Cléopâtre - Jean Bertheroy - E-Book

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Jean Bertheroy

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Beschreibung

« As-tu parlé à la reine ce matin, Taïa ?
— Oui.
— Sais-tu si elle a revu Marc-Antoine ?
— Pas encore.
— Pas encore ! Mais elle le reverra. Si ce n’est pas cette nuit, ce sera la prochaine, et le mois de Paophi ne s’écoulera pas sans que la charmeuse ait ressaisi sa victime ; et les fêtes et les folies recommenceront ; et le vin des orgies coulera de nouveau comme un huitième bras du très saint fleuve… ; et, pendant ce temps, l’Égypte glissera, sans qu’on s’en aperçoive ou sans qu’on s’en inquiète, sous la domination souveraine de Rome. Maudits soient-ils, ces deux efféminés qui laissent notre gloire s’éteindre ainsi que les rayons mourants de Sérapis !
— De grâce, Paësi, tais-toi. Ne crains-tu pas, toi prêtre, de prononcer un pareil blasphème ? Pour Antoine encore, je te l’abandonne ; c’est un étranger, et plût aux dieux qu’il n’ait jamais abordé à ces rivages ! Mais Cléopâtre ! la reine d’Égypte !

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Cléopâtre

Jean Bertheroy

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385743680

 

TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE PREMIER

 

Le Grand Prêtre Paësi et Taïa, la suivante préférée de Cléopâtre. — Situation de l’Égypte après la bataille d’Actium. — Antoine et Octave. — Cléopâtre n’a pas renoncé à ses ambitions

CHAPITRE II

 

Cléopâtre dans son palais du Bruchium. — Taïa reçoit de sa maîtresse l’ordre d’aller chercher Marc Antoine au Timonium. — Le Timonium. — Les jardins royaux. — Le Panœum. — Le Soma. — Alexandrie la nuit. — Taïa assaillie par trois jeunes Grecs. — Intervention de Kaïn, chef des esclaves

 

CHAPITRE III

 

Une fête à l’Île d’Antirrhodos. — La salle du festin. — Le Maneros. — Les chants de fête égyptiens

CHAPITRE IV

 

Kaïn attend Taïa qui lui a donné rendez-vous dans les jardins du Bruchium. — Taïa lui demande de faire transporter les vaisseaux de Cléopâtre à travers l’isthme de Suez. — Par amour pour Taïa, Kaïn accepte

 

CHAPITRE V

 

L’isthme de Suez au temps des Pharaons. — La ville de Tanis. — Transbordement des vaisseaux de Cléopâtre. — La plaine de l’isthme et les lacs Amers. — Arsinoé-Cléopatris. — Incendie des vaisseaux de Cléopâtre

CHAPITRE VI

 

Taïa, prévenue de l’incendie des vaisseaux, en avertit Cléopâtre. — Fureur de la reine. — Taïa lui propose d’aller elle-même à l’oasis d’Augila demander l’alliance de Magas, roi des Nasamones. — Départ du convoi

CHAPITRE VII

 

Aréus vient offrir à Cléopâtre l’alliance d’Octave contre la reddition de Péluse. — Hésitations de Cléopâtre. — Elle fait demander le Grand Prêtre Paësi et lui ordonne de convoquer les collèges des prêtres au Serapeum pour consulter l’oracle

CHAPITRE VIII

 

Le Serapeum. — Les collèges des prêtres. — Cléopâtre Grande Prêtresse. — L’hymne à Sérapis. — L’ouverture de la bouche du dieu

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE PREMIER

 

Le désert Libyque. — L’oasis et le temple d’Amon. — La fête des lampes ardentes. — Arrivée de Taïa à Augila. — Magas, roi des Nasamones

 

CHAPITRE II

 

Reddition de Péluse. — Retour d’Antoine à Alexandrie. — Le camp d’Octave à Juliopolis. — Première sortie d’Antoine. — Sa victoire. — Défection de sa flotte ; il soupçonne Cléopâtre de l’avoir trahi

 

CHAPITRE III

 

Alexandrie pendant la bataille définitive. — Le temple de Cérès et de Proserpine. — Défaite d’Antoine. — Il refuse les propositions de Magas. — Disparition de Cléopâtre. — Paësi vient dire à Antoine que la reine s’est tuée. — Antoine se frappe de son épée

