde sonnerie.
« On l’a retrouvé », avait simplement dit Eli.
Un sourire de satisfaction s’était étiré sur ses lèvres et il avait embarqué juste à temps pour le dernier vol.
Neil se souvenait de sa première cible, peu de temps après la pandémie. Cela faisait pratiquement six ans maintenant. La mise en quarantaine avait lamentablement échoué. Le président des États-Unis, Owen Lane, avait décrété l’état d’urgence. Puis, l’épidémie avait ravagé le continent. Des millions de morts.
Dame nature est une tueuse impitoyable.
Après cela, la contagion s’était étendue sur l’ensemble de la planète. Et le monde avait sombré. Combien de victimes avait-on déplorées ? Sept cents ? Huit cents millions de vies envolées ?
Cela semblait invraisemblable, absurde même, comme un mauvais rêve sans fin. Même lui n’avait pas voulu y croire, usant du déni comme rempart au maintien de sa raison.
Mais les souvenirs des rues désertes, balayées par le vent, étaient profondément ancrés dans son esprit. Il se souvenait des appels de détresse émis sur les fréquences d’urgence, des stades transformés en centres médicaux de fortune. Et ce sentiment étrange et pénétrant.
La peur.
La peur indicible d’être contaminé.
Une main, délicatement posée sur son épaule, l’arracha à sa léthargie méditative. Le visage de l’hôtesse, une jeune femme à la silhouette élancée, remplit son champ de vision. Neil jeta un bref coup d’œil au badge épinglé à son veston. Elle se dénommait Ava.
— Excusez-moi, nous allons bientôt atterrir, je vous prie de bien vouloir vous attacher.
Elle lui adressa un sourire chérubin, dévoilant une dentition parfaite. Elle se redressa lentement, ses cheveux ondulant avec grâce. Bien que professionnelle, son attitude était l’expression même du charme féminin.
Neil lui adressa son sourire charmeur. Le numéro quatre, celui avec la fossette en coin. « Bien sûr. »
Il tira sur la sangle en polyester noire et ferma la boucle qui produisit un claquement métallique sec. L’air pressurisé commençait à devenir lourd, étrécissant la prise de la ceinture qui enserrait son bassin.
Le jet vira, dévoilant les lueurs lointaines et flageolantes d’une ville dont Neil ignorait le nom, puis amorça une descente serrée. Le vent de face secouait le petit appareil comme un enfant l’aurait fait avec un jouet. L’avion trembla une dernière fois avant de se poser sur une piste goudronnée au revêtement tanné par les intempéries.
Le train d’atterrissage avant percuta violemment le sol. Neil sentit la force d’inertie le décoller de son siège. L’appareil ralentit progressivement puis s’immobilisa sur le tarmac, les turbines hurlantes dans le vent glacial d’hiver.
La pluie était drue, secouée par un souffle violent. La noirceur sépulcrale de la nuit l’entourait de toutes parts en un linceul d’obscurité. Neil sentit le froid s’immiscer sous ses vêtements, plantant ses crocs acérés dans sa chair découverte. Tout en boutonnant son manteau, il songea à demander une mutation dans l’un de ses coins du monde que l’hiver semblait fuir.
À quelques dizaines de mètres, un imposant Chevrolet Suburban à la carrosserie mate patientait sagement dans un ronronnement mécanique. Les phares du SUV projetaient une lueur fantomatique sur le sol goudronné miné d’irrégularités. Une portière claqua, puis la silhouette massive d’un homme se découpa dans la pénombre. Le rideau de pluie qui s’abattait implacablement sur ses épaules ne semblait aucunement le déranger. Neil attrapa son ami par les épaules et l’attira à lui pour une accolade virile.
— Comment était-ce Chicago ? demanda Eli.
Neil poussa un profond soupir. « Un vrai foutoir. »
— Hmm, la routine.
Elias Sanders, Afro-Américain avoisinant le mètre quatre-vingt-dix, faisait partie de ces personnes que Neil qualifiait de sentimentalement hermétiques. Son regard était aussi dur que ses traits anguleux et il renvoyait cette perpétuelle impression d’indifférence totale, comme s’il évoluait au travers d’un monde parallèle. Les personnes qui ne le connaissaient pas, y voyait une forme de condescendance. La réalité était bien plus simple : Eli détestait les gens.
Ils s’étaient rencontrés pour la première fois en 2001, un mois de novembre afghan, froid et morose. Tous deux venaient d’intégrer les rangs officieux du SEAL Team Six2, deux mois après les tragiques attentats des Twins’ Towers. L’administration Bush, généreusement appuyée par la contribution militaire de l’Alliance du Nord, venait de déclarer ce que les politiciens appelèrent cyniquement la guerre contre le terrorisme. Les images insoutenables des avions de ligne s’écrasant lourdement dans une sphère de feu contre les façades vitrées des gratte-ciel imprégnaient encore profondément leurs esprits, tandis qu’ils grelottaient, le casque tactique appuyé contre la paroi tremblante de l’habitacle d’un hélicoptère d’attaque AH-64 Apache.
Les plaines afghanes, sèches et ininterrompues, étaient recouvertes d’un épais manteau de neige, peignant un décor quasi féerique, en profonde contradiction avec les aspérités creusées dans le sol par les frappes aériennes de l’OTAN. La hauteur à laquelle l’aéronef fendait l’air glacial semblait figer ce paysage de désolation. Une mosaïque austère et morbide.
Ils faisaient partie des premiers. Les premiers à être envoyés sur le devant de la scène, perçus comme les combattants de la démocratie, repoussant les bastions tentaculaires de l’adversité dans le recoin le plus sombre du monde, qu’était ce foutu pays. Un périple homérique, louangé par une vague de propagande politico-médiatique qui devait sa houle aux lobbies des grandes firmes de l’armement américain.
Durant cinq longues années, ils vécurent les horreurs de la guerre, puisant leur maigre réconfort dans d’infimes moments de fraternité, plaisantant au sujet de ce qu’ils feraient lors de leur retour au pays.
Mais ce qui avait été décrit comme une simple guerre éclair contre les talibans devint un véritable bourbier militaire, passant d’instauration de gouvernement provisoire bancal à des conflits larvés en terre inconnue.
Cinq années passées à enterrer les corps démembrés par des mines antichars de leurs frères d’armes. Et à peu près autant d’années à se demander s’ils seraient en vie au lever du jour, s’ils verraient à nouveau l’imbroglio des interminables buildings qui colonisaient l’île de Manhattan. Une latence existentielle durant laquelle la monochromie de la guerre remplaça le camaïeu de la paix, où les stridulations oppressantes des obus se substituaient aux gazouillements joyeux des oiseaux matinaux. Une période insoutenable à supporter le parfum âpre d’une mort omniprésente, mêlant effluves de poudre et émanations putrides de chair brûlée.
Ayant survécu de justesse dans une embuscade et gravement touché à la jambe, Neil avait été rapatrié au pays, où il avait pris la décision de quitter l’armée. Eli avait suivi ses traces quelques semaines plus tard, blessé à la hanche par un éclat de shrapnel.
Toute romance, aussi pittoresque soit-elle, commence généralement par un conflit sanglant. Et lorsque le flot destructeur de la Grande Vague s’était amenuisé, laissant entrevoir les prémices d’un monde plein d’espérance, les deux hommes s’étaient engagés au sein de l’agence la plus puissante de l’histoire du contre-terrorisme. Leurs antécédents professionnels ayant largement contribué à leur reconversion.
