Comme font les reptiles - Patrice Rabanis - E-Book

Comme font les reptiles E-Book

Patrice Rabanis

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  • Herausgeber: Publishroom
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2020
Beschreibung

Un meurtre à Trébeurnac’h !

Alex, le barman du « Mille Sabords ! », prince des nuits de Trébeurnac’h, vient d’être tué. Pour Gaétan Diluz, le major dépêché par le juge, ce n’est pas juste une enquête de plus ; car à Trébeurnac’h, autrefois, il a connu l’amour, un amour fini dans la boue.
Depuis, onze années sont passées. Malgré les mauvais souvenirs, secondé par Annie, une ex-miss qui doute de lui, Gaétan commence l’enquête. Et il essaie de rester pro, même si en lui grondent les farouches attributs de la Bretagne nord : liberté et sauvagerie.

Découvrez une enquête du major Gaétan Diluz, secondé par l'ex-miss Annie.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Patrice Rabanis, 61 ans, licencié ès lettres, enseignant en Seine et Marne. Son port d’attache est en Bretagne nord : l’Ile-Grande, grande par sa beauté, son authenticité (et son sens de la fête).
Après un tour du monde en 2002, il commence à écrire : une nouvelle et des poèmes primés dans des concours, puis il se met au roman policier.

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Publishroom Factory

www.publishroom.com

ISBN : 979-10-236-1428-2

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Patrice Rabanis

Comme font les reptiles

Illustration de la couverture : © Odile Montfrond

– 5 –

Alles hat ein Ende, nur die Wurst hat zwei.

(Tout a une fin, sauf la saucisse qui en a deux.)

Chanson pop de Stephan Remmier, 1987.

– 7 –

INDEX DES PRINCIPAUX PERSONNAGES

Les Bothorel

Alex Bothorel : Cinquante-deux ans*, parisien d’origine. Barman puis associé d’Éric Le Kouer. Mari de Lucie et père d’Ewen.

Lucie Bothorel(Née Friant) : Trente-deux ans*. Femme d’Alex, mère d’Ewen, sœur jumelle de Solène Friant. Travaille à la mairie de Trébeurnac’h.

Ewen Bothorel : Onze ans*. Fils d’Alex et de Lucie. Élève de CM2, dans la même classe que Camille.

Solène Friant : Trente-deux ans*, sœur jumelle de Lucie. Travaille au « Modiste », le bar de nuit du centre-ville de Louannion.

Les Le Kouer

Éric Le Kouer : Cinquante-sept ans*. Propriétaire du «MILLE SABORDS ! », le bar de nuit de Trébeurnac’h. Mari de Marie-Audrey, père d’Enora.

Marie-Audrey Le Kouer(Née Lez-Uhel) : Surnom : « la fille du château ». Quarante-huit ans*, femme d’Éric et mère d’Enora.

Enora Le Kouer : Vingt-trois ans*. Fille d’Éric et de Marie-Audrey. Étudiante en droit à Rennes et serveuse au «MILLE SABORDS ! ».

* Âge en 2018

– 8 –

Les gendarmes, les magistrats

Gaétan Diluz : Trente-quatre ans*. Natif de Tresguingol. A vécu à Brest et en région parisienne. Major de gendarme-rie, actuellement responsable de la brigade de recherches de Saint-Brieuc.

Jules Furchal : Trente ans*. Adjudant de gendarmerie. Spécialiste des indices, « pisteur » de la brigade de recherches de Saint-Brieuc.

Lucas Tenn : Trente et un ans*. Adjudant de gendarmerie. Balisticien de la Brigade de recherches de Saint-Brieuc.

Damien Leroy : Quarante ans*. Juge d’instruction.

Jacques Luard : Cinquante-trois ans*. Substitut du procureur.

Annie C’hwek : Trente-deux ans*. Originaire de Trébeurnac’h, y vit toujours. Ancienne « Miss Côtes de granit rose ». Maréchale des logis-chef de la gendarmerie de Gratos-Lestec.

Raoul Mollard : Quarante-neuf ans*, marié, père d’une fille, Georgette. Originaire de Lamballe. Lieutenant à la tête de la gendarmerie de Gratos-Lestec.

Eliott Leroux : Vingt ans*, natif de Trébeurnac’h. Fils d’Erwan et Sylvie Leroux. Élève gendarme, en stage à la gen-darmerie de Gratos-Lestec.

Les autres

Claude Rolland : Trente-trois ans*. Autoentrepreneur. Vit avec Annie.

Camille : Onze ans*. Fillette adoptée par Claude et Annie. Copine avec Ewen.

Tristan C’hwek : Soixante ans*, accastilleur. Père d’Annie et mari de Chantal.

Chantal C’hwek : Cinquante-sept ans*, professeur des écoles. Mère d’Annie et femme de Tristan.

* Âge en 2018

– 9 –

Erwan Leroux : Cinquante-sept ans*. Mari de Sylvie et père d’Eliott. Pêcheur professionnel.

Sylvie Leroux : Cinquante-cinq ans*. Femme d’Erwan, mère d’Eliott.

Daniel Bob : Trente-neuf ans*, célibataire. Journaliste dans un hebdomadaire local, « Le Franc-bord ».

Yann Martin : Cinquante-huit ans*, célibataire. Ami d’Alex et d’Erwan.

Aurélien Kann : Trente-sept ans*, célibataire. Prof de karaté.

Brieg Bernard : Cinquante-deux ans*. Médecin à Trébeurnac’h.

Yüna Verdoux : Trente-cinq ans*, sourde-aveugle. Voisine des Bothorel, elle vit avec Anaïs.

Anaïs Briand : Quarante-huit ans*. D’abord préceptrice puis gouvernante et amie de Yüna avec qui elle habite.