 

CHAPITRE IV

 

Taïa, à son retour d’Augila, se met à la recherche de Cléopâtre. — Elle pressent que la reine s’est enfermée au Mausolée et supplie Kaïn de l’y introduire. — Le Mausolée. La chapelle funèbre. — Taïa arrive auprès de Cléopâtre

 

 

CHAPITRE V

 

Cléopâtre dans le Mausolée. — On apporte Antoine blessé à mort. — Derniers moments du Triumvir. — Les soldats d’Octave envahissent le Mausolée

 

CHAPITRE VI

 

Cléopâtre prisonnière au palais du Lochias. — Paësi vient lui révéler les intentions perfides d’Octave : il lui propose de l’y soustraire par la mort. — Kaïn, sur l’ordre de Cléopâtre, ira au Serapeum chercher l’urœus sacré

 

CHAPITRE VII

 

Toilette de Cléopâtre pour la mort. — Arrivée d’Octave. — Kaïn apporte l’urœus. — Derniers moments de Cléopâtre. — Mort de Taïa et de Kaïn

 

 

Notes justificatives

 

CLÉOPÂTRE

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Le Grand Prêtre Paësi et Taïa, la suivante préférée de Cléopâtre. — Situation de l’Égypte après la bataille d’Actium. — Antoine et Octave. — Cléopâtre n’a pas renoncé à ses ambitions.

« As-tu parlé à la reine ce matin, Taïa ?

— Oui.

— Sais-tu si elle a revu Marc-Antoine ?

— Pas encore.

— Pas encore ! Mais elle le reverra. Si ce n’est pas cette nuit, ce sera la prochaine, et le mois de Paophi ne s’écoulera pas sans que la charmeuse ait ressaisi sa victime ; et les fêtes et les folies recommenceront ; et le vin des orgies coulera de nouveau comme un huitième bras du très saint fleuve… ; et, pendant ce temps, l’Égypte glissera, sans qu’on s’en aperçoive ou sans qu’on s’en inquiète, sous la domination souveraine de Rome. Maudits soient-ils, ces deux efféminés qui laissent notre gloire s’éteindre ainsi que les rayons mourants de Sérapis !

— De grâce, Paësi, tais-toi. Ne crains-tu pas, toi prêtre, de prononcer un pareil blasphème ? Pour Antoine encore, je te l’abandonne ; c’est un étranger, et plût aux dieux qu’il n’ait jamais abordé à ces rivages ! Mais Cléopâtre ! la reine d’Égypte !

— Eh ! que m’importe ! N’est-elle pas une étrangère, elle aussi, une Grecque, la descendante des Ptolémées, dont le premier était fils illégitime de Philippe de Macédoine ? L’antique sagesse d’Hermès, qui fit si grande notre puissance, la sagesse de Ramsès et de Sésostris, ta Cléopâtre ne l’a jamais connue. C’est une créature aux instincts corrompus, qui possède toute l’astuce de la Grèce et tous les raffinements voluptueux de l’Orient. De nous, de notre théosophie, elle n’a pris que l’art de charmer, et la redoutable science de nos hiérophantes qui peuvent à leur gré fasciner les autres hommes et leur faire accomplir les plus secrètes volontés. Toi-même, Taïa, tu subis sans t’en douter cette influence mystérieuse ; la reine est pour toi plus qu’une divinité ; et quand tu t’agenouilles à ses pieds en l’appelant nouvelle Isis, ton corps frémit d’un tressaillement non moins intense que lorsque tu te prosternes devant la statue voilée de la sublime Déesse ! »

La jeune fille secoua la tête :

« Quoi d’étonnant, Paësi, à ce que j’aime la reine ? Il n’est point nécessaire pour cela qu’elle exerce sur moi un pouvoir magique. Ne m’a-t-elle pas enlevée, quand j’étais enfant, aux mains de mon premier maître, pour me donner une place toute particulière dans son palais ? Ne m’a-t-elle pas fait apprendre à jouer du tambourin et de la cithare, et à tracer pour elle sur les feuilles de byblus les signes éloquents de sa pensée ? Oui, je l’aime et je crois voir réellement en elle un être d’une essence supérieure à la nôtre ; parfois même je m’imagine que la sublime Déesse au front voilé de noir doit avoir les traits et le regard de Cléopâtre.