Les vétérans se réfugièrent dans l’habitacle du véhicule. La pluie crépitait au-dessus de leur tête avec une ardeur peu commune. Le chauffage diffusait un souffle chaud et continu. Un transpondeur accroché au tableau de bord crachait des paroles inintelligibles, entrecoupées de grésillements. Neil regarda à travers la fenêtre, frottant ses mains gelées l’une contre l’autre, désireux de produire un semblant de chaleur corporelle. En fond de toile, des éclairs blancs traçaient de longues cicatrices zébrées dans un ciel nocturne sibyllin.
— Allez dans le New Hampshire, terre promise de soleil et de nouveaux horizons !
Eli s’esclaffa. « Qui aurait envie d’habiter dans un endroit pareil ? » soupira-t-il en dépliant sèchement une carte routière écornée.
— Le GPS ne marche plus ?
— Il se trouve que notre ami a élu domicile au fin fond des plaines rocailleuses, aucun signal ne passe dans ces endroits-là.
— Comme en Afghanistan, déclara Neil en nouant ses mains derrière la nuque.
— Comme en Afghanistan, sourit finement Eli.
L’homme démarra le moteur qui émit un grondement sourd, comparable à celui de l’orage qui se profilait à l’horizon. Ils sortirent du minuscule aérodrome et s’engagèrent sur une route cahoteuse, bordée d’immenses conifères chahutés par la brise hivernale.
— Quelle a été son erreur ? questionna Neil après un court instant de silence.
— Connexion à un serveur non sécurisé.
Il secoua tristement la tête. « Des jours de cavale désespérée pour terminer sur une erreur élémentaire… Étonnant pour un homme aussi brillant. »
— N’empêche que ça nous permet de rentrer pour le week-end. Les Jets jouent demain soir.
— Je supporte les Giants.
— Sale vendu.
À l’extérieur, le monde n’était plus qu’une ligne floue et continue. La route brimbalante faisait trembler l’habitacle du véhicule. Neil fouilla la poche intérieure de son manteau détrempé et en sortit son E-pad. Ses doigts pianotèrent avec agilité sur l’écran tactile. Un dossier, marqué du sceau gouvernemental en en-tête, s’afficha.
Hans Keller, trente-deux ans, un mètre quatre-vingt-trois, le visage fermé. D’origine allemande, naturalisé Américain durant son enfance. Éminent chercheur, spécialiste reconnu en virologie, il avait obtenu son diplôme de second cycle au MIT à l’âge de dix-neuf ans. Idéologiste, profondément croyant, il avait intégré un réseau de militantisme. À la suite d’une altercation avec le leader, il avait fondé son propre groupe d’activisme radical, connu pour ses actions violentes. Désormais, il était l’une des têtes pensantes du groupuscule terroriste répondant au nom de Ciel Noir.
Un parcours admirable, parsemé d’un zeste de chaos.
Neil connaissait parfaitement ce dossier, pour l’avoir étudié des heures durant, lors de nuits sans sommeil. À côté de lui, Eli se courba et saisit un paquet de cigarettes. Il en tira une et la porta à ses narines pour en humer le parfum boisé. D’un geste, il la pinça délicatement entre ses lèvres charnues. Le briquet produisit une flamme chancelante, dessinant les arêtes de son visage renfrogné. Neil crut percevoir une lueur de satisfaction dans son regard lorsque les premières cendres rougirent.
— Je croyais que t’avais arrêté de fumer.
— Mal de gorge. C’est médicinal.
Neil rangea son E-pad dans la boîte à gant. « Le miel marchait aussi. »
— Merci pour vos conseils, grand-mère.
— Tourne à droite dans un kilomètre.
Eli acquiesça d’un léger hochement de tête. Un mince nuage de fumée blanche s’échappa de ses lèvres, dessinant un spectre informe qui tournoya durant un instant de flottement éphémère. Neil porta une main à sa ceinture, sa main se referma sur la crosse en aluminium de son Sig-Sauer P226. Il affectionnait particulièrement cette arme : une puissance de feu étonnante, une portée satisfaisante et une précision millimétrée. Un instrument infaillible au service de la mort.
Il fit glisser le chargeur de la crosse pour une ultime vérification. C’était une vieille habitude de soldat. Il ne partait jamais en mission sans avoir entièrement démonté et remonté son arme préalablement.
Eli quitta la route et s’engagea sur un chemin inégal et rocailleux. Les secousses s’intensifièrent. Neil eut un flash mémoriel du jour où le stabilisateur de sa machine à laver s’était détaché. Il s’était retrouvé à jouer les cow-boys sur le dos de cette saloperie au beau milieu de la nuit. Un grand moment de patriotisme.
Eli gara le véhicule sur le bas-côté et éteignit le moteur. Le crépitement de la pluie qui martelait le toit s’était considérablement atténué.
— C’est ici.
Neil chassa une mèche brune qui barrait son front moite en sortant du SUV. L’air était frais, respirant la fragrance particulière de la forêt, mixtion subtile d’humidité et de sève. La tempête s’était calmée, les hurlements du vent n’étaient plus que des geignements inaudibles.
Neil fit un tour sur lui-même, scrutant attentivement les alentours, analysant chaque infime détail. Ses yeux commençaient à s’habituer à la noirceur caverneuse qui les entourait. Il se demanda si c’était ce que l’on ressentait une fois mort, cette quiétude noirâtre et paisible.
Charmant Neil, le moment idéal pour se lancer dans des réflexions existentielles aussi poétiques.
Son partenaire s’approcha et lui adressa une tape fraternelle. « Allons-y. »
Les deux hommes longèrent tranquillement le sentier, cerné de part et d’autre, par d’épaisses broussailles épineuses. Malgré l’humidité ambiante, leurs semelles faisaient crisser le sol rocailleux. Au sommet d’une pente abrupte, les contours d’un modeste chalet en bois se dessinaient au travers de la pénombre environnante. Toute lumière éteinte.
Eli alluma sa lampe torche et balada le faisceau lumineux autour de la structure, repoussant les bastions de ténèbres. Pas d’étages, trois fenêtres, une porte à l’avant, une seconde à l’arrière. Au dos de la maisonnette, un sentier escarpé se profilait, serpentant jusqu’au sommet de la colline. Il lui adressa un regard dont seul Neil détenait le sens, se traduisant par « comme d’hab ».
Les deux hommes se séparèrent avec une synchronisation scénarisée et avancèrent furtivement, chacun couvrant une entrée. Ou une sortie.
Neil s’approcha lentement de la porte avant, encadrée d’une alcôve en bois de chêne. Les bords, érodés par les hivers rudes, trahissaient un manque d’entretien coupable. Neil tenait son arme chargée, pointée vers le sol, l’index le long du pontet. Ses gestes étaient calmes, mesurés.
Un bon soldat ne peut se permettre de presser accidentellement la détente sous le coup de la peur ou de la surprise, lui avait dit un jour un sergent instructeur dans un éclair de lucidité.
Il perçut du mouvement à travers la vitre. Une ombre.
Ce fut bref, l’espace d’une seconde.
Le souffle régulier, il posa la main sur la poignée qui grinça discrètement lorsque le panneau de bois coulissa vers l’intérieur de l’habitation. Soudain, une déflagration puissante déchira l’air. Le grondement sourd de la mort.
