Cœurs Saignants - Olivier Granaud - E-Book

Cœurs Saignants E-Book

Olivier Granaud

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Beschreibung

Mars 1793 : de Noirmoutier à Cholet, de Machecoul à Luçon, le Poitou gronde.

A travers les destins de personnages hauts en couleur réels ou de fiction, vivez ce grand moment de l'histoire de France au nom à jamais gravé dans les mémoires : La Guerre de Vendée.




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ISBN : 978-2-38625-907-4

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Page de Titre

Olivier GRANAUD

Cœurs Saignants

Chapitre IInsurrection

Dans la brume verdie d’une lune opale, des torches convergeaient vers un champ en jachère, éclairant le pas d’ombres au front baissé sur les sentiers ébauchés en bordure de l’espace nu. La terre durcie des froidures de ce début de mars résonnait sous la foulée des sabots et des souliers à boucles de fer. Goutte à goutte flamboyante, cette trentaine de spectres auréolés se porta sans qu’un mot fût prononcé du côté abrité d’un borée léger, mais frisquet.

Quatre hommes se détachèrent du groupe, les autres formèrent un demi-cercle autour. L’un d’eux prit la parole. D’un âge mûr, il dégageait de lui l’assurance de quelqu’un qui en avait vu beaucoup et avait agi tout autant :

— Tout d’abord, je vous remercie tous d’avoir pris de votre temps pour venir jusqu’ici. Certains, sans doute, viennent de paroisses qui ne sont pas à la porte à côté.

Un murmure d’approbation sourdit de quelques bouches concernées.

— Pour ceux qui ignorent mon nom, je suis Jean Perdriau de la Poitevinière.

— Ce n’est pas tout près non plus ! releva un auditeur aux traits anguleux à demi cachés derrière les pans de son col de veste relevé et de son foulard sombre bouffant au menton.

— C’est parce que l’heure est grave que je suis là.

L’homme reprit une inspiration pour renforcer le dramatique de son allocution.

— Comme vous le savez sans doute, les bandits de la Convention, non contents de vouloir que nos prêtres délaissent le Saint-Père pour la Constitution, ont assassiné notre roi et nous volent la terre qu’on cultive en faisant passer des bouts de papier pour de l’argent. Pour couronner le tout, voilà qu’ils se sont mis en tête de nous envoyer nous battre aux frontières pour protéger leur foutue Révolution et les quelques privilégiés qui en font leur beurre.

À ces mots, l’assemblée signifia son approbation par des mots crus et des ricanements. Il laissa passer l’acrimonie générale.

— Aussi tout le monde conviendra qu’il n’est plus possible de les laisser faire. Il nous faut agir maintenant si l’on ne veut pas voir les hommes des Mauges envoyés se faire massacrer pour être remplacés dans nos champs et nos métiers par ces damnés républicains. Ce soir, nous sommes là pour décider de la conduite à tenir pour foutre à terre leur décret de levée en masse.

À ces mots, le rassemblement rugit une approbation unanime.

Toutefois, l’un des quatre dont la mise révélait la condition d’homme d’Église avait décelé chez celui qui avait interpellé Perdriau, l’homme au visage dissimulé, une façon surjouée d’exprimer sa ferveur. Aussi, le père Hudon dont l’œil était exercé à discerner toute digression individuelle lors d’une messe concentra son attention sur lui. Leurs regards se croisèrent, celui du quidam se détourna vite pour converser à voix basse à l’oreille de l’homme qui se tenait à sa gauche, lequel émit un rire accommodant. Le curé intervint :

— Mes chers fils, votre volonté d’en découdre va droit au cœur du représentant de Dieu que je suis. Pourtant, je crois déceler chez certains un embarras dont je ne saurais préciser la raison ; d’un geste de la main, il désigna son suspect.

— Vous, monsieur, dont j’ignore le nom, vous paraissez avoir l’esprit incertain. L’idée de ne pas faire partie de cette armée dirigée par des apostats ne vous réjouit-elle pas ?

— Moi, mon père ?

— Oui, vous, monsieur ?

Tous avaient retourné leur feu vers l’interpellé. Pour le coup, celui-ci rabattit son col afin qu’on le vît mieux, son foulard afin qu’on l’entendît mieux. Il ne devait pas être à son aise devant tant de regards ; cependant, il fit preuve de mesure :

— Aux rares qui ne me connaissent pas, Aimé Gaborit, calin1 à la chevalerie au compte de monsieur Chouteau. Mon père, j’aimerais bien botter le cul à ceux qui voudraient m’envoyer me battre contre les exilés, sauf que je ne vois pas très bien comment éviter ça à moins d’avoir de la chance au tirage… Et la chance, je n’en ai pas eu trop depuis qu’on m’a tiré des cuisses à ma mère.

La dernière remarque fit rire tout le monde et sourire le curé. Toutefois, il se devait de condamner la grivoiserie qu’elle contenait :

— Mon fils, vous vous laverez la bouche et me réciterez trois « Je vous salue Marie » pour la paix de votre maman.

Gaborit acquiesça, une main déférente sur le poitrail, puis s’effaça derrière deux torches. L’un des quatre, qui n’avait pas encore parlé, leva une main pâlie par les rayons de lune :

— Gaborit, et vous autres, c’est justement pour convenir d’actions concrètes à mener qu’on a battu le rappel. Comme vous ne paraissez pas y avoir trop pensé, je m’en vais donner une idée ou deux.

Une voix anonyme s’éleva de derrière le premier rang :

— Fais donc ça, Boucre !

Des ricanements indulgents souffrirent l’irruption.

— Puisque j’ai la permission de Troixpoils… Comme vous l’avez entendu dans le canton avant-hier, on va se livrer au tirage au sort de ceux qui partiront à la guerre après-demain, sur la place Rouget. À cette occasion, les messes n’auront pas lieu « afin de permettre à la population masculine en âge de s’engager, d’avoir tout le temps disponible pour satisfaire à ses obligations ». Ce n’est pas moi qui le dis, mais le président du Directoire Goffaux.

Les injures des plus grossières fusèrent à l’énoncé de ce nom, si bien que le prêtre, quoique satisfait dans son for intérieur, finit par imposer le silence de sa voix rompue à calmer les nefs, afin que Boucre pût poursuivre.

— Aussi, je propose que nous nous rendions dimanche à Cholet afin de contrarier le déroulement de ces réjouissances.

Après que la plupart eurent applaudi à cette idée, un moustachu à la solide carrure s’avança :

— Les gars, on n’est pas assez nombreux pour faire le coup. La maréchaussée va vite nous coller aux fers.

Le dernier du quatuor, un garçon à la mise qui trahissait les moyens, s’engagea :

— Albin Tricoire, fils d’Albert Tricoire, le patron de l’auberge des Trois Canards.

— Je connais, on y boit mieux qu’on y mange ! lança un plaisantin dissimulé sous un vaste feutre.

Des rires dissipèrent la gravité de l’instant.

Tricoire rétorqua avec malice :

— Trois livres quatorze sols de crédit inscrits dans mon livre, Morinière, et pas que du vin. La cuistance doit être encore pire chez toi pour que tu viennes manger chez moi.

— Ce n’est pas le cas. Sauf que ta servante Toinette a une aussi belle croupe que ma vieille est bonne cuisinière.

Alors que les participants charriaient la joute verbale, le regard du curé crucifia le coquin du regard. Celui-ci sut avoir été trop loin et se reprit maladroitement :

— Mais je viendrai régler ma dette bientôt.

— Fais donc ça. Je voulais dire que, bien évidemment si nous sommes aussi peu, nous allons finir en geôle avant d’être poussés à coups de baïonnettes vers nos uniformes. Aussi ne serait-il pas idiot que chacun de nous se dispose à discuter avec tous ceux de sa connaissance en position d’être choisi pour porter l’habit bleu, les convaincre de désobéir et de le faire savoir dimanche. Comme ça, on se présentera nombreux et ceux d’en face seront dissuadés de venir nous chercher des noises. Donnez le rendez-vous devant mon auberge à l’aube. Depuis là, on déferlera à grand bruit sur Rouget.