— Prends garde, Taïa ; cette femme porte malheur ! Tous ceux qui ont subi l’ensorcellement de ses charmes en ont éperdument souffert avant d’en mourir. Vois Marc-Antoine, qui certes, il y a peu de temps encore, était un brave soldat ; regarde cette sauvage et rude nature subir comme un enfant la domination de ta maîtresse, au point d’abandonner sur un signe d’elle toute son armée. Ah ! si du moins Cléopâtre faisait servir cet ascendant à la gloire du royaume ! Mais, au contraire, il semble qu’elle ait pris à tâche de l’amoindrir.

— Écoute, Paësi, la reine a une excuse : elle aime Antoine ; en le voyant assailli de tous les côtés par les javelots d’Octave et sur le point de tomber à sa merci, elle a tout oublié pour ne songer qu’à sauver cette précieuse existence. Certes il n’est pas de femme vraiment amoureuse qui à sa place n’en eût fait autant. Mais à peine Cléopâtre avait-elle cédé à ce mouvement de faiblesse, qu’elle en comprit la portée irréparable. Moi, qui étais à ses côtés, j’ai essuyé ses larmes, et je puis t’assurer qu’elles étaient sincères.

— Et c’est pour se consoler sans doute qu’après cette fuite honteuse elle est rentrée à Alexandrie en souveraine triomphante, ses trirèmes couronnées de fleurs et ses esclaves en habits de fête chantant au son des flûtes les hymnes de victoire[1] ? C’est dans cet appareil qu’elle était allée à Tarse conquérir le cœur du triumvir romain ; c’est dans ce même appareil qu’elle est revenue d’Actium après avoir consommé la déchéance de son royaume et la ruine de son amant. En vérité, Taïa, ta divine Cléopâtre n’a ni les sentiments d’une femme, ni la dignité d’une reine. »

La jeune fille ne répondit pas et le prêtre poursuivit, en s’animant :

« Pourvu que sa main tienne le sceptre, peu lui importe de régner sur l’Égypte, ou sur une autre contrée ! Il ne lui importe pas davantage que celui dont elle accepte l’alliance s’appelle Marc-Antoine ou César-Octave ; et si ce dernier venait en ce moment lui proposer de le suivre jusqu’à Rome afin de partager l’empire du monde, elle quitterait la terre du Delta sans même se retourner pour voir s’allonger sur le sol l’ombre vénérée de nos Pyramides. Déjà Alexandre II avait légué l’Égypte aux Romains, et, n’eût été l’intervention de Mithridate Eupator, le royaume devenait province romaine ; Cléopâtre se chargera d’accomplir les désirs de son aïeul : tu verras avant peu les aigles détestées du Latium remplacer au fronton de nos temples les ibis saints. Déjà les villes sacrées sont désertées ; à peine une fois par an va-t-on adorer à Thèbes le dieu Amon sous le symbole du bélier immolé ; Memphis, plus désolée encore, ne sort de sa léthargie que pour l’intronisation d’un nouveau souverain ; et c’est à Alexandrie, où s’élèvent à côté de nos temples les sanctuaires de toutes sortes de divinités étrangères, que réside maintenant le siège du royaume d’Égypte.

— Heureusement pour ce royaume qu’il en est ainsi ! devrais-tu dire. Sans le double port d’Alexandrie où viennent se déverser à flots les richesses des autres nations, il y a longtemps que l’Égypte serait abandonnée, sinon oubliée. Voudrais-tu voir revenir l’époque où la ville de Naucratis[2] était le seul point abordable du royaume[3], et où les marchands étaient, dit-on, obligés de transporter leurs cargaisons dans des barques, parce qu’il était défendu d’entrer dans le Nil par une autre embouchure que la Canopique ? — D’ailleurs, je ne connais pas grand’chose à tout cela, mon esprit se complaît peu dans les combinaisons des princes suprêmes, et si ma glorieuse maîtresse n’avait pas pris le soin de me façonner et de me faire instruire à son gré, je serais en ce moment, comme presque toutes les femmes de ma race, simple esclave d’un chef barbare. Un seul souci me préoccupe : Cléopâtre. Et, quoi qu’il advienne, je la servirai avec une fidélité aveugle. »

À travers la double rangée de sphinx qui prolongeait l’atrium, la jeune fille s’éloigna et le prêtre la poursuivit longtemps d’un regard soupçonneux.