Le tir venait de derrière.
Eli !
Dopé par les sécrétions d’adrénaline qui déferlait dans ses veines comme un torrent de feu, Neil se précipita à l’arrière du chalet.
Merde, merde, merde.
Son pouls s’était considérablement accéléré. Il le sentait battre furieusement sous sa peau. Neil parcourut les derniers mètres et aperçut son ami, le devant du costume troué, gisant pitoyablement sur le sol. Ce dernier poussa un grognement rauque, une expression de stupéfaction enfantine figée sur le visage. Du coin de l’œil, Neil perçut une ombre se mouvoir rapidement entre les arbres.
Instinctivement, il se lança sur son sillage. Des fragments de rochers se dérobaient sous ses semelles, des branches lui cinglaient le visage. Imperturbable, Neil continuait sa course, sans quitter du regard la silhouette qui évoluait maladroitement au sommet du sentier alpin.
Il enjamba un bosquet touffu et son pied se prit dans une racine. Il recouvra l’équilibre in extremis, prenant appui sur un rocher qui lui entailla la paume de la main. Quand il leva à nouveau les yeux, l’ombre s’était volatilisée.
Bordel.
Les sens en alerte, Neil analysa l’épaisse noirceur qui flottait impassiblement autour de lui. La lune découpait des bandes d’argent entre les arbres qui se balançaient dans un bruissement sinistre. Le calme irréel de la nuit était pesant. Seul le gémissement plaintif du vent troublait cet océan de silence.
Tout autour de lui, les pins se dressaient en ombres menaçantes. Le souffle de sa respiration faisait écho sur les rochers. Il expira, s’obligeant à se concentrer un instant. À force de les traquer, il avait appris à raisonner comme un fugitif.
Réfléchis.
Cet homme est armé et déterminé, il n’a pas hésité à tirer sur ton partenaire. Le sommet de la colline donne sur une falaise. Donc, aucune échappatoire. Ce qui implique deux possibilités.
Premièrement : il se cache en attendant le moment idoine pour porter une attaque. Hypothèse peu probable, dans la mesure où il n’est ni un bon tireur ni un expert en arts martiaux, à la différence de toi. Il a donc conscience qu’en combat loyal, il n’a aucune chance. Ce qui nous amène à…
Deuxièmement : le sac rempli de matériel d’escalade, posé contre la porte arrière du chalet, n’était pas anodin. La falaise !
Neil s’élança prestement vers le haut de la colline. L’air glacial lui fouettait le visage et le faisait larmoyer. Ses doigts, engourdis par le froid, avaient pris une teinte violacée. Son souffle saccadé produisait d’infimes nuages de condensation qui s’évanouissaient au-dessus de sa tête.
La forêt dense laissa place à une clairière éparse. Neil put apercevoir la crête, puis le sommet de la falaise. À demi courbé, il jeta un regard panoramique à l’arête escarpée qui s’enfonçait dangereusement dans le vide.
Dans le ciel, les étoiles scintillaient d’une lueur féroce. Il distingua une silhouette qui lui tournait le dos, un baudrier noué autour de la taille, au bord de la ligne qui marquait la falaise.
L’homme serrait une corde épaisse en un nœud de huit, avec expertise.
« Keller ! » Tout en se redressant, Neil leva lentement son arme. « C’est terminé. »
La silhouette fut secouée d’un hoquet de surprise. Il s’approcha prudemment, tandis que l’homme se retournait pour lui faire face, tenant un 44 Magnum qu’il pointait dans sa direction. Neil sentit son cœur se glacer.
— N’avancez plus !
La folie perçait dans son regard. Ses mains, secouées de tremblements, renvoyaient l’image de feuilles mortes balayées par le vent automnal. Neil songea que quelques années auparavant, cet homme faisait partie des rares scientifiques reconnus de leur temps, qu’il avait été une personne à l’esprit rationnel et doué de raison. Cet homme qui, désormais, pointait une arme à la puissance de feu dévastatrice, droit sur sa poitrine.
— Lâchez votre arme et mettez les mains derrière la tête, lança Neil.
Le faisceau du crayon lumineux éclairait son visage saillant, sa mâchoire prognathe aux maxillaires contractés, son regard d’un bleu perçant. Sa bouche se tordit en un rictus méprisant.
— Vous n’êtes pas des fédéraux.
Sa voix était plus douce que Neil ne l’avait imaginé, un accent caractéristique de l’Est new-yorkais mâtiné d’intonations allemandes. Il secoua la tête, les mains moites.
— DSI, Services Rapprochés.
Il y eut un silence tendu.
— Les grands défenseurs de l’humanité ! grinça Keller, le ton ironique. « J’ai entendu parler de vos interrogatoires renforcés. Une façon bien plus poétique de dire torture. C’est d’un lyrisme touchant. »
Neil eut un haussement d’épaules évasif. « Vous pouvez vous convaincre que vous êtes une bonne personne. » Il planta un regard dur dans le sien. « Je ne suis pas sans reproches, mais je fais ce qui est nécessaire pour défendre ce pays et les valeurs auxquelles je crois. »
Keller soutint son regard. « C’est ce que vous expliquez aux familles des personnes que vous assassinez ? »
— Ces gens sont des terroristes, ils menacent la vie de personnes innocentes. Neil s’efforçait de garder une voix neutre. De ne pas s’emporter afin de maîtriser la situation, du moins ce qui pouvait l’être.
— Ces gens sont innocents, seulement… différents. Sa voix avait soudainement changé de ton. De la tristesse peut-être ? Ou quelque chose de plus profond encore.
Neil arqua un sourcil. « Une thèse conspirationniste ? Je vous pensais plus pragmatique. » Il avait prononcé cette phrase sans ironie.
Un silence pesant s’installa. Keller le fixait, le regard ardant d’une haine indicible. Sa prise autour de la crosse s’affermit. Neil bloqua sa respiration. Il analysait l’expression de son visage, tentant de deviner ses intentions, de prévoir ses gestes, de parer chaque éventualité.
Ne pas se laisser surprendre.
« Vous aimez cela, cracha Keller en secouant la tête avec mépris. Tuer ces personnes parce qu’elles se battent pour une cause qui n’est pas la vôtre. » L’arme paraissait lourde au bout de ses bras fragiles.
— Il y a une grande différence entre assassiner des innocents et neutraliser une menace.
Keller eut un rire amer. « C’est ce que vous vous dites pour vous rassurer ? Ils étaient une menace. Ça vous permet d’avoir la conscience tranquille ? De mieux dormir le soir ? »
— Je ne trouve plus le sommeil depuis longtemps, mais pas pour les mêmes raisons. Ces gens ont fait un choix, le mauvais choix.
L’homme émit un son rauque. « Cette pensée illustre votre vision passéiste des choses. Tout au long de l’histoire, la quête de justice ne s’est faite qu’au prix de la violence. »
— Je ne suis pas d’accord, les effusions de sang ne servent pas la justice, seulement des intérêts personnels.
