Comme un goût de fraises… - Hugo Telliac - E-Book

Comme un goût de fraises… E-Book

Hugo Telliac

0,0

Beschreibung

Plus de cinquante ans après leur première rencontre enflammée, Gabriel retrouve Nicole, et l’étreinte de leur passion adolescente semble aussi vive qu’autrefois. Pourtant, le poids des années et des secrets entachent leurs retrouvailles, créant un tourbillon d’émotions et de non-dits. Nicole porte un lourd fardeau, tandis que Gabriel, par défi, garde jalousement le mystère du prénom de sa fille, Tibou. Au cœur de malentendus et de révélations inattendues, ils se redécouvrent, prouvant que, malgré l’âpreté du temps, l’amour a le pouvoir de ressusciter les espoirs perdus. Mais parmi les lecteurs, qui saura déchiffrer les indices subtils semés tout au long du récit pour découvrir le véritable prénom de Tibou ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Retraité, Hugo Telliac, après avoir contribué à divers magazines, se consacre désormais à la littérature romane. Curieux et insatiable, il se considère comme un touche-à-tout, pour qui l’écriture constitue le moyen de vieillir sans jamais se laisser envahir par l’âge.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 377

Veröffentlichungsjahr: 2025

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Hugo Telliac

Comme un goût de fraises…

Roman

© Lys Bleu Éditions – Hugo Telliac

ISBN : 979-10-422-6867-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

I

Si le destin souhaite votre rencontre, vous vous

retrouverez même si vous êtes séparés par mille lieues.

Mais si le destin s’y oppose, vous aurez beau être face à face,

vous resterez des étrangers l’un à l’autre.

Proverbe chinois

— Bonjour Nicole.

Ainsi interpellée, la femme qui est occupée à redresser un tableau dans l’exposition, sursaute et se retourne. C’est une femme pas très grande, d’une élégance rare et qui porte parfaitement sa soixantaine. Son visage fin est encadré par une coiffure mi-longue aux reflets auburn et, malgré quelques rides que le temps a dessinées, elle reste très belle aux yeux de celui qui l’a interpellé ainsi. Il voit l’image de la jeune fille qu’il a connue. Son regard noisette est toujours aussi doux que dans son souvenir, malgré l’étonnement de se faire interpeller ainsi. Son ensemble d’un bleu profond met en valeur ses formes et laisse deviner un corps qui a bien traversé les années. Elle a toujours cette grâce et cette tenue de madone italienne que l’on retrouve sur les toiles de Raphaël. Nul doute que, si elle avait vécu au XVIesiècle, elle aurait servi de modèle pour les plus grands peintres. Son expression dénote à la fois la surprise et l’embarras devant cet homme qui la regarde en penchant légèrement la tête. Les mains dans les poches de son pantalon en toile, un léger sourire flotte sur ses lèvres. Elle le dévisage sans pouvoir mettre un nom sur ce sourire, mais elle sent confusément qu’elle le connaît. Un visage bronzé et quelques rides qui trahissent une vie au grand air encadré de cheveux poivre et sel coupés courts. Un menton volontaire sur une mâchoire carrée. Des yeux marron qui pétillent de malice en la regardant et une bouche fine, mais qui dégage de la bienveillance. La silhouette est bien proportionnée et dégage une force tranquille que seuls peuvent avoir des hommes sûrs d’eux-mêmes et sereins.

— Alors tu m’as vraiment oublié… Il faut dire que cela remonte si loin, je ne peux pas t’en faire le reproche. Plus de cinquante ans ! Je vais te donner un indice : je suis celui à qui tu as appris à jouer aux échecs sur un bateau qui nous emmenait en Corse. C’était nos premières vacances sans les parents.

Elle porte ses mains à son visage pour cacher son émotion, car des souvenirs refont surface dans son esprit.

— Gabriel ? C’est toi ?

— Il te reste donc quelques images de notre passé ! Oui, c’est bien moi.

— Mais… Comment ? Et d’abord, que fais-tu ici ? dit-elle, surprise et essayant de reprendre une contenance et ne sachant pas quoi dire ni comment réagir. Son premier amour vient de surgir devant elle et elle est troublée. Depuis quelques mois, il a plusieurs fois tenté de reprendre contact avec elle. Sans succès. Elle n’a jamais répondu à ses demandes. Et voilà qu’il se tient devant elle sans animosité avec cette expression sur le visage qu’elle reconnaît maintenant.

— Tu connais l’adage : « Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère viendra à toi ». Alors, me voici. Je t’ai retrouvé grâce, ou bien à cause, selon le point de vue, de ta sœur. Je m’intéresse depuis des années aux peintres contemporains et tu imagines ma stupéfaction le jour où je suis tombé sur une œuvre signée de son nom qui m’a immédiatement rappelé des tas de souvenirs.

Un long silence s’installe entre eux, chacun restant sur son quant-à-soi. Elle finit tout de même par bégayer un « Tu n’as pas changé » et elle s’empourpre en réalisant l’énormité de cette phrase. Bien sûr qu’il a changé, tout comme elle. En cinquante ans, même les pyramides ont changé ! Le temps a fait son œuvre et les années ont laissé leurs marques. Son sourire s’accentue devant ce mensonge dû à cette gêne qu’il avait provoquée.

— On s’embrasse ? dit-il en sortant les mains de ses poches et les lui tendant. Surprise, elle ne peut dire non et sa joue vient contre la sienne pour un chaste baiser. Le parfum de son eau de toilette l’enveloppe et elle ferme les yeux pour mieux s’imprégner de cet instant, tandis qu’il la prend maintenant dans ses bras en lui murmurant :

— Enfin, je te retrouve, ma petite fille. Soudain, elle se raidit et le repousse de toutes ses forces.