C’était une créature insaisissable que cette Taïa, et merveilleusement belle, de cette beauté inquiétante et sévère des femmes de la Libye ; il semblait que sa chair eût été pétrie du sable doré des déserts où s’était écoulée sa première enfance, et que les jeunes fermetés de son corps eussent été durcies par le souffle desséchant des plaines de la Syrte ; sa peau avait la couleur et le vernis des dattes que les esclaves de la Cyrénaïque et des pays voisins venaient chaque année récolter sous les palmiers nombreux d’Augila.

Au palais de Cléopâtre elle occupait une place à part ; c’était elle que la reine gardait à ses côtés lorsque les autres suivantes étaient repoussées ; seule, elle recevait les confidences de sa maîtresse et accomplissait pour elle les missions secrètes. Aussi Taïa était-elle peu aimée par les fonctionnaires du palais qui enviaient son intimité avec la reine, et surtout par les prêtres et les anciens Égyptiens, dont elle blessait à chaque instant les superstitieuses croyances. Au milieu des exagérations du culte, dans une nation qui n’avait subsisté et ne subsistait encore que par l’organisation religieuse qui en était l’âme, elle passait, indifférente aux dogmes, parmi la foule des adorateurs de Sérapis. On ne lui connaissait pas de dévotions particulières ; sa poitrine, nue sous la colasyris entr’ouverte, ne recélait aucun des symboles mystiques chers aux habitants du Delta. Ses dieux, elle les avait laissés au fond des solitudes mystérieuses de la Libye ; c’étaient, sous la splendeur des soleils couchants, les grands fauves muets allongés sur les sables et qui semblaient porter en eux la science des choses inconnues.

Silencieuse elle était elle-même à l’ordinaire, réservant sans doute ses effusions pour les longues heures qu’elle passait dans l’appartement de la reine ; le reste du temps, elle s’occupait aux abords du palais à égrener dans une patère d’or les baies de genièvre dont Cléopâtre faisait aromatiser ses vins, ou à préparer les diadèmes de lotus et d’épis que la Nouvelle Isis portait sur sa tête aux jours des publiques réjouissances.

Depuis la défaite d’Actium, Taïa semblait plus hautaine, plus renfermée encore. Une préoccupation constante faisait se rejoindre l’arc mobile de ses sourcils, et parfois des larmes s’échappaient de ses yeux sans que personne autour d’elle n’osât ou ne daignât lui en demander la cause. Paësi seul qui, lui aussi, vivait dans l’atmosphère intime de la reine, aurait pu dire ce qui se passait au fond du cœur de la jeune Libyenne ; la haine du prêtre pour Cléopâtre ne le rendait pas moins clairvoyant que Taïa son amour, et tous deux sentaient se creuser rapidement le gouffre où l’indépendance dernière de l’Égypte devait s’engloutir ; mais ce qui s’exhalait chez le prêtre en colère furieuse contre la souveraine, qui avait ainsi compromis la fortune du royaume, se traduisait chez la jeune fille en tristesses profondes dans l’attente du malheur qui pesait sur la destinée de Cléopâtre.

En effet la situation de la reine était presque désespérée. Dans la lutte qu’elle avait suscitée formidable entre l’Orient et l’Occident elle se trouvait prise, écrasée entre ces deux masses mouvantes et agissantes qu’elle avait cru un instant pouvoir diriger. De son armée, de l’immense armée d’Antoine il ne restait maintenant que quelques tronçons épars composés d’éléments divers et impuissants à se rejoindre sur le signal de leur chef vaincu. Les Galates, les Mèdes, les Gètes et tous les petits peuples qui, de l’Asie à l’Adriatique, avaient prêté main-forte au triumvir dans sa querelle avec Octave l’avaient abandonné, et même les légions romaines, cantonnées dans la Cyrénaïque, refusaient de s’aligner sous ses ordres et se révoltaient, incitées par Pinanus Scarpus. Seuls, les gladiateurs et quelques peuplades voisines de l’Égypte lui étaient demeurés fidèles.

César-Octave, au contraire, profitant habilement de sa victoire inespérée, en tirait sans tarder d’incalculables avantages ; déjà il s’était rendu en Orient afin d’y poser les premiers jalons de son empire, cet empire dont Cléopâtre avait rêvé de tenir le sceptre, et dont, la première, elle avait conçu l’idée grandiose.