Les lèvres de Keller frémirent nerveusement. L’échange était implacable, la tension emplissait l’atmosphère d’une consistance qu’ils auraient presque pu toucher. « Nous ne sommes pas si différents vous et moi. » Ses yeux ternes reflétaient une certaine assurance. « Nous ne partageons pas les mêmes idéaux, mais nous les défendons d’une ardeur commune. »
Neil serra un peu plus la crosse de son arme. Ses phalanges blanchirent. « Lâchez cette arme, Keller. »
Il s’était déjà retrouvé dans une situation similaire, lors d’une mission de reconnaissance dans l’une des innombrables grottes afghanes qui peuplaient l’Hindou Kouch. Chacun braquant son arme sur l’autre, la détermination dans le regard et l’impression dérangeante que le temps s’est arrêté. Il avait pressé la détente. Le premier. Raison pour laquelle il était encore en vie aujourd’hui.
— Sinon vous allez tirer ? Keller sourit, c’était un sourire énigmatique, mélange de tristesse et de résignation.
Neil secoua tristement la tête. « Ce n’est pas obligé de finir comme ça. Vous n’avez tué personne jusqu’à présent… On peut encore vous aider. »
Neil lut l’hésitation qui parcourut son visage, les tremblements nerveux de ses bras, la crispation de l’index sur la gâchette. Une voix dans sa tête lui hurlait de tirer.
— Un jour, vous ouvrirez les yeux sur la vérité. Vous découvrirez que durant tout ce temps vous étiez aveugle. Sa voix était soudainement redevenue calme. « Ce jour-là, vous comprendrez qu’une guerre se prépare. » Une lueur étrange traversa son regard. « La question est de savoir, de quel côté serez-vous lorsque celle-ci éclatera ? »
L’arme trembla. Neil s’apprêtait à ouvrir le feu, lorsque l’homme retourna le revolver contre sa tempe et pressa la détente.
Durant un instant, les rayons de la lune semblèrent le maintenir droit, puis ses muscles se relâchèrent et son corps inerte bascula dans le vide nébuleux de la nuit.
II
Neil avait passé l’entièreté de la nuit à faire le ménage. La pâleur de son visage était inquiétante, trahissant un manque de sommeil fautif. Les médecins légistes avaient été contraints de récupérer le corps, du moins ce qu’il en restait, au pied de la falaise rocheuse.
Il passa devant le brancard, sur lequel reposait le cadavre brisé et ensanglanté de Keller, et rejoignit le Chevry Suburban. Eli Sanders l’attendait, adossé contre le capot du véhicule, un thermostat de café fumant à la main. Il avait troqué son costume contre un manteau long, plus adapté au froid mordant. Ingénieux.
— Comment va notre héros du jour ? lança-t-il avec un cynisme assumé.
— Comme un gamin qui vient de se faire gronder par le directeur de l’école.
Chose rare, ses yeux s’écarquillèrent de stupeur. « Merde, le boss t’a appelé ? »
Son coéquipier acquiesça de lassitude. « John Myers en personne. »
— Sacrée soirée, hein ?
Neil poussa un profond soupir. Colère ? Fatigue ? Il n’aurait pas su dire. « J’ai connu mieux. Comment vont tes côtes ? »
— Il a tiré à travers la porte. Le gilet a tout encaissé. Un simple hématome de la taille d’une balle de base-ball, plaisanta-t-il. Ce devait être l’une des rares personnes existantes dans ce bas monde à se réjouir d’avoir été la cible d’un revolver considéré par beaucoup comme capable de couper un homme en deux. Ah oui… et mon costume préféré est foutu, ajouta-t-il la mine contrite.
À chacun ses priorités.
Un soleil sanguin s’élevait sur le paysage sec et rocailleux. Les arbres projetaient un déchaînement de couleurs, dépeignant une véritable ode printanière. Le bruissement des feuilles, amicalement chahutées par la brise hivernale, se mêlait au chant paisible des oiseaux matinaux.
— J’ai voulu te prévenir, pour le flingue, mais t’as détalé comme un lapin.
Neil haussa les épaules : « On ne pouvait pas prévoir qu’il s’exploserait la tête. »
— T’as vu le brancard ?
Il acquiesça d’un hochement de tête.
— Bon Dieu, Neil. Qu’est-ce que tu lui as dit là-haut ?
Dans le chalet, ils avaient retrouvé un micro-ordinateur portable. Les données du disque dur étant cryptées, Neil l’avait envoyé à l’équipe d’analystes du bureau de New York. Après cela, il avait fallu expliquer à John Myers, directeur des Services Rapprochés, pourquoi Hans Keller avait fini au pied d’une falaise, le visage défiguré par une munition de gros calibre. La discussion avait été concise, ponctuée de « oui monsieur ». L’irrésistible aménité de la génuflexion hiérarchique.
Après l’appel, Neil s’était attelé à remettre les choses en ordre avec les services de police et en avait profité pour régler les problématiques de juridictions. Il avait passé des heures à remplir des formulaires assommants, à renseigner des autorisations confidentielles et à rédiger des rapports post-incidents.
— On a un jet dans deux heures, dit Eli en jetant un regard fuyant à sa montre automatique. J’ai appelé les autorités locales pour qu’ils apprennent la mauvaise nouvelle à son ex-femme.
— Ils l’ont interrogé ?
— Non, ils ne se fréquentaient plus depuis trois ans.
Neil acquiesça mécaniquement. Son regard se perdit loin devant, au-delà des sommets enneigés, majestueusement solennels. Les innombrables formulaires et autres tracasseries procédurales l’avaient épuisé, tous ses muscles criaient de fatigue.
— Je vais te dire une chose… J’emmerde la bienséance protocolaire.
Eli eut un rire bref, mais sincère.
— Une cigarette ? lança-t-il en lui tendant un paquet écorné.
— Non, merci.
Plus jeune, il avait été fasciné par ce parfait équilibre, entre goût de la vie et défiance de la mort, que représentait le fait de fumer. Mais il n’avait jamais apprécié l’insipidité âcre du tabac.
— Sans parler de tous ces bureaucrates qui ne cherchent qu’à couvrir leurs fesses.
— L’application de la loi est une longue route semée d’embûches, déclara Eli accompagnant sa tirade d’un geste théâtral.
Neil sourit avec amusement.
— Tu as bien dit que l’on décollait dans deux heures ?
Il leva un index pontifical. « On ne peut plus précis. »
— Allons nous boire une bière.
***
« La mort de Hans Keller est regrettable », dit l’homme.
Neil était confortablement installé dans un siège en cuir, face au bureau en bois massif du directeur. Le décor de la pièce fleuretait entre le simplisme et la modernité. Une large baie vitrée donnait une vue imprenable sur la ville de New York, rincée de pluie. Incroyable, mais vrai.
John Myers se tenait droit, la silhouette empreinte de sa rectitude singulière. Son visage fermé se reflétait sur la surface des vitres teintées.
— Il savait ce qui l’attendait si nous le ramenions ici vivant.
Myers arqua un sourcil. « Les interrogatoires ? »
— Oui, mais ce n’est pas la captivité qui l’effrayait. Il avait peur de ce qu’il aurait pu nous révéler.
Neil repensa à son visage, à la détermination qui irradiait dans son regard, au tremblement de sa main avant qu’il ne tire. Réprimer les réflexes de survie n’avait pas dû être évident.
Myers acquiesça l’air pensif. Son costume sur mesure et son rasage impeccable renvoyaient l’image d’un avocat pénaliste, mais son visage était celui d’un homme endurci par l’empreinte de l’existence.
— Il était notre seul lien avec Ciel Noir.
Une once de contrariété teintait le ton de sa voix, vibrante de morosité. L’indéfectible fatalisme des hommes de loi.
