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Lorsque les aspirations des adultes s’écroulent, il revient souvent à l’enfant d’en rassembler les débris… Blandine, fillette observatrice et sensible, grandit entre des parents anticonformistes, qui ont fui les conventions et les sentiers battus de la province, et une grand-mère aimée dont la disparition précipite l’explosion familiale. Sous une plume fine s’entrelacent l’intime et le politique – guerre d’Algérie, Mai 68, Paris qui se métamorphose – dans un récit où les fractures collectives font écho aux blessures personnelles. De qui, de quoi divorce-t-on à sept, dix, dix-sept ans ? De ses racines ? Des siens, de leurs illusions ou des idéaux d’une époque en pleine mutation ? "Colombe et chars – Une enfance divorcée" est le récit bouleversant d’une quête d’identité façonnée autant par la mémoire que par ses silences, un chant grave et lumineux contre l’effacement.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Agrégée de lettres, Béatrice Ajchenbaum-Boffety a été professeure dans le secondaire, éditrice puis directrice de collections aux éditions Autrement. Elle a ensuite rejoint l’Académie des sciences comme chargée de mission. Aux côtés de Pierre Léna et Yves Quéré, elle a accompagné le développement de La main à la pâte, un projet lancé par Georges Charpak pour renouveler l’enseignement des sciences à l’école.
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Seitenzahl: 283
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Béatrice Ajchenbaum-Boffety
Colombe et chars
Une enfance divorcée
© Lys Bleu Éditions – Béatrice Ajchenbaum-Boffety
ISBN : 979-10-422-7225-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Patrick.
Le cri de celui qui souffre fend le mal et lui permet de distinguer, à travers la permanence de sa douleur, un mirage, les bords estompés de la vie dont il est privé.
Stig Dagerman
Je voudrais mourir…Blandine… Aide-moi ! Le gémissement de ma mère, ce jour-là, fait mouche.
À près de quatre-vingts ans, elle souffrait depuis plusieurs années de troubles respiratoires qui, de temps à autre, lui inspiraient de violentes crises d’angoisse que son seul essoufflement, à peu près sous contrôle grâce aux médicaments, ne suffisait pas à expliquer.
Sa plainte me heurte comme une pierre. Puis le son rebondit et me propulse au loin, des années auparavant.
Attention BB, les pierres sont glissantes !
BB : bébé ? Vous voulez rire ! BB, comme Brigitte Bardot, la starlette qui monte, qui monte ! Blandine n’a jamais entendu autrement ces deux syllabes, que d’autres avant son père ont prononcées.
Il ne lui viendrait pas à l’esprit qu’on la traite de bébé, elle, ce compagnon de pêche patenté qui seconde son capitaine les jours de sortie sur la Bouble où l’on va taquiner le brochet aux dents pointues et, plus souvent, mais alors à la fraîche, l’ablette et le goujon ondulants, qui miroitent dans la lumière du matin.
La deux-chevaux a démarré au troisième tour de manivelle sans trop crachoter. C’est parti mon kiki, dit son père rituellement. On a beau temps, tu as vu ? C’est bath !
Ils ont casé le matériel sur la banquette arrière. Elle s’est assise à l’avant, elle peut presque toucher le tableau de bord ; ses jambes flottent sur le siège de la voiture qui se lance en cahotant sur la départementale. La terre incrustée sous la semelle de ses sandales a maculé la toile qu’accrochent aux montants métalliques de drôles de petits ressorts où elle glisse son auriculaire. Mon doigt, c’est drôle, il ressemble à un rosbif !
Dans le vent léger, les feuilles font un bruit de journal que l’on froisse ; pas de quoi effaroucher le fretin irisé qu’on voit se faufiler entre les algues d’eau douce. Un jour, des gaillards ont aménagé un passage d’une rive à l’autre en alignant des roches noirâtres sur lesquelles bute le courant que rien d’autre n’endigue à cet endroit, le plus large de la rivière. Son père s’y poste. Elle est retournée sur la berge, peur de la glissade. Il y a deux poissons qui s’embrassent, c’est drôle ! Sur une pierre, un lézard cligne les paupières. Regarde, papa, un minuscule crocodile géant !
Harnachée d’une bandoulière où ballotte son panier de pêche, l’enfant a sa propre canne en bambou léger, sans moulinet, car avec, c’est de la triche.