Pourtant tout espoir n’était pas éteint dans le cœur de l’ambitieuse souveraine ; bien des pensées d’orgueil l’enivraient encore quand, de la terrasse de son palais, elle contemplait la ligne lointaine de ces continents, qu’elle se sentait si bien faite pour dominer et dont les vents étésiens venaient lui apporter par instants les enveloppantes caresses.

Champollion-Figeac,

Annales des Lagides

, t.

II

, p. 376.

Voir note justificative n

o

1, p. 281.

Letronne,

Recherches sur l’Égypte

, p. 141.

 

CHAPITRE II

Cléopâtre dans son palais du Bruchium. — Taïa reçoit de sa maîtresse l’ordre d’aller chercher Marc-Antoine au Timonium. — Le Timonium. — Les jardins royaux. — Le Panœum. — Le Soma. — Alexandrie la nuit. — Taïa assaillie par trois jeunes Grecs. — Intervention de Kaïn, chef des esclaves.

 

Dans l’appartement de Cléopâtre la clepsydre de bronze en forme de taureau, chargée de mercure, a marqué l’avant-dernière heure du jour ; toute agitation a cessé autour de la reine et jusque dans les profondeurs du palais du Bruchium, devenu morne depuis que les deux royaux amants n’y célèbrent plus les mystères joyeux de leurs orgies. C’est à peine si de loin en loin on entend résonner sur les dalles d’onyx des salles basses le pas sourd d’un surveillant chaussé de sandales ou le murmure étouffé des jeunes esclaves couchés à plat ventre et suivant, le menton dans la main, les hasardeux coups de dés d’une partie clandestine.

Cléopâtre, à demi étendue sur un amoncellement de coussins, laisse ses suivantes procéder aux soins de son coucher. Indifférente, elle considère d’un œil lassé les splendeurs éparses autour d’elle ; son regard se promène des merveilleux lampas tissus d’or et de pourpre qui s’étalent sur les parois de la chambre aux grandes amphores incrustées d’argent, dont le col allongé et brillant ressemble à celui d’un cygne.

D’un pas mesuré et rythmique ses femmes vont et viennent ; sans dire une parole, elles s’alternent dans des mouvements prévus, et comme en l’accomplissement d’un rite. Une odeur d’encens s’élève des profonds cratères d’airain où brûlent le kyphi[1] et les résines mêlées du benjoin et de la myrrhe.

Les longues tresses noires de Cléopâtre ont été déroulées par les soins de Charmione. D’un geste sûr la jeune Grecque soulève de sa main gauche l’épaisse toison et de la droite y fait tomber par saccades régulières une pluie embaumée d’essence de néroli. La plus jeune des suivantes s’est agenouillée devant les divins pieds de sa maîtresse, et, après les avoir frottés d’une huile odorante, elle les enferme dans des sandales brodées de saphirs que lui tend une esclave subalterne. À quelque distance, Taïa, assise à terre, surveille et dirige les allées et venues de ses compagnes.

Cependant la toilette a pris fin. Une à une, chaque jeune fille s’est approchée de la reine et l’a saluée en abaissant sa main au genou selon la coutume égyptienne.

Taïa s’est avancée à son tour ; et Cléopâtre, posant sur elle son regard clair et la touchant légèrement à l’épaule de la baguette d’ivoire à tête d’épervier qui lui sert à commander ses femmes :

« Toi, reste ! » murmura-t-elle.

Elle l’entraîna, par une large baie ouverte, à une terrasse d’où la vue s’étendait à l’infini, d’un côté sur les flots bleus de la Méditerranée, de l’autre sur les nappes grises du lac Maréotis, au delà des longues avenues de colonnes que renfermait la double enceinte d’Alexandrie.

« Écoute, Taïa, lui dit-elle, — je me meurs : un ennui profond me monte des choses. Oh ! cette Égypte avec ses sphinx éternellement muets, ses syringes éternellement désertes, ses barques monotones qui glissent silencieusement sur les eaux du Nil, je la hais ! Elle me pèse, elle m’étouffe ! Je voudrais m’en éloigner pour toujours. »

La jeune fille ne répondit point. Cléopâtre étendit ses deux bras nus dans la direction de l’Occident :

« C’est là qu’est la vie ! reprit-elle ; l’Orient n’est plus qu’un tombeau, le tombeau des vieilles dynasties mortes et des antiques gloires éteintes. »

Un profond soupir soulevait sa gorge ; maintenant ses doigts fébrilement effeuillaient les larges pétales des roses d’Asie qui débordaient aux balustres de la terrasse.