Jean Perdriau, auquel les flammes des oupilles donnaient une exaltation à ses pupilles claires, ajouta :

— Pour ma part, je viendrai au tirage au sort avec un bâton dans la main et un couteau dans la poche et je vous invite à faire pareil. Les jacobins ne sont pas des tendres. Avec le droit pour eux, ils risquent de vouloir montrer qu’on a qu’un devoir, obéir.

Le père Hudon ajouta, solennel :

— Dieu m’est témoin, qu’en temps normal, je désavouerais les paroles de notre ami. Hélas, nous vivons une époque troublée par la pire engeance que Satan a à sa disposition. Aussi, je soutiens que ces conseils sont bien avisés.

On approuva bruyamment. Certains se signèrent, indice que l’appréhension d’une confrontation prochaine avec le Mal pouvait émousser l’entrain ; aussi, le curé rassura :

— Mais que personne ne s’alarme, Notre Seigneur Jésus-Christ nous voit et nous aime. Il ne permettra pas aux païens de déshonorer son église plus longtemps ni aux hommes qui le suivent dans leur foi d’être engagés contre elle dans une guerre contre d’autres chrétiens.

Portant sa main sur le lourd crucifix qui pendait à son col, il le souleva, les yeux tournés vers un ciel aux étoiles cachées d’un linceul nébuleux, signal pour tous de plier le genou sur le sol dont le froid perçait l’étoffe des brayes et pantalons. Hudon y alla de son miserere :

— Miserere mei, Deus : secundum magnam misericordiam tuam…

Seul Gaborit n’était pas vraiment inspiré par la prière. Un léger rictus de mépris se dessina derrière les pointes de son col. Comme les autres, il n’avait omis ni la génuflexion ni de tenir son couvre-chef à mains jointes, mais son palais se desséchait de prononcer l’oraison.

En ce samedi après-midi, l’hôtel particulier de René-Albert Chouteau était le théâtre d’une activité inhabituelle. Les figures patriotes choletaises avaient été convoquées expressément par des billets cachetés adressés par leur hôte ce matin même, pour une affaire « de la dernière importance ». Il leur avait été précisé de « tenir une discrétion absolue quant au lieu et l’heure de cette réunion ». Rien d’autre n’y était éclairci, ce qui en augmentait la tournure alarmante. À l’exception du maître d’hôtel Arnaud au service de la famille depuis quarante années, aucun employé de maison n’était présent. Celui-ci les introduisit sans protocole jusqu’au grand salon à mesure de leur venue, le maître-tisserand déclina l’invitation faite par les premiers venus de les instruire, ne serait-ce qu’un peu. Il se borna à leur servir lui-même une boisson de leur choix, alimenta la cheminée de deux bûches. Depuis le contre-jour de la grande fenêtre, la présence d’un homme silencieux à l’allure de calin, les mains croisées dans le dos et campé sur des jambes écartées augmentait la lourdeur de l’atmosphère. Les discussions oiseuses cachaient mal un trouble général. À l’arrivée du dernier invité, après qu’il fut commandé au majordome de fermer la porte à double battant et de refuser toute autre visite, le maître des lieux se plaça entre l’âtre et eux, l’air grave. Chacun suspendit geste et souffle :

— Messieurs, si je me suis permis de vous faire déroger à vos occupations prévues en un temps si court, c’est que ce que j’ai à vous annoncer ne souffre aucun délai. Je tiens de la bouche de ce citoyen que j’ai rémunéré assez cher.

Il désigna vers la fenêtre vers laquelle la communauté tourna la tête. La personne porta légèrement une main au bord de son feutre pour les saluer.

— … Des informations capitales sur un complot de séditieux contre le déroulement de la levée en masse prévue demain. Citoyen Gaborit, raconte ta soirée d’hier.

L’indicateur disjoignit les mains derrière ses reins pour les pincer aux revers de sa pèlerine de drap grossier. Il se lécha les lèvres pour qu’un son pût s’en échapper ; quoique l’auditoire fut acquis à la devise « liberté, égalité, fraternité », il n’en restait pas moins ce qui se faisait de plus influent en pays de Mauges.

— Mess… Citoyens, je n’ai pas votre éducation, mais ce que j’ai vu, je l’ai bien vu et ce que j’ai entendu, je l’ai bien entendu. Cette nuit, j’étais avec l’ordre du citoyen Chouteau pour qui je tisse, à un regroupement de papistes qui rêve d’ancien régime. Il s’y trouvait une trentaine de gars des environs. Ils sont venus à l’invitation de Tricoire Le Jeune et de Gilles Boucre que vous connaissez peut-être.

Tous acquiescèrent à l’un ou l’autre nom, car Cholet n’abritait que huit mille quatre cents âmes.

— Il y avait aussi le réfractaire Hudon et un drôle de la Poitevinière que je n’avais jamais croisé, un certain Jean Perdriau.

Guillon L’Ainé intervint :

— C’est un voiturier. J’y fais des fois appel pour livrer mon commerce à Nantes, lorsqu’il manque d’équipages. Un ancien caporal du régiment d’Aquitaine de ce que je sais.

Le conseiller de La Révellière s’offusqua :

— Comment n’a-t-on pas encore attrapé ce cul-bénit de Hudon depuis le temps. Moi qui le croyais en train de chanter la messe à l’étranger !

Le procureur Lebreton-Mesnard le reprit :

— L’explication, tu la connais comme moi, mon cher Patrice. Il se terre sous les jupons d’une cagote des environs, comme le font des dizaines de réfractaires dans la région.

Bonnin-Lambert ajouta :

— On ne peut tout de même pas envoyer la garde nationale entre les cuisses de toutes pour les débusquer !

Le trait d’esprit provoqua l’hilarité générale qui souffla la morosité hors de la pièce. Le maire Auguste Cambon sonna la fin de la récréation :

— Messieurs, si l’on revenait à notre affaire ?

Au bout de quelques hoquètements, l’assemblée se recomposa un air soucieux.

— Citoyen Gaborit, poursuis, je te prie.

— Eh bien, voilà. Les quatre meneurs ont proposé au reste d’aller battre le rappel auprès de tous les candidats au tirage pour l’empêcher demain. Perdriau a soumis qu’ils viennent armés, Hudon est d’accord. On a fini la soirée sur un miserere, puis on s’est séparé. Les blancs sont remontés et ça ne date pas d’aujourd’hui, mais là ils ont l’occasion de le faire savoir. À mon avis, à l’heure que je vous parle, on ferre les bâtons et on aiguise les lames.

Les notables se dévisagèrent, consternés. Leur émotion visible se révélait par un brouhaha aux accents hystériques. L’un d’eux, pour rompre le cours des apartés, rappela tout ce monde à l’ordre en tapant le plancher du fer de sa canne :

— Il nous faut envisager une présence renforcée de la garde nationale à celle de la gendarmerie pour décourager l’esclandre et protéger les tréteaux du tirage.

Le maire Cambon le reprit :

— Cartier, le bataillon de Cholet compte soixante-dix hommes, plus les cinq gendarmes ; je ne suis pas certain que l’effectif empêche ces fanatiques de s’en prendre aux symboles de la Nation. Et puis, aligner des gens armés peut inquiéter les esprits un moment. Mais qu’un d’entre eux dépasse sa crainte et fonce, et ce sera une foule en furie qu’on ne pourra contenir.

Henri Bonnin-Lambert le coupa vivement :

— Et que proposes-tu, citoyen Cambon. Laisser faire la sédition, se taire et espérer que notre incompétence ne vienne pas aux oreilles du directoire exécutif du Mayenne-et-Loire pour monter aux enragés du Comité de défense générale ? Personnellement, j’ai vu la guillotine à l’œuvre. C’est un bel outil certes, ma foi, trop beau pour ma nuque !