— Pour le moment, monsieur. Le disque dur que nous avons retrouvé dans sa planque pourrait nous mener sur une nouvelle piste.
Du moins, je l’espère.
Myers acquiesça solennellement. « Bien. Même s’il est difficile de trouver un aspect positif à la situation actuelle, je reste confiant. Keller représentait une menace qui n’a plus lieu d’être. Vous avez fait du bon travail. »
Faisant abstraction de toute formalité sociale, Neil se leva et traversa le couloir, tapissé d’une épaisse moquette bleu océan, débouchant sur une passerelle qui surplombait le centre de commandement. Le cœur opératoire des Services Rapprochés. Un joyeux concentré de professionnalisme et de chaos qui n’avait rien à envier à Wall Street et ses courtiers les plus aliénés. L’atmosphère électrique qui y régnait lui avait valu le surnom de la Centrale, en référence à la centrale de la compagnie Con Edison dans le Queens.
Au centre de la gigantesque pièce ovale, un microprojecteur intégré diffusait un hologramme en trois dimensions de la carte des États-Unis. Une multitude de caractères lumineux marquait la représentation virtuelle et changeait de couleur en fonction des données que les analystes ajoutaient dans le système, jour et nuit.
Tout autour, comme les rayons d’une roue, s’étiraient de longues rangées de bureaux en verre. Des centaines de personnes s’activaient en une masse noire, informe et grouillante. Un ballet ininterrompu de chemises blanches et de tailleurs stricts.
Eli Sanders le héla depuis le bas des escaliers. Il avait sa tête des bons jours, bien que le panneau « allez vous faire foutre » restait placardé sur son front.
— Neil, il faut que tu viennes voir ça.
Il descendit les marches qui les séparaient et suivit son partenaire au bout de l’une des rangées. Un labyrinthe de glace. Les deux hommes s’engouffrèrent dans un bureau aux murs de verre insonorisant, qu’Eli qualifiait de bocaux à poissons. Des dizaines de moniteurs d’affichage interactifs diffusaient des indications diverses. Un rapport analytique sur les opérations militaires engagées en Libye, des données sensibles collectées à partir de lignes téléphoniques sur écoute, des menaces de mort proférées sur les réseaux sociaux à l’encontre d’un étudiant déclaré Actif, les images d’une manifestation antisémite tournant à l’émeute en Alabama. En bref, le monde et son indéniable splendeur.
Le tout était relié par de longs câbles d’alimentation à une imposante console numérique. L’air avait une saveur ionisée et le bourdonnement régulier des processeurs procurait une étrange sensation d’apaisement. Un Xanadu digital pour les fous du clavier.
Une femme, dos tourné, agençait une image satellite sur un écran holographique. La lueur blafarde des écrans qui creusait ses yeux n’affectait en rien la beauté de son visage mat. En entendant le fin coussin d’air dégagé par l’ouverture de la porte, elle se retourna vivement. Ses cheveux produisirent une vague dorée.
— Neil ! Ça faisait un bout de temps.
Son sourire d’une blancheur immaculée était envoûtant. Elle s’avança et le serra dans ses bras. Déconcerté par cette démonstration d’affection soudaine, Neil se surprit à sourire bêtement. Ferme la bouche, abruti.
— Eh bien… ça doit faire quelques semaines, oui.
Du coin de l’œil, il aperçut Eli, un sourire moqueur sur les lèvres.
— Alors, quelles sont les nouvelles ? demanda Neil après s’être raclé la gorge.
Comme à son habitude, Eli s’enfonça mollement dans un siège. Si l’indifférence était une œuvre d’art, son visage en serait la toile.
Keira se pencha en avant et pianota avec une agilité déconcertante sur la console. Une matérialisation en trois dimensions d’un dossier numérique se mit à graviter. Il fallait le concéder, la technologie avait ses avantages.
— Voici l’ensemble des données que contenait le disque dur de Keller.
Elle effleura l’hologramme qui se divisa en une constellation de données en suspension.
— La plupart ont été effacées par un logiciel de sécurité, quand vous avez démarré le processeur, sa voix comportait une pointe de reproche.
— À vrai dire, Neil a pris seul l’initiative d’allumer cet ordinateur, lança Eli sur un ton désinvolte tout en le pointant d’un doigt accusateur.
— Salaud, murmura l’intéressé.
— La ferme ! siffla la jeune femme. Heureusement pour vous, mon esprit brillant est parvenu à reconstituer les données fragmentées.
Keira Diaz était ce que l’on appelait communément un génie. À l’âge de dix-neuf ans, elle s’était connectée à un serveur militaire hautement sécurisé depuis un cybercafé new-yorkais. Lorsque les enquêteurs du FBI l’avaient questionné sur le motif de ses agissements, elle avait simplement répondu que la curiosité était une grande ressource contre l’ennui. La semaine suivante, elle débutait l’entraînement à l’Académie de Quantico en tant que nouvel agent spécial. Cependant, son don ne se limitait pas seulement au piratage informatique, elle était également une remarquable ingénieure diplômée.
Keira effleura un dossier qui flottait impassiblement devant son visage. Le fichier fut automatiquement remplacé par une infographie. Eli plissa les yeux, l’air sceptique.
— Qu’est-ce que…
— Séquençage du génome d’un virus à ARN, le coupa Keira.
— Mhh, c’est bien plus limpide maintenant.
Neil s’approcha de la projection holographique. Des fragments de cours de biologie, véritables brides ancestrales, lui revinrent en mémoire.
— Est-ce qu’il s’agit de la composition interne d’un virus ?
Keira sourit. Et quel sourire !
— Il faut voir le séquençage d’un génome comme la détermination de la séquence nucléotidique de l’ADN, qui est présente dans chaque cellule de n’importe quel organisme.
Ses yeux pétillaient d’excitation. La science aussi avait ses fanatiques.
Eli, pour qui la passion de la matière se limitait à la dissection de batraciens, soupira de désespoir. « Ce qui dans le langage des simples mortels signifie ? »
— Keller cherchait quelque chose de spécifique à la composition de certains virus, mais cela impliquerait…
Neil termina la phrase de la jeune femme, « … que Ciel Noir a bien l’intention de mettre au point une arme bactériologique. »
Il y eut un silence, bref, mais pesant. L’air de la pièce se cristallisa. Le temps semblait soudainement tourner au ralenti. Neil détestait cette sensation.
— J’imagine que le choix du virus revête une certaine importance ?
Keira acquiesça lentement.
— Oui, un grand nombre de variables sont à prendre en compte. Les virus ne sont pas aussi stables que les explosifs.
Elle fit une pause, lissa nerveusement une mèche de cheveux entre ses doigts fins. « Mais il y a une chose que je ne parviens pas à comprendre. »
Difficile à croire. « Quoi donc ? »
— Les fichiers… Ils contiennent des téraoctets de données d’étude portant sur divers virus, jusque-là rien d’anormal, Keller était virologue. Mais pourquoi utiliser un virus ?
Keira vit le visage des deux hommes passer d’un semblant de réflexion à une expression de stupéfaction comique.
