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Quelle histoire ! Comment raconter ce qui pourrait, devrait mais surtout ne devrait pas arriver ? Complotiste est une histoire comme les autres, entre utopie et dystopie, celle d’un homme qui ne cherchait, au fond, que sa liberté, celle de se déterminer par lui-même et de se sentir exister. Perdu dans une société qu’il ne reconnaît plus, une société qui le reconnaît mal, un événement politico-sanitaire l’amènera à s’interroger sur ses choix.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Gilles Brandibas, psychologue clinicien et formateur en psychopathologie, publie des articles et ouvrages de réflexion depuis plus de vingt ans. Passionné de livres, littérature, philosophie, spiritualité, curiosité insatiable et besoin de transmettre le caractérisent. Ce premier roman est le fruit d’une interrogation : les mots ne perdent-ils pas de leur sens ? Pour y répondre, pourquoi ne pas raconter une histoire ?
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Seitenzahl: 218
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Gilles Brandibas
Complotiste
Roman
© Lys Bleu Éditions – Gilles Brandibas
ISBN : 979-10-377-8461-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
À Bel’Isa, ma première lectrice
À Françoise, mon inspiratrice
Penser, c’est dépasser les frontières de l’évidence, et sortir de l’ornière des résultats.
R. Gori, La Dignité de Penser.
Quelle histoire. Comment raconter ce qui pourrait arriver, devrait mais surtout ne devrait pas arriver. C’est une histoire comme les autres, entre une utopie, dystopie, celle d’un homme qui ne cherchait au fond que sa liberté c’est-à-dire celle de se déterminer par lui-même et de se sentir exister.
Sur fond politique, sanitaire, historique, psychologique, sociologique, enfin humain peut-être plus simplement, cette histoire ne se veut ni témoignage ni leçon. Elle est de celles qu’on se raconte à soi-même, comme des rêves éveillés, de ceux qu’on se fait quand on aurait aimé réagir autrement, pour se sentir fier en tous cas moins honteux de laisser faire, de laisser s’installer comme une banalité ce qui finalement et surtout devient une entrave à être soi, comme une obligation à n’être que comme les autres, autrement dit plus rien. Rien qu’un faux-semblant, ce rôle qu’on joue pour avoir la paix, celle qui nous épargne les questions invasives ou la culpabilisation moralisatrice devenue cet enfer venu remplacer les violences physiques. Comme si ça ne suffisait pas. Quand cela va-t-il s’arrêter, quand pourrons-nous enfin n’être que nous-mêmes, ce qui ne serait pas déjà si mal ?
Nous sommes en 2050. C’en est fini depuis longtemps de toutes les jérémiades, de toutes les plaintes, de toutes ces incessantes et trop complaisantes demandes de vouloir comprendre le monde, de vouloir s’inscrire à bâtir ce qui fait société. Nous avions voté, et trouvé, le gouvernement idéal qui enfin nous avait trouvé la voie. Ministère de la Culture, de l’Éducation, de l’Intérieur, de la Défense, de la Justice, de l’Économie, et j’en passe, de tout cela il n’était plus question. Un Président, le vrai, celui que nous attendions comme un messie faiseur de miracles nous avait proposé avec une très forte conviction sa solution, la seule viable.
Il avait véritablement transformé la société et pour cela avait réussi à bâtir une nouvelle forme de gouvernance. Donc plus de gouvernement, mais bien une gouvernance, car il fallait aussi bâtir un nouveau vocabulaire, celui qui allait nous mettre d’accord et nous inscrire dans une pensée, unique, uniforme, et qui se voulait harmonieuse.