— Qu’est-ce que tu me veux ? Pourquoi tu reviens maintenant ? Nous n’avons plus rien à nous dire et plus rien à partager. Si je ne t’ai pas répondu quand tu as cherché à me joindre, il y a une raison, tu ne crois pas ? lui dit-elle sur un ton vindicatif. En l’observant, elle voit son expression passer de la surprise à la déception avant de se crisper et de se fermer.

— Tu n’as rien à me dire ? Après plus de cinquante années de silence ? D’accord. Mais prends au moins le temps de m’écouter alors, parce que moi, j’ai plein de choses à te raconter. Je pourrais commencer par te faire remarquer que le petit côté mystérieux et boudeur peut être charmant et attendrissant quand on a 16 ans, mais maintenant, c’est pathétique. Je pourrais ensuite t’expliquer que je ne suis pas ton ennemi, Nicole, et que j’ai naïvement cru à un clin d’œil du destin quand j’ai retrouvé ta trace après tant d’années. Que veux-tu ? Je suis un incorrigible idéaliste un peu trop sentimental. À ce stade de notre conversation, tu as le droit de sourire et même de te moquer, j’assume parfaitement. Sans aucun doute mieux que toi qui te réfugies peureusement dans le silence et les non-dits, en fuyant tout contact avec les gens et qui se cache sous son lit à la moindre alerte. Si tu préfères réagir de cette manière et continuer ton caprice d’ado attardée, après tout, c’est ton problème. Si la vie m’a appris quelque chose, c’est bien qu’à vouloir comprendre et résoudre les problèmes des autres, on finit par s’en créer à soi–même, et je n’en ai ni le temps ni l’envie, alors grandis un peu, Nicole. Où est passée la jeune fille qui me disait qu’elle voulait vivre dans la lumière ? Regarde-toi, tu es devenue tout ce que tu détestais. Les autres t’intéressaient, tu es indifférente, l’injustice te faisait bondir, tu es devenue injuste, froide, cruelle, hautaine, limite méprisante et à tout ce gâchis, il faut encore ajouter une bonne dose de lâcheté. Je ne reconnais pas la Nicole que j’ai connue et que j’ai aimée. Celle que je vois aujourd’hui est une étrangère qui me déçoit et je n’ai pas envie d’aller plus loin.

— Alors, pourquoi tu reviens aujourd’hui ? Qu’est-ce que tu attends de moi ? demande Nicole, pétrifiée par les critiques de Gabriel.

— Ce que je te veux, me demandes-tu ? Commençons plutôt par ce que je ne veux pas : je ne veux pas chambouler ta vie, il me semble qu’elle est assez difficile comme ça, je ne veux pas te demander d’argent, j’ai ce qu’il me faut, je te remercie. Je ne veux pas me disputer avec toi, bien que ta réaction présente m’agace profondément, comme tu le vois. Je ne veux pas aller squatter chez toi, ma maison est bien assez grande pour que je ne sois pas obligé d’aller chercher refuge ailleurs et je ne veux pas non plus te draguer, bien que ce ne serait qu’un juste retour des choses puisque c’est toi qui m’a dragué la première fois. Quant à la raison que tu évoques pour m’éviter et refuser de me répondre, elle ne peut être que mauvaise après cinquante années. Maintenant, si tu veux vraiment savoir pourquoi je suis là aujourd’hui, c’est simplement pour te revoir, savoir ce que tu es devenue et si tu es heureuse. Les hommes ne sont pas tous des prédateurs et je voulais juste partager un peu de ta vie et de la mienne avec toi. Peut-être, ajouter un peu de bonheur au bonheur, te revoir sourire encore une fois, mais, apparemment, ce n’est pas vraiment d’actualité. Tu sais, tu as au moins raison sur un point : nous n’avons plus rien en commun, surtout en ce qui concerne nos sentiments respectifs. Toi comme moi, nous avons fait notre vie et suivi notre chemin chacun de notre côté sans avoir besoin l’un de l’autre, alors on va continuer ainsi et tout sera pour le mieux. Pardon d’avoir dérangé ta petite vie bien étriquée.

— Ce n’est pas vrai !

— Qu’est-ce qui n’est pas vrai ? demande-t-il surpris.

— Je ne t’ai pas dragué la première fois, lui rétorque Nicole, l’air vexé.

— Ha ! La mauvaise foi. Mais passons, ce n’est pas le sujet et, en plus, c’est bien une réflexion de gamine, réplique Gabriel en secouant la tête et avec un sourire qui en dit long. J’ai dix mille questions à te poser et autant d’histoires à te rapporter, mais, dans un dialogue, il faut être deux et tu n’as pas l’air de le vouloir. As-tu un téléphone ?

Nicole se trouve déstabilisée par ce que Gabriel vient de lui dire en passant ainsi du coq à l’âne. Quand il tend la main, elle lui donne son téléphone. Il tape un numéro et, dans sa poche, une sonnerie se déclenche. Il coupe immédiatement l’appel et en lui rendant son téléphone lui dit :

— Voilà, tu as maintenant mon numéro et moi, j’ai le tien. Si tu décides de m’appeler, sache que j’en serais très heureux. Ce n’est pas une obligation, bien entendu. Je t’ai tendu la main, à toi de savoir si tu veux la saisir.

Sans ajouter un mot, il tourne les talons et se dirige vers un mur situé un peu plus loin pour examiner attentivement les œuvres exposées, laissant Nicole interdite après cette altercation. La sœur de Nicole qui avait assisté de loin à leur rencontre vient vers lui. Gabriel ne bouge pas et tout dans son maintien trahit son irritation et sa contrariété. Pendant un instant, elle se demande s’il s’est aperçu de sa présence. Restant à ses côtés sans rien dire, elle le surveille du coin de l’œil et attend une réaction de sa part quand, sans se tourner vers elle, il lui demande :

— C’est votre œuvre ? Vous êtes Angelina Carminati ?

— Oui, c’est mon travail, répond-elle.

