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1959, Italie, Palerme. Claudia rêve d’une vie meilleure, loin de la pauvreté qui étouffe sa famille depuis toujours. Lorsqu’un jeune sicilien croise sa route, elle espère tenir entre ses mains la promesse d’un avenir différent, mais le destin l’entraîne bien au-delà de ce qu’elle avait imaginé. Du sud de l’Italie aux rues de Montréal, en passant par Kaboul, Beyrouth, Kigali, Paris et Florence, à travers les décennies et les continents, se dessinent plusieurs trajectoires. D’autres vies prennent forme, celles de Lorenzo, de Louise, et d’Ines. Trois vies liées sans le savoir par une même faille, un même silence. Au fil des pages, les frontières s’effacent, les histoires se mêlent, les vérités se dérobent dans un récit où chaque pas vers la lumière commence dans l’ombre.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Après "Khaos, Itinéraire d’un quidam", son premier roman autobiographique, Stéphane Vedovato-Mauge poursuit son exploration de l’un de ses thèmes de prédilection : la place essentielle de la culture dans nos vies. À travers les arts, la peinture, la photographie et la littérature, il met en lumière ce qui, selon lui, constitue à la fois le témoignage universel de l’humanité et un socle indispensable à la construction personnelle.
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Seitenzahl: 232
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Stéphane Vedovato-Mauge
Coda
Roman
© Lys Bleu Éditions – Stéphane Vedovato-Mauge
ISBN : 979-10-422-7825-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À ma mère, Michele, mon père, Mario, mon père, Alain,
et mes deux fils, Nathan et Niels, que j’aime plus que tout au monde.
On n’est pas seul dans l’univers. On arrive et on repart seul. Mais le reste du temps, entre les deux, on n’est pas seul.
William Felton Russel, dit Bill Russel (1943-2022),
est considéré comme le meilleur défenseur de l’histoire de la NBA
Coda : nom féminin (italien, coda, queue). Section conclusive d’un morceau de musique. Dans le ballet classique, troisième et dernière partie d’un pas de deux ou final au cours duquel les principaux interprètes reviennent en scène.
Tous les cyclones tropicaux se forment de la même façon. La température de l’océan doit être d’au moins 26 degrés Celsius pour qu’un ouragan se forme. Lorsque le vent souffle sur l’eau chaude de l’océan, de l’air chaud et humide s’élève rapidement. À mesure qu’il monte, l’air humide se refroidit et l’eau qu’il contient se condense en d’énormes nuages de tempête. L’eau qui se refroidit libère également beaucoup de chaleur. Ce transfert de chaleur crée suffisamment d’énergie pour causer de forts vents. Ces vents, qui soufflent sur la surface de l’océan, font monter davantage d’air chaud. La tempête devient plus intense parce qu’il y a plus de nuages et plus de vent. L’air qui se déplace rapidement crée une zone de basse pression au centre de l’ouragan. C’est ce qu’on appelle « l’œil de la tempête ». Cette zone est généralement très calme. Pourtant, c’est dans la zone autour de l’œil que les vents sont les plus violents.
Palerme, Italie, octobre 1959
Palerme, en 1959, est une ville divisée entre tradition et modernité, une métropole où le développement urbain incontrôlé côtoie la précarité de nombreux habitants. Pour les familles modestes, la vie quotidienne est un combat constant contre les difficultés économiques, les pressions sociales et surtout la présence étouffante de la mafia, qui infiltre tous les aspects de l’existence.
Adolescente, Claudia rêve encore. Elle rêve d’un prince charmant capable de l’arracher à la pauvreté dans laquelle elle vit depuis toujours. Ses parents l’aiment, ils l’ont toujours aimé avec ses frères. C’est le seul cadeau qu’ils leur ont offert sans retenue. Le seul qu’ils pouvaient. Pas d’argent. À peine de quoi vivre. Péniblement.
Les Morello sont une famille de cinq personnes. Giuseppe, le père, travaille comme ouvrier sur les chantiers de construction. Anna, sa femme, est mère au foyer. Leurs trois enfants, Pietro, dix-neuf ans, Claudia, seize ans, et Mario, six ans, vivent avec eux dans un petit appartement exigu au troisième étage d’un immeuble situé en périphérie de Palerme. Ce bâtiment, construit à la hâte dans le cadre du développement anarchique de la ville, porte déjà les stigmates de la corruption et de la spéculation immobilière.