— Ce que j’essaie de dire, lança-t-elle en joignant l’extrémité de ses mains, c’est que certes l’efficacité potentielle de certains germes est impressionnante. Cependant, un nombre considérable de variables sont à comptabiliser dans la réussite d’un attentat bioterroriste. D’autant plus, que l’utilisation d’agent pathogène est rendue délicate, non seulement à cause de la difficulté que représente leur manipulation, mais aussi du fait de leur relative fragilité dans le milieu extérieur. Vous le saviez peut-être, mais contrairement à certaines bactéries, les virus n’ont pas de spores permettant de résister à un environnement extérieur. Si bien que la réussite d’une telle attaque est au mieux incertaine.
— Où veux-tu en venir ? tenta de cerner Neil.
Keira se tut, le regard fuyant. Le silence se prolongea quelques secondes avant qu’elle ne reprenne la parole d’une voix mal assurée. « Chacun de nous se rappelle la désolation causée par le virus à l’origine de la Grande Vague… Imaginez ce que pourrait engendrer ce même agent pathogène, mais génétiquement modifié cette fois-ci. »
Elle n’avait pas tort. Le virus, dont elle parlait, devait sa prolifique existence à une souche virale H1N1 sui-generis, particulièrement virulente. Un émérite virologue indien, lauréat d’un prix Nobel de médecine, avait établi un rapprochement avec le code génétique de la souche responsable de la grippe espagnole, qui avait ravagé le monde en 1918. Ses travaux pharaoniques avaient mené à la conclusion que la majeure différence résidait dans le taux de létalité de ce nouvel agent pathogène. Un taux jamais enregistré dans l’Histoire de la virologie.
La découverte du virus HK-11, responsable de la Grande Vague, était attribuée à la prestigieuse Harvard Medical School, à laquelle le patient zéro s’était rendu afin d’obtenir des analyses poussées, à la suite d’une apparition de violentes migraines inexpliquées. Ironie du sort ou humour douteux du destin, l’intégralité de l’équipe biologiste responsable de cette découverte fut décimée dans les premières semaines, contaminée aux suites d’une manipulation de flacons de prélèvement mal hermétisés.
La haute transmissibilité par voie orale ainsi que la faible durée d’incubation du virus ont permis sa progression foudroyante. En cinq jours seulement, une dizaine de foyers différents, des clusters, furent répertoriés sur l’ensemble du territoire. Il ne fallut que trois mois seulement, pour que le monde, comme ils l’avaient connu jusqu’ici, sombre dans les limbes de la fin. À tel point, que certains prêcheurs avouèrent même avoir entendu gronder les sabots fossoyeurs des Cavaliers de l’Apocalypse dans le ciel.
Et c’était cet agent pathogène que Ciel Noir cherchait à modifier génétiquement afin d’en manipuler plus aisément sa souche pour le rendre plus contagieux. Des travaux terrifiants que certains marginaux radicalisés comme Hans Keller avaient accepté d’effectuer. Il semblait que la folie humaine ne dépendait d’aucune frontière.
Neil réfléchit un instant. La fatigue accumulée au cours des derniers jours brouillait ses pensées. Il se sentit tout à coup accablé par le poids des responsabilités. Il inspira longuement, les yeux demi-clos. « Vois si tes intuitions se confirment et préviens-moi s’il y a du nouveau. »
La jeune femme hocha la tête. Les deux hommes sortirent dans l’allée, le vrombissement sourd des conversations téléphoniques et l’odeur brute du café leur sautèrent au visage. La journée s’annonçait éreintante.
***
La pluie avait cessé de tomber, laissant place à un ciel morose. Le soleil semblait jouer à une interminable partie de cache-cache céleste. De temps à autre, une goutte d’eau venait s’écraser contre le panneau en verre, produisant un son inconsistant et régulier.
Neil observait la traînée blanche et vaporeuse qu’un avion traçait entre les nuages cotonneux. Le tumulte de la rue, bien qu’étouffé par le double vitrage, lui semblait assourdissant.
Il avait foutrement besoin de sommeil.
— Des bruits courent au bureau, lança Eli depuis un des fauteuils en cuir, rare élément d’une décoration dite épurée.
Il avait une curieuse façon de se tenir. Avachi comme un adolescent, mais conservant tout de même un certain degré de prestance. Certainement une touche de charisme à la Sanders, directement exportée de Philadelphie, sa ville d’origine.
Ils se trouvaient dans le bureau de Neil, porte fermée. Au départ, ces réunions informelles avaient été un moyen de se concerter sur l’avancée des enquêtes, mais elles avaient inéluctablement fini par prendre le ton du bavardage.
— Je t’écoute, l’ami.
Eli croisa les mains sur ses genoux. « Ce ne sont que des discussions de couloir, mais il paraît que les gens ont peur. »
Ce n’était pas surprenant. Tout le monde avait peur depuis 2010. L’année où la Grande Vague avait submergé la Terre, noyant le monde dans un océan de larmes et de sang. En désespoir de cause, un accord interétatique avait fondé l’Organisme Mondial pour la Survie de l’Humanité. Une organisation internationale regroupant les États membres qui ne s’étaient pas effondrés. Le traité de Washington qui l’avait institué disposait que chaque État signataire lui conférait des pouvoirs étendus dans l’ensemble des matières d’ordinaire gouvernementales.
Incarnation matérielle de l’ultime tentative d’une humanité désespérée, l’OMSH était parvenue à synthétiser un vaccin, mettant fin à l’épidémie la plus meurtrière de l’Histoire.
Les miracles de la science.
Lentement, le monde avait remonté la pente. Le chemin avait été long et ardu, ayant pour seuls compagnons de voyage, la peine et la douleur. Malgré tout, la vie avait repris son cours habituel, cycle immuable d’une beauté cruelle.
Puis, le docteur Peter Mills avait publié une étude dévoilant l’existence des Actifs. Un faible pourcentage de la population, pour lequel le vaccin s’était révélé inefficace. Un phénomène qui s’expliquait par le fait que le virus avait commuté avec leur système immunitaire, formant une symbiose à la fois parfaite et inquiétante. Les sérums ayant alors seulement endormi la souche létale du virus. En clair, ces personnes incarnaient des bombes à retardement.
Le risque avéré d’une nouvelle épidémie avait balayé le mince équilibre sur lequel reposait la pérennité du Nouveau Monde.
— Neil ?
Sa voix le ramena brutalement à la réalité. Il se rendit compte que son partenaire le fixait, le sourcil légèrement arqué.
— Excuse-moi, j’avais la tête ailleurs.
Eli se leva, lentement. Comme toujours, son visage était indéchiffrable, mais Neil perçut une lueur familière dans ses pupilles ébène. De la peine, profonde et sincère. Un sentiment que, trop de fois, il avait perçu dans le regard des autres et qui le renvoyait à sa propre solitude.
— Écoute… je sais que cette période est difficile pour toi, alors si tu as besoin de quoi que ce soit…
Il ne termina pas sa phrase, piétinant, mal à l’aise.
Neil leva les yeux vers son ami. Un sourire triste se dessina sur ses lèvres.
— Ne t’en fais pas pour moi.
Il le vit hésiter, se mordillant nerveusement la lèvre inférieure. « Si tu en as envie, tu peux passer à la maison ce soir, Maggie et Grace seraient contentes de te voir. »
— Je vais y réfléchir.
Eli opina, soulagé d’en avoir fini avec cet échange aux relents d’empathie. Il se leva, ouvrit la porte du bureau avant de se retourner sur le seuil.
— Tu n’es pas obligé d’affronter ça tout seul.