— De quoi avez-vous peur, Angelina Carminati ?

— Moi ? Je n’ai peur de rien, pourquoi cette question ? demande-t-elle, surprise par cette entrée en matière.

— Mmmm… Des barrières sur toutes les toiles qui disent n’approchez pas, des sujets qui semblent fuir l’œil de l’observateur, des couleurs sombres ou agressives, pas un seul personnage et pratiquement aucune trace d’une présence humaine, aucun titre sur vos œuvres, ça ressemble fort à de la peur. D’où ma question : De quoi avez-vous peur ? Mais c’est sans doute un trait familial quand on voit les réactions de Nicole, dit-il en haussant les épaules.

N’attendant aucune réponse, il s’éloigne et regarde déjà un autre tableau. Après quelques instants de réflexion et lui faisant face, il tente d’atténuer sa remarque pour le moins désagréable d’un sourire à la fois crispé et triste. Ses yeux, profondément enfoncés dans un visage carré, trahissent une grande amertume et un profond désarroi.

— Vous avez un vrai talent, Angelina, je trouve seulement que c’est dommage de l’utiliser pour créer des œuvres aussi mélancoliques et crépusculaires.

Il se dirige vers la sortie quand un appel impérieux claque comme un fouet : « Stop ! » Surpris, il s’arrête net et fait face à Angélina.

— Vous en avez trop dit ou pas assez. Vous commencez par me dire que vous voyez de la peur dans mes peintures, puis maintenant qu’elles sont lugubres. Ça mérite bien quelques explications, vous ne pensez pas ?

— Lugubres ? Non, je n’ai pas dit ça, mais je n’arrive pas à voir l’influence d’un autre artiste, ou plutôt si, mais c’est un poète et pas un peintre.

— Un poète ? Quel poète ?

— Verlaine… Une aube affaiblie, Verse par les champs, La mélancolie des soleils couchants.La mélancolie berce de doux chants, mon cœur qui s’oublie aux soleils couchants… Soleils couchants… Ses poèmes saturniens… Désolé… dit-il avec un geste qui pouvait passer pour une ébauche d’excuse.

Ne trouvant rien à opposer à cette explication, elle renchérit :

— Et la peur ? Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que j’ai peur ? Et d’abord, que connaissez-vous de la peur ?

— C’est une vieille copine la peur, croyez-moi, alors je la connais jusque dans mes tripes.

Le regard de Gabriel s’est troublé et s’est perdu dans la contemplation d’un tableau, un long silence a suivi et il a mis un certain temps à retrouver une contenance. Un frisson a parcouru son corps, comme s’il sortait d’une transe. Il a ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais, se ravisant, il la referme avec un long soupir sur les paroles qu’il allait prononcer. Puis il s’est retourné de nouveau vers la porte sans un mot, mais avant qu’il soit parti, Angelina l’apostrophe encore.

— Qui êtes-vous pour juger mon travail comme ça ? Comment connaissez-vous Nicole ? Je ne connais même pas votre nom !

— Gabriel, mon nom, c’est Gabriel.

— Vous êtes critique d’art ? Journaliste ?

— Non, rien de tout ça.
— Vous êtes quoi exactement ?
— Très pressé, répond-il en regardant sa montre.

— Au revoir Angélina Carminati, dit-il encore avant de sortir de l’exposition et de disparaître. Angélina, profondément déconcertée par cet échange avec Gabriel et sa manière très cavalière de prendre congé, se retourne pour chercher Nicole, mais elle a disparu elle aussi. En la recherchant, elle la voit partir d’une démarche hésitante comme un boxeur légèrement groggy.

II

J’ai vécu là où les souvenirs se forment à deux, à l’abri des regards, dans le secret d’une seule confidence où tu règnes encore.

Marc Levy

En rentrant chez lui, Gabriel s’est fait une tasse de café qu’il boit lentement debout sur sa terrasse en regardant le paysage qui s’étend sous ses yeux. Deux cents mètres plus bas, le Rhône, encore gonflé par la fonte des neiges dans les Alpes en cette fin de mai, roule ses eaux boueuses avec furie, comme s’il voulait se débarrasser le plus rapidement possible de cette boue qui assombrit son cours. Un rictus désabusé vient sur les lèvres de Gabriel en se disant qu’il a fait la même chose avec Nicole en laissant sa colère prendre le dessus. Quel imbécile ! Il a encore trouvé le moyen de tout gâcher. Cinquante-deux ans ! En gros, dix-neuf mille jours sans la voir et, quand il la retrouve, il est assez couillon pour lui balancer les pires inepties. Maintenant, c’est sûr, elle ne lui téléphonera pas et c’est sa faute. Qu’est-ce qui t’a pris de lui dire tout ça ? Même si, et c’est vrai, je me suis senti blessé par sa réaction. Un peu de diplomatie n’a jamais fait de mal à personne, abruti ! se morigène-t-il, et tu te demandes encore pourquoi votre histoire s’est mal terminée et pourquoi elle est partie ? Pas étonnant qu’elle n’ait pas envie de te revoir avec un tel caractère. À sa place, je me jetterais des pierres.

Il a maintenant devant les yeux le visage de Nicole qui, à bien réfléchir, semblait plus peinée qu’outrée par ses paroles quand il est parti comme un voleur, emportant plus loin sa rancœur. Mais contre qui était-il en colère, si ce n’était contre lui-même ? Il revoit sa mine piteuse sous ses critiques et il s’en rend compte maintenant qu’il n’avait qu’une envie, celle de la prendre dans ses bras pour la consoler comme on le fait avec un enfant qui a un chagrin, mais pauvre d’esprit qu’il est, il n’a pas fait le moindre geste dans ce sens.

En rentrant dans la maison, il jette un coup d’œil à son téléphone. Comme il s’y attendait, il n’y a pas de message. Que faire ? Il faut qu’il se change les idées avant de sombrer dans un ruminement qui ne fera que le culpabiliser un peu plus.