D’un preste mouvement de l’épaule droite qui reproduit celui qu’elle a vu faire à son père, elle envoie le flotteur au raz de l’eau. Le sien est mousticolore, son reflet dans l’eau se dandine, c’est drôle aussi ! – sans se mêler au scintillement des feuilles qui s’agitent en ce temps de frondaison. Pas question de le perdre de vue.
C’est parti pour l’attente, et sans broncher ; parfois, le flotteur s’enfonce et c’est bon signe ; signe qu’il faut relever la canne d’un coup sec et rapporter à soi le fil de nylon au bout duquel frétille un poisson, petit. C’est un début pour la friture du soir. Elle détache soigneusement l’hameçon pour ne pas blesser la bestiole qui gigote, la glisse dans la fente du panier où elle l’entend faire des bonds. Elle imite des lèvres les bruits du poisson qui cherche son air, et du buste ses contorsions. C’est drôle. Le tout presque sans bruit ; sinon, gare ! La pêche va s’éclipser et son père lui lancer un regard réprobateur. Elle saisit deux asticots dans la boîte transparente où les larves se tortillent dans la sciure, un pour le poisson qui a l’air d’avoir faim, un autre pour l’hameçon et c’est reparti. S’il fait trop chaud, elle pose le panier dans l’eau, près du bord, entre deux cailloux.
Son père lui décoche le clin d’œil que, maintenant sur le qui-vive, elle attend depuis quelques minutes et lance enfin sa réplique favorite : Ça va comme tu veux, Blandine ?
Avant de quitter la place, quand il rassemble leurs affaires, elle peut enfin se livrer à l’exercice auquel elle excelle. Elle a choisi ses galets, plats, réguliers. Elle les attrape par la queue, comme la souris de la chanson, plie légèrement les genoux, se poste à la perpendiculaire du flux, et la paume en l’air, la pierre entre le pouce et l’index, déplace l’avant-bras de gauche à droite à l’horizontale, les yeux mi-clos, et vise la surface de la rivière.
Fortiche, hein papa !
Ricochets. C’est par associations successives que mon récit va les produire ; tels des galets heurtant la surface de l’eau, les mots se rechargent comme une pile à chaque coup porté et rejaillissent au fil de la plume et du temps, ce temps mauvais d’autrefois que je me suis obstinément efforcée d’ensevelir. Je me retournerai.
Puisque tout passe
Je me retournerai souvent.
S’y reflètent les ombres vacillantes d’une enfant, d’une adolescente, d’une jeune femme, parfois confondues dans un même sillage que l’émotion aura momentanément opacifié.
Les souvenirs sont cors de chasse
Seule désormais, j’observe les cercles concentriques que dessinent quelques-uns de ces rebonds, pour tenter de percevoir, dans les oscillations presque invisibles des ondes, les paramètres subtils qui façonnent nos vies, si souvent à notre insu. Et surtout, avant moi, celle de mes parents et d’abord avant eux, celles de leurs parents – si différentes – si dissemblables ! Et les vains efforts de ces gens d’un autre âge pour modeler leurs enfants à leur image avant de contempler, presque impuissants, leurs dissidences, leurs échappées et leurs inconstantes fortunes.
Les souvenirs sont cors de chasse, dont meurt le bruit parmi le vent.
Ne croyez pas que dans les méandres de la rivière aux berges désormais désertes, je vous égare pour le plaisir de la chronique. Prenez plutôt mon mal en patience ; et le temps de lire les prémices.
Cela commence lentement, comme à l’arrêt, et presque à plat. Mais les freins vont lâcher, l’histoire s’ébranler puis s’accélérer et déferler dans la descente.
Ici, tout ne sera pas drôle comme au bord de la Bouble avec mon père. Tout sera bien moins ensoleillé, moins silencieux aussi. C’est qu’entre la plainte de ma mère qui ouvre mon récit et son cri dont elle est l’écho lointain, un cri poussé près de la fenêtre ouverte et que vous entendrez plus loin, le son a parcouru près de quarante ans. Et s’il est à peine feutré par le temps, c’est qu’il a voyagé à la vitesse de ma mémoire.
Je voudrais mourir… J’avais déjà entendu ce cri, hoqueté par ma mère qui suffoque. Bien longtemps avant ; à dix-sept ans et quelques poussières.