La majorité approuva bruyamment la sortie. Cambon se releva de son fauteuil pour dominer son monde :

— Ai-je parlé d’abandonner les rênes à ces foutres Dieu de papistes ? Je suis Auguste Cambon, frère de Pierre-Joseph, je vous rappelle ; on a la république dans le sang dans la famille ! Mais à l’analyse de la situation, le rapport de force nous est défavorable. Au dernier recensement, nous sommes au plus cent quarante-sept patriotes dans tout le district et je ne suis pas certain que la lame d’une faux soit moins douloureuse que celle de l’abbaye de Monte-à-regret, cher Henri.

Lebreton-Mesnard, dont le ton reflétait l’exaspération ambiante, riposta :

— Alors, que fait-on ?!

— J’irai sur l’estrade demain, accompagné de ceux qui parmi vous mettent la patrie avant leur vie. Nous sommes les représentants de la France Une et indivisible à Cholet, messieurs. À ce titre, nous devons faire corps et nous tenir face aux insoumis l’œil fier de porter la cocarde au revers et le verbe assuré pour objecter chacune de leurs conceptions rétrogrades. Je vois ici un parterre de citoyens actifs des mieux éduqués, abreuvés aux écrits pertinents de Voltaire, Montesquieu et autre Diderot. Auriez-vous des doutes quant à la puissance des mots pour façonner les incertitudes populaires ? Nous avons là l’occasion d’une tribune, citoyens. Alors, haut les cœurs, et assenons-leur nos idées, que ces croquants ravalent enfin leurs chapelets !

L’argumentaire était habile et n’offrait pas de moyens de le biaiser, sous peine de paraître tiède dans ses engagements et mûr pour le tribunal révolutionnaire. La plupart affectèrent du mieux qu’ils purent une bonne mine pour donner le change, deux ou trois adoptèrent une attitude franchement favorable. Jean Rechin avança tout de même prudemment :

— Et puis, rien ne nous empêche de faire poster discrètement la troupe à quelques rues de Rouget, au cas où les mots ne suffiraient pas. Le brigadier-chef Alagnion tirerait un coup de feu en l’air pour rameuter nos soldats, si d’aventure le message n’était pas compris.

Personne ne trouva à redire à l’idée. Après quelques discussions formelles, on se sépara en se congratulant en tournures solennelles, habité par la perspective d’un lendemain incertain.

Devant Les Trois Canards, le quadriviumvirat battait le pavé, les paumes collées sur des chopes d’étain d’où fumait un demi-setier de lait chaud offert par le patron. Leurs mots rares et anxieux troublaient à peine le silence du bourg endormi.

— Écoutez !

Perdriau leva un index au pavillon de son oreille. Effectivement, une rumeur et le martèlement de semelles montaient graduellement de toutes parts au-dessus des toitures. Des sourires glissèrent sur les visages, chacun but son breuvage d’un trait pour se réchauffer encore plus le cœur. On s’essuya les lèvres du revers de la main, car bientôt il faudrait parler de façon convaincante et la mousse de lait en moustache n’y participe pas.

Des grappes de gaillards souvent jeunes affluaient par les rues étroites du centre-ville, encore baignées d’une obscurité matinale. Chemin faisant, les conversations allaient bon train, sérieuses et joyeuses tour à tour. Elles n’avaient qu’un objet : l’appel fait par les gardes champêtres du canton dans chaque village et hameau pour la levée en masse, afin d’armer des patriotes et défendre le sol français assiégé de toutes parts. À la suite de ces agents municipaux, la journée précédente, quelques dizaines d’artisans, agriculteurs ou petits commerçants comme eux ainsi que le prêtre hors-la-loi de la paroisse Saint-Pierre, leur avaient exposé les raisons de ne pas répondre à la convocation. La plupart approuvaient leur démarche depuis bien avant que le tirage au sort ne les concernât directement. En sus, ces messagers avaient répondu à leur crainte de se voir ramasser par les ultras au pouvoir. Ils les avaient raffermis dans l’idée que ce n’était pas la poignée de républicains des parages qui pourrait leur imposer quoi que ce fut dans la mesure où la protestation émanerait d’une foule nombreuse et décidée, fortifiée par le Christ-Roi. On se serra épaule contre épaule pour accueillir les nouveaux venus qui ne cessaient de se presser. D’où ils se tenaient, les quatre hommes ne pouvaient pas déterminer le nombre. Cependant, il semblait que la rue des Oisinettes était comble. Tricoire fils constata :

— D’ici, personne ne nous entendra. Venez, on va leur causer depuis l’étage.

— Bonne idée ! Moi, je reste ici pour les contenir, approuva Boucre. Pendant que ses compagnons s’engouffraient sous l’enseigne peinte de trois têtes de colvert hilares qui surgissaient d’une marmite, il entreprit de rassurer les premières lignes de sa plus forte voix.

— Merci à tous, amis, d’avoir répondu présent si nombreux. Afin que personne n’en perde une miette, mes compères s’en sont allés à la fenêtre du haut, pas d’impatience.

Ici et là, des cris joyeux de gamins gagnés par l’excitation d’un événement qui promettait d’être mémorable provoquèrent l’entrebâillement des volets du voisinage sur des faces encore fripées de sommeil. Lorsque les battants à l’aplomb du seuil de l’auberge s’ouvrirent pour laisser passer Perdriau et le père Hudon, le parterre émit des sifflements et des exhortations d’encouragement. Le premier recula d’un pas pour laisser la primeur à l’homme d’Église. Celui-ci se découvrit d’une main et d’un geste auguste, révéla à l’aube pâlissante la croix d’argent pendue à son jabot en imprimant une rotation lente vers les deux extrémités de la rue. Le tumulte tomba ; tous les couvre-chefs rejoignirent les poitrines. Dans un silence à peine troublé par les respirations contenues des ouailles en haleine, le curé plaida avec véhémence dans toutes les directions :

— Amen, amen, je vous le dis : celui qui entre dans l’enclos des brebis sans passer par la porte, mais qui escalade par un autre endroit, celui-là est un voleur et un bandit.

Celui qui entre par la porte, c’est le pasteur, le berger des brebis.

Le portier lui ouvre, et les brebis écoutent sa voix. Ses brebis à lui, il les appelle chacune par son nom, et il les fait sortir.

Quand il a poussé dehors toutes les siennes, il marche à leur tête, et les brebis le suivent, car elles connaissent sa voix.

Jamais elles ne suivront un étranger, mais elles s’enfuiront loin de lui, car elles ne connaissent pas la voix des étrangers.

Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des bandits, mais les brebis ne les ont pas écoutés.

Moi, je suis la porte. Si quelqu’un entre en passant par moi, il sera sauvé ; il pourra entrer ; il pourra sortir et trouver un pâturage.

Le voleur ne vient que pour voler, égorger, faire périr. Moi, je suis venu pour que les brebis aient la vie, la vie en abondance.

Moi, je suis le bon pasteur, le vrai berger, qui donne sa vie pour ses brebis.

Ce berger n’est qu’un mercenaire, et les brebis ne comptent pas vraiment pour lui.

Moi, je suis le bon pasteur ; je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent,

Comme le père me connaît, et que je connais le père ; et je donne ma vie pour mes brebis.

Amen !

Le troupeau reprit l’interjection en même temps qu’il se signa.