— Appelle Seb et dis-lui que demain tu descends manger dans son restaurant, songe-t-il. Un bon déjeuner au soleil, même si les cigales ne sont pas encore là, lui fera le plus grand bien et il passera la journée avec celui qu’il considère comme son petit frère. À cette pensée, il se sent ragaillardi et compose le numéro du restaurant de son ami.

— Allo Seb ? C’est Gabriel, tu as une place de libre pour demain midi dans ton boui-boui ou bien tu seras en prison parce que tu as empoisonné tout le monde ?

— Pas de problème, j’accepte tout le monde, même les vieux fossiles de ton espèce.

— Parfait ! À demain, mon Seb.

— À demain Gab… Ha… Et au fait, mon boui-boui t’emmerde !

Il raccroche le cœur un peu plus léger, amusé par l’esprit de répartie de son ami. Il finit la soirée en préparant un sac dans lequel il entasse pêle-mêle quelques affaires de rechange, des sous-vêtements et sa trousse de toilette. Connaissant l’animal, il sait d’avance qu’il ne coupera pas à passer la soirée en sa compagnie ainsi que celle de son épouse et qu’ils lui auront déjà préparé la chambre d’ami. Pour ce soir, il se contente des restes de son frigo accompagné d’un morceau de pain sec qu’il contemple d’un air dubitatif. La soirée s’étire, interminable et morose devant la télévision qu’il regarde sans la voir en se remémorant la journée et sa stupidité monumentale. Bah ! Demain est un autre jour et il est temps d’essayer de dormir un peu s’il veut être en forme pour prendre la route demain. Un voyage de trois heures l’attend.

En ouvrant les yeux, sa première pensée est pour Nicole et la maladresse dont il a fait preuve envers elle. Comment rattraper sa gaffe maintenant ? Bien entendu, son téléphone n’a enregistré aucun appel ni aucun message.

Il ne pense qu’à ça pendant les trois heures de trajet qu’il accomplit d’une seule traite, sans prendre le temps de s’arrêter pour se reposer un peu. Il ne voit même pas ce paysage que, certes, il connaît bien, mais qui, chaque fois, l’enchante.

Il est presque 13 heures quand il se gare devant le restaurant qui se remplit. Il faut dire qu’il commence à être bien connu dans la région et il n’est pas rare qu’il soit complet. Il pénètre dans l’établissement et aperçoit immédiatement son ami qui s’affaire aux fourneaux. Il le voit lui aussi et, sans cesser de surveiller ses plats, lui fait un signe de la tête pour lui indiquer une table un peu à l’écart, avec la mention « réservé ». Sébastien connaît bien son ami et le choix de la table n’est pas un hasard. Ainsi, il sera plus tranquille pour manger sans avoir à supporter les conversations trop fortes de ses voisins de table et il pourra ruminer tout à son aise les problèmes qui l’ont conduit jusqu’ici. Il s’installe et prend la carte pour étudier le menu du jour. Seb arrive avec son tablier de chef, sa toque et sa barbe grise qui lui couvre tout le bas du visage. Gabriel se lève et embrasse son ami qui le serre dans ses bras.

— Salut gargotier, toujours pas eu le temps d’acheter un rasoir ?

— Si tu es venu pour faire des réflexions désagréables, tu peux repartir de suite, vieil ours mal léché.

Ses yeux et son sourire bien visible sous sa barbe démentent ses propos et Gabriel voit qu’il est le bienvenu, comme à chaque fois qu’il vient. Il sourit à son tour, heureux de revoir le visage familier de son ami, et commande le menu du jour. Sébastien acquiesce d’un signe de tête et repart vers sa cuisine avant de stopper son mouvement. Il regarde Gabriel, hoche la tête et lui dit :

— Prends ton temps pour manger, on aura tout le temps de parler quand ce sera plus calme et je crois que tu as beaucoup de choses à me dire.

Gabriel reste déconcerté devant la sagacité du restaurateur. Comment fait-il pour savoir avant même qu’il dise quoi que ce soit ? Un sourire et un petit signe de tête suffisent pour le moment. Il sera temps de se parler plus tard. Il profite de ces instants d’oisiveté pour détailler le restaurant de son ami. Toute la déco a été repensée dans les tons de beige et de rouge pour les nappes et l’auvent qui protège du soleil les clients qui déjeunent à l’extérieur et de noir pour les tables et les chaises. Il a réussi à rendre ce lieu à la fois convivial, intime et clair, ce qui n’est pas un mince exploit. Seb aurait pu être un excellent décorateur s’il n’avait pas été aussi bon cuisinier. Il y a des personnes comme ça qui ont tous les talents et son ami en fait partie ! songe-t-il en souriant.

Deux heures après, il sirote tranquillement son café quand Sébastien tire une chaise et vient s’asseoir à sa table. Il a ôté sa toque et son tablier après avoir salué les derniers clients qui ont quitté le restaurant. Son regard clair se pose sur son ami avec insistance en hochant la tête en silence.

— Je ne comprends toujours pas que tu ne sois pas encore au moins en garde à vue pour tentative d’empoisonnement, dit Gabriel autant pour cacher son trouble que pour fuir le regard pénétrant du restaurateur.

— Facile ! Quand les flics sont venus pour m’arrêter, je leur ai offert un repas.

— Et ?

— Après, le plus dur a été de les enterrer dans le jardin après les avoir découpés.

— Pourquoi tu les as découpés ?

Il regarde Gabriel pendant quelques instants sans rien dire. Celui-ci attend la réponse de son ami.

— Tu as aimé la daube de sanglier tout à l’heure ?

Gabriel regarde son assiette parfaitement nettoyée, car Seb prépare ce plat mieux que personne. Un grand sourire s’affiche enfin sur son visage et se transforme en éclat de rire.

— Noon !