La vie des Morello est marquée par des difficultés économiques. Giuseppe, malgré ses efforts, peine à subvenir aux besoins de tous. Son salaire d’ouvrier est irrégulier, dépendant des chantiers disponibles, et souvent insuffisant pour couvrir les frais quotidiens : nourriture, vêtements, et surtout l’éducation des enfants. Éduquer, former, instruire… L’apprentissage ne se limite pas à l’acquisition de connaissances, mais englobe aussi les bonnes manières, les usages de la société, le savoir-vivre. Anna, de son côté, passe ses journées à gérer le ménage tout en essayant d’arrondir les fins de mois en faisant quelques travaux de couture pour les voisines du quartier.
L’appartement est simple et modeste. Les murs fissurés témoignent de la piètre qualité des constructions réalisées à la va-vite pour répondre à la demande croissante de logements. Le mobilier est ancien, rafistolé, et chaque espace est optimisé pour accueillir les cinq membres de la famille. Pourtant, malgré cette austérité, l’atmosphère y est empreinte de chaleur et de tendresse. La table, installée dans la pièce qui fait office de cuisine, salle à manger et salon, est le lieu de rassemblement, où tous se retrouvent autour des plats préparés par Anna, notamment les pasta con le sarde, une spécialité sicilienne.
Le quartier est marqué par une forte solidarité entre les habitants. Les familles démunies, qui forment la majorité de la population, s’entraident pour surmonter les difficultés du quotidien. Les voisins se connaissent bien, échangent des denrées, des services et des conseils. Anna, après ses travaux de couture, passe ses après-midis à discuter avec les autres femmes du quartier. Elles se retrouvent au marché de Ballarò, vibrant d’animation, rythmé par les abbanniate, ces appels bruyants des vendeurs qui, avec leur accent local chantant, tentent d’attirer les passants, ou bien devant les portes des immeubles. Ces conversations sont l’occasion de partager les dernières nouvelles de la ville, de s’informer sur les meilleurs moyens de s’en sortir, d’échanger des astuces pour économiser ou encore de se plaindre des prix exorbitants des denrées alimentaires.
Les enfants jouent dans les rues, encore peu fréquentées par les voitures. Pietro, l’aîné, aide parfois son père sur les chantiers durant les week-ends ou les vacances, bien qu’Anna veille à ce qu’il poursuive ses études dans l’espoir d’un avenir meilleur. Mais pour beaucoup de jeunes garçons du quartier, l’école reste un rêve lointain. La plupart abandonnent tôt les bancs de classe pour travailler et soutenir leur famille.
Claudia, elle, a des rêves bien différents. Fascinée par les histoires diffusées à la télévision, un objet absent dans l’appartement familial, mais accessible chez une voisine, elle s’évade en regardant les émissions italiennes en noir et blanc. Elle imagine un monde au-delà de Palerme, une vie autre de celle de sa mère. Mais Anna sait que ceux de sa fille seront difficiles à réaliser dans une société profondément patriarcale.
La mafia sicilienne joue un rôle majeur dans la spéculation immobilière, intervenant de trois manières : en servant d’intermédiaire dans l’achat et la vente des terrains, en acquérant des parcelles pour les revendre après les avoir loties, et en influençant l’aménagement du territoire communal grâce à la complicité du personnel politique et administratif. Pour les clans mafieux, c’est non seulement un formidable moyen d’enrichissement, mais aussi une occasion de renforcer les liens qu’ils entretiennent avec le monde politique et l’entrepreneuriat local. Ce phénomène est connu sous le nom de sac de Palerme.
La Cosa Nostra exerce dès lors une influence considérable sur la vie de la ville. Pour les familles dans la nécessité comme celle des Morello, la mafia est une présence aussi palpable qu’invisible, une menace sourde qui plane sur le quotidien sans qu’on puisse toujours la nommer. Giuseppe en est particulièrement conscient. Sur les chantiers où il travaille, il sait que les patrons qui embauchent les ouvriers sont souvent liés à la mafia.
Chaque mois, Giuseppe entend parler de collègues contraints de payer le pizzo, un impôt clandestin, un pot-de-vin exigé par la mafia en échange d’une protection, ou simplement pour pouvoir continuer à travailler. Lui-même n’a pas encore été directement ciblé, mais il sait que cela peut arriver à tout moment. La peur est omniprésente, car ceux qui refusent de payer s’exposent à des représailles violentes, voire à la mort. Il évite d’en parler à sa famille, préférant les préserver de cette réalité brutale.