* Âge en 2018

– 11 –

À la Saint-Valentin –2007

Depuis trois semaines, le roi Noroît faisait la fête. Faisait sa fête à quiconque osait mettre un pied dehors. Il soufflait, bouboulait, bousculait, renversait. Quand un bateau s’offrait à lui, il prenait un malin plaisir à le drosser, à mettre aux marins des vents souverains, à montrer que le boss, le capitaine qui fracasse, c’était lui. Mais ce matin, comme ivrogne après le vomi, l’Éole du nord-ouest, sire Gwalarn, était tombé. Délivrés de ce monarque furieux, les haubans au port avaient cessé de tinter, les bouées au large de hurler, les charpentes sous les ardoises de craquer, les ressorts cachés de grincer… Abasourdis, les premiers promeneurs semblaient d’anciens boxeurs trop souvent mis K.-O., des enfants battus sans leur tortionnaire. La mer, privée de son fougueux amant, continuait quand même à rouler des épaules, à ouvrir sa gueule écumante.

Debout sur un rocher dominant l’océan, Alex s’imprégnait des mouvements musculeux des masses d’eau. Leurs ondula-tions, leurs soulèvements, comblaient ses failles et lui faisaient le plein de vie ; une recharge de puissance, une injection de liberté… Au ciel se déployaient les bleus, ils gagnaient du terrain, mais, grâce à leur couverture sans trou, les gris réussis-saient à garder le ballon. Finalement, le rond leur échappa et il jaillit, jaune dans les mains bleues, irisant la crête des vagues.

– 12 –

Gavées d’eau par le flux, ces dernières fondaient sur les cailloux comme sur des maris infidèles, crachant des mots salés dont Alex recevait les postillons. Hier soir au «MILLE SABORDS ! », le bar de nuit où il bossait à Trébeurnac’h, comme au dehors, il y avait eu du vent dans les voiles, roulis et langage, commérage, cancan, bluff et bla-bla… Un groupe d’étudiants, au premier verre, avait écouté l’un d’entre eux raconter la parabole des porcs-épics :

L’hiver, avait-il exposé, les porcs-épics, pour se tenir chaud, se rapprochent. Mais, à trop se rapprocher, ils se touchent, et doivent s’écarter à cause des piquants. Ainsi les hommes : attirés par leurs semblables, mais repoussés par leurs défauts. À chacun de trouver la distance qui lui convient… C’est de Schopenhauer, avait-il précisé. Sympa,non ?

Au second verre, ils s’étaient divertis aux dépens du gars le plus cocu de la côte et, au troisième, avaient béni sa femme ; ses montgolfières d’intérêt public que même les non-croyants appelaient « miracles de Jésus ».

À propos de Jésus, avait lancé le plus tchatcheur, savez-vous que n’importe qui pourrait marcher sur l’eau ? Pas besoin d’être « Fils de Dieu »… Suffit, avant de se lancer, de boire son content !

À la vitesse où tu descends le rhum, s’était moqué un des copains de la bande, tu vas bientôt pouvoir relever tes casiers à pied !

Oublie la pêche, avait persiflé un second ; s’il parle de Jésus, c’est que le sien, son jésus de caleçon, ne fait pas de miracles !

Écoutez-moi au lieu de ricaner : vu que l’alcool est plus léger, plus volatil que l’eau, si quelqu’un boit beaucoup, à votre avis, comment réagira son corps s’il fait trempette ? Eh bien, il réagira en flottant, comme un ballon gonflé ! Voilà ce qu’il a mis en pratique votre Jésus ! D’où son célèbre « Ceci est mon sang », à la gloire du vin qui rend flottant… Oh, et puis merde

– 13 –

aux beaux discours, on va se le prouver ! Pour une fois qu’on a la chance de servir la science en picolant…

Chauffés par la démonstration, ils s’étaient payé les tournées supposées les garder à flot… Bref, ils avaient fini autour du p’tit dernier, frigorifiés, trempés, mal rhabillés, le « théoricien » déplorant leur manque de méthode :

Il fallait attendre une heure de plus ! L’alcool nous serait descendu aux pieds et ça aurait marché ! On s’est loupés, mais je suis prêt à renouveler l’expérience… Dame oui, quand vous voulez ! La science avant tout ! avait-il gueulé quand Alex les avait mis dehors à trois heures.

Après la fermeture, avec Éric, le patron de l’endroit, ils avaient gardé deux jeunes filles à l’intérieur, deux sœurs. Elles attendaient leur père, un habitué du «MILLE SABORDS ! », qui devait venir les chercher. Tout en rangeant et nettoyant, Éric et Alex avaient papoté et plaisanté, la présence des deux jeu-nesses les avait émoustillés. Éva, l’aînée, secouriste et rigolote, avait raconté que, dans le temps, pour réanimer les noyés, la science préconisait de leur souffler de la fumée de tabac dans le derrière…

Au XVIIIe, avait-elle expliqué, c’était la méthode la plus autorisée ! Dans les postes de secours des grandes villes, y avait du matériel prévu pourça…

Hilarité générale. Ensuite, entre les deux hommes qui net-toyaient le sol, les vannes lourdes de fatigue avaient fusé. Alex, expert en asticotage, avait commencé :

Alors, Conchita, avait-il balancé à Éric en singeant l’ac-cent portugais, c’éou pas trop dour, lou balaye ?

Tranquille, avait rétorqué le patron ; mais c’est normal, quand t’es le boss, tu passes pas la serpillière…

Rire des filles entre chaque réplique : ah ah… Ah ah ah… Aiguillon, dard… Piqués au vif et fatigués, les deux compères avaient cherché le coup saignant :

– 14 –

À propos de serpillière, si toi, on t’essorait, Éric, l’eau serait rouge de pinard !

Toi, Alex, ça ne servirait à rien de t’essorer, parce qu’ici le liquide… c’est moi qui l’ai !

Ce genre de bataille – bête émulation mâle sous le regard féminin – ils en savaient la sottise, mais de temps en temps ça partait quand même : Alex se moquait du gros nez d’Éric, Éric, des origines parigotes d’Alex, rien que du haut niveau. Et le haut niveau, ils y trouvaient comme un goût de reviens-y…

Que ne faut-il pas faire et supporter, se dit Alex, pour vendre des godets !

Même ici, face aux vagues, il entendait le bourdonnement des voix saturées d’alcool, l’écho des pulsations cardiaques de la stéréo.