Sébastien éclate de rire à son tour et ils se tapent dans la main en continuant à rire sous le regard ébahi des serveurs qui finissent de nettoyer avant de remettre la salle en ordre pour le service du soir. Puis, le calme un peu revenu, Gabriel demande des nouvelles de leurs amis en commun, une petite bande de cinq fous furieux et leurs compagnes toujours prêts à tout pourvu que ça se termine avec des éclats de rire et des accolades devant un bon repas arrosé des meilleurs vins. Quand ils se retrouvent ainsi, on pense irrésistiblement aux banquets à la fin des aventures d’Astérix et Obélix. Ils se connaissent et s’apprécient maintenant depuis si longtemps que ce ne sont plus de simples amis, mais les membres d’une même famille. C’est vers cette famille du cœur à défaut d’être de sang que Gabriel est venu se ressourcer, car il sait qu’il sera écouté et que personne ne le jugera. Il les avait lui-même surnommés « le noyau dur » et ils sont tous très fiers de ce nom. Après avoir raconté les dernières péripéties de la bande, un silence s’installe entre eux.

— Bon… Tu m’expliques ?

— Qu’est-ce que tu veux que je t’explique ? Ça va comme tu vois. Juste un peu fatigué peut-être.

— Pas à moi ! Je te connais trop bien. Tu me téléphones hier soir pour venir manger aujourd’hui à midi avec tes blagues à deux balles et tu me dis que tu es juste un peu fatigué. Si tu es là, c’est que tu as un souci, alors crache le morceau.

Sébastien prend son téléphone et appelle Muriel, son épouse, sans le quitter un instant des yeux. Après quelques sonneries, celle-ci décroche.

— Oui, c’est moi… Oui, il est arrivé… Bah non, pas fort si tu veux mon avis… OK, je te l’amène, je crois que la soirée risque d’être longue, surtout quand il fait sa tête de cochon et qu’il faut lui arracher chaque mot de la bouche aux forceps… Non, il ne m’a rien dit, cette bourrique, il s’est contenté de dire du mal de ma cuisine, c’est dire s’il ne va pas bien.

— Qu’est-ce que ça veut dire tout ça ? C’est un guet-apens ?

— Tu auras bien le temps de voir, dit-il en se levant. Viens, Muriel nous attend.

Un quart d’heure plus tard, ils sont arrivés chez le couple et Muriel est sortie de sa buanderie en se séchant les mains. Elle s’est arrêtée sur le seuil en regardant arriver Gabriel qui ne sait quelle contenance prendre. Elle s’est approchée pour l’embrasser puis, dans un élan spontané, l’a pris dans ses bras comme pour le soutenir et le protéger de ses démons qui se devinent dans ses yeux.

— Prends ton temps, lui dit-elle, et si tu ne veux pas parler, ce n’est pas grave. On est là, Seb et moi, et on ne te posera aucune question… Juste, on est là.

Gabriel serre plus fort la main que Muriel a glissée dans la sienne sans dire un mot et elle aperçoit les muscles de sa mâchoire se contracter sous l’effort pour tenter de surmonter l’émotion qui le submerge. Elle jette un coup d’œil à son mari et le voit totalement désemparé par le malaise évident de celui qu’il considère comme son grand frère. Jamais il ne l’a vu aussi déstabilisé, même après son divorce qu’il avait eu pourtant beaucoup de mal à assumer. Il ne sait pas quoi faire de sa grande carcasse et son épouse l’a bien compris en le regardant d’un air attendri. Alors il pose sa main sur l’épaule de Gabriel en disant :

— Allons, allons Gab, viens t’asseoir dans le salon.

Gabriel hoche doucement la tête et se laisse guider jusqu’à une petite pièce cosy avec ses lourds rideaux de velours, sa table basse en acajou et ses fauteuils club en cuir usés d’une vie déjà longue. Il se laisse tomber plus qu’il ne s’assied dans un de ces fauteuils avec un soupir d’abattement qu’il voudrait bien faire passer pour du bien-être, mais personne n’est dupe. Sébastien prend le fauteuil en face de lui et son épouse vient se pelotonner sur ses genoux. Ils le regardent sans dire le moindre mot, attendant qu’il se décide enfin à se confier.

— J’aime bien venir chez vous. Je me sens tranquille et en sécurité. C’est bête, hein ?

— Tu sais que tu es toujours le bienvenu ici, mon Gab… Même et surtout quand tu vas mal, c’est à ça que servent les amis, alors si tu veux nous dire ce qui ne va pas… dit Sébastien.

Un long silence suit cette déclaration, comme s’il se demandait s’il devait continuer et qu’il avait honte d’être venu vers eux pour vider son sac. Seul le tic tac de l’horloge dans le salon se fait entendre, rythmant ainsi le temps et les silences des trois amis.

— C’est une histoire bête et banale de deux adolescents, commence Gabriel en contemplant le plancher, une vieille histoire qui remonte à plus de cinquante ans.

— Elle s’appelle Nicole Carminati. En tout cas, c’était son nom quand je l’ai connue. On était dans le même collège, on avait 16 ans et c’était notre première histoire d’amour. Rien ni personne ne bouge dans la pièce, comme si le temps avait décidé momentanément d’une pause dans sa course.

Puis, comme une digue qui cède soudainement, Gabriel raconte ce qu’il s’est passé la veille, comment il l’a retrouvée par hasard et comment il pense avoir tout gâché. Il leur confie la joie qu’il s’était faite de la revoir, les choses qu’il voulait lui raconter et sa déception devant la réaction de Nicole qui l’a rejeté comme si elle le détestait. Il explique son incompréhension et la colère qu’il a senti monter en lui à cet instant.

— Je lui ai dit des choses assez dures parce qu’elle m’a blessé et j’ai voulu lui faire aussi mal qu’elle avec sa réaction et ses paroles. Je ne pensais pas que je pouvais avoir un comportement aussi puéril. Bon sang ! Je n’ai plus 16 ans pour me conduire aussi bêtement. Je suis le roi des cons, un abruti intégral.