— Mes frères, mes enfants, comme il est dit dans l’Évangile de Jean, chapitre X, celui qui croit en Dieu et en sa miséricorde, celui qui craint Sa colère, celui qui s’agenouille devant la révélation faite aux apôtres pour nous par Jésus-Christ, ne peut accepter comme berger que le Fils. Or, en cette époque terrible, des démons à visage humain défient la toute-puissance divine et veulent imposer aux enfants du Seigneur de changer de berger pour suivre des pécheurs réunis dans un temple païen, la Convention nationale. Aujourd’hui, la République, cette sorcière impitoyable, veut envoyer la plupart d’entre vous assassiner des hommes qui ont une haute idée de Dieu et de celle qui en son sein vous assure la vie éternelle, notre Sainte- Mère l’Église. Mais vous êtes là, mes enfants, une multitude en colère de voir qu’on piétine la parole de joie et d’amour du Christ. Vous êtes là, mes enfants, qui refusez que la Goule Athée suce votre âme et insuffle à sa place des pensées hérétiques et noires, des pensées inspirées par son maître, Satan. Car votre conscience ne se nourrit que de la parole d’un guide, le Christ-Roi, parole céleste inspirée par la lumière du Tout-Puissant. Derrière le Sacré-Cœur de Jésus, allez face aux représentants de cet état impie et de toute la force de votre conviction chrétienne, dites-leur : non, non à votre armée d’assassins, de régicides et d’idolâtres !

Essoufflé par la violence autant que la longueur de son prêche, l’homme en noir appuya ses mains sur le rebord. Sa poitrine exténuée se gonfla du souffle palpable de son public. L’exaltation monta à son comble lorsqu’un gosier anonyme hurla :

— Non, non ! Alléluia !

Repris par l’ensemble, l’invocation sonna tel le ressac coincé entre deux roches. À ce spectacle de ferveur, le prêtre conçut une joie telle qu’une larme vint chausser ses caroncules. Il se repoussa hors du cadre pour ne rien laisser paraître à la foule, mais l’émotion n’échappa pas à ses partenaires qui en avaient pris leur part :

— Beau sermon, vraiment, confia Tricoire pendant que Perdriau s’avançait à l’ouverture.

— Oh, je n’ai eu que peu à faire. Ils sont si perméables à la Vérité éternelle.

Quoiqu’il eût voulu sa répartie modeste, Hudon ne put toutefois absorber toute l’expression de la satisfaction dans son ton.

Droit comme un « I », balayant du regard le sommet des capelines qu’on avait recoiffées comme après une messe, Perdriau attendit que retombât l’explosion populaire encore vive. Graduellement, sous cette pose auguste, la foule fit d’un lit de murmures un silence prodigieux. Tous les mentons pointaient vers elle, quémandant qu’on les instruisît.

— Je serai bref, les amis, car le principal a été dit avant moi. Vous connaissez les dangers qu’il y a à se rebeller contre l’autorité et pourtant vous êtes des centaines à avoir répondu à l’appel. Je reconnais bien là l’âme angevine toujours prête à se dresser contre des injustices criantes.

Beaucoup apprécièrent vivement la référence régionale. L’orateur laissa s’éteindre l’éclat, un dodelinement d’approbation dans les épaules.

— Ce matin, allons faire savoir aux officiers municipaux qui ont planté les quartiers de la levée en masse place Rouget, que nous refusons de toute notre force l’habit de militaire. Nous dirons que nous ne nous battrons pas pour eux, qu’au contraire, s’ils nous contraignent, nous nous battrons contre eux. Ils proclament gouverner pour le bien du peuple ? Mais nous sommes le peuple et nous proclamerons haut et clair pour qu’ils nous entendent bien jusqu’à Paris, que nous refuserons de prendre les armes pour le bon plaisir des assassins du roi, des pourfendeurs de notre foi et des agioteurs vauriens qui gouvernent la France. Pour Dieu et le Roi, messieurs, pour Dieu et le Roi !

À l’exhortation répondit une clameur générale. Les sangs étaient bouillants et les esprits chauffés. On s’encourageait mutuellement à grand renfort de bourrades dans le dos, d’empoignades viriles et de promesses lestes. Les manifestants formèrent une haie pour laisser passer les meneurs à leur tête. Ainsi qu’une Hydre de Lerne hurlante, le cortège prit leur pas.

Alors que la clarté pâle de l’aube découpait les flèches de Notre-Dame en silhouettes aiguës et inquiétantes, le maire Cambon, le conseiller municipal Bonnin-Lambert, l’industriel Tétreau, le secrétaire-greffier Duchainay ainsi qu’Alagnion, accompagné des cinq membres de la brigade de gendarmerie, se tenaient sous la toile cirée de la baraque chargée d’ornements aux couleurs de la République. Cambon s’agaça :

— Mais où sont les autres, ils ne vont pas nous lâcher dans un moment si grave tout de même ?!

Chouteau avança sans trop y croire :

— Il est encore de bonne heure ; sans doute ne vont-ils pas tarder.

Bonnin-Lambert railla :

— C’est ça, ou les carillons ont une épidémie opportune d’extinction de timbre.

— Ou ils sont à la messe ! renchérit Duchainay.

Le petit groupe se gaussa de la débandade en termes peu amènes pour les absents. Cambon interpella le greffier :

— En tout cas, tu me notes les noms de tous ceux qui devraient être là. Ils ne manqueront pas d’orner un rapport de cette journée destiné au citoyen commissaire du département.

Le scribe commençait déjà à humecter sa plume, lorsque Alagnion pointa son doigt vers la desserte de la rue de La Sardinerie :

— Regardez donc qui nous arrive ?

Le front perlé de sueur malgré le froid de mars, Rechin déboulait de toute la vitesse de ses jambes grassouillettes, son poing blanc serrant à toute force le bord de son galurin, l’air d’avoir vu la fin. Il se reçut de sa main libre sur le rebord du tréteau d’inscription, le regard sur le plancher pour récupérer une once de souffle. Les autres l’entourèrent avec circonspection. Sans se retourner, l’homme désigna de son chapeau l’endroit d’où il venait. Dans un râle, il parvint à annoncer :

— Ils arrivent… Nombreux… Très nombreux.

Malgré qu’ils se fussent préparés à ce moment, chacun sentit peser une boule d’angoisse au creux de son ventre. Le brigadier-chef fut le premier à rompre le mutisme, le ton moins rassurant que le discours :

— Citoyens, ne nous effrayons pas, les gardes nationaux sont en alerte à deux pas, rue Bretonnaise. Si l’affaire prend mauvaise tournure, ils seront là en un rien de temps.

À cette idée, le maire reprit quelques couleurs :

— Paroles de sage, gendarme. Citoyens, reprenons nos places avec dignité, ne laissons rien paraître, il en va de l’honneur de la France.

Il empoigna le bras de Rechin pour l’aider à gravir les trois degrés qui menaient aux chaises derrière la table, invitation pour les autres à faire de même. La semelle lourde, ils s’appliquèrent à rejoindre le rang. Alagnion commanda à ses hommes :

— Gaudin, Barre et Chudeau, formez la ligne devant l’estrade au garde-à-vous, l’arme au pied et baïonnette au canon. Cheval, en poste au garde-à-vous, l’arme au pied et baïonnette au canon côté gauche de la table.

Les militaires s’exécutèrent prestement. Une fois qu’il eut lui-même rejoint le côté droit de la table, le brigadier-chef ajouta d’un ton soupçonneux et terrible :

— J’espère que vous avez tous chargé vos fusils.

Ensemble, les brigadiers assurèrent que oui, ce qui mit du baume au cœur des civils. Encore lointain, un roulement gagnait peu à peu depuis l’est de la ville. La foule déboucha grondante sur la place, faisant frissonner le petit groupe. Elle se répartit en demi-cercle devant l’estrade, stoppa à dix pas d’eux à l’arrêt des meneurs, ne laissant aucune échappée. On pouvait remarquer dans cette assemblée d’hommes, une trentaine de femmes, réunie ensemble, le regard non moins terrible que celui de leurs comparses. Boucre s’avança d’un pas, toisa l’estrade, un sourire narquois tranchant sa barbe :

— Bonjour, messieurs, comme vous vous doutez bien si nous sommes venus si nombreux, ce n’est pas pour le tirage, mais pour décliner l’invitation. En bons chrétiens, nous n’aiderons pas les assassins du roi et les pourfendeurs de la foi à se protéger contre le parti qui veut nous libérer d’eux. Nous n’irons pas à la mort parce que nous ne savons pas qui nous commande ; pour le roi, nous l’aurions fait, mais nous ne connaissons pas celle que vous nommez la république. Il va falloir que vous y alliez vous-même, messieurs.