J’allais sur cet âge de la vie que l’on dit prometteur…
Ma grand-mère mourut.
En ce mois de janvier 69, de retour des fêtes après un Noël classiquement passé en famille avec ma mère et mon frère à Moulins, ville natale de nos parents, la tension scolaire rattrapait la cohorte de lycéens à laquelle j’appartenais : c’était l’année du bac. Pour user de l’euphémisme par lequel ma mère qualifiait sans nuances l’état de qui n’est pas dans son assiette, j’avais trouvé ma mémé « fatiguée ». Elle venait de consulter un cardiologue à Vichy. Quand on avait besoin d’une jolie laine pour tricoter, d’un beau tissu pour exécuter un patron, c’est à Vichy qu’on allait les acheter, en car que l’on prenait et qui vous ramenait à la gare routière. Et quand on était malade à Moulins, un peu plus sérieusement qu’atteint d’un rhume, d’un bouton de fièvre ou d’une indisposition de saison, on allait à Vichy consulter le spécialiste, forcément plus compétent qu’à Moulins. Moulins, préfecture de l’Allier, Vichy, sous-préfecture. Oui, mais Vichy, ancienne ville de cure thermale très chic, avec son Parc des sources, son casino et ses célébrités ; et Vichy capitale parce qu’ancien siège du gouvernement de 1940 à 1944. Une ville distinguée, en quelque sorte.
Le cardiologue, vichyssois par nécessité, avait diagnostiqué une angine de poitrine, et je me souviens qu’en arpentant les rues du centre-ville, ma mémé ralentissait un pas d’ordinaire alerte et s’essoufflait vite.
La veille de notre départ, nous étions restées seules quelques heures. Elle m’avait parlé de son attrait pour les sciences et surtout pour l’astronomie, à dix-sept ans, l’âge qui allait être le mien. Mais à l’école normale primaire, on ne formait pas des astronomes, on fabriquait des institutrices et le service vous cueillait vite, les études finies. Elle avait enterré sa vocation, sans d’ailleurs en concevoir une peine excessive ; quand on dit votre rêve aussi inaccessible que d’aller sur la Lune, s’en détourner n’est peut-être pas un sacrifice si démoralisant. Il n’empêche : près de cinquante-cinq ans plus tard, elle en parlait encore.
Le jour de notre départ, elle m’avait donné son alliance et elle avait pleuré. Affligée par ses larmes que j’avais rarement vu couler, je m’étais mise à pleurer, moi aussi. Nous nous étions quittées très tristement. J’avais été gâtée à Noël, plus que les autres années, m’avait-il semblé, et cela m’avait un peu alarmée.
Est-ce pour cela qu’après lui avoir dit plus tard par téléphone que je ne descendrais pas pour les vacances de février suivantes, comme on le disait puisqu’on se déplaçait du Nord au Sud, je fis un rêve douloureux dont le souvenir m’habite encore. Ma grand-mère pleurait, et je me justifiais maladroitement : je ne pourrai pas venir, tu comprends, parce que les examens blancs, et le train qui est cher, et la météo maussade, et le temps que je n’ai pas avec le bac à la fin de l’année. De bonnes raisons, des raisons parfaitement recevables. Mais je n’ai jamais revu ma grand-mère, la mère de mon père, cette grand-mère que j’adorais et l’avertissement que j’ai cru l’entendre m’adresser cette nuit-là me poigne encore des décennies plus tard.
À la mi-janvier, elle mourut à l’hôpital où elle avait été admise pour une affection sérieuse, mais, aux dires de son médecin, sans gravité extrême, qui n’a selon toute vraisemblance pas reçu à temps les soins qu’elle exigeait.
Moulins et son hôpital, clientèle de pedzouilles… que les spécialistes évitaient : chatoiement de Vichy, encore et toujours. Son gendre, mon oncle, nous avait téléphoné d’une voix blanche : « La maman a été transportée à l’hôpital ». La maman, cela en dit long… Cela dit Le centre du monde. Le centre du monde anéanti, notre monde allait exploser, notre monde explosa.
Ma mère avait pris le train, nous laissant à Paris, mon petit frère, Nicolas, et moi, c’est-à-dire me laissant la garde de mon petit frère. Nous mesurions son inquiétude, et nous lui avions confié chacun une lettre pour notre mémé, après avoir multiplié des tentatives d’enregistrement d’un message tendre et encourageant qui sonnaient tellement faux que nous avions renoncé à les mener à bien.