Dans le quartier, tout le monde sait qui travaille pour la mafia, mais personne n’ose le dire ouvertement. L’omerta, la loi du silence, est une règle tacite respectée par tous, dictée par la peur des répressions. La violence est souvent invisible, mais elle rôde dans chaque coin de rue. On sait que des hommes puissants, souvent impeccablement habillés, viennent parfois rendre visite à certaines familles. Ce sont des capos, des hommes de main de la mafia qui veillent à ce que chacun reste à sa place. On les respecte autant qu’on les redoute.
Pietro est en première ligne pour observer les effets de la mafia dans le quartier. Certains de ses amis, plus âgés, se sont laissé entraîner dans des activités illégales. L’argent facile et rapide est une tentation puissante, une échappatoire à la misère. Pietro est tiraillé entre son désir d’aider financièrement sa famille et la volonté de suivre le chemin honnête que son père souhaite pour lui. Un jour, un de ses amis, Salvatore, lui propose un travail : transporter des paquets pour des hommes de main de la mafia en échange d’une belle somme d’argent. Pietro hésite. Il est conscient des risques. Les paroles de son père résonnent en lui : Reste toujours loin de ces hommes du mal. Elles ne font pas que résonner. Il refuse l’offre de Salvatore.
Essayer de maintenir un semblant de normalité et d’espoir. Façonner un quotidien fait de compromis, de peurs et d’espérances inassouvies. Prier à l’église.
Palerme, Italie, 1962
Claudia sort de temps en temps, le soir, vers vingt heures, en bas de l’immeuble de trois étages déjà insalubre, retrouver des amies et fumer une cigarette blonde, comme dans les films américains. Les GI ont laissé une trace d’insouciance et de modernité après l’opération Husky, en juillet 1943, en débarquant en Sicile pour libérer l’Europe.
Les garçons, toujours deux sur une Vespa, passent et repassent. L’un d’eux se distingue. Il est plus grand, brun, et ne parle jamais. Son regard noir la fixe à chaque fois. Mais pas un mot. Et lorsqu’il fait un signe aux autres, tous se mettent derrière lui et le suivent. On dit, dans le quartier, que c’est le chef d’une petite bande de voyous. Des gentils voyous. Seulement des petits larcins. Rien de commun avec les vrais mafieux qui molestent les prostituées, rackettent les commerçants et organisent les premiers grands trafics illégaux, avec violence.
— Ciao. Comment t’appelles-tu ?
— Claudia. Toi ?
— Matteo Messina. Viens faire un tour.
Claudia est tout d’abord surprise par le ton autoritaire. Pas beaucoup d’éducation, pense-t-elle. Mais ils sont tous plus ou moins comme cela, ces jeunes mâles sur leur Vespa. Ils veulent ressembler à Marlon Brando en chef d’une bande de motards, devenant l’icône du rebelle dans L’Équipée sauvage, film de László Benedek de 1953.
Plusieurs fois, elle refuse d’un simple regard baissé en tournant la tête. Ses amies, sous le charme de Matteo, la poussent à accepter. Elle hésite. Encore. Et un soir de septembre, elle cède.
Cheveux au vent, les mains autour de sa taille, Claudia, assise derrière Matteo, pose sa tête sur son épaule. Les virages se succèdent le long de la côte. Arrivés en haut du cap de Zafferano, au-dessus de la commune de Santa Flavia, Matteo s’arrête. Tout ce qui fait le charme de la Sicile se dessine sous leurs yeux. La mer Tyrrhénienne, d’un bleu azur, se fracasse en vagues sur les roches blanches. Sans un mot, Matteo attire Claudia vers lui, pose ses mains sur ses hanches et l’embrasse avec une autorité certaine. Un baiser maladroit, peu sensuel, un baiser loin de celui imaginé d’un prince charmant, mais un baiser dégageant une impression de force. La virilité sauvage de Matteo séduit Claudia. Elle a bien conscience que ce jeune homme n’est pas du genre sensible, mais il la protégera. Elle le sent. Elle veut y croire, dans une ville et un quartier où le respect passe par la crainte, la force.
— Épouse-moi !