Une salve d’applaudissements et d’acclamations vibrantes saluèrent l’intervention. Cambon attendit qu’elle se tassât pour répondre :

— Citoyens…

— Citoyens, mes fesses ! rugit une femme emmitouflée dans un châle de laine grossière, ou alors faudrait préciser « Citoyens, de deuxième classe ».

Hormis les citoyens actifs, la sortie fit rire tout le monde. Chouteau tança sans regarder son interlocuteur :

— Tu ne peux pas te laisser rembarrer comme ça, Auguste. Nous sommes l’autorité.

— Pour l’heure, nous sommes des têtes de Turc, Henri, s’agaça l’édile.

Puis il reprit son discours.

— Citoyens, et… citoyennes, puisque je vois que certaines se sont conviées à cette affaire d’hommes et le font savoir, les représentants du peuple, autrement dit de nous tous ici présents un et indivisibles ont voté à l’unanimité pour la levée en masse de trois cent mille hommes. La république vous a rendus libres et égaux, aujourd’hui, elle vous demande de prendre les armes pour protéger cette liberté et cette égalité menacées. Laisserez-vous d’autres frères du peuple français prendre leur part en refusant la solidarité ? Profiterez-vous de leur sang versé pour sauvegarder vos propriétés et votre sûreté sans consentir à une once du vôtre ? Allons, citoyens, je ne suis pas originaire de l’Anjou, mais l’on m’avait parlé de gens fiers et honorables avant que je m’établisse ici. M’aurait-on trompé ?

L’argumentaire parut avoir si bien fait mouche auprès de beaucoup qu’on sentit un vacillement dans l’air. Alors Tricoire s’avança au niveau de Gilles puis se retourna vers sa suite.

— Mes amis, mes frères et sœurs de labeur, si on écoute le maire et sa cour, la Révolution nous a révélé le paradis sur la terre : plus d’injustice, plus de puissants, plus de profiteurs, et la manne qui coule à flots dans nos chaumières. Seulement, quand, moi, je regarde ma vie et, quand j’écoute ce que vous racontez de la vôtre au zinc des Trois Canards, je n’ai pas le même son de cloche. Le coût du nécessaire augmente sans cesse. Une clique de privilégiés rachète les terres arrachées à notre Sainte-Mère l’Église avec des morceaux de papier dont ils ont décidé qu’ils sont d’une grande valeur alors que dans les faits, ils ne valent pas un pet de coucou. Une fois qu’ils ont ces terres, ils se comportent d’une façon pire que des seigneurs. Ils les clôturent pour en interdire l’accès au paysan, alors que, dans l’ancien temps, les pères le permettaient des fois contre une maigre obole, et souvent contre rien. Aujourd’hui, il est permis de prier Dieu comme tu l’entends… Surtout quand tu es parpaillot ou judéen. Tu peux même crier sur tous les toits que tu ne crois en rien sans qu’il te soit seulement donné une remontrance, mais affirme ta foi en la Trinité et la Vierge Marie, et te voilà ferré. Le maire et sa cour nous affirment que nous sommes tous égaux, sauf que si tu ne payes pas ou pas assez d’impôts, tu n’as pas le droit de vote et tu ne peux pas te proposer pour représenter le peuple. Par contre, en cas de guerre, tu as le devoir de te faire trouer la peau alors que ces privilégiés s’en préservent sous le prétexte qu’ils valent mieux que nous. Eh bien, moi, je vous le dis : la république qu’ils nous imposent, c’est une méchanceté !

La diatribe produisit une vague de bras en l’air brandissant des bâtons, les quolibets fusaient de tous côtés. Çà et là claquaient des « Dieu et le Roi » ainsi que des « Tous ou personne » qui, tel un feu aux poudres, finirent par être scandés par la foule tout entière. Du haut de la tribune, on considérait la manifestation avec effarement. Chacun comprit qu’après cette journée, rien ne serait jamais plus comme avant. Alagnion se tourna vers les notables blêmes et effrayés :

— Je ne sais pas ce que vous en pensez, citoyens, mais je crois qu’il serait malin de déguerpir pendant qu’il est temps.

Sans prononcer un mot, Cambon répondit par un signe de tête. Le brigadier-chef annonça à voix forte :

— Gendarmes, entourez les citoyens, nous allons dégager vers La Sardinerie. On ne pique ou on ne tire que si je l’ordonne. On ne provoque pas. Citoyens, restez dignes, ne répondez pas aux injures, nous vous menons vers la garde.

Puis le soldat descendit de l’estrade pour se mettre face aux meneurs. Le torse bombé et la voix maîtrisée, il s’adressa à eux avec une inflexion pour le prêtre.

— Messieurs, mon père, nous concevons qu’il serait inutile d’insister. Demandez à vos troupes qu’elles nous fassent un passage, s’il vous plaît.

Hudon acquiesça et sans demander l’avis à quiconque, se retourna vers les manifestants en portant haut sa férule, l’autre bras levé en signe d’apaisement. Graduellement jusqu’aux derniers rangs, le silence remplit la place.

— Mes enfants, Notre Seigneur Jésus-Christ a procuré un peu de bon sens à ces pécheurs. Aussi allez-vous vous écarter et les encourager dans leur exode en chantant un Ave Maria ; vous le répéterez jusqu’à ce qu’ils disparaissent.

Pendant ce temps, les notables s’étaient regroupés, épaule contre épaule sur trois rangs, encadrés par la maréchaussée, Alagnion à leur front, une main sur le pommeau de son sabre.

— Citoyens, en avant… Marche !

Devant eux, avec une impressionnante docilité, les gens s’écartèrent, psalmodiant :

— Réjouis-toi, Marie pleine de grâce, le Seigneur est avec toi, tu es bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de tes entrailles est béni. Sainte Marie, Mère de Dieu, prie pour nous pauvres pécheurs, prie pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à notre mort. Amen !

Pour le répéter encore et encore, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu au coin du passage. Perdriau se retourna vers les trois autres :

— Compagnons, mon père, ne trouvez-vous pas que l’occasion est belle pour mener plus loin le refus ?

Boucre s’inquiéta :

— Qu’as-tu derrière la tête, Jean. Nous avons gagné, n’est-ce pas ?

— Tu n’y es pas, Gilles. Nous les avons fait reculer, mais je gage qu’ils reviendront bientôt nous imposer l’enrôlement avec les formes. Ils ne peuvent pas se permettre de laisser faire. Si ça venait à se savoir, ce serait la contre-révolution dans tout le pays. Je suis d’avis qu’il faut boire le calice jusqu’à la lie. De toute façon, on n’aura pas d’autres choix.

Tricoire affirma péremptoire :

— C’est sûr !

— Précisément.

Perdriau se tourna pour désigner l’estrade.

— C’est pourquoi il faut profiter de cette fabrique et de la foule qui nous est acquise pour annoncer la tenue d’autres démonstrations de notre détermination à fouler au pied leur constitution bleu, blanc, rouge.

Boucre s’insurgea en prenant à témoin le curé.

— Vous voulez mettre le feu aux poudres, mais on ne sera jamais assez forts !

Le prélat se pinçait le menton, l’air indécis et soucieux. À ce moment, on les interpella, ils y portèrent leur attention. Devant eux, les poings sur les hanches, se tenait une femme qui ne devait pas avoir la trentaine, mais que l’autorité des traits mûrissait :

— Pardonnez-moi, messieurs, de ne pas me tenir à ma place et de vous interrompre. J’ai entendu ce dont vous causez et je suis d’accord avec Tricoire et le gaillard que je ne connais pas. Les bleus, il faut leur donner une bonne pile dès tantôt sinon ça les encouragera à nous faire encore plus de maux qu’ils font déjà. Là, ils sont souffletés, demain ils reviendront avec le mors aux dents. C’est qu’un avis de couturière, notez bien, mais pour moi, y a rien à perdre à pousser l’avantage.