Nous attendions des nouvelles qui ne venaient pas. Deux presque orphelins à Paris dans un climat de grande anxiété. Notre père était parti pour de longs mois travailler au Canada où femme et fils devaient le rejoindre jusqu’à la fin de l’année scolaire ; quelque chose ne tournait pas rond dans les délais d’obtention des visas – les demandes avaient-elles seulement été déposées ? – la recherche d’un appartement à Montréal, toutes les dispositions censées prévoir leur arrivée et aménager leur séjour dans les meilleures conditions.
J’appris la réalité de la pire des façons. Deux appels téléphoniques assénèrent le coup : un cousin au ne degré et perdu de vue téléphona d’abord à la maison. J’ai gardé dans l’oreille le son de sa voix à la fois nasillarde et traînarde qui interrogeait sans ambages : Je voulais savoir où envoyer les fleurs. Une parente que j’avais rencontrée enfant, pièce rapportée dans la famille dont elle était entièrement sortie en divorçant, appela quelques minutes plus tard, redoubla le choc, comprit cependant la situation et balbutia quelques mots désolés avant de raccrocher, me laissant m’abîmer dans le chagrin. Où était Nicolas à ce moment-là ? Je sais seulement qu’il n’était pas à la maison, rien de plus ne subsiste.
Ma mère nous écrivit, elle rentrerait plus tard qu’elle ne l’avait pensé – les lettres alors mettaient juste un tout petit peu plus longtemps à parvenir à leur destinataire qu’un télégramme – Mémé tient vos lettres entre ses mains. Je compris qu’elle les emportait dans la tombe sans avoir eu seulement le temps de les lire. Ma mère ne disait rien d’autre de façon plus explicite. Il m’incomba donc d’annoncer à mon frère une vérité que personne n’avait songé à m’apprendre à moi avec un peu de tact et de compassion, outre la circonspection qu’aurait dû inspirer ma jeunesse, confrontée pour la première fois avec la mort.
Je sus qu’on avait ramené la dépouille de ma grand-mère chez sa fille et son gendre, Alice et Jean, chez lesquels ma mémé passait depuis plusieurs années le plus clair de son temps, à l’imitation de sa propre mère – mon arrière-grand-mère – qui s’était déjà installée chez sa fille unique, après son veuvage, comme le ferait à son tour mon grand-père devenu veuf, cependant qu’il avait continué d’habiter sa maison du vivant de son épouse, prolongeant ainsi une désunion dénuée d’hostilité qui les avait longtemps vus vivre sous le même toit sans autre communauté d’intérêts que celle de leurs enfants.
Quinze années séparaient Louise et Camille, mes grands-parents paternels et – n’étaient leur formation commune, une extraction comparable puisque Camille était le fils d’un couple d’instituteurs et Louise fille de sergent de ville, une même prédilection pour Sainte Laïque et les idéaux de gauche – presque tout les éloignait : son tempérament à lui, plutôt contemplatif et distrait, se doublait d’une indifférence appuyée pour autrui, alors qu’elle était tout entière dans l’action présente et l’altruisme. À moins que ce ne fût tout simplement la pénurie d’hommes jeunes et valides au terme de la Grande Guerre qui avait un jour assorti ces deux-là au point qu’ils se marient et engendrent trois enfants. Jeune, mon grand-père ne l’était alors plus vraiment, mais il restait vert et vigoureux. Affecté dans une compagnie de chasseurs alpins faits prisonniers par l’ennemi peu après le début des combats, il avait réchappé du feu et passé près de quatre ans à l’abri de la tourmente, employé comme main-d’œuvre d’appoint dans une ferme allemande où il disait avoir été bien traité. Épargné par l’Histoire avec grand H, il en conservait indubitablement des cicatrices intérieures ineffaçables, sans qu’il ait jamais évoqué les événements au principe de ces blessures.