Gabriel est abattu en s’écoutant parler. Il réalise à quel point il a pu être enfantin.

— N’exagérons rien, rétorque Sébastien en fourrageant dans sa barbe. Il faut toujours que tu ailles dans l’excès. Je suis sûr qu’en cherchant bien, il doit exister plus con que toi, alors te voici détrôné… Bon d’accord, la recherche risque de prendre du temps, mais on va trouver. Côté abruti intégral, par contre, je peux difficilement te contredire.

Ébahis par ces paroles, Muriel et Gabriel se regardent puis dévisagent Sébastien qui a toutes les peines du monde à cacher un sourire malicieux, puis le rire, les cueille et la pièce retentit enfin d’un peu de gaieté. Gabriel regarde son ami avec reconnaissance pour cette diversion et lui fait un clin d’œil pour le remercier et lui signifier qu’il a compris. Ils sont suffisamment complices pour se parler ainsi sans qu’aucune parole ne soit échangée. Sébastien n’a pas son pareil pour détendre une atmosphère qu’il juge trop lourde. Quand le calme revient, chacun reprend ses esprits et Muriel, toujours fine mouche, en profite pour analyser le récit de Gabriel.

— Donc, si je te suis, tu as retrouvé par hasard ton premier amour et tu es en colère parce qu’elle ne t’a pas sauté au cou, c’est bien ça ?

— Bien sûr, dit comme ça, tu ne me donnes pas le beau rôle.

— Pourquoi ? Ce n’est pas ce qui s’est passé ?

— Oui… Mais non… C’est plus compliqué que ça, tente d’expliquer Gabriel.

— Gab, on est amis ?

— Tu le sais bien !

— Alors, accepte que je te parle comme une amie et admets que tu as tort. À quoi tu t’attendais ?

— Je… je ne sais pas trop… en tous cas pas à ça.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi tu veux la retrouver ?

— Je n’ai pas voulu la retrouver, c’est un hasard et j’imagine que c’est un mélange de curiosité, de nostalgie et de tendresse. Curiosité de savoir ce qu’elle a fait de sa vie, nostalgie de nos 16 ans et tendresse pour la jeune fille qu’elle était et que j’ai connue.

— Il n’y a pas de hasard, juste des rendez-vous. Ce n’est pas de moi, mais de Paul Eluard, récite Muriel.

— Tu parles d’un rendez-vous !

— Tu es vraiment sûr qu’il n’y a pas d’autres sentiments qui se mêlent à tout ça ?

— De quels sentiments parles-tu, Muriel ?

— Je ne sais pas… Un vieux fond d’amour qui remonte à la surface, par exemple ?

— Cinquante ans plus tard ? Ne sois pas ridicule, s’il te plaît, rétorque Gabriel en haussant les épaules.

Muriel observe son ami avec un air qui en dit long sur ce qu’elle pense de la sincérité de la réponse.

Les yeux dans le vague, Gabriel se raconte.

— Quand j’ai rencontré Nicole, nous partions en bus passer quelques jours en Camargue pour un voyage scolaire. Elle était assise sur le siège juste devant le mien et elle s’est retournée pour me parler. Je ne l’avais jamais remarquée avant au collège, mais en réfléchissant bien, je suis certain que ce n’était pas son cas et qu’elle avait minutieusement calculé son coup ! Mais moi, benêt, je suis resté longtemps persuadé que c’est moi et mon charme qui avait fait succomber Nicole… Naïf que j’étais ! À la première halte du bus, nous en avons profité avec la complicité de nos voisins de sièges respectifs pour finir le voyage côte à côte à discuter de tout et de rien. C’est le soir même, après le dîner, assis ensemble sur une murette à la tombée de la nuit que nous avons échangé notre premier baiser. Je m’en souviens encore et je la vois encore mettre sa tête contre mon épaule…

— … Et ?

Gabriel, qui s’était plongé dans ses souvenirs en laissant errer un sourire sur ses lèvres, s’ébroue soudain pour revenir à l’instant présent.

— Et notre histoire a commencé. Nous nous retrouvions tous les mercredis après-midi, car nous avions des cours le matin. Je me souviens de nos promenades à Lyon au parc de la tête d’or où je cherchais sans arrêt des endroits discrets pour pouvoir l’embrasser, et aussi de ces petits détails qui m’enchantent et qui maintenant me reviennent en mémoire.

— Comme quoi ? Donne-moi des exemples, demande Muriel, les yeux brillants de curiosité et d’excitation qu’elle n’arrive pas à dissimuler. Comme beaucoup de femmes, elle ne peut pas résister devant une histoire qu’elle devine romantique. Sébastien ne dit rien depuis un moment et découvre, étonné, une facette de son ami qu’il n’avait jamais soupçonnée. Gabriel aurait donc eu une histoire et un passé bien moins lisses que ce qu’il voulait bien montrer ? Pourquoi pas ? Il s’aperçoit qu’il ne le connaît pas aussi bien qu’il le pensait et qu’il y a, dans sa vie, des zones d’ombres et des failles qu’il avait soigneusement cachées.