Le père Hudon intervint :

— Renée Grillard, la langue bien pendue comme ta sœur. Faudra un jour te trouver un époux qui te tempère.

La jeune femme baissa le menton, contrite.

— Mais ceci étant, messieurs, j’avoue que les mots de cette impudente ont du sens. Accordons-leur le crédit qu’il se doit. Et puis, au moins, elle nous départage, parce que sincèrement j’aurai plutôt penché pour Gilles.

Sans attendre, les instigateurs allèrent se placer sur les planches, laissant plantée là une cousette aux anges. Boucre et Perdriau s’attachèrent à arracher les colifichets des armatures pour les jeter à poignées dans le rassemblement qui les réceptionnait à grand renfort de vociférations et de piétinements haineux. Une fois ce sacrifice expiatoire exécuté, Tricoire leva les bras pour qu’on l’écoutât. Le temps de la lustration lui avait fourni le nécessaire pour échafauder son improvisation :

— Amis, aujourd’hui nous avons gagné une victoire, mais il nous faut profiter de l’avantage. Je vous propose à tous, mais aussi à vos proches et membres de vos familles qui n’ont pas pu venir ici et pourtant nous soutiennent, de défaire complètement le camp des patauds en détruisant tous les documents avec lesquels ils administrent nos vies et décident de nos avenirs. Aujourd’hui, retournez à vos maisons et clamez alentour notre succès. Demain, revenez sur cette place ; nous déferlerons la cocarde blanche épinglée dans tous les lieux où sont archivés des promis à l’appel. Pour Dieu et le Roi, portons l’insurrection, amis !

Tout le monde reprit le cri de ralliement plusieurs fois. Ce fut dans une excitation générale et bruyante que la réunion se dispersa tous azimuts. Aimé Gaborit suivit le mouvement, mais ne rentra pas chez lui tout de suite. Avec une discrétion consommée, il bifurqua vers l’hôtel particulier de son employeur.

Instruit des projets des séditieux, le Directoire exécutif du district de Cholet avait ordonné expressément, quoique ce fût hors de ses attributions, que deux compagnies du 1er bataillon de Mayenne-et-Loire se tinrent en ordre de combat sur le parvis de l’hôtel de ville. Dans ce bâtiment se tenait l’essentiel des objectifs de déstabilisation évoqués la veille par les meneurs.

Les soixante-douze soldats se tenaient sur deux lignes, la première à genoux. Pour l’occasion, on n’avait pas jugé utile de s’embarrasser des pièces de quatre pour éviter une provocation supplémentaire. Aussi les canonniers étaient-ils devenus grenadiers comme les autres. Au centre du détachement, le capitaine Pochet-Durochet se tenait droit, mâchoire pincée et sabre au clair, flanqué d’un jeune porte-drapeau arborant l’étendard national sur lequel on pouvait lire lorsque les rafales de la bise du nord le déployaient : « Première conquête de la liberté sur le despotisme » et sur l’autre pan « Tremblez, despotes, le signal est donné et les peuples l’ont entendu ». Depuis les fenêtres du bâtiment derrière, la maréchaussée pointait ses armes sur la multitude. Celle-ci s’engaillardissait de minute en minute au point de se porter à un bras du mur des soldats. Tous avaient en main une arme par destination, du simple gourdin à la faux en passant par la fourche. Les camps adverses se connaissaient bien, car la garde nationale se composait de volontaires des environs, la plupart commerçants ou artisans, mais aussi quelques « robins » ainsi qu’un manufacturier tisserand. Pour cela, ils se faisaient copieusement conspuer par leurs noms. S’ils ne répondaient pas, c’était en partie à cause de l’ordre qui leur avait été intimé de respecter la discipline militaire, mais surtout la peur de subir sur l’heure ou par la suite des représailles sévères de la part de cette masse exaspérée et fiévreuse. Certains remarquaient dans la faction d’en face, d’ex-amis, des proches, des parents. L’officier avait bien conscience de la situation pénible dans laquelle se trouvait sa troupe. Pour leur rendre force et considération ainsi qu’esprit de corps, il entama le chant du bataillon. Les paroles avaient pour objet patriotisme, mais surtout gloire au fondateur illustre et défunt de ce corps, le colonel de Beaurepaire, inhumé aux Invalides. D’abord timides, les soldats s’emparèrent des couplets, d’une manière résolue. La mélodie reprenait les couleurs de l’hymne des Marseillais :

C’est Toi, généreux Beaurepaire,

Toi, le plus grand de nos soldats,

C’est ta vertu mâle et guerrière

Qui doit nous guider aux combats…

Tout couvert de sang et de gloire,

Nous t’entendons, digne héros,

Crie du séjour des tombeaux,

La mort ! La mort ou la victoire !

Aux armes, citoyens ; formez vos bataillons ;

Marchons, marchons,

Qu’un sang impur abreuve nos sillons.

Nous le jurons, ombre sacrée,

Des rois qui nous ont outragés,

La terre sera délivrée,

Et tes mânes seront vengés.

Si ton rival n’eut dans Utique

Qu’un héritier de ses vertus,

Chez nous un peuple de Brutus

Va s’armer pour la République.

Aux armes, etc.

Entendez-vous ces cris de joie,

De concorde et de liberté ?

Déjà nos frères de Savoie

Ont rompu leur joug détesté.

Votre heure a sonné, sur le trône

Pâlissez, cruels potentats, les peuples ont armé leurs bras

Et la foudre les environne.

Aux armes, etc.

En face, on conspuait à qui mieux mieux ce chœur jusqu’à ce que se levât un, puis deux, puis un ensemble de voix féminines chantant un nouvel air à la mode, « La Vendéenne », que reprirent les hommes galvanisés :

Depuis 1900 ans, et plus la France est la France de Jésus

Depuis les Francs et les Gaulois la France a toujours dit « Je crois »

Hardi contre la clique sans patrie et sans Dieu

Pour la foi catholique la France est debout, car Dieu le veut

Chantons « La Catholique » vive la France et Dieu

La belle France de Clovis, de Charlemagne et de Saint Louis

De Jeanne d’Arc et de Bayard vers Dieu relevait son clair regard

Hardi, etc.

Mais une bande de vautours planant sur Elle de nos jours

A fait de l’ombre sur la croix et réduit la France aux abois

Hardi, etc.

La France pleure et tend les bras, malheur à qui ne l’entend pas

Honte à qui n’ose pas bouger lorsque sa Mère est en danger

Hardi, etc.

Nos fiers ancêtres ont lutté pour nous donner la liberté

Pour conserver pareil trésor, luttons comme eux jusqu’à la mort

Hardi, etc.

Sans crainte, risquons notre peau pour la croix et pour le Drapeau

Autour d’eux si nous nous serrons, par ces deux signes, nous vaincrons

Hardi, etc.

La fin du chant fut le signal de l’assaut des marches du bâtiment officiel. La garde nationale céda d’abord sous le choc, mais l’officier briscard des combats de 1792 ordonna qu’on ne reculât plus d’un pas. Depuis les fenêtres de l’hôtel de ville pétaient les fusils de la gendarmerie. En première ligne, les insurgés pressés par l’ire de la masse se heurtèrent sans pouvoir se dégager des soldats qui, à coup de crosses et de fers, faisaient de leur mieux pour les contenir. Une lame perfora le flanc de Tricoire, la douleur fulgurante le fit s’agenouiller. Alors qu’il était sur le point de perdre conscience, une paire de mains robustes le saisirent par les épaules pour le ramener sans ménagement à l’arrière. Au travers de larmes de douleur, il put voir défiler les mollets et les talons arc-boutés des hommes, puis l’arrière des rabats des robes gonflées de jupons des femmes qui les appuyaient.