Un premier ministère, supplantant et régulant tous les autres, avait été créé. Le bien-nommé ministère des normes. Car des normes il en fallait. Il fallait commencer par ça pour nous mettre d’accord et arrêter nos sempiternelles tergiversations. Pour nous mettre d’accord il nous fallait une référence, une seule, celle de la norme. Plutôt que de débattre et de perdre son temps à débattre sur ce qui serait normal ou pas, chacun ayant son propre avis, chaque avis était devenu de trop et entravait l’objectif d’efficacité et de performance que le président s’était fixé. Un seul avis suffisait, le sien, lui qui était reconnu pour avoir toutes les compétences, celle notamment de savoir le bien, celui des autres en tous cas. Le ministère des normes était tout-puissant, il avait un droit de regard sur tout, tout devait revêtir le label qualité sans lequel n’existait aucun droit de travailler, de vendre, de se montrer ; il fallait que que le label qualité soit présent partout. Même le livre L’homme sans qualités, qui décrivait les paradoxes d’une société dans ses contradictions et son errance, avait été interdit, à l’instar de tant d’autres, eux aussi passés aux fourches caudines de la procédure de l’écriture de qualité. La qualité était plus qu’un objectif, elle était devenue une obligation. Mais pas la moindre, pas celle trop aléatoire d’un résultat, d’un état obtenu par un long et fastidieux façonnage devenu trop cher, mais l’obligation de respecter la procédure. Si la procédure était respectée, c’est que le produit était de qualité. Peu importe son état. Une voiture ne fonctionnait pas, si la procédure avait été respectée, elle pouvait être vendue en l’état et son acheteur ne pouvait se plaindre, sauf à risquer d’être inquiété de mal conduire, de ne pas respecter la procédure de conduite ou de vouloir sournoisement la saboter. Fini de tergiverser, nous l’avons dit. Pas d’atermoiements inutiles que notre Président jugeait dispendieux.
Il en était de même pour la santé, les études de médecine avaient été réduites de moitié pour former les médecins aux procédures médicales. Ainsi, ne pas guérir devenait suspicieux de ne pas vouloir le faire. La science médicale ayant trouvé son essor dans la procédure, cette dernière déduisant que tout malade non guéri n’avait soit pas respecté suffisamment la procédure de guérison, soit avait un fâcheux penchant pour la psychosomatique. Cette dernière, pouvant être guérie par la procédure de guérison psychosomatique, ne pouvait donc se répéter. La résistance à la qualité étant le dernier diagnostic posé à ces patients indécrottables ne voulant décidément pas guérir et résistant aux traitements. Il était alors possible pour les soignants de les considérer comme réfractaires volontaires, opposants au bien-être collectif de l’équilibre budgétaire.
Ne pas guérir, quelle audace et quelle incivilité ! Car dépasser les bornes de la procédure était entré dans le code pénal, devenu incivilité c’est-à-dire un délit passible de fortes amendes et parfois de peines de prison. Fort heureusement, certains juges étaient généreux, magnanimes et laissaient des malades non guéris chez eux, dans une incarcération à domicile, appelée confinement pour plus de commodité de langage.
Autre ministère d’importance aux yeux de notre Président-sauveur, le ministère de la pensée unifiée et du bon goût, réunissant le ministère de l’Intérieur et de l’Éducation. Enfin réunis, car il était temps depuis que les enfants n’étaient plus respectueux des enseignants. Plusieurs corps de métiers cohabitaient. D’abord, l’éducation était entrée dans tous les domaines de la vie, principalement pour faire passer les normes et la capacité à les appliquer à tous les domaines qu’elles concernaient, c’est-à-dire tous les domaines, et pour faire passer les nouveaux éléments de langage, ici le vocabulaire présidentiel, notre bien-aimé penseur nous ayant débarrassé de tant de mots inutiles et des nuances trop trompeuses à son goût et nous ayant par le passé trop fait perdre de temps, nuisant ainsi à la productivité, il est vrai depuis regagnée.
Ce ministère bénéficiait d’ailleurs, grâce aux bons conseils de notre savantissime Chef de l’État Réconcilié1, des apports du Ministère de la Norme et d’un réaménagement des méthodes pédagogiques ainsi que des contenus eux-mêmes. Le savoir n’était plus l’affaire de ces débats inutiles, mais avait été simplifié pour le rendre accessible au plus grand nombre ; les universitaires réduits à le transmettre et à rechercher la preuve que ce savoir était le bon, tout autre résultat était interprété comme une mauvaise volonté de la part du chercheur.
