Condamné à vivre - Nicolas Silonca - E-Book

Condamné à vivre E-Book

Nicolas Silonca

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Beschreibung

Jules Marmaille, contraint de quitter sa modeste demeure pour une maison de retraite, se retrouve submergé par d’obscurs sentiments. Ignorant les épreuves à venir, ses tentatives de vivre avec ses enfants échouent, le forçant à affronter sa nouvelle réalité avec anxiété. Et tandis que l’ombre de l’inquiétant Didier Viperin plane sur l’horizon, les enjeux ne font que s’épaissir.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Nicolas Silonca, profondément influencé par des ouvrages historiques et sociologiques dans sa quête de compréhension du monde contemporain, se voit comme un témoin de l’époque, dépeignant avec empathie la vie quotidienne des laissés pour compte afin de mieux appréhender cette période charnière que nous traversons.

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Seitenzahl: 261

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Nicolas Silonca

Condamné à vivre

Roman

© Lys Bleu Éditions –Nicolas Silonca

ISBN : 979-10-422-1592-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Le poids d’une vie

Comme souvent lorsqu’il s’agissait de se rendre utile, Bruno Bravache faisait semblant d’être particulièrement occupé. Entre ses « pauses cigarette », et ses faux coups de fil à passer, il arrivait plutôt bien à se débrouiller, afin que les autres n’aient pas la moindre opportunité de lui demander quoi que ce soit.

Et justement, ce jour-là, Bruno n’avait clairement pas envie de rendre service à sa belle-famille. Alors que le soleil venait lui caresser le visage en cette douce journée de printemps, il songea en son for intérieur, qu’il serait mieux à profiter paisiblement de son jardin, plutôt que de participer au déménagement de son vieillissant beau-père. D’ailleurs, il n’était pas le seul à le penser, mais contrairement aux autres, il ne montrait manifestement aucun signe de bonne volonté, malgré les demandes récurrentes de sa femme, Doriane, qui semblait avoir besoin d’aide, pour un oui, ou pour un non. Elle tentait ainsi d’impliquer un peu sa feignasse de mari, tandis que leurs enfants étaient restés chez eux, probablement vautrés dans le canapé, devant la télévision.

Pendant que Bruno allumait une énième cigarette, ses deux beaux-frères, Damien et Laurent, s’évertuaient tant bien que mal à faire passer le canapé dans l’entrebâillement de la porte. Damien, qui était un homme courageux et serviable, essayait de faire bonne figure, malgré le fait que ses bras soient fatigués d’avoir porté le frigidaire et la machine à laver. Le front inondé par la sueur, il demanda à Laurent de poser 30 secondes le canapé, afin de pouvoir essorer sa mèche blonde, qui était désormais presque collée sur son front. Il faut dire que pour ce gringalet, ce genre d’évènement était rarement une partie de plaisir. En revanche, cela était moins compliqué pour son petit frère, qui était un homme bien charpenté et bourru. Ses cheveux étaient presque noirs, et sa moustache lui donnait des airs de marin du siècle passé. Son visage rougi par l’effort, associé à son corps de rugbyman à la retraite, ne lui offraient guère une allure sympathique. Les deux regardèrent alors dans la direction de leur petite sœur, et Laurent ne put s’empêcher de souffler :

— Regarde-la, elle essaie de bouger Bruno depuis plus d’une heure, et l’autre ne remue même pas le petit doigt pour venir nous aider…

— Je ne veux pas m’avancer, mais je ne suis même pas sûr qu’il ait vraiment eu quelqu’un de réel au téléphone depuis ce matin…

— S’il ne se bouge pas un peu plus au déchargement, je vais le secouer, et pas qu’un peu… grogna Laurent qui ne loupait jamais une occasion de s’accrocher avec son beau-frère.

Avant que Damien ne reprenne en main le canapé pour le porter jusqu’au camion, il sentit une main lui effleurer son dos rempli de sueur. En se tournant légèrement, il aperçut sa femme, Juliette. C’était une femme blonde, plutôt grande et mince, très élégante, qui continuait de faire tourner quelques têtes dans la rue, malgré l’approche (tant redoutée) de ses quarante ans. Elle sourit à son mari, avant de lui demander :

— Ça va chéri ? Vous vous en sortez ?

— On a presque fini, ça devrait aller.

— D’accord, je vais aller chercher ton père, il est à l’étage. Je vais commencer à le préparer pour le conduire là-bas. Tes tantes sont déjà parties avec des petites babioles. On se rejoint là-bas ?

— Pas de souci. Ne te laisse surtout pas embobiner sur la route.

Elle lui sourit avant de monter les escaliers. Laurent regarda son grand frère d’un air suspicieux, avant de lui demander plus ou moins discrètement :

— Le vieux continue de t’emmerder pour venir vivre chez toi ?

— Ouais… répondit Damien d’un air amer. Et il ne semble pas décidé à lâcher l’affaire…

— Tu sais qu’il a toujours été têtu ! Mais bon, moi, il a essayé de m’en toucher deux mots l’autre jour, et je l’ai vite envoyé baladé !