Taïa osa dire :

« Nouvelle Isis, je ne puis comprendre vos paroles. La grande souveraine qui n’a qu’un signe à faire pour voir ses rêves les plus vastes se réaliser ; la déesse auguste aux pieds de laquelle les fronts les plus orgueilleux se sont prosternés en adoration ; celle qui possède autant de richesses que la terre en peut contenir et qui fait par sa science l’admiration des plus grands philosophes d’Alexandrie et d’Athènes, Cléopâtre a senti le reptile de l’ennui s’enrouler à son cœur ? »

La reine soupira longuement.

« Enfant, il est des heures où toute cette science me paraît néant, où toutes ces richesses me semblent plus vaines que ces nuages d’or que tu vois là-bas s’amonceler sur l’île fortunée d’Antirrhodos. Souviens-toi de Schelomo, le grand roi dont nos hiérogrammates ont relaté l’histoire : il avait tout vu, tout connu, tout sondé ; il savait les mystères glorieux du cèdre et les secrets cachés de l’hysope ; il possédait des trésors sans nombre et l’amour de la fille du roi d’Égypte, qu’il amena triomphalement dans Jérusalem sur les beaux chars de Guézer traînés par des chevaux ardents[2]. De plus, son dieu lui avait donné la faveur insigne de la sagesse ; et, à cause de cela, Schelomo sentit qu’il avait multiplié en lui-même les sources de la douleur, et il comprit que la suprême sagesse était l’oubli de toutes choses dans les secousses voluptueuses du plaisir. »

Du lac montaient par bouffées de lourds effluves, saturés de natron et d’alumine ; les vents argestes qui d’ordinaire passaient à cette heure n’étaient point venus rafraîchir l’atmosphère ; une chaleur morne pesait sur la ville ; et dans l’air dense pullulaient de larges mouches cantharides étendant leurs ailes vertes, immobiles, comme en l’attente d’un souffle de vie.

Cléopâtre ajouta d’une voix moins assurée :

« Taïa, va dire à Marc-Antoine que je l’attends. »

Accoutumée aux caprices impérieux de sa maîtresse, la jeune Libyenne ne répliqua point : elle s’éloignait à pas rapides après avoir baisé le bas de l’étroite tunique striée d’argent qui formait en cet instant le seul vêtement de la reine ; mais, d’un geste, Cléopâtre la retint :

« Écoute-moi bien, lui dit-elle. Pour arriver au Timonium où est Antoine fais un détour, car Paësi, qui me surveille étroitement depuis la défaite, devinerait sans doute le but de ta course ; quand tu seras auprès du Triumvir, dis-lui simplement de te suivre. »

Alors Cléopâtre détacha de son sein une large bandelette enrichie de pierres précieuses, autour de laquelle étaient suspendues les minuscules figures d’argent des animaux sacrés de l’Égypte ; elle plaça elle-même ce joyau au cou de son esclave favorite ; puis, l’attirant plus près encore dans l’atmosphère même de son haleine, elle l’embrassa longuement, comme pour rendre plus infaillible par cette caresse le pouvoir mystérieux dont elle voulait revêtir sa messagère.

 

La tour de Timon, bâtie par les ordres d’Antoine après la défaite de sa flotte, était située à l’extrémité d’un promontoire qui dominait le grand port d’Alexandrie ; ce promontoire était le Posidium où s’élevait un temple à Neptune, le dieu éponyme invoqué des navigateurs[3]. Abandonné de ses phalanges les plus fidèles, doutant de lui-même et de Cléopâtre, le triumvir, après avoir erré plusieurs mois dans les solitudes de la Cyrénaïque, s’était réfugié dans cette retraite où, comme Timon de Calyttus, il voulait vivre inconnu et mourir oublié.