Et les connards qu’il faut virer, les bons clients qu’il faut soigner, le pognon à récupérer, la merde à nettoyer… Et pour les filles, je suis quoi ? Leur bonbon de fin de soirée ? Leur malabar, leur fraise tagada !? Plains-toi… Avec Yüna, t’avais l’occasion de changer de vie et tu ne l’as pas fait ! T’as que de la gueule, mon gars, rien dans le ventre !

Rafraîchi, décrassé, il quitta les rochers en bougonnant : Marre de ce boulot ! Et ce soir, samedi, ça risque d’être pire… Qu’est-ce qu’ils vont encore inventer ?

– 15 –

À notre avenir d’évadé – 1986

Comme Éric, parfois, le lui rappelait, Alex n’était pas plus breton que les Folies Bergère ou le Fada-Cola. Vingt et un ans plus tôt, en août, un mec de Clignancourt lui avait fait décou-vrir le Trégor et, peu après, il avait quitté la rue de la Goutte-d’Or et s’était pointé seul, riche de sa jeunesse et d’un physique de beau gosse aux traits tirés. Son destin s’était scellé en trois jours grâce à Babeth, la serveuse du bar-tabac : le premier soir, elle lui avait trouvé où dormir, le lendemain, l’avait mis dans son lit… Et le surlendemain, à l’apéro, lui avait présenté Éric Le Kouer, un fils de paysan, taillé dans la masse, rougeaud, qui cherchait un gars travailleur (« Pas un type d’ici, copains, boulot, j’aime mieux séparer ») pour l’aider à refaire du sol au plafond le vieux bistrot qu’il venait d’acheter, une ruine, mais bien située, en bord de mer. Devant un Brouilly, l’homme avait demandé à Alex : 

Quel âge as-tu, mon gars ?

Vingtans.

T’as pas une mine qui inspire confiance… On dirait un malade.

Non, je suis en bonne santé,mais…

Mais quoi ?

– 16 –

Je viens faire ce que vous proposez, monsieur Le Kouer, s’était enflammé le jeune homme ; de la remise à neuf, de la rénovation ! Me rafraîchir le teint au bon air du Trégor ! Je veux des joues… roses comme votre granit !

Holà, mollo ! avait rugi Éric, en biglant le Rimbaud tatoué sur l’épaule droite du parisien ; l’endroit est beau, le rose c’est gentil, mais la couleur ne rend pas la pierre moins dure… Et puis, tu sais, y a du boulot !

Si vous m’embauchez, je rénoverai le bar… Et le bon-homme avec, avait-il fini en se pointant de l’index.

Mais, dis-moi, qu’as-tu donc à rénover… à seulement vingtans ?

Alex avait tout déballé : sa mère qui sortait le soir quand il était gamin, le laissant seul avec sa frangine encore bébé… Le Théralène et le Lexomil pour qu’ils dorment… Sa sœur tombée dans le coma, sa mère envoyée en prison, la famille d’accueil, l’apprentissage BTP… Et, pour finir, la dope avec son cortège d’embrouilles. Éric, en retour, avait raconté qu’enfant, une fois, il avait conduit le tracteur en cachette :

[…] Malheureusement, mon père, en rentrant, a vu des traces fraîches dans la boue. Il m’a sorti de la maison, emmené dans la grange où j’ai pris une trempe ; semblable aux autres trempes. Seulement, cette fois-là, il a dû vouloir marquer le coup. Et donc, il a… il m’a… Je te le dis parce que, toi, tu as été sincère....

Vous… Tu n’es pas obligé.

Si ! Tu ne m’as rien caché, je veux faire pareil. Donc, je disais que mon gentil papa… Ben, ce coup-là, pour fignoler, il a arrosé son ouvrage : il m’a pissé dessus, en gueulant que ça m’apprendrait ! Dans un sens, il avait raison, s’était récrié le jeune Le Kouer : son urine puante m’a appris…qu’il allait falloir déguerpir, et que je ne pouvais compter sur personne à part moi. Conclusion, juste après le bac, sans rien dire, je me suis engagé dans la marine. J’ai travaillé sur porte-avion

– 17 –

pendant sept ans. J’ai failli faire plus, mais un vieux bar côtier en vente a tout changé ! J’y ai mis mes économies, pris un crédit et maintenant… On n’a pas le droit à l’erreur, Alex ! Et, au diable l’armée, parce qu’elle me rappelait mon père… Et ta sœur, aujourd’hui ?

Elle est morte sans s’être réveillée : le cœur qui a lâché…

Ensuite, ils avaient bu ; à son embauche, au rose dur de l’avenir, à leur avenir d’évadé… L’un qui échappait à l’armée et à la ferme de papa, l’autre à son quartier de haute insécurité… et au passé. Réunis par la volonté de sortir de l’ornière où leur vie les poussait. À la sixième tournée, ils s’étaient inventé un slogan (« Ni bouseux ni zonards, juste bar-bar ! »), puis avaient quitté le café, bar dessus et, hips, bras dessous, la rate épanouie.

Habile de ses mains, le parisien n’avait pas ménagé sa peine. Et, après neuf mois de travaux, Éric avait fait de lui son barman : bronzé, le muscle dessiné, Alex Bothorel était vite devenu le fétiche, le talisman, la figure de proue du vieux « Bar à Loïc », métamorphosé en « MILLE SABORDS ! », palais des viles et une nuit d’un phare ouest où la règle c’était le désordre, le rodéo, le badaboum, avec des mots salés, de l’eau de feu, des tireurs d’élite, des tire-au-flanc, des beautés, des calamités, des Cheyennes en chasse… Le paradis.

– 19 –

Noces –1990

Quatre ans plus tard, en mai, Éric, le patron cul-terreux d’Alex, avait marié Marie-Audrey Lez-Uhel, « la fille du château », le château désignant la bâtisse délabrée de ses vieux. Lui, dans la balance, avait mis son bien, sa réussite, elle, n’avait apporté que du vent : ses manières, son dédain de dame d’en haut, sa chevelure noire, ses ancêtres nobliaux… Et sa famille sans le sou, qu’elle traînait derrière elle, comme un fantôme des chaînes pesantes.