Toujours aussi peu délicat, Matteo, entre deux bouchées de gnocchis avalées avec bruit, assomme Claudia de son ton sec. Sans la regarder. Ce qui était un simple déjeuner dominical familial avec ses parents et ses frères devient, en une fraction de seconde, un coup de tonnerre.
— Claudia, épouse-moi !
Matteo a posé sa fourchette. Il la regarde droit dans les yeux. Pas un sourire. Pas un rictus. Pas un mouvement. Mais surtout, ne pas respecter la règle, l’unique : la demande officielle auprès de son père. Enfreindre l’incontournable.
— Laisse ma fille reprendre son souffle. Ne sois pas impatient.
Giuseppe vient à son secours. Les yeux à moitié baissés. D’une voix empruntée. Presque timidement. Soumis à une autorité physique. Il est petit. Enfin, pas très grand. Il sait que sa fille est amoureuse de Matteo. Il sait aussi qu’elle le craint. Prisonnière, quelque part. Elle est encore jeune. Trop jeune. Innocente. Ce dernier navigue en eaux troubles. Ses fréquentations sont malsaines. Il ne pourra jamais lui offrir une stabilité. Et ses colères. Cette manière d’exploser, comme un volcan, de crier, de hurler, de joindre le geste à la parole avant le mouvement violent. Comme cela. Sans véritable raison. Jamais sur Claudia. Pas encore. Un coup de poing dans le mur, une assiette fracassée sur la table, une porte claquée si fort que le chambranle en tremble après.
Le cliquetis des couverts dans les assiettes cesse. Matteo n’a pas regardé Giuseppe. Il ne lâche pas Claudia du regard. Il attend. Une réponse. Son frère aîné va pour parler lorsque la main de sa mère lui serre discrètement, mais fermement le genou sous la table. Les deux fenêtres de la pièce à vivre sont ouvertes. Seules les persiennes sont aux trois quarts fermées pour couper les rayons du soleil. La chaleur écrasante envahit néanmoins l’intérieur. L’atmosphère générée par l’attitude de Matteo paralyse. Il fait chaud. Très chaud.
Claudia a les mains moites. Faiblement, d’une voix à peine audible, les yeux dans son assiette de gnocchis déjà froids, elle dit péniblement :
— Si tu le veux, Matteo. Si tu le veux.
Bouée lancée à la mer pour dire qu’elle ne sait pas nager, mais que si la frêle embarcation de sa vie prend l’eau à cet instant, elle se jettera pour l’attraper.
— Parfait. Nous allons donc nous marier.
Matteo repousse d’un geste rapide son assiette, saisit la bouteille de vin rouge, et se sert un verre. Puis, en regardant ses futurs beaux-parents avec fierté, insolence et arrogance, l’avale d’un seul trait. Se lève. Et part.
Les semaines suivantes, Claudia reste enfermée dans la chambre qu’elle occupe avec ses frères. Ses yeux pleins de vie et de joie laissent place à deux billes noires en mouvement permanent, toujours aux aguets. Ses yeux tourmentés ne la quitteront plus jamais. Elle a peur. Mais impossible de faire marche arrière. En Sicile, l’honneur de son tizio prime sur tout. Son père n’a pas le courage de lui parler. Sa mère, par de simples gestes d’affection, lui fait comprendre son inquiétude. Ses frères sont passés à autre chose.
Claudia est superbe. Une robe couleur crème sans fioritures, un nœud bleu lavande retenant ses cheveux, dégageant un visage parfait, une allure folle, mais le regard inquiet. Mariage religieux orchestré par le père Rocco Benedetto, suivi d’un repas simple organisé dans la cour de l’immeuble. Trois tables dressées sur des tréteaux de bois recouverts de draps blancs. Repas trop arrosé d’un vin rouge piquant et trop chaud, où Matteo ne peut s’empêcher d’échanger insultes et coups de poing avec l’un des voisins invités, avant de s’effondrer sur une table, ivre mort. Contre l’avis de ses parents, Claudia emménage le soir même dans le petit deux-pièces de Matteo. Elle ne se souvient pas de cette première nuit. Elle ne veut pas s’en souvenir.
Elle ne doit pas sortir de chez elle, excepté pour faire les courses, voir sa famille ou aller prier à l’église. Elle subit, lorsque cela lui chante, les assauts sexuels de Matteo qui ne pense qu’à satisfaire ses pulsions animales. Il passe ses journées dehors, rentre souvent tard. De mauvaise humeur. Il fait des affaires. Pas de métier précis : des affaires. Elle sait qu’il a des maîtresses. Elle tombe enceinte. Pendant toute sa grossesse, il la menace :
— Tu as intérêt à me faire un fils, le fils de Matteo Messina.