— C’est bizarre la mémoire, reprend Gabriel, on croit avoir oublié totalement des pans entiers de sa vie et il suffit parfois d’un nom pour que tout revienne et vous ramène des années en arrière. Je l’entends encore me chanter en marchant sous les platanes du boulevard du 11 novembre « Here's to you » de Joan Baez en mettant sa main dans la mienne avant de m’expliquer l’histoire de Sacco et Vanzetti et s’indigner du procès qu’ils ont eu. L’injustice la mettait en colère ! Il y avait aussi une autre de ses petites manies qui me plaisait beaucoup… J’adorais la faire enrager en lui parlant de Sylvie ou bien Corinne, deux filles qui me trouvaient à leur goût et je disais, en exagérant, que je n’étais pas totalement insensible à leur charme. Alors elle finissait immanquablement par me menacer de son index en me regardant droit dans les yeux et en me menaçant d’un « Fais gâââffe ! » avec trois A et trois accents circonflexes sur chaque A ! J’ignore d’où elle tenait cette manière de prononcer ces deux mots, mais je trouvais ça à la fois charmant et comique, alors je lui répétais : OK, je fais gâââffe, promis ! Je n’ai jamais autant fait gâââffe de toute ma vie ! disais-je avec un sourire jusqu’aux oreilles. Alors quand elle comprenait que je me moquais de son accent, elle levait les yeux au ciel d’un air désespéré en disant sur un ton accablé « Quel crétin des Alpes ! » ce qui, selon elle, était l’insulte la plus terrible et qui était censé clore la dispute, mais qui me mettait en joie. Depuis cette époque, plus jamais personne ne m’a traité de crétin des Alpes !

Muriel sourit en écoutant Gabriel qui évoque ces anecdotes qui la font rêver.

— Et après ? questionne Muriel, captivée par son récit.

— Après ? Je lui demandais d’un air innocent si elle était fâchée. Elle me répondait que non d’un air buté, alors je renchérissais « Tu es en colère ? » Et avec un soupir d’agacement, elle me disait « Oui ! Et c’est ta faute ! » Je prenais alors un air penaud, parce que, déjà à l’époque, j’étais le champion du monde des faux culs, et je caressais doucement sa joue en lui faisant remarquer qu’il y avait comme un petit sourire au coin de ses lèvres et qu’elle n’était pas vraiment contrariée. Je m’approchais doucement et déposais un baiser sur sa joue avant de m’aventurer sur ses lèvres, qu’elle maquillait avec un stick, qui avaient un goût de fraises que j’adorais.

Je me souviens aussi d’une belle journée ensoleillée. Nous étions assis sur un banc et Nicole regardait une jeune femme qui devait avoir 25 ans environ et qui avait étendu une couverture sur l’herbe à l’ombre des platanes centenaires du parc. Elle avait posé sa petite fille debout devant elle qui devait avoir une quinzaine de mois et elle se reculait légèrement en tendant ses bras à l’enfant qui tanguait encore sur ses jambes. La petite faisait quelques pas et se précipitait dans les bras de sa maman avec un rire de bonheur, sous le regard attendri de Nicole. Soudain, elle m’a pris le bras et a posé sa tête sur mon épaule tandis que je bayais aux corneilles et m’a murmuré :

— J’aimerais bien avoir une fille, moi aussi. Pris de court, j’ai bafouillé :

— Et ce serait moi le père ? Nicole s’est redressée en me jetant un regard indigné.

— Évidemment, qui d’autre ? J’ai tenté de faire bonne figure en lui expliquant et en cafouillant que nous avions le temps et que nous pourrions envisager d’avoir un enfant dans un avenir lointain. Ce moment m’a tellement étonné que je m’en souviens encore nettement, comme si ça s’était passé hier.

Sébastien, qui nous avait écoutés silencieusement, se lève en chassant son épouse de ses genoux avant de lui dire qu’il est l’heure pour lui de retourner au restaurant pour assurer le service du soir.

— Gab reste ici avec Muriel, on se retrouve tout à l’heure pour la suite de tes aventures d’ado. En attendant, tu ne dis rien à Muriel parce que moi aussi je veux connaître la suite. Je veux connaître le Gab de 16 ans. Elle va essayer de te tirer les vers du nez, mais je compte sur toi pour ne rien dire. Attention, elle est redoutable, alors fais gâââffe !

Puis il s’éloigne avec un petit rire tandis que Muriel hausse les épaules en adressant une grimace à Sébastien.

— Je te vois, ma chérie, dit-il sans se retourner.

— Il m’étonnera toujours, comment fait-il pour savoir sans même me regarder ?

— C’est ton mari, alors tu devrais le savoir mieux que personne, répond Gabriel avec un sourire amusé.

Ils s’installent dehors avec un apéritif et discutent de tout et de rien en regardant le soleil descendre sur l’horizon tandis que, à l’est, le ciel s’assombrit. Le jardin, devant la terrasse, embaume de mille senteurs mêlant à la fois l’odeur si particulière de la terre humide et les effluves des fleurs que Muriel cultive amoureusement. Muriel lui parle de leur fille aujourd’hui à Paris pour ses études et Gabriel, à son tour, lui donne des nouvelles de ses enfants. Leur amitié est telle dans le noyau dur que chacun connaît les enfants des autres et ils ne manquent jamais l’occasion de se renseigner mutuellement sur les vies de leurs progénitures. Puis elle se lève et va préparer un plateau-repas qu’ils partagent ensuite sur la terrasse devant le jardin en attendant le retour de Sébastien. Ils en sont au café quand ce dernier les rejoint, amenant avec lui des parfums d’épices dont il s’est servi pour concocter sa cuisine toujours inventive. Gabriel est toujours admiratif de l’imagination de son ami quand il s’agit d’enchanter les papilles de ses clients ou bien de ses amis quand ils dînent ensemble.

La fraîcheur et surtout le supplice incessant des moustiques les obligent à battre en retraite et à se réfugier dans le salon en pestant contre ces sales bestioles. Sébastien n’est pas le dernier à les maudire, lui qui a une peau dont ils semblent particulièrement friands. D’ailleurs, ses deux compagnons le surnomment leur lotion antimoustique avec une expression à la fois cruelle et moqueuse, tant il attire ces insectes qu’ils en oublient de les attaquer, tandis que lui passe son temps à s’administrer des claques !

Une fois au calme dans un lieu où ces harceleurs n’ont pas droit de cité, Sébastien sort une bouteille d’alcool de poire et trois verres avec un air gourmand.