Au milieu de ses troupes galvanisées par son exemple et par une peur salutaire qui leur donnait lieu de courage, Pochet-Durochet donnait de la voix et du sabre à tour de gueule et de bras. Deux pics d’une fourche maniée par un rustre les yeux remplis de rage l’atteignirent dans la région du cœur. Sous la morsure, il recula et trébucha sur un degré, juste retenu aux aisselles par le porte-drapeau. L’adolescent gêné par la hampe qu’il maintenait coincée au creux de son avant-bras voulut l’en dégager pour faciliter le rétablissement de son supérieur, mais ce dernier s’appuya de son membre valide sur l’aste pour se relever lui-même. Il se rendit compte de la gravité de la blessure, mais ne voulut rien en laisser paraître :

— Merci, petit. Maintenant, va te mettre à l’abri.

— Mais, monsieur, je suis un soldat de la Révolution !

— Des batailles, t’en verras d’autres, je te le prédis. Oust, à l’abri, Vilneau, c’est un ordre !

Le gamin se retira à regret tant son sang bouillait de l’envie de participer à cette violence. Il se plaça devant l’entrée de la mairie et agita frénétiquement les couleurs en exhortant ses pairs au combat. Le capitaine considéra rapidement sa position. Ses hommes ne tiendraient plus longtemps la pression, une brèche, et ce serait l’hallali. Il ordonna dans un grondement nécessaire à couvrir le fracas des coups, tirs et cris qui lui tira des larmes de douleur :

— Repli en bon ordre sous le porche !

Son bras droit, le sergent Jean-Jacques Maupassant fils, relaya l’ordre. Les sous-officiers vinrent se placer à l’arrière des autres pour éviter que la retraite ne devînt une débandade tandis qu’en face, encouragé par ce qui semblait être une victoire, on s’engageait plus encore. Les républicains ne se laissèrent pas déborder ; ils bouchonnèrent en marche arrière devant le seuil pour rentrer par petits groupes dans le bâtiment. Sur le capitaine et le drapeau du bataillon, l’huis imposant se referma au nez des insurgés qui le tambourinèrent en vain.

Tricoire observait, assis le dos collé au muret de la boucherie Maugour. Boucre se tenait debout à son côté, une paume sur sa clavicule pour le retenir et le regard perdu sur la scène. D’abord transporté par la ferveur qui habitait le peuple mené par un Perdriau vociférant, le fils de l’aubergiste ne ressentit plus la douleur à son flanc et se laissait aux premiers soins par la demoiselle Grillard sans seulement entendre les paroles de réconfort qu’elle lui prodiguait. Puis lorsqu’il constata qu’ils ne parviendraient pas à franchir les battants de chêne, il releva les doigts habiles de la couturière sur la blessure. Appliquée comme à un ouvrage de couture, un nécessaire ouvert dans le pli de sa robe au niveau de l’entrejambe, elle entreprit entre un pouce et l’index de ramener les chairs écartées pour piquer sans trembler la peau sanglante avec ce qu’elle avait pu trouver de plus gros comme aiguille. La fulgurance de l’épreuve le fit sursauter et crier. Cela rappela Gilles à sa considération. Il raffermit le maintien au sol, sans toutefois, regarder le travail de Renée. La femme leva les yeux sur ceux du patient et lui dit avec sérieux :

— Tu ne vas pas faire ta fillette, mon garçon, tu dois être un exemple pour les autres.

— Mais là, je crois qu’ils sont tous occupés à l’assaut, mademoiselle, alors permets-moi de crier un tantinet ma douleur.

Il releva son visage grimaçant vers l’assistant qui le tenait toujours solidement ancré au pavement, alors que Grillard avait déjà repris son travail de chirurgien de campagne :

— Et toi, tu me livres et me soumets à cette énergumène… Moi qui te prenais pour un frère !

En pouffant, ce dernier répliqua :

— Arrête tes sornettes, Albin, souffre en homme ou j’y demande de te coudre aussi la bouche.

Puis plus sérieusement, il enchaîna.

— On dirait bien que les bleus ont réussi à nous barrer la porte.

Aucun d’entre eux n’avait relevé la présence de Gaborit à quelques pas qui n’en avait pas perdu une miette. Il se rapprocha pour se mêler de la conversation et mieux voir la blessure par-dessus le cou gracile de la couturière :

— Un trou net et sans bavures. Mon avis, qu’avec un doigt de niôle de ton vieux dessus pour purifier et tu devrais t’en tirer, Tricoire.

Ce dernier lâcha un juron sous le contact vivace de la pointe avant de lui répondre, acerbe :

— Merci. Mais tu n’es pas à te battre avec les autres, Aimé ?

Le tisserand répliqua avec empressement :

— Ben, je suis assez d’accord avec Boucre : l’affaire est mal engagée.

Il désigna la bataille du menton.

— Je crois qu’il est inutile d’insister de ce côté-là.

Ils devaient se rendre à l’évidence, l’acharnement ne mènerait à rien. À quelques pieds d’eux, des blessés geignaient ou appelaient, attendant que les femmes viennent les soutenir pour aller les soigner au couvert d’une ruelle adjacente. Pour vaincre le désarroi qui s’affichait sur les traits de chacun, Gilles avança une idée :

— Puisqu’on ne peut rien ici et que l’argent, c’est le nerf de la guerre, on pourrait s’attaquer aux impôts et foutre le feu aux listes de capitations, qu’en dites-vous ?

— Voilà qui est bien vu. Sitôt que la demoiselle aura fini de me charcuter, nous irons faire un tour au grenier à sel.

L’infirmière improvisée le gronda vertement :

— Hors de question que tu me salopes l’ouvrage en t’agitant un flambeau à la main, mon cochon ! Ces deux-là y suffiront bien, n’est-ce pas, messieurs ? Et puis, il va falloir que j’aille aider les autres aussi.

Gilles se tourna vers Gaborit, ignorant les protestations de Tricoire :

— Elle n’a pas tort, compère. T’es partant pour une bonne flambée ?

L’intéressé tergiversa :

— Oui… Enfin, faudrait voir à pas foutre le feu à tout le bourg quand même. C’est que le papier, ça prend bien et les maisons sont de bois.

Boucre relâcha l’étreinte des épaules d’Albin, contourna le patient et la soignante pour se confronter avec l’hésitant :

— Tu ne sembles pas chaud pour l’affaire, on dirait. Ils ont une bonne cheminée qui trône au fond de la pièce du rez-de-chaussée chez les gabelous. On a qu’à s’en servir puisque c’est nous qui l’avons payée.

Aimé se força d’un ricanement :

— T’as raison, Boucre, c’est nous qui l’avons payée. Alors, faisons ça.

Dans les hauteurs s’étaient attroupées les corneilles noires. Elles ne perdaient rien de la scène, à l’espère d’une dépouille ; leurs becs affamés par les rigueurs de l’hiver émettaient des « Kraa, kraa, kraa » d’une voracité lugubre.

Lorsqu’il arriva devant le bâtiment de la perception, le duo remarqua une mule bâtée d’une chaise de portefaix. Elle était liée à l’anneau que surplombait l’encorbellement de la tourelle construite de briques, placide, ne jouant que de la mobilité de ses oreilles pour suivre le son de leurs pas sabotés.

Gaborit dit en retenant son complice par la manche :

— Bizarre, il n’était pas supposé y avoir quelqu’un aujourd’hui. On devrait peut-être remettre ça pour plus tard.

Celui-ci se dégagea promptement et continua à avancer, lançant sur le ton de la bravade :

— Ce n’est pas bizarre, c’est lundi, le monde ne s’est pas arrêté de tourner et certains agents travaillent malgré toute notre peine à faire cesser les Jacobins. Arrive donc, on n’aura pas à forcer la serrure pour rentrer au moins.