Pas question d’avoir une fille. Pendant neuf mois, elle vit angoissée. À plusieurs reprises, elle espère faire une fausse couche, ne pas avoir à subir les conséquences de la naissance d’une petite fille. Et cette attente interminable. Mettre fin à ses jours. Mais à chacune de ses pensées noires, une petite voix intérieure la rassure. Une voix venue de nulle part :
— Claudia, tu dois le protéger. N’oublie jamais. Le protéger.
Quelques mois plus tard, un bébé de trois kilos deux cents grammes, aux joues rouges et plein de cheveux déjà très noirs, naît.
— J’ai un fils. Vous entendez ? Un fils, Lorenzo. Lorenzo Messina !
Matteo hurle dans le couloir sordide de l’hôpital. Il ressemble à un joueur de football venant de gagner le calcio. La satisfaction primaire du mâle alpha, de l’animal simple reproducteur, sans pulsion affective, ni pour Claudia, ni pour Lorenzo.
Tu dois le protéger. N’oublie jamais. Le protéger.
Claudia sait, à ce moment précis, qu’elle devra un jour bouleverser l’ordre établi des choses de sa vie. Ce petit bonhomme, emmitouflé dans un drap blanc très serré, son fils, est sa renaissance, son renoncement définitif à accepter ses souffrances, le combat d’une vie, de sa vie, persuadée que Dieu lui a confié cette mission.
Elle comprend immédiatement que seuls l’éducation et l’enseignement ailleurs seront son passeport pour s’échapper d’un monde où il est juste question de survivre et non de vivre.
Ne plus subir.
Ne plus avoir peur.
Ne plus se mentir.
Essayer d’être libre.
Palerme, Italie, 1969
Quelle stupeur frappe les sœurs Gelfo ce matin du 19 octobre 1969, au moment de l’ouverture dominicale de l’oratoire franciscain San Lorenzo, attenant à la basilique Saint-François d’Assise. En lieu et place du chef-d’œuvre, un vide, ou plutôt un cadre et un châssis dont la toile a été évidée. C’est un travail de professionnels. La coupe est nette, au rasoir. Pas un centimètre carré de surface peinte ne subsiste. La Nativité avec Saint-François et Saint Laurent, du Caravage, a disparu.
Au lendemain du vol, les pistes sont maigres. On le revendique à Monte-Carlo, on conduit la police chez des galeristes suisses, et l’hypothèse d’un recel en Europe de l’Est est étudiée. Rien de bien solide. Les rumeurs vont bon train quant au destin du tableau. Les pessimistes penchent pour la thèse d’une disparition : La Nativité aurait brûlé, à moins que ce ne soient les cochons et les souris qui l’aient dévorée dans la grange où les mafieux l’auraient cachée… Les optimistes, eux, se contentent d’espérer. Toutes sortes de légendes naissent, la plus séduisante voulant que la Cosa Nostra l’expose dans une salle secrète lors de ses réunions au sommet. La Nativité serait leur plus grand trophée, un otage qu’il suffit de menacer pour faire chanter des politiciens corrompus.
— Lorenzo, réveille-toi. Ne fais pas de bruit. Habille-toi.
— Quelle heure est-il, Maman ? Je suis fatigué.
— Quatre heures. S’il te plaît, écoute-moi. Chut.
Un silence sourd, pesant, règne dans l’appartement. Seuls les ronflements de Matteo résonnent depuis la chambre. Claudia l’a entendu rentrer vers deux heures du matin, ivre. Après avoir bousculé une chaise, il s’est effondré sur leur lit, le nez contre le matelas, la bave au bord des lèvres, sentant le vin mêlé à une odeur acide de parfum de femme, certainement une de ses putes.
Claudia attend depuis des mois ce moment. Cet instant préparé avec une discrétion totale, sans lequel la complicité du père Benedetto, rien n’aurait été possible. Ce basculement vers l’inconnu pour fuir un quotidien trop proche de l’enfer. Souvent, la tentation de mettre fin à ses jours l’a effleurée. Quelques secondes seulement, avant de retenir des larmes sèches et de tendre toute son énergie vers sa seule raison de vivre : son fils.