Neil acquiesça silencieusement. « J’en ai conscience. »
Son partenaire lui lança un dernier regard résigné avant que la porte ne se ferme.
III
25 octobre 2015, Boston, Cambridge Street
Le van blanc était garé dans le prolongement de la façade vitrée, qui à la manière d’un miroir, reflétait la lueur anémique du ciel bostonnais. À l’intérieur de l’habitacle, un homme patientait, moteur éteint.
Tout chez lui dénotait une nervosité grandissante. La tension qui parcourait son corps se lisait sur ses traits tendus, malgré la visière de la casquette qui projetait une ombre sur son visage. Sa respiration était lourde et sifflante, accroissant le poids qui comprimait ses entrailles. Ses incisives étiraient sa lèvre inférieure à en faire blanchir la pulpe rosée de sa peau.
Le bruit mat de ses phalanges qui martelaient la surface du tableau de bord d’un rythme irrégulier perçait le silence oppressant qui emplissait l’atmosphère. Il ne parvenait pas à demeurer immobile, changeant de position à chaque minute qui s’égrainait avec une lenteur qui lui paraissait interminable. Son regard glissait d’un rétroviseur à l’autre, scrutant chaque passant qui longeait le trottoir.
Ses iris dilatés défilèrent le long de l’entrée de l’imposante bâtisse aux lignes marquées par des matériaux modernes, détaillant les pilastres d’acier et les piliers de béton qui la parcouraient.
L’immeuble abritait un centre de recherche affilié à l’OMSH. Un centre médical officieux, spécialisé dans l’étude des répercussions virales sur la population. L’homme avait mis du temps à le trouver. De longues nuits d’investigation laborieuses à se renseigner.
Le conducteur jeta un regard fiévreux au cadran fissuré de sa montre. 11 h 57. C’est bientôt l’heure.
L’homme exhala une longue et profonde expiration en frottant la paume de ses mains moites contre le revêtement de son jean. Ses pupilles se plantèrent sur les arêtes cadencées des marches qui desservaient le hall d’accueil spacieux.
Dans quelques minutes, les portes-tambours déverseraient une marée d’employés, chercheurs, médecins et généticiens, qui sortiraient prendre leur pause déjeuner dans les restaurants alentour.
C’est à ce moment-là qu’il interviendrait. Malgré la peur qui étranglait sa conscience, il sentit une vague de plénitude l’envahir, presque vertigineuse. Sa tâche serait vue comme héroïque par ceux dont il idolâtrait le combat. Son acte ferait parler. Les journaux, la télévision, les réseaux sociaux. Tous feraient défiler son nom.
Parce que les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la peur. C’est ce que l’homme comptait initier aujourd’hui. L’effroi.
Agir pour pousser la société à voir au-delà de ses propres convictions. Faire changer les mentalités.
Sa main se referma délicatement sur le sac de toile posé sur le siège passager. Il en souleva le pan, dévoilant plusieurs pains de plastique d’une couleur terreuse. Du peroxyde d’acétone, aussi appelé TATP. Un explosif particulièrement instable dont la puissance était pratiquement équivalente à celle des explosifs de catégorie militaire.
Leur fabrication avait nécessité plusieurs mois de recherche, mais l’homme avait été étonné de voir à quel point il était facile de se procurer les composants. Une accessibilité qui rendait le terrorisme en source ouverte si efficient3. Il s’était d’abord procuré plusieurs litres d’acétone dans des magasins de bricolage en usant d’une fausse identité, avant de se servir de sa profession de pharmacien pour détourner une quantité suffisante d’eau oxygénée à trente-cinq pour cent.
Ensuite, il n’avait eu qu’à suivre scrupuleusement un mode d’emploi trouvé sur un blog d’apparence anodin, mélangeant les deux liquides à de l’adipate, un agent plastifiant, couplé à un liant à base de polyisobutylène. Il avait finalisé son opération en y injectant de l’huile moteur sans détergent afin d’obtenir une pâte compacte. Ainsi élaboré, le composant explosif n’avait pas à être confiné dans un conteneur complexe à réaliser pour produire une puissante explosion.
Un grondement sourd et brouillé s’éleva dans la rue. Le conducteur leva le menton et aperçut un cortège d’hommes et de femmes dévaler les marches, la plupart en grande discussion avec certains de leurs collègues, d’autres rivés sur leurs smartphones.
C’est le moment.
L’homme tourna la clé et mit le contact. La camionnette s’ébranla tandis que le moteur émit un bourdonnement mécanique. Le véhicule ne se tenait qu’à une centaine de mètres du parvis. Il devait se rapprocher le plus possible. Causer le plus de dégât. Remplacer les rires cristallins par des cris d’effroi. Semer la terreur.
Le conducteur s’apprêtait à enclencher la première, lorsque plusieurs coups furent frappés contre la vitre du côté passager. Surpris, l’homme se tourna et découvrit avec stupeur un agent de police en uniforme bleuté.
L’officier lui fit signe de baisser la vitre d’un geste de la main autoritaire. Un métis au visage las et au ventre bedonnant. De timides rayons de soleil venaient se refléter contre le badge immatriculé qui ornait son torse.
La stupéfaction passée, l’homme sentit une colère sourde monter en lui.
Cet abruti va me faire perdre un temps précieux, pensa-t-il en s’exécutant.
— Vous savez que vous n’avez pas le droit de stationner ici ? Ce sont des places privées, le tança le flic lorsque la vitre fut descendue.
Le conducteur prit sur lui. « Désolé, je ne savais pas. Je pars tout de suite », répondit-il poliment en tentant de dissimuler l’impatience qui nimbait le ton de sa voix.
— Que faisiez-vous ? enchaîna le représentant des forces de l’ordre en contemplant l’individu d’un œil suspicieux.
Son interlocuteur haussa un sourcil interrogateur. Il paraissait stressé, inquiet même. Certainement un fumeur de marijuana qui craint que je trouve sa réserve personnelle dans la boîte à gant, pensa l’agent avec amusement.
— Vous êtes garé ici depuis une dizaine de minutes, développa ce dernier.
Le conducteur s’agita sur son siège. Il devait se débarrasser de lui rapidement. Contente-toi de répondre à ses questions.
— Je devais passer un appel. Excusez-moi pour le dérangement.
Le flic acquiesça d’une moue dubitative, hésitant à le laisser repartir, lorsqu’il perçut le sac de toile qui trônait sur le siège passager. Un bloc de résine brunâtre en dépassait, suffisamment pour qu’il distingue le câble rouge qui s’enfonçait mollement dans la pâte.
L’officier fit immédiatement le rapprochement. Il voulut dégainer son arme, mais le conducteur se précipita sur un rectangle métallique qui sourdait de la sacoche. Son doigt effleura d’une pression le détonateur qui émit un déclic feutré quelques centièmes de seconde avant qu’une déflagration assourdissante ne souffle l’intérieur de la voiture dans une boule de feu dévastatrice.
Les deux hommes furent déchiquetés par l’onde de choc qui les fouetta instantanément. On ne retrouva qu’un fragment du badge de l’officier, à moitié calciné et recouvert de sang ébouillanté.
Dans un rayon d’une vingtaine de mètres, plusieurs passants furent violemment arrachés du sol, leurs corps propulsés comme des poupées de chiffon par le souffle de l’explosion. Leurs masses inertes retombèrent durement sur le goudron, certaines démembrées, d’autres carbonisées.