Chaque fois que je me suis trouvée à ses côtés un 11 novembre, je l’ai vu se précipiter dans le cortège des anciens combattants commémorant l’armistice de 1918. Il était temps : partis du cœur de la petite ville, hommes et drapeaux défilant sous les fenêtres de la maison atteignaient le terme de leur marche quelques centaines de mètres plus loin, sur un rond-point où une ronde de grandes flammes sculptées dans la pierre rendait hommage aux morts pour la patrie. Mon grand-père, coiffé de son béret, n’était pas le premier de la procession, pas le moins ému non plus et toujours taciturne. Jamais il n’a, il ne m’a parlé de sa guerre. Il s’amusait seulement d’avoir bénéficié d’une retraite précoce et d’ailleurs nettement plus longue que sa carrière active pour cause d’enrôlement militaire et de famille nombreuse, et la lecture de la rubrique nécrologique dans le journal était une source de divertissement insigne, surtout quand il y découvrait le nom d’un appelé de la même classe que lui. À dire vrai, les observateurs que nous étions s’en amusaient davantage encore.
Leurs inclinations les avaient appariés en faisant œuvre réparatrice : Camille Bermand, mon grand-père, venait de perdre sa sœur chérie de la grippe espagnole ; sa future épouse, Louise, son fiancé – et cousin germain – membre du 317e régiment d’Infanterie, mortellement blessé le 15 juillet 1917.
J’ai recueilli quelques lettres que ce jeune conscrit lui envoyait du front, à l’école normale d’institutrices de Moulins où Louise était alors pensionnaire, et un minuscule carnet portant la date imprimée de 1915, sur lequel, au jour anniversaire du 15 juillet, elle avait sobrement écrit :
Samedi, 14 juillet 1917, ou dimanche à 5 h
Le petit Sergent Escurat blessé très grièvement à une cuisse et au ventre se sentant perdu dit à un de ses camarades qui pansait sa blessure : « Écrivez à mes parents que je meurs en pensant à eux et après avoir fait mon devoir ».
Comme lui, mon père se prénomme Paul.
Ma grand-mère paternelle était une personne généreuse, elle avait à divers titres aidé quantité de gens. Une femme tout à la fois bienveillante – elle faisait crédit à l’humanité – et exigeante – elle n’aimait pas la médiocrité et les faux-semblants – qui avait laissé son empreinte dans toutes les localités où l’avaient expédiée ses mutations, même si j’ignore pourquoi elle et sa tribu en avaient connu un si grand nombre. Parcours obligé pour celle qui, comme son époux, avait tôt brigué des postes de direction ? Stratégie consistant à se rapprocher, par paliers, de la Ville et du lycée où elle comptait scolariser sa lignée ? Pression de ses parents venus prendre leur retraite dans leur province de souche où vivait toute la parentèle, des cultivateurs disséminés à quelques kilomètres les uns des autres ? Envie de resserrer les liens avec ces parents vieillissants, dont elle était l’enfant unique et bien-aimée ? N’est-ce pas dans la maison qu’ils avaient achetée pour y achever leur vie qu’en 1925, elle avait accouché de son premier enfant, mon père ?
« Maîtresse femme », elle était l’âme et le chef de la tribu.
Son époux laissait faire, préférant défendre son indépendance que marquer son autorité, dont il n’était du reste nullement dépourvu. Ma grand-mère Bermand faisait encore parfois des « suppléances » dans des écoles de Moulins quand j’étais enfant – ma naissance coïncide à peu près avec son départ en retraite, à cinquante-cinq ans alors – et, quand nous étions seuls, il me réservait l’exercice de son commandement. Nous allions à la Coop : de la main gauche, mon grand-père tenait son cabas en toile cirée où tintinnabulaient les bouteilles en verre consignées que l’on y rapportait, de la droite, mon poignet fermement enserré. Je protestais en chignant et tentais de desserrer l’étreinte pour gambader sans contrainte dans la ruelle piétonne. Il me traitait de polissonne, resserrait la prise. Quand ma grand-mère rentrait, elle me trouvait en pleurs, après d’autres querelles conclues sur le même mode : Camille !Je ne peux pas m’absenter cinq minutes sans que vous vous chicaniez ! Elle séchait mes larmes tout en lui jetant des regards furibonds qui disaient le peu de considération que lui inspiraient ses méthodes éducatives.
Souvent, il prenait la tangente en désertant les territoires communs : hormis les « commissions » le plus souvent journalières ainsi que la tenue soigneuse du jardin et d’un potager, sa contribution à la vie domestique consistait à monter le charbon de la cave.