— Tu reconnais cette bouteille, Gab ?

— Oui, bien sûr, puisque c’est moi qui te l’avais apportée, mais il y a longtemps et je ne pensais pas que tu en aurais encore.

— Qu’est-ce que tu crois ? Je ne la sors pas à n’importe quel Ostrogoth qui vient ici dans l’espoir de se faire rincer la dalle gratuitement !

Muriel se met à rire sous le regard un peu étonné de son mari.

— Allons, mon chat, dis la vérité, cette bouteille ne fait son apparition qu’à l’occasion de la visite de Gab ou d’un membre du noyau dur ! Et à regarder la couche de poussière, cela faisait longtemps que personne ne l’avait vue.

— C’est bien ce que je disais, il faut avoir un minimum d’éducation et de culture pour apprécier ce nectar.

Muriel lève les yeux au ciel et regarde son mari avec toute sa tendresse, car elle sait que sous ses airs de ronchon et d’hypocrite se cache un cœur d’artichaut avec une sensibilité extrême et qu’il est prêt à faire n’importe quoi pour aider Gabriel à retrouver sa joie de vivre.

— Bien… On en était resté au moment où tu déployais des trésors d’inventivité pour embrasser Nicole… Tu n’as pas honte, espèce de pervers, de profiter de l’innocence d’une jeune fille ? Et ensuite ?

Gabriel n’a pas vu le coup venir et en est resté un peu pantois. Puis, en regardant ses deux hôtes, il a vu leur regard et a compris qu’il fallait qu’il continue son histoire.

— Nous avons continué à nous retrouver chaque fois que cela était possible, et nous en étions parvenus à un point où le reste du monde n’avait plus aucune importance et nous semblait plutôt une gêne ou un décor simplement posé là pour que nous puissions nous aimer. Les jours, les semaines puis les mois ont passé ainsi sans que nous nous apercevions que nos sentiments avaient encore grandi. L’hiver s’est effacé pour laisser place au printemps, mais notre soif de l’autre était telle que nous n’avons rien vu. Puis les vacances sont arrivées, alors nous avons enfin levé la tête pour nous apercevoir avec étonnement que l’été était là. Nicole m’a rejoint un jour pour se réfugier dans mes bras en me disant que ses parents l’avaient inscrite dans un camp de vacances et qu’elle allait partir deux semaines en Corse. Des larmes dans les yeux, elle s’accrochait à moi et m’a dit qu’elle ne voulait pas partir loin de moi aussi longtemps, surtout qu’en revenant, elle partirait deux semaines supplémentaires dans sa famille en Italie. Quatre semaines sans nous voir nous apparaissaient comme une éternité, alors je suis allé parler à mes parents et je les ai tannés jusqu’à ce que, de guerre lasse, ils acceptent de m’inscrire et de me laisser partir en Corse, mais en leur cachant soigneusement la vraie raison de cet amour subit pour l’île de beauté !

Gabriel laisse flotter sur ses lèvres un sourire de victoire comme s’il devait partir demain avec Nicole. Perdu dans ses souvenirs, il se tait et le silence s’étire indéfiniment dans le salon jusqu’au moment où Muriel craque et frappe un grand coup du plat de la main sur la table basse avec un bruit d’enfer et faisant ainsi sursauter les deux hommes.

— Gab, tu vas parler, oui ou non ? Si tu repars dans tes rêves, je te jure que ce n’est pas la table que je frapperai la prochaine fois !

— Parle, Gab, je la connais, elle est sérieuse et je crois bien qu’on n’a plus de pommade pour les bosses, prévient Sébastien avec une mimique de peur fort bien imitée.

— Nous avons pris le bateau pour une traversée qui allait nous prendre toute la journée, mais on était heureux. Rendez-vous compte, on partait en vacances quinze jours sans la surveillance des parents et les parfums de l’île avaient surtout un parfum de liberté pour nous. C’est pendant ce voyage un peu monotone, il faut bien le dire, que Nicole m’a appris à jouer aux échecs. Une fois débarqués, nous sommes montés dans un bus qui nous a emmenés sur un terrain de camping où nous étions censés passer nos vacances, mais, quand nous sommes arrivés, on nous a prévenus que les tentes ne seraient livrées que le lendemain et qu’il nous faudrait passer la première nuit à la belle étoile. Toute la belle organisation des animateurs tombait à l’eau pour la plus grande joie de tous et, après un repas froid pris sur le pouce, nous avons eu carte blanche pour nous installer pour la nuit. Nicole et moi avons cherché un coin d’herbe un peu à l’écart sous des eucalyptus qui épaississaient encore l’ombre qui gagnait en cette fin de journée. Nous avons zippé nos deux sacs de couchage pour n’en faire qu’un grand avant de nous étendre l’un à côté de l’autre.

— Ha ! dit Sébastien en me regardant avec un sourire qui en disait long, voilà qui devient intéressant ! Et alors ?

Muriel lui jette un regard outré en lui faisant remarquer que :

1) Tout le monde n’a pas l’esprit aussi mal tourné que lui.

2) Nous étions encore presque des enfants et elle pensait que nous n’avions absolument aucune expérience dans ce genre de situation.

3) Que l’amour n’est pas qu’une question de coucherie.

— Hé oui, Seb, Muriel a raison sur toute la ligne. Nicole s’est blottie dans mes bras avec tout l’amour qu’elle avait pour moi… Ho, je ne dis pas qu’il n’y a pas eu quelques mains baladeuses, voire un peu plus que ça, mais il ne s’est rien passé de ce que tu imagines. Pour la première fois de notre jeune vie, pour elle comme pour moi, nous avons dormi enlacés ensemble dans nos sacs de couchage que je n’aurais pas échangés contre un lit cinq étoiles. Notez bien le verbe que j’ai employé : j’ai dit que nous avions dormi ensemble, pas que nous avions couché ensemble.