En son for intérieur, il était assez content de cette présence, car dans sa précipitation, il avait oublié l’obstacle de l’huis massif de l’édifice. À son pas, une main sur la poignée du portillon d’accès aux piétons, il se retourna. Eh bien, tu plantes des choux ?

— Ben, je ne sais pas, qui qu’est à l’intérieur, il ne va pas nous laisser faire et le coup va partir en eau de boudin.

Boucre s’emporta :

— Il y en a qui se font canarder sur la place pour Dieu et le Roi et toi, t’as peur d’aller foutre le feu à quelques bouts de papier. Faudrait voir à te faire pousser des couilles, Gaborit !

Ce dernier serra les poings à l’évocation de sa virilité mise en doute, dans un suprême contrôle se contint et rejoignit son complice en pestant entre ses dents.

La porte s’ouvrit dans un grincement caverneux sur une courette où quelques années à peine avaient été déchargées les balles de sel pour la pesée. Ils se dirigèrent vers la porte d’entrée entrouverte du bureau. Devant, Gilles leva son bras en se figeant sous le linteau ; Aimé s’avança en déroulant la semelle pour éviter qu’elle ne claque trop sur le pavé. Ils pouvaient distinctement entendre une effervescence ainsi que le choc sourd de liasses de papier qu’on posait sans ménagement. Se débarrassant de son feutre, l’homme de tête coula sa tête en catimini dans l’entrebâillement. Un homme se trouvait là, qu’il reconnut pour être le receveur des contributions, Mogendre. L’agent s’affairait comme un beau diable au souffle fort à fourrer des sacs de jute de tout ce qu’il pouvait trouver comme documents d’importance, repoussant ses binocles du pouce à chaque fois qu’il hochait du chef pour s’assurer de leur contenu. N’y tenant plus, Boucre fit une entrée magistrale en imprimant une brusque poussée dans la porte, laquelle alla claquer dans un résonnement terrible sur l’arête de la maçonnerie. Le percepteur sursauta, une main sur la poitrine, l’autre lâchant la liasse qu’elle tenait pour venir en poing sur le comptoir et le soutenir :

— Haha, Mogendre, pris en flagrant délit de détournement de paperasses pour alimenter les caisses et les rangs de cette république de merde. Au moins, tu nous as mâché la besogne en la triant dans des sacs que tu vas pouvoir jeter dans le feu derrière toi. Ça va le ranimer, dit-il en désignant du doigt une monumentale cheminée à feu ouvert, alimentée d’un pauvre branchage arrangé à la va-vite.

Il pénétra dans la pièce à grandes enjambées, Gaborit sur ses talons pour venir visser un regard rieur et menaçant dans le front du pauvre fonctionnaire qui ne parvenait pas à régler son souffle :

— Messieurs, geignit-il en cherchant son air, je vous en prie, vous ne pouvez pas m’obliger à faire cela, ces listes sont la propriété de la Nation et j’en ai la responsabilité.

— T’entends ça, Aimé, nos destinées sont la propriété de la Nation. Moi qui croyais qu’on avait révolutionné pour rependre nos destins en main. Là, tu fous un coup à mes dernières chimères, citoyen Mogendre ; désormais, c’est définitif : Dieu est mon ultime certitude.

Puis il le cravata pour le ramener dans son haleine.

— Trêve de plaisanterie, Mogendre. Tu t’exécutes ou je t’exécute ?

C’est alors qu’il éprouva une douleur fulgurante dans les reins, puis une autre, puis une autre, puis une autre encore alors qu’une poigne puissante le serrait à l’épaule. Il lâcha le col de sa victime dont le visage exsangue reflétait une stupéfaction considérable, s’affaissa progressivement sur ses genoux, obligé par la pression de la pogne. Il se frotta à l’endroit du supplice, considéra, hagard, une paume poisseuse, s’abattit au flanc du comptoir pour le compte. Gaborit le surplombait les bras ballants. Il tenait dans un tremblement irrépressible un couteau dont la lame gouttait sur le dallage au contrecoup des saccades. Dans un suprême effort, le receveur parvint à se pencher par-dessus le meuble pour regarder le résultat et se recula aussitôt. D’une voix blanche, il demanda :

— Mais qu’avez-vous fait, mon Dieu, qu’avez-vous fait ?

Ce qui tira Aimé de sa torpeur :

— Je t’ai sauvé la vie, j’ai sauvé ta mission, maintenant tu vas prendre ta part, citoyen Mogendre.

Le brave homme le regarda sans paraître comprendre.

— Tu prends les sacs et les charges sur ta mule. Ensuite, tu cours à Angers sans même passer saluer ta femme et tes enfants. Tu vas remettre tes ballots au commissaire du département. Tu lui expliqueras avoir sauvé ton précieux chargement au péril de ta vie et en retirant celle d’un gredin de mutin. Je passerai voir ta moitié pour lui dire les choses. Elle te rejoindra sans tarder.

Le receveur n’en croyait pas ses oreilles :

— Mais je n’ai tué personne, moi !

— Oui, tu viens de tuer quelqu’un. Mais n’aie aucune crainte, ce crime te revaudra tous les honneurs dus aux héros de la république. Je prédis qu’on te bombardera à un poste important pour acte de courage.

Le receveur parut réfléchir, son teint regagna quelques couleurs. Cependant, il marqua un arrêt :

— Mais pourquoi ce ne serait pas toi plutôt qui fuirais ? Tout homme apprécie les honneurs, pas toi ?

Aimé prit sur lui pour contenir son impatience, sortit un mouchoir rouge de la poche de sa lévite en gros drap châtaigne pour essuyer consciencieusement sa lame.

— Bien sûr que je les aime, seulement je vais te confier un secret et tu vas me jurer de tenir ta langue. Je suis en service commandé pour infiltrer les séditieux. Si je me découvre ou si on me découvre, ma carte est crevée au grand jour aussi sûrement que ma peau. C’est le moment d’être un citoyen pour de vrai, Mogendre, car si tu ne l’es pas, je tâcherai de révéler le nom de celui qui a trahi la Révolution française avant ma mort. Et tu sais comme la Convention les traite ceux qui font passer leurs intérêts avant la cause nationale.

Il souligna ce rappel par un tranchant de main en couperet sur son cou.

Le percepteur déglutit difficilement avant de remarquer :

— Mais comment tu vas expliquer la mort de celui-là alors que vous étiez supposés être deux contre moi ?

Aimé désigna l’escalier du menton :

— Moi, j’étais en haut à fouiller pour dénicher des choses intéressantes. Lorsque je suis redescendu, j’ai trouvé là mon ami, mon frère, gisant dans son sang alors que toi, fripouille, as disparu avec les listes. Je ne sais pas du tout comment les événements se sont passés. Allez, prends tes ballots et file, je me charge du reste.

L’agent acquiesça en silence, prit quatre paquets pour les traîner avec la misère du monde sur les épaules, vers la sortie. Sur le pas de la porte, il jeta juste un dernier coup d’œil éteint sur la pièce. Aimé l’encouragea d’un salut muet de la dextre pour qu’il parte.

1 Tisserand.

Chapitre IIEnrôlements

Devant les yeux admiratifs d’Aimé, la Loire déversait ses eaux marron grossies de la fonte des neiges et des pluies de ces derniers jours en tourbillons et courants traîtres qui allaient frotter leur dos aux quinze piles de granit du pont de Pirmil. Il n’avait jamais eu l’opportunité de se rendre à Nantes ; aussi, malgré le froid qu’apportait la nuée glacée et la fatigue consécutive à deux journées de marche sans interruption parsemée de dangers, il resta un moment, planté en état de ravissement sur le chemin de halage à contempler l’île Beaulieu et l’agglomération en fond sur la rive droite. Il soliloqua avec un grand sourire aux lèvres :

— Foutre, quand tu penses qu’il aura fallu une contre-révolution pour qu’on me donne l’occasion de voir une telle grandeur ! T’as réussi, Gaborit, t’es un bon !