Sur l’injonction de son épouse, mon grand-père s’exécutait, glissait dans sa poche le livre qu’il était en train de lire, empoignait l’anse du seau à charbon et descendait à la cave, dont l’entrée se situait à l’extérieur de la maison, près de l’escalier de la cuisine qui donnait sur la cour. C’est généralement aux récriminations de ma grand-mère que j’évaluais le temps écoulé depuis qu’il s’était évanoui dans les profondeurs de la maison. Elle l’y localisait aisément et l’en débusquait en le rappelant sans aménité à ses devoirs ménagers. Assis sur La Montagne de la veille étalée sur le tas de charbon, le béret vissé sur la tête comme toujours, absorbé dans sa lecture, il prenait le temps de terminer sa page avant de remplir le seau et regagner nonchalamment le trivial espace du quotidien.
Je ne crois pas avoir passé une seule journée chez mes grands-parents sans que mon grand-père ne dévoue plusieurs heures à la lecture. Comme toujours labialisant les mots à voix basse, il émettait, quel que soit le support du texte – journal, mode d’emploi, lettre ou livre – une sorte de bourdonnement monodique ininterrompu qui m’enchantait autant qu’il m’intimidait : excepté ma grand-mère, qui ne s’en privait pas, personne n’osait alors le déranger. Il m’a lu d’innombrables albums pour enfants avant que je ne sache lire moi-même, bien avant d’entrer à l’école primaire, et je lui sais gré de m’avoir transmis là un sésame : dans l’écrit pouvoir trouver refuge.
Pour sa part, ma grand-mère s’occupait tous les matins du chauffage, tisonnait à l’aurore le foyer du poêle pendant une bonne demi-heure avant de rallumer ou ranimer le feu, opération dont elle ne s’exemptait qu’à la belle saison. Ensuite seulement, elle remettait son dentier immergé dans un gobelet pendant la nuit et la journée pouvait débuter vraiment.
C’est à cette heure-là qu’embauchait « La Chaussure », comme l’on dénommait chez les riverains les usines Bailly dont les bâtiments étaient situés en face de la maison de mes grands-parents, dont les chambres donnaient curieusement sur la rue plutôt que sur le jardin. Le bruissement des conversations, joint aux sonnettes et grincements des vélos, faisait office de réveille-matin ; une sirène en confirmait quelques minutes plus tard la ponctualité en mugissant l’heure de fermeture de la grille d’entrée.
Avant et après la corvée matinale, l’enfant que j’étais reconnaissait, en ouvrant les yeux, deux physionomies très dissemblables malgré les cheveux blancs, deux personnalités et deux sensibilités qui se succédaient sans se confondre et se complétaient pourtant : l’une plus vieille et indulgente, l’autre, déridée par l’appareil dentaire, plus vigoureuse et à l’évidence plus affranchie de ma petite personne exclusive, envahissante et égocentrée.
Des vies normales, des affections, des usages et des règles durables, l’emboîtement des générations sans heurts, des conflits prévisibles en somme.
Un habitus que fracassait pourtant, tous les vingt-cinq ans ou à peu près, la visite de la Faucheuse.
Une enfant de 17 ans aussi protégée que je pensais l’être ne pouvait la concevoir inopinée. Pour avoir connu l’une de mes arrière-grand-mères – pas bien longtemps il est vrai – sans doute me figurais-je qu’il me faudrait avoir moi-même des cheveux blancs pour voir disparaître ma mémé chérie. N’avais-je pas pour cela tout le temps devant moi ?
Je téléphonai à Alice, ma tante, que je devinais terrassée par la disparition de sa mère. Je l’appelai pour lui dire que j’étais tout entière là-bas, avec elle, et cela ne pouvait être plus juste. L’expression « être ailleurs » m’a semblé ces quelques jours exactement appropriée. C’était là tenter de conjurer la perte : j’entrevoyais combien il serait éprouvant pour moi de retourner à Moulins, dans un monde d’où ma mémé avait disparu comme à mon insu, puisque je ne l’avais pas vue morte.
Réalisais-je aussi qu’en cessant de vivre, elle emportait avec elle l’ultime défense tacitement intimée à son fils aîné, mon père, et indiscutablement intériorisée par lui : ne pas lâcher les siens. Mémé, dernière fortif’ ! Dernier rempart qui nous mettait temporairement à l’abri de la dissolution.