Les yeux fermés, Lorenzo enfile son short, un pull, des chaussettes, des sandales usées. Prostré, il ne bouge pas, assis sur son matelas. Sa mère tire doucement la porte de l’armoire de la pièce à vivre, saisit un grand sac, le pose au sol. S’arrête. Entend les ronflements. Ouvre la porte de l’appartement. Le prend par la main, le sac de l’autre, fait quatre pas, referme la porte.
— Mon chéri, nous partons en voyage. Ne lâche pas ma main.
— Et Papa ?
— Papa ne vient pas. Il a du travail. Nous devons y aller.
Il serre sa main. Très fort. Il ne comprend toujours pas.
À chaque marche descendue, le cœur de Claudia s’accélère. Lorenzo l’entend cogner. Peur d’entendre son père hurler, avaler l’escalier, attraper sa mère par les cheveux, la frapper au ventre, là où cela ne laisse pas de traces, mais où la douleur est terrible.
Le jour n’est pas encore levé. La rue est vide. Sale. Avec des odeurs méphitiques. Encore quelques instants, ceux où le monde change, où le quotidien respectable de chacun reprend ses droits sur les vices de la nuit. Vite. Le ferry n’attend pas. Le père Rocco Benedetto a tout organisé. Il a pris les billets : pour Rome, puis deux billets d’avion pour Montréal.
Soixante minutes avant le départ. Soixante longues minutes, interminables.
— Claudia, je suis là. Donnez-moi votre sac. Vite, nous sommes en retard. Tout s’est bien passé ?
— Oui, merci, mon Père.
Ils marchent vite. Très vite. Fuir. Ne pas se retourner.
Lentement se dessinent les installations portuaires : les grues, les containers. Le ferry est au bout du premier quai. Le départ est prévu pour six heures du matin. Claudia a glissé sous sa ceinture quelques billets économisés et cachés, sa pièce d’identité, celle de Lorenzo, deux passeports réalisés à l’insu de Matteo, et une petite croix en bois. Elle ne la quitte jamais. Elle ne la quittera jamais.
— Lorsque vous arriverez à Montréal, le père Paolo Primara vous attendra. Il est informé. Vous resterez le temps nécessaire avec lui, pour qu’il puisse vous fournir des papiers et organiser votre installation à Montréal. Il vous expliquera. Vous devez être patiente, Claudia. Prenez soin de Lorenzo. Votre liberté est ailleurs. Je prierai pour vous. N’oubliez pas : les actes révèlent qui nous sommes. Vous êtes une femme de courage. Les tragédies peuvent devenir des opportunités.
— Je ne vous oublierai jamais. J’abandonne mes parents. Ma famille.
— Non. Vous les libérez. Vous savoir loin de cette violence contre laquelle ils ne pouvaient rien faire est un miracle. Il est temps. Adieu, Claudia. Adieu, Lorenzo. Que le Seigneur vous accompagne et vous protège.
Tenant fermement la main de Lorenzo, Claudia, de l’autre, reprend son sac. Un dernier regard vers Palerme avant de se diriger vers la passerelle, tendre les deux billets, et rejoindre le pont. Devant, c’est un grand saut dans l’inconnu. Derrière, un grand traumatisme.
Les amarres sont levées. Lentement, dans un grincement sourd, le ferry s’écarte du quai. L’eau semble bouillonner tout autour. Dans un effort lourd, la grande masse d’acier s’engage pour une traversée d’une douzaine d’heures. Le vent s’est levé. Lorenzo tremble. De froid. De peur. Sa mère le serre fort, son petit corps recroquevillé contre elle.
Les cloches de l’église retentissent. Les fidèles sortent lentement, un par un, saluant le père Benedetto. Les parents de Claudia s’avancent.
— Bonjour, mon Père.
— Bonjour. Claudia et Lorenzo vont bien.
Un regard. Un seul. Pas un mot de plus. Juste un silence salvateur. Un silence de liberté. Enfin.
— Claudia, où es-tu ? Putain, réponds-moi ! Je vais te…
Matteo, hors de lui, se précipite sur le palier. Hurle. Bouscule un voisin. Dévale les escaliers. Les vapeurs d’alcool sortent encore de sa bouche à chaque mot éructé. Il comprend. Cette salope est partie. Avec son fils. Elle a osé. Le quitter. On ne quitte pas Matteo. On ne quitte pas son homme en Sicile. Véritable déclaration de guerre aux conséquences terribles. La honte. Mais plus que tout, il redoute de devoir montrer à ses supérieurs son impuissance. Ne pas être capable de maîtriser sa femme. La Cosa Nostra a une mémoire d’éléphant et une patience très limitée.