Mais le jour J, au vin d’honneur, Éric ne voyait qu’une chose : Marie-Audrey, sa princesse, venait de dire oui. Alors, les sourires forcés des beaux-parents et les mimiques sang bleu du frangin, il s’en fichait… Quand le frère en question avait com-mencé à causer littérature, Éric, cependant, l’avait stoppénet :

Je sais ; j’ai l’élégance de monsieur Patate… Ma culture, c’est plus les artichauts que les bouquins, plus Rambo que Rimbaud… Mais mon bar marche fort et j’aime votresœur.

Il s’était tourné vers Marie-Audrey. Son petit nez, ses yeux gris clair, ses cheveux lui ruisselant jusqu’aux fesses… Tout l’émouvait, autant les détails que l’ensemble. Il l’avait embras-sée et un contact léger avec sa poitrine mise en valeur par la robe s’arrêtant sous les aisselles lui avait tiré une larme.

– 20 –

Je vous en prie, avait-il lancé à la famille de son épouse ; buvez, mangez… Et, tous ensemble, profitons !

Son franc-parler avait plu à la douairière Lez-Uhel. Aussi avait-elle profité d’un temps où il était seul pour s’approcher. Ils avaient discuté et sa présence avait rappelé à Éric que les deux grands absents de la soirée portaient le même nom de famille quelui.

La soirée, il l’avait voulue inoubliable : cent personnes, cinq cochons de lait embrochés, le champagne en bouteilles de neuf litres et un feu d’artifice… Comme si leur mariage avait eu la bénédiction de la foudre. Après ce festival de feu, la nuit avait souri ; un smiley vertical de la lune aux dents blanches. Et, des buissons piquants, des massifs printaniers, une sève nocturne était montée : verve en avant, portés par les éclats de rire féminins, les hommes avaient redoublé d’humour. Pétillements, ivresse, un tourbillon : papoter et danser, boire et manger, blaguer, rire, jouer, la vie entière vouée à de frivoles intentions…

Après un rock fiévreux, Alex s’était assis dans l’herbe. Il s’était étiré, puis, songeur, avait allumé une cigarette en regar-dant des enfants courir. Ronds de fumée… Dans le dernier, telle Vénus brillant derrière la nuée de gamins, la robe de mariée lui était apparue. Alex connaissait peu Marie-Audrey, mais elle l’agaçait : son menton haut perché, la moue méprisante qu’elle affichait, ses intonations de duchesse…

Encore une mad’moiselle Chichi, une faiseuse de poussière ! Si c’était pas la régulière du patron, je lui ferais comprendre ma façon de penser…

Écartant les galopins gambadeurs, elle était venue droit surlui.

Alex… !? avait-elle fait très mondaine, on se connaît si mal… Vous, le meilleur ami de mon mari, c’est un rien bête, non ? Que diriez-vous de faire quelques pas ?

– 21 –

Il avait accepté et, aussitôt, elle l’avait interrogé : boulot, loisirs… Il avait parlé du « MILLE SABORDS ! », de planche à voile… Question famille, il avait répondu : « Je suis né de père inconnu et ma mère, je la vois plus. » Puis s’en était sorti par un « Et vous ? » qui avait amorcé une inextinguible fontaine à mots… Alex n’avait pas cherché à saisir le sens précis des mots jaillissant de cette fontaine. Il s’était laissé bercer par les sons : salivés ou léchés, chuchotés ou chuintés…

Portés par le haut débit de la fibre verbale de la mariée, ils s’étaient éloignés. Sans musique, sans lumières, sans brou-haha autour, le monologue de la jeune femme s’était apaisé ; et transformé en un babil feutré se mêlant aux frous-frous de sa robe dans l’herbe… C’était ce friselis, cette voix de mous-seline froissée, qui avait donné l’impulsion : les mains d’Alex avaient attrapé la figure de Marie-Audrey, leurs lèvres s’étaient jointes… Puis la bien née, dos à son suborneur, s’était appuyée contre un tronc ; et, telle une dinde ses plumes au moment de la roue, avait senti son jupon de tulle et sa robe blanche lui remonter sur les hanches. Derrière elle, sous la chemise, le Rimbaud tatoué sur l’épaule d’Alex semblait secoué par un rire defou.

– 23 –

À la Saint-Valentin – 2007(2)

Alex s’éloignait de la mer, du grondement des eaux. Il prit un chemin entre les ajoncs en pensant à Yüna, à sa main lisant sur les lèvres… Yüna avait été pour lui la gardienne d’un seuil, d’un niveau en jeu vidéo : sourde mais devineuse, aveugle mais lucide…

Et pourtant cette main, je viens de la lâcher pour les doigts de Lucie ! Pour des tentacules rose barbie… Faut-y être con !

Accablé, il se décida pour une sieste, une heure de répit. Au réveil, il avait toujours Yüna en tête. Une phrase de son Rimbaud tatoué lui résuma la situation : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux… Et je l’ai injuriée. »

Tais-toi, dit-il en le couvrant de la paume de sa main gauche.

Comme il ne commençait que dans une heure, il alla traîner sur la plage, espérant la croiser, guidée par Robinson, son dévoué labrador.

Parfois, du bar, il les voyait avancer ensemble, le nez au vent. À marée basse, elle allait et venait, cherchant de ses pieds nus les flaques d’eau, les algues qu’elle connaissait sur le bout des orteils : ascophylles, fucus, etc...