Le savoir, chose trop sérieuse pour être confiée à un ministère, restait une affaire régalienne régie par une commission spécialisée, la Commission des Savoirs Acceptables, dirigée par notre Sachant Chef décidément très investi dans sa tâche de nous apporter le mieux qu’il savait pour nous aider à être des gens de qualité. Cette commission était composée de membres qui avaient fait leurs preuves dans les précédentes crises grâce à leur faculté à relayer les éléments de langage des communicants lors de ces anciens et fameux débats télévisés. Ces savants, légitimes parce que repérés et soutenus financièrement par différentes industries2, par exemple la bienfaisante industrie pharmaceutique pour les savants médecins.
Ainsi, une commission composée de gens assez intelligents, parce que d’accord avec notre pensée unifiée, et légitime parce que reconnue comme facilitant les bienfaits de l’industrie, nous aidait considérablement à nous y retrouver dans les savoirs, à repérer ce que nous avions à savoir et nous évitait le pire, cette perte de temps et d’énergie, cette source d’inquiétude et d’angoisse3, de débats fastidieux et interminables. Penser reposait sur des modèles simples à la portée de tous. Piètre qualité à celui qui s’en éloigne !
C’est pour cette raison que la culture n’a plus eu besoin de faire l’objet d’un ministère à part entière. Quelle perte de temps et d’énergie n’avons-nous pas eu toutes ces années ! Que diable n’aurions-nous fait de cet argent, achetant tous ces objets pensés pour notre confort et évitant sans doute ces crises économiques à répétition. Acheter de l’art à ces gens inutiles que sont les artistes (profession heureusement interdite aujourd’hui), voilà une inanité que notre Bienfaiteur Président a eu tôt fait d’arrêter. Pour cela, il lui a suffi, fin stratège qu’il était dans la négociation, de trouver le prétexte d’une épidémie de grippe pour interdire l’ouverture des musées, théâtres, salles de spectacle et autres lieux de regroupement et donc de risque de contamination. De mauvais esprits avaient eu tôt fait de reprocher le paradoxe de fermer ces lieux culturels et de ne pas fermer les transports publics. Mais c’était ignorer l’entreprise de bien public déjà débutée à cette époque, celle d’éviter une autre contamination, celle de diffuser des idées s’éloignant par trop de la future pensée unifiée, notamment de cette idée funeste, de cette prétention ultime qui serait de penser par soi-même.
Ainsi, de culture, il n’a plus été question que de culture télévisuelle, car fi du contenu qui avait été simplifié et unifié, le contenant l’avait été aussi. Les canaux avaient été gracieusement offerts par notre État Bienfaiteur, toute connexion à internet, aux réseaux de communication devenant gratuite, et financée grâce à une judicieuse taxe sur l’eau et l’air pur. Ils sont même allés plus loin, négociant avec force la gratuité de Web Vidéo, et autres fournisseurs de contenus, en échange d’une petite contrepartie : leur participation aux commissions du savoir et des normes, des facilités financières quant aux recettes publicitaires devenues hors TVA car jugées services essentiels.
Ces contenus, illimités en nombre et en durée, avaient pour vocation de nous distraire et nous protéger, nous dispenser de nous mêler de ce qui en définitive était de l’affaire des grandes personnes, enfants que nous étions d’une patrie enfin réconciliée.
Pourquoi avoir fusionné ministère de l’Intérieur et ministère de l’Éducation ? À la fois pour faciliter le travail de la police auprès des élèves réfractaires à la pensée unifiée ; également pour conférer aux enseignants une mission de réguler les comportements et venir signifier par des amendes que les écarts ne peuvent plus dorénavant être acceptés.