Mon père téléphona de Montréal et j’eus envie de le consoler. Après tout, lui aussi, comme sa sœur, venait de perdre sa mère. Mais il n’avait pas l’intention de revenir pour les obsèques et cette décision m’apparut comme une fin de non-recevoir nos émotions, si petites vues de loin, vues du froid…
Ma mère revint à Paris, très affectée elle aussi par la disparition de celle qu’elle appelait maman et qu’elle avait autant aimée, sinon plus, m’a-t-elle confessé un jour, que sa propre mère pour laquelle elle éprouvait un mélange de mansuétude et de pitié.
Quand elle parlait de cette dernière, elle commençait en général ses phrases par Maman ne savait pas, la pauvre… ou encore Ma pauvre maman, comment pouvait-elle imaginer ; et son âpre variante : Comment aurait-elle pu comprendre ?
Abandonnée à la naissance, la mère de ma mère, qui se présentait toujours comme une « enfant assistée », avait été placée – par l’Assistance Publique – chez des « parents nourriciers » où, malgré un sort plus enviable qu’à l’orphelinat, on lui avait réservé pendant son enfance le traitement échu aux petites boniches : garder les vaches ou les cochons aux champs, quand la progéniture légitime de la maisonnée allait à l’école, en tout cas assez longtemps pour apprendre à lire, écrire, compter et calculer. Une instruction que révérait, depuis toujours, ma « mémé-lapin » – ainsi sobriquée pour la différencier de ma grand-mère paternelle, ma mémé Bermand, qui n’avait guère de goût pour l’élevage et cuisinait plutôt des poulets –. Faute d’un accès à la manne, elle s’était acharnée à ramasser de bric et de broc les miettes pour en avoir tout de même une part, si menue, si hétéroclite fût-elle. Toute sa vie, elle a lu de bout en bout La Montagne, le quotidien régional auquel elle était abonnée, découpant dans le journal les articles qui concernaient de près ou de loin ses proches et qu’elle mettait précautionneusement de côté pour les relire, s’en imprégner et les montrer à ses visites si l’occasion se présentait.
Le malaise résultant de ce déficit originel, que l’alliance de sa fille aînée, ma mère, avec une famille de directeurs d’écoles n’avait évidemment aucune chance de résorber, entretenait une soif proprement insatiable d’apprendre, qu’elle s’efforçait d’assouvir en consultant un petit dictionnaire encyclopédique, au risque de grandes déconvenues. Me reviennent à l’esprit sa frustration et son embarras quand je fus reçue à l’Agrégation, et qu’on le lui fit savoir : elle n’avait pu trouver dans son Larousse, en miettes à force d’avoir été feuilleté, le sens du mot – du moins avec sa majuscule –. Quand nous nous revîmes à Moulins, elle me demanda discrètement ce que cela voulait dire, car elle n’avait pas compris l’avis en forme de brève que mon grand-père paternel avait fait insérer dans la dernière livraison de La (même) Montagne : Nous apprenons que Monsieur Bermand est l’heureux grand-père d’une lauréate de l’Agrégation féminine 19… de Lettres Modernes. Mon succès avait déjà fait le tour du quartier, la coiffant par contamination d’une considération dont elle n’osait suspecter le bien-fondé sans pourtant s’y rallier tout à fait : quel prestige conférer à un titre absent du Larousse ?
Inspirée par une autre logique, ma mère ne fit pas montre d’un enthousiasme plus débordant. Au lendemain de la proclamation des résultats, attendus dans une anxiété majeure – et dont je lui avais tu la date pour prévoir, en cas d’échec, un temps suffisant pour amortir le choc, m’en remettre et mitonner une annonce idoine – je n’eus pas le loisir de faire la grasse matinée après une soirée familiale correctement arrosée. Ma mère se leva à l’heure habituelle – tôt, pour quitter tôt la maison vu le long trajet qui la séparait de son lieu de travail – et vint me dégourdir à mon tour une fois avalé son petit déjeuner et fumée la cigarette qui dissipait les humeurs maussades du réveil. Blandine, réveille-toi ! Tu as rêvé que tu avais réussi l’Agrégation ! Et tu commences dans une heure ! Allez, debout ! Pas de salut pour la victoire ni d’indulgence pour la fierté – à peine tolérée dans le silence de l’intime, raillée au-delà.
Ma mère avait bénéficié comme sa sœur cadette d’études aussi longues que ses parents pouvaient les leur permettre en se serrant la ceinture autant que faire se pouvait, alors que la guerre, en les allégeant d’une quinzaine de kilos chacun, ne leur avait guère laissé de crans excédentaires.