Des noms qu’on s’amusait à associer aux albums de Tintin : Le secret des ascophylles noueux… On a marché sur les fucus…

– 24 –

Objectif Laminaire…Et moi, j’ai tout gâché, tout lâché, j’ai flippé ! Je me souviens… d’un soir de promenade où elle m’a dit :

Les mots, pour moi, Alex, ne sont pas que des mots… Car, de l’un à l’autre, flottant sur leur pouvoir de suggestion, à nouveau, je vois et j’entends…

Sa voix, sa manière de m’expliquer, de prendre du plaisir malgré les handicaps… Elle était différente ; elle me manque.Sur la bouche le goût de ses baisers, il marcha vers la crêperie du port. Muriel, la patronne, bourlingueuse rentrée au pays l’an dernier, lui servit un café et le potin du jour sur un plateau : « Tu sais pas la meilleure ? Figure-toi que Tom aurait dit à Sophie… » Elle n’omit aucun détail. Alex l’écouta poliment, puis l’aiguilla vers un autre sujet :

Début des années quatre-vingts, Muriel, on aimait tous le rock, tu te souviens ? Et, à ce moment-là, « T’écoutes quoi comme musique ? », c’était la question existentielle des jeunes ! En fait, les groupes qu’on aimait, on les voyait comme les pièces d’un puzzle à notre nom : mis ensemble, ils disaient qui on était : « Punk tendance new-wave », « Rude boy romantique », « Psychobilly rocker »… Chacun avait son identité rock ! La stéréo était notre église, les vinyles des hosties grand format… Quant aux messes de nos idoles déglinguées, on en sortait abasourdis, ensorcelés… Alive ! Quand je vois, de nos jours, combien la musique c’est devenu rien qu’une marchandise… Ch’uis dégoûté.

Le monde a changé, nous aussi : on a tous pris… vingt-cinq ans dans la face ! Oooh, mais t’as pas le moral, toi ! dit-elle en remarquant sa triste mine. Tiens, mange une crêpe, beau cafardeux… Tant que t’as encore des dents !

– 25 –

Arrivé au « MILLE SABORDS ! », îlot de débauche d’une colonie d’oiseaux tapageurs, il s’obligea à répondre aux « Bonsoir… Salut ! Comment va ? » qui fusaient. Sa bouche souriait diffici-lement, signe d’une mauvaise humeur incompatible avec son taf. Éric, son boss, après un check, lui demanda ce qu’il avait ; Alex répondit « Rien. » et se mit au boulot.

Kirs, vins de Loire, mojitos, caïpirinhas, caïpiroskas, bulles à volonté… Il se servit un scotch, offrit une flûte à Lucie, sa copine depuis trois mois : jolie, blonde, sexy, mais sa mentalité terre à terre lui faisait regretter Yüna. Il descendit chercher du Champagne, en profita pour fumer, pour s’engazonner les neurones ; quand il rejoignit la salle, le boucan gazouillait et les spots chantaient les couleurs de la belle saison. La musique et le rhum donnaient du punch antillais au froid février. Un sourire stupide sur la face, Alex réagissait moins vite aux sollicitations. Tant pis ! Au moins, ainsi tapissé de coton, il supportait mieux les clients, l’absence de Yüna, et le poids des mots que Lucie, la si sexy Lucie, sa nouvelle blonde, venait de lui confier. Ces mots, elle les avait dits tellement vite qu’il se demandait s’il n’avait pas interprété… Car, en réalité, gêné par une grosse voix, il n’avait pas tout entendu, mais seulement :

Alex, je suis […] deux mois, un accident…

Remué, happé par une tablée de copains, il était parti prendre leur commande. Au retour, plus personne derrière la flûte pleine à ras bord.

Non, seraisonna-t-il en activant la pompe à bière,un aveu aussi important pour nous, elle ne me l’aurait pas fait au bar, pendant le coup de feu ! À moins qu’inquiète de ma réaction… Putain, pourquoi j’imagine le pire !? Elle a peut-être dit : « Je suis à découvert depuis deux mois », ou bien : « Je suis au chômage dans deux mois »… Peut-être. Mais qu’elle parle d’« accident »… Merde ! Cette nuit, en sortant, j’irai chez elle, je… Là-bas ! Au fond, assise avec…

– 26 –

Soulagé qu’elle ne soit pas partie, Alex se pencha et recon-nut le gamin assis en face d’elle ; client occasionnel du bar, du combustible bio qu’il vendait en sous-main, mais également admirateur de Lucie, dont il avait été le tout premier. À ce titre, Alex détestait le voir trop proche d’elle. Ce soir, plus encore que d’habitude : après la confidence de Lucie, subir leurs simagrées, là, sous sonpif…

Dix heures : les apéros tardifs partaient dîner, aussitôt rem-placés par des fêtards au ventre plein. Éric, le capitaine du vaisseau « MILLE SABORDS ! », sourire aux lèvres, écoutait scratcher le lecteur de carte bleue. Lucie, la blonde… Plus elle sentait sur elle le regard de son beau barman, plus elle mimait l’intérêt pour les tirades de son ex : Bien fait pour toi, Alex !fulminait-elle derrière un masque serein. Tu n’avais pas à… Incroyable ! Je me confie, je te le dis, et tout ce que tu trouves à faire… c’est de t’en aller servir les copains !? Ah, je m’en souviendrai de la Saint-Valentin deux mille sept ! Pour la peine, je vais continuer ce tête-à-tête avec mon ex jusqu’à la fermeture… Puisses-tu en crever de jalousie !

Alex, furieux, se sentait étalon pris au lasso d’une intri-gante… Domestiqué. Bouffon de la clientèle chicos qui reje-tait Yüna, l’handicapée, et le poussait à se caser avec Lucie, la blonde…En cloque ? Peuh ! Elle n’est qu’une intermittente de mon lit qui cherche le CDI ! Qui, en plus, se donne en spectacle avec ce merdaillon qui l’a dépucelée !

Minuit. Le morceau s’appelait « St Valentine’s day mas-sacre ». La batterie martelait son tempo dans les méninges embrumées d’Alex.

Monter le volume, qu’explosent toutes les enceintes…

Plateau en l’air, il évitait les agités, les chancelants, les euphoriques, les danseurs, servait, blaguait, souriait, encaissait, mais, dès qu’il le pouvait, s’alcoolisait au coin du bar avec deux gars que personne, sinon lui, n’approchait. Une montgolfière

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entrevue sur le fond d’écran d’un nouveau téléphone appelé « smartphone » le nargua :

Voyage en ballon de neuf mois ; embarquement immédiat…

À une heure, les gens, sur trois rangées zigzagantes, assié-geaient le bar. Et, une fois servis, malgré la débauche de watts de la sono, parvenaient à communiquer en usant d’un code de sons grognés, une langue inintelligible à jeun, mais d’accès facile en état d’ébriété.