Quelques stades à peine séparaient le Timonium du palais de Cléopâtre. Toutefois Taïa, obéissant aux recommandations de sa maîtresse, prit pour y arriver une voie détournée ; rapidement elle traversa le quartier du Bruchium, l’un des cinq grands quartiers de la ville[4], désert à cette heure, et, longeant la file des nombreux édifices que chacun des Ptolémées s’était plu à élever ou à embellir, elle pénétra dans les jardins royaux qui s’étendaient jusqu’à la Porte du Soleil.

Deux Androsphinx de taille gigantesque veillaient à l’entrée de ces jardins ; d’immenses avenues parallèles, coupées transversalement par d’autres allées symétriques, prolongeaient à perte de vue leurs arceaux de feuillage d’une coloration particulièrement douce à l’œil sous les rayons bleuissants de la lune. C’étaient d’abord les bouleaux argentés, les acacias épineux que de mystérieux frémissements agitaient, alors qu’autour d’eux toutes les autres essences paraissaient dormir du sommeil recueilli des plantes.

Des gerbes bleues de galegas et des touffes rose-mourant de valériane émergeaient çà et là des pelouses épaisses faites de saxifrages et de statices gazonneux. Des ricins géants aux feuilles très amples couvertes d’une pruine blanchâtre luisaient comme des miroirs de métal, tandis que les hautes hampes des balisiers lactescents pointaient droit vers le ciel leur pavillon de verdures.

Autour des plates-bandes, encerclant étroitement les massifs, couraient les grappes étoilées des nycteris selagines dont les fleurs violettes ouvraient aux approches de la nuit leurs pétales ciliés de jaune qui exhalaient une suave odeur de vanille. Dans des triangles, semblables à une éclosion d’insectes bizarres, des orchidées, transportées à grands frais des Indes, étalaient le luxe éclatant de leurs corolles variées à l’infini. Là se trouvaient des cypripèdes au corsage allongé comme celui des guêpes, des ophyrs brillant comme des scarabées, des spiranthes se balançant comme des libellules au sommet de leur tige filiforme, des satyriums voraces repliant leurs lèvres sensuelles sur les moucherons passant à leur portée, au fil de l’air.

Quittant les longues avenues, Taïa s’engagea dans une allée de traverse ; sur son front les sycomores majestueux formaient une voûte aux arceaux impénétrables de feuillage. Elle était arrivée à la partie centrale des jardins, immense rond-point autour duquel les rosiers de mer et les glaïeuls poussaient leurs quenouilles arborescentes étoilées de fleurs. À l’entrée de ce rond-point, face à face, se dressaient deux statues en terre cuite finement coloriées comme des figures de Tanagra ou d’Éphèse : l’une représentant Hâthor, la Vénus Deltique, revêtue de la tunique talaire et entourée de rameaux de persea, cet arbre de vie de la théosophie égyptienne[5] ; l’autre, Hypnos, dieu du sommeil, surgissant d’une touffe de pavots multicolores ; un papillonnement de doliques aux légères fleurs violacées caressait d’un battement d’ailes les jambes graciles et nues des deux jeunes divinités.

Au milieu, une immense pièce d’eau, ou plutôt un lac, étendait sa nappe transparente sillonnée de minces canots en terre cuite[6], dans lesquels les hôtes royaux d’Alexandrie venaient se reposer et s’endormir parfois aux heures brûlantes du jour. Toute une végétation aquatique, la flore mystique de l’Égypte, s’élançait des fraîches profondeurs de ce lac et du recueillement de ses sources. La gloire liliale des lotus s’y épanouissait à l’aise dans sa triple transformation[7] : le lotus bleu, emblème d’Osiris, le dieu Père, première personne de la Trinité hermétique, se balançait au moindre souffle de l’air en un mouvement rythmique d’encensoir ; le lotus blanc, nymphée virginale consacrée à la chaste Isis, tremblait au sommet de sa tige ; enfin le lotus rose, le nymphea nelumbo, évasé en ciboire, offrait à la consécration solennelle des nuits ses fèves sacrées, hosties agréables à Horus, le fils très saint d’Isis et d’Osiris.

Sur les bords, à travers les arundos empanachés de blanc, à travers les joncs roux et les iris fauves étendus comme un luxuriant rideau au bord de leur couche nuptiale, sommeillaient les nénuphars. Ces épouses inviolées du Nil n’entr’ouvraient leur corolle qu’au moment de la crue montante du Fleuve Sauveur : ainsi elles étaient, aux yeux du peuple, le précieux gage de sa fécondité.