La mission de police, ainsi partagée entre d’un côté une police de la pensée unifiée que vous venez de découvrir et de l’autre une police plus proche de la présidence, police régalienne ayant beaucoup plus de droits car n’ayant de compte à rendre à personne d’autre qu’à notre sauveur. En effet, cette deuxième police régalienne ne pouvait d’autant moins être contredite par la justice, nous le verrons plus loin, qu’elle jouait également un rôle différent. Car, à force d’être contredite, la police manquait d’efficacité, et surtout avait fini par ne plus garantir la mission qui lui était donnée. Le ministère des normes en avait déduit qu’il fallait une nouvelle procédure, notamment en arrêtant de lui demander de rendre des comptes à tout va. Après tout, elle savait ce qu’elle avait à faire ! Elle avait surtout à faire entendre raison à ceux qui ne voulaient pas adhérer à cette pensée unifiée, pourtant établie pour leur bien-être.
Autre ministère d’importance, celui de de l’économie, lui-même réaménagé, notamment en intégrant le trop dépensier ministère de la Santé, et devenu par des choix vertueux le Ministère de l’Équilibre Budgétaire.
En premier lieu, la santé devenait une affaire d’économie, l’État précédent avait déjà réduit considérablement toutes ces dépenses inutiles, l’industrie pharmaceutique reconnaissant elle-même, dans sa nouvelle Responsabilité Sociale des Entreprises, qu’elle avait trop accumulé d’argent en conséquence de ce système inefficace. Malheureusement, il lui était impossible de le rendre, car rapidement distribué à des actionnaires déjà focalisés sur d’autres marchés juteux et d’autres actions humanitaires de développement économique.
Une affaire d’économie aussi, parce que de bons employés se doivent d’être en bonne santé pour être productifs et participer comme il se doit à la santé de leur entreprise. En a découlé plus tard une obligation, un devoir, de se maintenir en bonne santé, notamment en pratiquant un sport et en ayant une nourriture saine, par exemple de manger du soja car « c’est bon le soja » avait décrété dans une loi le ministre de l’époque. Pour être assuré au niveau de la santé, il fallait montrer patte blanche, et prouver grâce aux applications dédiées sur nos smartphones d’abord, ensuite sur nos implants cellulaires injectés grâce aux vaccins enfin devenus incontournables, que nous avions à la fois une nourriture saine et que nous pratiquions deux heures quarante-cinq minutes minimum de sport. Les éléments informatisés remontaient toutes les heures grâce aux connexions puissantes de la 9G directement dans les ordinateurs du Ministère de l’Équilibre Budgétaire, eux-mêmes alertant les services de police dès lors qu’un contrevenant ne respectait pas les procédures mises en place. L’implant cellulaire vérifiait ce que vous aviez mangé grâce à une analyse de sang toutes les heures, et repérait votre activité physique quotidienne. Il savait même la fréquence de votre activité sexuelle, elle-même régulée par une norme à respecter et surtout ne pas dépasser. Plus d’un rapport par semaine devenait proscrit car pouvait nuire à la productivité attendue, orientant le cerveau par trop vers de bas instincts.
Par ailleurs, pour mieux réguler des comportements troublés, inadaptés, il avait été décidé de ne garder l’assurance-maladie qu’au profit de ceux qui le méritent. Enfin, une politique du mérite comme tout le monde l’attendait depuis si longtemps. Ainsi, tous ceux qui avaient des comportements estimés par la Commission Scientifique « hors norme », et donc s’écartant de l’identité et du rôle qui nous étaient alloués pour le bien de chacun et de tous, se voyaient radiés des assurances et devaient assumer leur responsabilité d’être différents eux-mêmes, arrêtant ainsi d’abuser de la gentillesse collective de payer pour eux. « Trop bon trop con » devenait de la sorte une expression obsolète.
Les fumeurs, payant le paquet de cigarettes une petite fortune, continuant à enrichir l’industrie du tabac et remplir les caisses de l’État par une taxe revenant à 99 % du prix de la cigarette4, permettaient ainsi de soulager les compagnies d’assurance, soucieuses de satisfaire le bénéfice de leurs actionnaires bienfaiteurs de l’humanité.