C’est du chinois, raillait souvent Éric, le patron bedon-nant. Donc, le lendemain, ils ont tous les yeux bridés…

Debouts autour d’une table haute, cinq jeunes s’agitaient. L’un d’eux venait de s’oublier, les autres, en brassant l’air, le bousculaient.

Tu pues comme une décharge publique !

Comme un animal mort,oui !

Mais qu’est-ce que t’as bouffé !?

Imagine, commença le dernier : un bel étron qui te caresse l’anus en sortant…

Arrête donc ! lança le responsable du fumet, je n’ai pas fait exprès !

Qui te caresse l’anus en sortant, disais-je… Comme si, au-dedans, t’avais un homme noir qui te la mettait à l’envers !

Des dieux ! hurla le briochin aromatique ; faut être fou pour avoir des idées pareilles ! Ma parole, t’es un malade !

Et les autres, devant la grimace de leur ami malodorant, pleuraient derire…

Derrière eux, deux hommes parlaient. Sérieux, le moins saoul s’indigna :

Tu te rends compte qu’un pour cent de la population mondiale possède plus que les quatre-vingt-dix-neuf pour cent restants !?

Ouais, je sais. C’est dégueulasse, mais c’est commeça…

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C’est « comme ça », ça veut rien dire ! Il suffirait qu’on soit assez nombreux à s’insurger, tu comprends ?

Je comprends surtout que c’est pas moi qui passerai ma vie à militer ! Et toi… Tu t’en crois capable ?

Euh…

Bon, tu reprends une mousse ?

Brieg Bernard, un médecin de Trébeurnac’h toujours coiffé comme un dessous de bras, disait à deux de ses amis qu’il admi-rait la nature, de la beauté d’un paysage à l’intelligence duriz…

L’intelligence du riz ? reprit, moqueur, l’un de ses deuxamis.

Essaie de vivre les fesses dans l’eau, sans jambes, avec la lumière et du CO2 pour te nourrir, lança Brieg Bernard, et on verra qui est le plus malin…

À leur droite, un grand brun avait ouvert en douce sa bra-guette ; et, pour amuser les copains, les yeux dans ceux de sa chérie, faisait monter le niveau de champagne dans sa coupe en y plongeant son p’tit baigneur…

Sortie : déferlement, ruissellement. La mer haranguait dans le noir, et, en bonne baratineuse, emportait à chaque retrait l’adhésion de millions de grains de sable. Une partie des gens s’entassa à l’entrée de la boîte de nuit jouxtant le bar, l’autre s’éparpilla, à pied ou en voiture. Lucie, la compagne d’Alex, fit quatre bises rapides à son soupirant pour lui dire bonsoir, il essaya de l’embrasser.

Non, dit-elle en le repoussant, je ne veux plus. Ta manière d’aimer pèse des tonnes ! Et moi, j’ai besoin de légèreté !

Elle le planta là, au milieu de la rue. Immobile, il la regarda monter dans sa voiture. Lorsqu’elle eut disparu, deux hommes sortirent de l’ombre ; ceux qui, tout à l’heure, buvaient avec Alex au coin dubar.

Viens…

Ils l’entraînèrent à l’écart, sur un chemin boueux.

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Oh, vous m’emmenez où !? se rebiffa crânement le jeunot.

Une lourde gifle lui insonorisa l’oreille droite.

T’as compris, face à beignes ? Pas de questions et marche. À gauche… Encore à gauche… Ça doit te plaire, la gauche, hein, petit trou du cul ? ricana la voix dans son dos. Avance !

Groggy, suivant les injonctions, le premier amant de Lucie progressait sur un sentier jalonné de flaques reflétant le ciel laiteux. Arrivé à la frankizenn, une clairière entourée de buis-sons, un gros doigt lui indiqua une roche :

Assois-toi là, il ne va pas tarder.

Derrière son esgourde en feu, le jeune gambergeait : Ilne va pas tarder ? Lui? À cause de Lucie ?

Ses gardes-chiourmes tiraient sur des brunes et leurs éma-nations nébuleuses flottaient. En attendant Alex, ils contem-plaient le tapis d’étoiles recouvrant l’infini où s’abîmaient ici et là de longs flocons incandescents. La peur avait dégrisé leur captif qui se rongeait les ongles. Des gouttelettes de brume mouillaient les vêtements. Ils tendirent l’oreille… Des bruits de pas, de tissu contre les genêts, se rapprochaient. Le barman apparut, remercia ses complices, et, de la poche arrière de son jean, sortit une flasque argentée. Chacun leur tour, ils lichèrent, yec’hed mat1, Alex la tendit à son jeune prisonnier :

Tiens, bois.

La boule au ventre, celui-ci avala une gorgée brûlante, rendit la flasque. Alex essuya le filetage, revissa le bouchon. Ce soir, en picolant, il s’était vu en train de passer aux aveux : Yüna, Yüna ma toute belle… Influencé par les clients, je t’ai abandonnée indignement : j’ai trop écouté les uns et les autres… J’ai même touché du pognon… Et voilà maintenant que je te fais un petit dans le dos ! Et ce n’est pas qu’une expression ! Car ce petit, au lieu de bomber le ventre que je voulais, le tien, aujourd’hui, il grandit dans les entrailles de Lucie Friant… La jolie Lucie tellement,

1 Bonne santé ( àla vôtre )

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tellement bien sous tous rapports ! Quel con ! La vie, tu sais, elle me file entre les doigts sans que... 

Ce mea-culpa intérieur, il l’avait clos ainsi : Je suis en toc, Yüna ; j’attire l’œil, mais derrière ma frime, y a que dalle… Oublie-moi, ça vaut mieux.

Plus tard, l’alcool aidant, sa colère s’était tournée vers l’ex-térieur ; s’était abattue sur l’ex de Lucie, cet empaffé si proche de sa blonde. Il méritait une correction adaptée, un châtiment. Il lui lança :

Tu sais que tu me gonfles à tourner autour de Lucie ? Qu’est-ce qu’il va falloir faire pour que tu piges que c’est MAnana ?