Taïa se sentait troublée malgré elle par le travail mystérieux de la sève, dont elle connaissait l’occulte symbolisme ; maintenant les troènes florescents l’enveloppaient de leur parfum âcre et il lui semblait entendre glisser à sa suite le pas d’un compagnon invisible. Elle se hâta de quitter les jardins.

Traversant rapidement la grande place qui séparait le Gymnase de la Palestre, elle se dirigea vers le Panœum. C’était une colline de rocaille factice placée au centre même de la ville et qui avait la forme oblongue d’une toupie. Un escalier en limaçon menait au sommet, où un large banc circulaire en granit permettait aux promeneurs de se reposer en contemplant le panorama merveilleux d’Alexandrie et de ses faubourgs. La jeune fille, lasse déjà du chemin qu’elle avait parcouru, et cédant au désir de se recueillir quelques instants avant d’accomplir sa mission, gravit cet escalier et s’assit.

La ville tout entière était à ses pieds dans un scintillement de lumières ; les rues nombreuses, régulièrement tracées et éclairées par d’énormes candélabres de bronze que supportaient des ibis aux ailes éployées, semblaient sortir les unes des autres et gagner ainsi en relief ce qu’elles perdaient en étendue. Les maisons, petites ou grandes, toutes surmontées de toits plats en terrasse, se découpaient très nettement au milieu des édifices colossaux qui les dominaient.

Taïa d’un regard embrassait l’ensemble de ces édifices dans les lignes principales de leur configuration. Le sanctuaire de Saturne, les deux temples d’Isis, le grand et le petit Serapeum surgissaient du milieu de leur péristyle dans le prolongement des colonnes de porphyre. Immédiatement au-dessous d’elle le Soma[8], où reposaient Alexandre et les premiers Ptolémées, étalait la masse blanche de ses sépultures ; quelque chose de majestueusement calme s’exhalait de ce cimetière des rois et montait au cœur de la jeune esclave ; l’idée que la mort n’est qu’un sommeil, cette idée qui fait le fond de la doctrine ésotérique de l’Égypte, vivait aux lieux de sépulture et y répandait une atmosphère de tranquillité consolante. À l’entrée de chaque hypogée, des urnes à encens, des fioles à parfums, des lampes prêtes à être allumées pour éclairer le réveil du défunt ; l’appareil des festins futurs : huile, miel, fruits contenus dans des vases fictiles ; dans des amphores l’eau lustrale attendant l’heure de la résurrection pour le baptême de la vie à venir : tout cela disait surabondamment la foi attachée au dogme de l’immortalité.

Sur les stèles de marbre blanc des peintures polychromes représentaient le défunt dans les attitudes qui lui étaient familières. Au bas de ces stèles, des inscriptions tracées en ocre rouge parlaient en son nom, comme si du fond de sa demeure funèbre il les eût lui-même dictées.

Çà et là, coupant la monotonie des sarcophages, une chapelle funéraire plus haute, un édicule soutenu par des piliers ornementés de chapiteaux à fleurs de lotus bleu ; et sur le fronton la clef de toute initiation mystique : le disque solaire ailé où s’entrelaçaient des serpents urœus. Presque à chaque porte de ces édifices isolés se répétait la représentation en granit d’Horus debout marchant sur des crocodiles ; un scorpion, un lézard, une gazelle, se débattaient sous l’étreinte du jeune dieu ; près de lui, les divinités maîtresses, Thoth et Phta, l’aidaient à dompter les animaux malfaisants. Au-dessus de sa tête juvénile était placé comme un génie protecteur le masque de Bess, le dieu triomphant de la guerre et de la joie ; une mitre aplatie couronnait sa face labourée de rides et encadrée d’une barbe droite et touffue. De chaque côté, en caractères hiéroglyphiques, se lisait cette formule du rituel funèbre égyptien[9] : « Salut à toi, dieu fils de dieu : Salut à toi, Horus,… toi qui as eu soin de clore la bouche de tous les reptiles. Repousse loin de moi les lions venant de la terre, les crocodiles sortant du fleuve, la bouche de tous les reptiles. Rends-les pour moi comme de petites pierres sur la terre, comme des débris de vases près des habitations[10]. »