Eux aussi, les ministères de la défense et celui de la justice durent être fusionnés pour apporter plus de cohérence à cette nouvelle gouvernance, sous le nom de Ministère de la Raison du Plus Fort. Le nom en donnait le ton clair et net, sans ambiguïté. Ne voulant pas revenir au ministère de la guerre déjà usité, ne voulant pas revenir à la guerre non plus soit dit en passant, notre Révéré Président avait choisi quand même la Raison du Plus Fort. À la fois parce que c’est lui le plus fort, et en plus parce que la bonne raison, portée par sa bonne parole, lui seul la connaissait.
Qui plus est, de défense, il ne s’agissait plus. Car la guerre contre les autres nations avait été remplacée par la guerre contre les méchantes maladies, guerre contre l’invisible, et guerre contre les empêcheurs de penser dans l’unité ou autres complotistes, guerre contre l’indicible. Et de justice, il fallait rendre compte, mais de manière équilibrée, le plus fort étant le plus grand nombre, celui qui avait tout compris car il avait accepté la bonne parole présidentielle. Au moins, c’était simple. Fi des acrimonies trop compliquées à résoudre. La justice était rendue en dehors du travail de la police, qui nous l’avons dit savait ce qu’elle avait à faire, et n’intervenait que lorsque l’affaire devenait trop compliquée et demandait le soutien de la justice et de son armée, quand il fallait faire entendre raison aux faibles esprits qui refusaient d’y entendre quoi que ce soit aux procédures.
Un dernier pour la route ? Comment n’avoir pas pensé avant à cette nécessité ? Peut-être en raison d’une encore trop compliquée séparation de l’Église et de l’État, décision d’un autre siècle. Toujours est-il que ce ministère, le Ministère des Cultes Religieux, se devait également de venir à notre rescousse pour que les religions relaient également la bonne parole présidentielle. Cette parole, non seulement revêtue d’une double légitimité, celle de l’élection d’un côté et de la scientificité de l’autre, prenait le spectre de l’authenticité des croyances par le soutien indéfectible des représentants des différentes religions. Ces derniers y voyaient ainsi de multiples intérêts, principalement celui de voir revenir dans leurs lieux ceux qui les avaient quittés pour se mettre à penser par eux-mêmes5, obligés par les décrets présidentiels à s’inscrire dans une croyance religieuse venant compléter leur indispensable prêt-à-penser, déjà nourri avantageusement par les procédures d’un côté et les idées toutes faites et donc confortables de la pensée unifiée de l’autre.
Encore une chose, le parlement, lieu de décision soi-disant démocratique, devenu le théâtre des banalités, avait demandé lui-même son éviction de la scène politique, sans pour autant générer la moindre émotion dans la population, ayant compris une fois de plus son intérêt.
Voilà ce qu’était devenue notre société idéale, pensée et harmonisée par notre Messie Président, génial unificateur, nous épargnant toutes ces moralisations inutiles, nous installant dans le confort, pérennisant la société des loisirs, nous épargnant tout sentiment de culpabilité dès lors que nous acceptions de nous installer dans une conception unifiée du bien, le Bien tel qu’Il l’avait pensé pour nous.
Il, appelons-le Il, car son prénom a peu d’importance. Comment pourrait-il avoir de l’importance dans une société qui a réussi ce challenge en apparence impossible, celui d’unifier les pensées, et au-delà des rêves les plus fous, l’identité. D’ipséité6, il n’était plus question, d’identité identique nous acceptions le règne.