Arrête… On se connaît, c’est trop bête, ne gâchep...

Tu te prends pour mon pote ? Parce que tu m’achètes une ou deux parts d’herbe par mois ?

Écoute Alex, fit-il en se levant,je…

Alex le rassit sans ménagement :

Là, t’es juste à la bonne hauteur, ni trop haut ni trop bas… ajouta-t-il en se mordant l’intérieur d’une joue.

Qu’est-ceq...

Dans le dos d’Alex, les deux gros se bidonnaient.

Tu vas nous faire, grogna-t-il en se déboutonnant, ce que tu voudrais tant qu’elle te fasse ! Et si tu mords… On te crève, charogne !

L’un après l’autre, ils œuvrèrent, une main derrière sa tête, avec des mouvements de hanche. Ce fut court, mollasson, juste pour l’avilir. Et, pendant que le dernier remontait son froc, le jeunot entendit :

À l’avenir, tu te tiendras loin de Lucie, compris ? Et si l’envie de moucharder te montait au cerveau… Pense à tout le Trégor se payant ta tête de joueur de flûte…

Hein, petite tafiole, insista l’un des deux accompagnants, faudra tenir ta langue… Garder pour toi ce joli souvenir…

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Ils disparurent, avalés par les ténèbres, abandonnant l’ex de Lucie à son humiliation : Je l’ai fait sans me rebiffer, sans hurler, sans me battre… Une vraie fiotte…

Des rires, des bye-bye, des claquements de portière, des vrombissements et des bribes de musique de boîte sonnaient le ralliement à la normalité. Au moins me débattre, ressassait-il. Mais j’ai eu peur de résister, peur qu’ils me tuent.

Dans la maison de ses parents où il vivait encore, il se mit au lit, dévasté. Semblables à des mouches enfermées, les phrases bourdonnaient : Je suis tout ce qu’il y a de méprisable. Vivant, mais sale… Et plus vraiment chez moi en ce corps où ils sont entrés comme chez eux. Imagine si Lucie l’apprenait, la honte…

Un mois plus tard, il avait quitté la région. Au printemps, Alex épousait Lucie, enceinte de trois mois.

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Onze ans après…

Mardi 29 mai2018

Euh, Docteur…

Je t’écoute, petit.

Ben, je voulais vous demander…

Oui ?

Si mon zizi, il est normal. Passque…

Enlève ton pantalon, mon garçon, qu’on regarde un peu ton bazar.

Le petit jeune homme s’exécuta. Le médecin, assis sur un tabouret à roulettes, s’approcha et lui baissa sonslip.

Voyons… fit-il, une loupe dans une main.

De l’autre, en faisant coulisser la peau, il ausculta, dessus, dessous, avant de relever le front :

Ainsi, fiston, commença-t-il, tu voulais savoir si c’était « normal » ? Normal, répéta-t-il, cette tête rose couronnée de violet ? Cette tige posée sur deux billes dans un vieux sac !? Enfin, gamin, s’esclaffa-t-il, tu crois vraiment que la nature se fatiguerait à produire en série un machin aussi tarabiscoté ? Non, à l’évidence, sur toi, elle a fait une erreur… Ou un écart

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pour s’amuser ! Pas de chance, tu es le malheureux élu, son vilain petit canular !

Mon organe bon pour le musée des horreurs !? Ça faisait long-temps que j’avais pas fait ce rêve…Allongé sous les draps, pour échapper au fou rire du doc, Alex alluma la radio. Aussitôt, l’ap-pareil vomit une grappe d’infos : « … Comment sortir la Libye de la crise ? Fusillade en Belgique… Un million de fumeurs en moins… Nadal : un onzième titre à Roland-Garros ? Orages au-dessus de la Loire… »En éteignant, il pensa à la signature de la veille : le stylo chic que lui avaient tendu les doigts ronds du notaire… Les siens, écrivant « Bothorel », son nom de famille, sur un acte officiel… Le sourire d’Éric.

À l’occasion de ses cinquante-sept ans deux mois plus tôt, Éric, son patron et ami, lui avait proposé une nouvelle fois de prendre des parts dans l’affaire ; quinze pour cent du bar et du resto attenant, le «MILLE SAveurS ! »… Mais cette vraie faveur, cette promotion au rang d’associé, Alex s’en était toujours méfié : Échanger ma liberté contre des… des dividendes ? Jamais !

Poussé par sa femme, Lucie, et des amis clients, son « Jamais » était devenu un « Oui ». Hier, il avait donc noué une alliance commerciale, comme il s’était marié il y a onze ans : passivement. Conséquence, les ultimes paroles de Yüna à son endroit lui carillonnaient sous le crâne : « Continue, papa, à te laisser dicter ta conduite par les autres, continue ! ». Il inspira, souffla : Yüna… Mon adorée, ma fée, que j’ai si lâche-ment larguée… Au-dedans un ado frondeur le chahutait : Tu as capitulé, flanché ; tu t’es renié… T’es un minable !

Laisse tomber cette tirade de blanc-bec, lui conseilla la voix de la raison. Tous tes amis en croquent ! Pourquoi pas toi ?

Instantanément, son ado intérieur réagit : Tes amis !? Cette bande de « tiroirs-caisses » ? Ces gras du bide qui rigolent comme des cossus ? Rien n’interdit d’être moins vénal qu’eux, espèce de mouton !