Aussi longues, voire un peu plus : le certificat d’études n’avait pas suffi aux ambitions qu’une famille ouvrière pouvait ordinairement cultiver pour sa progéniture, et ma mère avait fréquenté l’école jusqu’au Brevet Supérieur qu’elle avait obtenu, tandis que sa sœur avait décroché ses galons d’Infirmière Diplômée d’État. L’une et l’autre, ensuite, à des âges différents, reprendraient la direction de l’école pour se re- et sur- qualifier. C’est à ce décalage de formation, puis de trajectoire et de culture, que j’impute la distance que ma mère avait prise à l’égard de ses parents, mes grands-parents maternels donc, tôt représentée pour moi par ma seule grand-mère, prématurément veuve.
Son mari avait en effet disparu quand j’étais toute petite ; mon seul souvenir de lui tient dans une image orpheline : la sienne, un homme grand, moustachu, coiffé d’une casquette, campé à quelques mètres de la balançoire qu’il a fabriquée et arrimée à la grosse branche d’un marronnier. Il fume la pipe et nous regarde en souriant nous balancer, ma mère, une toute jeune femme gracieuse et gaie qui me tient fermement sur ses genoux, et moi, la merveille, oscillant entre le plaisir et la peur qui s’étranglent dans un même gloussement. Le marronnier est gigantesque, le jardin immense, la maison aussi : j’ai à peine trois ans.
Une distance apitoyée que celle de ma mère, métissée de toutes les désertions dont elle se sentait, quelquefois, coupable, à commencer par le sentiment, qu’elle partagea longtemps avec mon père, d’appartenir à une tribu d’exception. Je ne peux me garder d’y voir le corollaire d’une « trahison de classe », assortie de désaffection : je n’ai jamais entendu ni vu ma mère pleurer à l’évocation de ses parents. Est-ce pour cette même raison que je ne l’ai jamais vue non plus accueillir comme un exploit les « réussites » attachées au travail et au mérite ? Ce n’est pas là à ses yeux qu’il fallait reconnaître et honorer la singularité.
En disparaissant, ma grand-mère Bermand ne nous livrait pas seulement au chagrin. Elle laissait des êtres totalement désemparés devant un « emploi » désormais vacant, celui qu’elle occupait dans la famille : d’abord dire ce qui est bon (refuser la fatalité, redresser la tête et l’échine, la solidarité), ce qui est bien (la droiture, la volonté, la persévérance, la laïcité), ce qu’il faut faire (de l’allemand deuxième langue). Puis être écoutée.
Ses convictions, son autorité rassuraient.
J’avais été une petite fille, puis une jeune fille qui donnait « bien des satisfactions » : je travaillais bien à l’école et par la suite au lycée, j’aimais l’étude, la lecture, le cinéma, je m’intéressais au théâtre, à la musique, à la peinture, j’apprenais à jouer du piano. J’adhérais aux idéaux familiaux et à un humanisme que je défendais dans un investissement militant précoce et ferme, j’étais affectueuse, j’étais « sérieuse ». Mémé n’a pas eu le temps de me savoir bachelière, encore moins agrégée. J’ai eu celui de la décevoir.
Mon père part « faire gauchiste » au Festival de Cannes, bientôt interrompu. Ma mère regarde avec un détachement amusé nos engagements enfiévrés.
Conduits sur l’île Seguin par des chauffeurs d’autobus en grève qui ramassent ce jour-là en sillonnant Paris tous ceux qui ont une gueule de manifestants, nous, un groupe d’élèves du lycée Rodin que nous occupons jour et nuit, sommes plutôt bien accueillis par les ouvriers présents, la plupart syndicalistes, des années de luttes au compteur.
Ce qui m’impressionne le plus, c’est leur goguenardise et le ton légèrement suffisant avec lequel ils acceptent d’échanger avec nous, ces gamins inexpérimentés auxquels ils prêtent au mieux de la bonne volonté, au pire une malléabilité périlleuse pour tous ; ces gamins venus tenter de les convaincre de faire la révolution. Leur assurance, leur détermination olympienne que nos arguments n’ébranlent pas le moins du monde m’en imposent, je ne me sens plus à la hauteur de mes propres certitudes.