Plusieurs vitres des immeubles attenants éclatèrent en morceaux, faisant pleuvoir des débris incandescents sur les toits des voitures garées en file.
Puis, les premiers cris se mirent à fuser, octaves de souffrance et de frayeur, qui se mêlèrent aux sirènes stridentes affluant de toutes parts.
Au milieu de cette clameur effroyable, une colonne de fumée épaisse s’élevait dans l’air. Son voilage funeste semblait obscurcir le ciel, diluant la quiétude du quotidien dans les ténèbres de l’adversité.
***
Une chaleur agréable emplissait l’habitacle de la voiture. Les essuie-glaces effectuaient des va-et-vient incessants, sans parvenir à chasser les trombes d’eau qui se déversaient impitoyablement sur le pare-brise. Le mauvais temps avait vidé les rues. Les rares téméraires encore dehors s’abritaient sous un parapluie ou un journal détrempé, courant en priant pour le salut de leur âme.
Neil, des mèches de cheveux ruisselantes plaquées sur le front, écoutait une émission radio. Une banale rediffusion de matinale. Il s’apprêtait à éteindre le poste, lorsque la voix du journaliste attira son attention.
— … dez Sénateur Bowman, vous dites que Ciel Noir ne représente pas une menace pour le pays ?
— Je l’affirme ! Le Département de la Sécurité Internationale fait un excellent travail, nous pouvons d’ailleurs nous féliciter qu’il n’y ait eu aucune attaque de grande ampleur depuis l’évènement du Camp Reagan.
— Pourtant l’attentat qui a eu lieu ce matin dans le centre-ville de Boston visait un centre de recherche de l’OMSH et a causé la mort de huit personnes.
— L’enquête préliminaire a révélé qu’il s’agissait d’un marginal. Pour le moment, aucun lien ne permet de rattacher cette attaque à Ciel Noir. Je le répète à nos concitoyens, Ciel Noir n’est pas une men…
Neil coupa le son d’un geste sec, dicté par une lassitude ostensible. Un politicien qui déformait la vérité. Quel choc ! Il comprenait la nécessité de rassurer les citoyens, mais le mensonge n’était qu’une solution fuyarde pour retarder l’inéluctable.
C’était arrivé peu de temps après la publication concernant l’existence des Actifs, cet unique pourcentage de la population mondiale susceptible de provoquer une seconde vague dévastatrice. Face au vent de panique qui avait soufflé sur le monde, l’OMSH avait promulgué un règlement communautaire, rendant obligatoire dans l’ensemble des États, l’identification des personnes contaminées par l’intermédiaire d’un test génétique. Le test de Darwin, en référence au célèbre paléontologue anglais.
Ceux qui refusaient de s’y soumettre étaient immédiatement placés en détention provisoire et contraints de passer l’examen médical. Un déferlement sociomédiatique avait suivi, arguant le caractère liberticide de telles lois et les profondes répercussions sociétales que cela entraînait. Mais les arcanes des institutions gouvernementales sur lesquelles reposait l’OMSH n’avaient de cesse d’avancer le risque incommensurable qu’engendrerait la remise en liberté des personnes contaminées par le gène mutagène.
De gigantesques complexes médicaux avaient émergé dans la plupart des nations survivantes. Leurs missions se résumant à la prévention d’un nouveau risque de contagion et au placement des Actifs sous quarantaine médicale contrainte, jusqu’à la mise au point d’un remède efficace contre la source mutagène. La gestation de ces camps d’internement médicaux avait été attribuée à Karen Roberts, la vice-présidente de l’OMSH, une ancienne membre haut placée de l’Organisation des Nations Unies.
Peu à peu, les choses s’étaient remises en place. Le comité de défense international de l’OMSH avait institué une agence indépendante. Le Département de la Sécurité Internationale, chargé de l’identification des Actifs et de l’administration des camps. Une vaine tentative de recentrage dans un monde en perte d’équilibre.
Puis, un terroriste pro-Actif du nom de Jackson Mayne s’était introduit dans l’enceinte du camp Reagan, l’un des complexes de rétention médicale de l’OMSH, et avait massacré le personnel. Cinquante-deux personnes avaient perdu la vie ce jour-là. Les Actifs, alors internés, demeuraient à ce jour introuvables.
Ce jour-là, Jackson Mayne était devenu l’ennemi public des États-Unis. La bête noire des Services Rapprochés, l’unité d’investigation affiliée au DSI, chargée de traquer les Actifs fugitifs qui empruntaient le chemin de la violence. Les choses n’avaient pas beaucoup évolué depuis. On savait seulement que Mayne était à la tête de Ciel Noir, le groupuscule d’Actifs radicaux qui avait revendiqué l’attaque.
Cela paraissait si lointain à présent.
Et pourtant…
La nuit commençait à encrer le ciel de son voile sombre, occultant les arêtes des buildings qui se mirent à scintiller. Neil roulait à travers Harlem, quartier de son enfance, réputé pour son histoire musicale et sa Soul Food. Le long du trottoir, les fenêtres des Brownstones brillaient d’une lumière chaude, dessinant une arabesque de pointillés luminescents. La Ford Taurus dépassa l’Apollo Theater sur la 125th Street entre Frederic Douglas et la 7th Avenue.
Le véhicule s’arrêta devant une des maisons de grès brun aux silhouettes intemporelles. Neil observa attentivement la façade de style victorien. La fenêtre du salon miroitait d’une lueur ambrée. Il monta les marches en pierre, hésita quelques secondes, puis sonna.
La porte s’ouvrit. Il vit son visage passer de la surprise à la compassion. Elle s’avança, lentement, et le serra dans ses bras. C’était bon.
— Entre, dit-elle après avoir desserré son étreinte.
***
L’endroit était agréable. Décoré avec goût. Un étonnant mélange de style, à la fois Classique et Arts & Crafts. Neil était assis sur une banquette, drapée de soie pourpre. En face de lui trônait un large fauteuil de designer. Un livre ouvert était posé dessus, le coin de certaines pages volontairement écorné afin d’en préserver certaines tournures de phrases empreintes de nostalgie.
— Un whisky ? demanda Amy Grand depuis la cuisine.
— Tu es une bénédiction.
En fond sonore, la radio diffusait In a sentimental mood de Duke Ellington. La version plus intimiste, celle avec John Coltrane.
Amy lui tendit un verre, sans glaçons, et s’assit en tailleur à ses côtés. Elle portait un t-shirt Nirvana trop grand et un legging de yoga foncé. Ses cheveux blond cendré étaient attachés en une queue de cheval stricte. Malgré cet accoutrement, elle restait une femme sublime. Oui, sublime était le mot.
— Tu tiens le coup ?
Neil sembla réfléchir un instant. « Je serais incapable de répondre à ça. »
— Question stupide, pardonne-moi.
Tous deux avaient étudié le droit à l’université de Fordham. Ils avaient découvert les joies du plaisir charnel ensemble, mais avaient fini par se lasser. Leur relation n’avait duré que quelques mois, une idylle passagère dans un monde en perpétuel mouvement. Après leur rupture, ils étaient restés proches, soudant une amitié sans faille. Amy était devenue une brillante avocate pénaliste et lui s’était engagé dans la marine.
Dehors, la pluie s’était réduite à un clapotis léger, procurant une sensation de sérénité énigmatique. Comme si l’humidité ambiante avait suspendu le cours du temps. Neil soupira tristement.