Il, donc, notre personnage principal, pas très difficile à repérer tant il cherche à se singulariser, mais également parce que l’auteur de ces lignes a choisi de se simplifier la vie dans une histoire suffisamment compliquée comme ça. Il, enfin, nous allons y arriver tout de même, était un enseignant d’université, professeur arrivé tant que bien que mal à trouver la reconnaissance de ses pairs, à force de se taire et de laisser faire sans doute. Mais un enseignant formé à l’ancienne, ayant dû faire sa thèse de plusieurs centaines de pages pour démontrer l’indémontrable, se noyant dans des salmigondis de mots incompréhensibles, se perdant dans des conseils donnés entre deux cours par un directeur de thèse trop occupé pour l’accompagner, il se devait d’être autonome après tout. Il est vrai que s’il avait été formé à la suite de la dernière réforme des universités, réforme salutaire s’il en est, c’eût été une autre histoire. Beaucoup plus simple et surtout beaucoup plus utile. Grâce au bien nommé Ministère des Normes, les universités avaient enfin pu bénéficier de procédures adaptées venant simplifier comme il se devait la vie de chacun, à commencer par les futurs enseignants que sont les thésards. Des thésards, il avait d’abord fallu réduire le nombre. À quoi bon laisser un quidam perdre son temps à écrire une thèse que personne ne lira, passer un doctorat qui ne lui sera pas utile s’il ne va pas devenir enseignant à l’université, après tout ? Donc ne pouvait faire sa thèse que celui destiné, car désigné bon élève respectueux des normes en vigueur, à devenir enseignant-trouveur, le terme chercheur devenu également obsolète. La thèse ne pouvait porter que sur des sujets validés par la Commission du Savoir, elle-même en lien avec la Commission du Savoir Acceptable. Il n’était plus question de laisser trouver n’importe quoi sur le dos du contribuable ! Ensuite, la procédure avait défini un schéma type de thèse, pour qu’elle soit utile et efficace, ne pouvant dépasser un certain nombre de mots et de pages, respectant scrupuleusement le sommaire validé par les instances suprêmes. Ainsi le bon thésard n’avait plus besoin de fournir des efforts trop laborieux de pensée, il avait surtout à montrer une grande capacité à s’inscrire dans le respect d’une procédure et d’un protocole.
Revenons à notre personnage, Il, mais il fallait bien donner au lecteur des clés pour comprendre le décalage entre ce vieil enseignant, élevé à l’ancienne, et la super-modernité dans laquelle il évoluait. Cela va sans dire qu’il pouvait parfois être pris, à raison, pour un rustre.
Il vivait, seul, dans une maison héritée de ses parents, au milieu des livres qu’il avait réussi à protéger de la censure (les policiers du Ministère de la Pensée Unifiée étaient venus nettoyer les bibliothèques de toute cette lie inutile des livres de trop, ceux trop éloignés de la simplicité acquise par le Prêt-à-Savoir déjà dirigés par les mieux penseurs que le peuple). Il n’avait jamais eu l’occasion, ni encore moins l’idée de se marier. Sa principale recherche, dans sa vie, était la tranquillité, la liberté de faire ce qu’il voulait et quand il le voulait. Rester nu dans sa maison, une journée sans rien faire d’autres que de regarder des séries et boire des bières, ou peindre des toiles que personne ne verrait jamais, ou encore écrire les pages d’un journal à lui seul destiné et aux vertus qu’il savait thérapeutiques, du moment que cela lui chantait à ce moment-là, cela ne pouvait que lui convenir. Inutile de préciser que fonder une famille, élever des enfants aurait été inconcevable dans un tel projet de sérénité et de liberté. Trop de contraintes, déjà qu’il fallait aller travailler pour gagner sa vie. Fort heureusement, il avait trouvé un travail pas trop éloigné de ses convictions. Enseignant à l’université, qui plus est en philosophie, discipline certes réduite comme peau de chagrin depuis les dernières réformes de simplification de la pensée unifiée, mais qui restait à ses yeux un espace de liberté et un enjeu véritable. Là où d’autres vont trouver le sentiment de liberté