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La seconde voix, contrite, acquiesça : Je ne suis qu’un suiveur. Sinon ce n’est pas la Lucie que j’aurais épousée. Et s’il n’y avait que ça…

Comme un prêtre repoussant un vampire avec un crucifix, Alex, face à ses idées noires, éclaira son smartphone. Dans le temps, à l’heure de s’endormir, sa mère lui laissait la porte de sa chambre d’enfant entrouverte… Et ça marchait ! Le rai de lumière éloignait les sorcières et les loups qui, dans l’obscurité, venaient grimacer au pied de son lit. Il lut l’heure sur l’écran moucheté d’applications multicolores : onze heures. De plus en plus souvent, des souvenirs lointains lui remontaient jusqu’à la gorge… Là, il pensait aux femmes : Ma mère à qui je dois la vie (et la mort de ma sœur), à qui je dois mes envies de cogner et d’en finir… Puis y a les autres : Marie-Audrey, que j’ai fait mienne à son mariage avec Éric… Yüna, ma voisine, que j’ai vendue, Lucie, ma femme, que je trompe… Et la petite dernière… dont, même en pensée, je tais le prénom, tellement je veux pas que ça se sache…

Il les vit, harnachées, sanglées, pouliches de trait au travail : chacune son membre et on tire… Lui, au milieu, écartelé : Une vie entière à mentir… Et si je parlais d’aujourd’hui, je devrais dire à me mentir : car, face aux autres, j’essaie seulement de coller à cette image de boute-en-train qu’ils ont de moi. Prisonnier de mon rôle d’amuseur, de bon vivant farceur, je ne suis plus jamais moi-même ; si tant est que je sache qui je suis… Tout ça m’épuise ! Je voudrais en sortir…définitivement.

En se levant, il croisa son regard dans un miroir et invectiva son image : Tu n’es qu’un pauvre type ! Un has been, as de la bibine, un harder ramolli, un colossal ringard…

Des aboiements l’arrachèrent à son auto-flagellation. Onze heures cinq. Dans une demi-heure, son fils, Ewen, allait débou-ler, il se secoua. Ici, pour une raison inconnue, ce n’était pas le mercredi, mais le mardi après-midi que l’école fermait. Ce jour-là, Lucie travaillant non-stop, passée la matinée d’école, Alex s’occupait du gamin : devoirs, repas, karaté à quinze heures…

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En fin d’après-midi, ils sortaient les consoles et jouaient à la guerre. Sauf les jours de beau temps où Ewen préférait le foot, la plage ou la cabane qu’il construisaitseul.

*

Ce mardi-là, en arrivant, Lucie trouva son fils dans le jardin, au fond. Il écoutait de la musique au casque en étalant une espèce de boue sur les branches servant de murs à sa cabane.

Chéri (Il se libéra une oreille), il est sept heures et quart… Ton père ne t’a pas dit de rentrer ? Non ? Vraiment, on ne peut vous faire aucune confiance ! Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre !

L’enfant sur les talons, elle entra en quittant ses escarpins, posa son sac à la cuisine. La maison engourdie ronflait par le frigo.

Ewen, mets tes affaires dans le bac à linge sale et file te laver, tu sens le fauve ! Alex ? Montre-toi, j’ai une bonne nou-velle ! Pff… Tu es pénible à ne jamais répondre !

Elle rinça deux verres qui traînaient, passa un coup d’éponge sur la table. Dans un trait de soleil, des poussières dansaient au ralenti.

Alex ? répéta-t-elle en montant à l’étage.

Leur chambre était vide, celle d’Ewen aussi. Ellese demanda s’il n’avait pas dû remplacer son boss, Éric, au pied levé : Non, il m’aurait envoyé un message…

Elle venait d’entendre le son du loquet de la salle de bains du bas suivi d’un craquement à l’étage supérieur, sous letoit.

Ah, c’est là-haut que tu te caches, gros malin ! Au lieu de me faire tourner en bourrique, poursuivit-elle en grimpant au grenier, écoute ça : tu te rappelles de madame Chevalier, ma supérieure ? La femme de l’ancien garagiste de Tresguingol ? Figure-toi qu’elle part à la retraite en décembre et que le maire, ce matin, m’a demandé si jevoul…

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En bas, l’enfant ferma le robinet de la douche, presque sûr d’avoir entendu un cri. Il écouta… Perçut, derrière le son de l’eau tournoyant dans le siphon, comme un gémissement.

Lucie avait refermé la mansarde à clé et descendait, agrippée à la rampe. Molles, les marches gauchissaient, gondolaient au-dessus d’un gouffre… Les traits de son père, victime autre-fois d’un AVC foudroyant, se mélangeaient à ceux d’Alex : les uns et les autres superposés se confondaient puis s’évanouis-saient, comme de la fumée. Au pied de l’escalier, une serviette sur les reins, son gamin l’attendait, la lumière de juin dans ses mèches blondies au soleil et ausel :

Qu’est-ce qui se passe, maman ?

Elle l’attrapa, le serra. Sa peau douce, le parfum « pomme verte » du shampooing… Elle s’écarta :

Depuis combien de temps t’étais dehors quand je suis arrivée ?

Euh…

Tu es allé au karaté ?

Oui, Aurélien, le prof, nous a montré des katas de cein-ture verte.

Ensuite ?

Ewen n’avait jamais vu sa mère l’examiner si froidement.

Papa m’a ramené. J’ai goûté… On a joué à la Wii, après, je suis sorti.

Personne n’est venu ? demanda-t-elle en lui bloquant la tête entre ses mains, tu n’as rien entendu ? Pas d’explosion ? De coup defeu ?

Il recula d’unpas.

J’ai pas fait attention ! Tu m’as bien vu, j’étais dans le jardin, j’étalais du torchis… En plus, j’avais mon casque ! Mais qu’est-ce qui se passe, maman ? Çava ?

Elle hésita. L’enfant avait le visage d’Alex, mais, comme elle, les cheveux blonds et les yeux couleur ciel. Elle passa une main dans les uns, plongea dans les autres, l’agrippa aux épaules :

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Non, ça va pas. Il va falloir que tu sois courageux. Papa… Papa est mort, on nous l’a tué.

Le gosse sentit les pleurs que réprimait sa maman. Durant sa courte hésitation avant de lui annoncer la terrible nouvelle, Lucie avait choisi de dire « mort », de dire « tué ». Des mots durs, mais auxquels elle tenait, parce qu’ils disaient vrai ; et parce qu’à l’âge d’Ewen, lors de l’AVC mortel de son père, elle, Lucie, avait subi les faux, les édulcorants, les truqueurs, les mots cousins, ceux qui tournent autour du pot de chrysanthèmes :

Papa, il est parti, il est décédé, ma chérie ;