Matteo, comme bon nombre de jeunes hommes sans éducation de Palerme, a fini par être recruté par la Cosa Nostra, la mafia sicilienne. Une fois pris dans les tentacules de la « pieuvre », impossible de s’en échapper. On fait partie des rouages. On est lié à jamais. On ne quitte pas la Cosa Nostra. C’est un homme de basses besognes, un picciotto, tout en bas de la hiérarchie de la mafia. Son impulsivité, sa violence, son ignorance, ne lui permettent rien d’autre que de récupérer le pizzo prélevé sur les petits commerces de son quartier ou de participer à des cambriolages. Il est aux ordres. La disparition de Claudia et de son fils est un séisme. Cela va se savoir. Vite. Claudia partie, la loi de l’omerta, la loi du silence, peut être rompue. Il connaît la chanson : l’homme qui parle beaucoup s’enterre avec sa propre bouche. Claudia le sait. Elle connaît son secret.
Pendant toute la traversée de Palerme vers Rome, Lorenzo gémit, pleure. Il réclame son père. Celui qui ne l’a jamais embrassé. Jamais rien. Quel paradoxe ! Sa mère, muette, ne sait que lui répondre. En aucun cas Matteo ne lui a parlé avec douceur. Pas un mot d’amour. Pas un geste d’affection. Pas un baiser, hormis le tout premier, un soir, face à la mer. Seulement des cris, des accès de fureur, de colère, des insultes, des pulsions.
Et pourtant…
Cette absence, qui aurait dû être une libération, se transforme déjà en douleur. Une douleur profonde, incompréhensible pour Claudia. Incompréhensible pour Lorenzo. Comment le calmer ? Le rassurer ? Lui expliquer ? Trop tôt. Lui expliquer quoi ? L’inexplicable ?
Un sentiment de dépaysement, associé à l’exil, se lit sur leurs visages angoissés. Fuir n’est jamais simple. Subir des secrets dévastateurs, destructeurs, est une épreuve. Ce simple mot, « immigration », est à lui seul un séisme personnel, un traumatisme familial.
Surmonter ses fractures, ses peurs, ses angoisses, créer le grand désordre de sa vie pour espérer se reconstruire.
Tout s’accélère. Arrivée à Rome, transfert pour l’aéroport, embarquement. Huit heures de vol. Montréal. Les longues files d’attente. Le service de l’immigration. Puis les bras grands ouverts du Père Primara.
Tout est confus. Un brouillard épais où aucune image nette ne se forme.
Pour la première fois, Lorenzo croque dans ce pain tranché si tendre. Il n’a pas l’habitude de ce genre de pain à Palerme. Le père Paolo Primara lui raconte qu’au moment de sa propre traversée, de Palerme vers Halifax, bien des années plus tôt, en arrivant au Quai 21, il avait vu une grand-mère assise à ses côtés qui, découvrant ce pain blanc, avait déclaré :
— Si au Canada on ne trouve que ce pain-là, moi, je retourne en Italie !
Elle n’avait même pas voulu y goûter.
— Pourquoi Montréal, Maman ?
Claudia, avec ses mots, comme une « petite » professeure d’histoire ou d’économie qui n’aurait pas fait d’études supérieures, tente de lui expliquer pourquoi et comment les Italiens ont émigré au Canada depuis plus d’un siècle. Pourquoi et comment le père Rocco Benedetto a organisé leur fuite loin de Palerme ?
— Lorenzo, nous, les Italiens, quittons notre pays depuis plus de cent ans pour échapper à la misère. Des centaines de milliers sont partis aux États-Unis ou au Canada, grâce à des contacts, de la famille, et à l’Église. C’est grâce à ça que le père Rocco Benedetto a pu nous aider. Grâce à ses relations. Ton père ne nous retrouvera jamais. Mais pour cela, nous ne devons jamais dire d’où nous venons. Jamais. Tu m’entends, Lorenzo ? C’est notre secret. Si on te pose des questions, tu diras que nous venons de Rome. Et que ton père est mort. Ton père est mort.
— D’accord, Maman. D’accord. Papa est mort.