dans des sports extrêmes, ou encore dans des excès en tous genres, il l’avait trouvé dans la liberté de penser par lui-même, assez discrètement il faut le dire depuis la nouvelle gouvernance venue instaurer l’ordre nouveau des idées. Pour cela, il avait étudié d’abord les philosophes, Descartes, Hegel, Arendt, puis les libres penseurs, comme Pierre Rabhi, Edgar Morin ou Henri Thoreau, chacun apportant une pierre de touche supplémentaire à son édifice personnel progressivement devenu jardin secret. Des lectures sur la désobéissance civile s’y étaient ajoutées. Il avait, malgré les récentes modifications de la pensée universelle plus confortable et moins culpabilisante, car moins sujette à tout questionnement intérieur, érigé son propre édifice de pensée libre, dans un concept façonné dans la lenteur, dans l’intégration fine des nuances. Cet édifice, malencontreusement, l’avait éloigné des autres et de la société idéale, lui donnant une lecture du monde décalée et surtout trop complexe, risquant de sortir ses éventuels interlocuteurs de leurs certitudes tellement confortables. C’eût été les mettre en danger que de les partager, même si c’était pour leur bien. À la fois risquer de les fragiliser tant leur santé tenait, il l’avait compris pour avoir quelques notions en psychopathologie7, à bien préserver leur zone de confort et donc de croyances, mais aussi parce que risquer de les tenter vers cette désobéissance, pourtant si nécessaire à ses yeux pour goûter un tant soit peu la saveur de la liberté, d’en respirer le parfum enivrant. Trop dangereux. Beaucoup trop dangereux.
Ainsi restait-il seul avec ses idées, croyant, fataliste, être un de ces derniers mohicans, représentant d’une conscience qui n’avait déjà plus sa place.
Il avait gardé malgré cela quelques relations, plus ou moins amicales, toujours cordiales mais devenues distendues tant il se sentait étranger aux échanges, aux discussions, devenus des antiennes et psalmodies moralisatrices dans lesquelles il ne se reconnaissait plus. Tel artiste, survivant toléré au ménage présidentiel déjà évoqué, avait osé peindre une œuvre originale, sortant des copies autorisées, parce que simplifiées. Tel voisin, imbu de sa personne, avait osé critiquer la procédure de taillage des arbres de haies, pourtant validée, au prétexte que le rendu n’était pas suffisamment esthétique. Comment osait-il encore parler d’esthétique alors que le problème du beau avait été résolu depuis de nombreuses années, après la validation de la définition de la beauté : est beau ce qui résulte du respect d’une procédure ou d’un protocole officiel. Ces conversations, notre enseignant ne voulait plus y participer, tant il ne parvenait pas à en saisir le sens. Là aussi, pourtant, il n’y avait plus lieu de s’inquiéter. Le sens était résolu, prenait sens ce qui prenait la forme de l’acceptable. Autrement dit, le sens des choses n’était plus qu’une fable, à tel point qu’il avait quitté l’enseignement en philosophie pour se restreindre à l’enseignement des mythes obsolètes, une partie très peu populaire de l’histoire.
En cette journée de novembre, Il arriva à son poste de travail avec quelques minutes de retard, comme cela lui arrivait parfois, prenant la liberté de s’arrêter regarder le paysage, tentant d’apercevoir ce qu’il restait d’une faune sauvage de plus en plus rare. Il habitait suffisamment loin de l’université, dans un de ces coins de campagne délaissés par la population, dans cette petite maison coquette nichée dans une bucolique prairie ondulée de haies bocagères et parsemée de bosquets foisonnants. N’ayant croisé personne, il se croyait épargné des remontrances habituelles sur la nécessaire ponctualité due au collectif dans le respect des règles et donc forcément de l’autre.
C’était sans compter sur la sagacité de son voisin de bureau, qui partit quelques minutes avant son arrivée pour être lui-même pile à l’heure dans son entrée dans la salle de cours. Ce dernier, élégamment, avait noté sur son agenda de prévenir leurs supérieurs, la dénonciation étant un moyen comme un autre pour obtenir de l’avancement.