— Oui, mais il sait qu’il n’a aucune chance avec toi... Mais avec nous, il insiste, encore et encore. J’ai l’impression qu’il ne nous lâchera jamais ! Il a tout essayé, il a d’abord joué la carte de la déprime, et l’autre jour, il m’a presque engueulé parce que je lui disais d’essayer au moins pendant quelques semaines dans sa maison de retraite, avant de nous clamer que c’est pire qu’une prison…

— Grossière erreur ! Tu n’aurais jamais dû lui dire ça… Il pourrait être comme un coq en pâte là-bas, qu’il te dira quand même que c’est horrible, juste pour avoir gain de cause… En plus, il n’est pas du genre à dire qu’il s’est trompé…

Damien soupira un léger « ouais » avant d’attraper ce fichu canapé, qui devait peser une petite quinzaine de tonnes à ses yeux. Toute cette histoire avec son père devait attendre encore un peu, car, pour le moment, il lui fallait rassembler les quelques forces qui lui restaient pour pouvoir faire ce qu’il fallait au cours de ce déménagement. À chaque jour suffit sa peine !

Chapitre 2

L’épineuse fleur de l’âge

Tandis que Laurent et Damien chargeaient péniblement les meubles dans le véhicule prévu à cet effet, Juliette avait rejoint son beau-père à l’étage. Celui-ci, Jules Marmaille, était un homme de 81 ans, qui commençait à se voûter. Ses cheveux blancs désertaient petit à petit le sommet de son crâne, mais ils étaient presque toujours recouverts de cette fameuse casquette que les personnes âgées semblent tant apprécier. Il n’y avait que lorsqu’il était dans la maison d’autres personnes qu’il se décidait à la retirer, autrement, celle-ci ne le quittait jamais.

Assis sur une chaise, les bras croisés dans son pull bleu marine, il regardait le spectacle de sa maison qui se vidait, avec un air totalement désabusé. Après tout, il fallait le comprendre, il voyait des dizaines d’années de souvenirs, ayant chacun ses millions d’anecdotes, se faire littéralement virer de ses murs. Comme il l’avait répété sans cesse à qui voulait bien l’entendre au cours des derniers jours, c’est comme si on effaçait sa vie et son histoire de cette maison, qui restera à jamais la sienne dans son cœur, mais qui serait bientôt habitée par de parfaits inconnus, probablement « des sagouins qui vont tout dénaturer » selon ses dires. À ses yeux, rien ne semblait pire que le changement. Aux yeux de Juliette, et d’une grande partie de la famille, Jules n’était rien d’autre qu’un vieux têtu, qui ne voulait pas accepter l’ordre des choses. En s’approchant de son beau-père, elle essaya de prendre une voix douce et rassurante, et lui demanda :

— Tout va bien ? Êtes-vous prêt à partir ? Vos sœurs sont déjà parties pour ramener quelques objets là-bas.

— Je ne sais pas si j’ai le choix de toute façon… murmura fatalement Jules, qui semblait totalement abattu.

— Il n’y a pas de raison que cela ne se passe pas bien, vous verrez, vous aurez plein de gens de votre âge là-bas, vous vous sentirez mieux qu’ici…

Juliette, qui faisait de gros efforts pour ne pas lever les yeux au ciel devant ce qu’elle considérait comme étant une comédie de son beau-père, essayait de se montrer positive. Monsieur Marmaille, lui répondit sur un ton de reproche :

— Il n’y aura que des vieux, ça ne m’intéresse pas… Je n’ai pas envie d’écouter leurs jérémiades…

— La plupart sont de votre génération…

— Peu importe, je n’aurais pas cette sensation d’enterrer ma vie aujourd’hui si vous aviez accepté que je vienne m’installer chez vous… En plus, je ne pense pas être particulièrement difficile à vivre…

Juliette ramassa un vieux chiffon délavé qui traînait sur le sol, puis le remit sur un carton. Cela lui permit de faire comme si elle n’avait rien entendu. Non seulement elle aurait eu des milliers de remarques à lui faire, mais en plus, elle trouvait ça très gênant d’être mise dans ce genre de situation. Alors, pour éviter de créer un énième conflit, et afin de rester polie et à sa place, elle avait préféré ne rien répondre. De toute manière, elle considérait que c’était à Damien de dire explicitement à son père qu’il ne viendrait pas emménager chez eux. Mais elle n’avait qu’une peur, que son mari, souvent bien trop gentil, finisse par craquer et accepter. Elle savait pertinemment que cela était possible, et que ce serait alors le début d’un véritable cauchemar pour tout son petit foyer… Elle se devait donc de rester forte, et sur ses gardes, afin d’éviter un tel scénario.

Chapitre 3

Le début d’une dernière vie

Dans la voiture, l’ambiance était assez pesante. Pour essayer de détendre l’atmosphère, Juliette tentait de chantonner les chansons qui passaient à la radio, ou elle faisait semblant de s’émerveiller lorsqu’elle passait à côté d’un animal ou d’une quelconque nouveauté (comme un bâtiment étant rénové, ou une simple pelouse tondue). À côté d’elle, son beau-père ne se donnait pas la peine de faire tant d’efforts.

Lui, se contentait de regarder par la fenêtre, avec cet air du condamné à mort, qui attend qu’on vienne le chercher dans sa geôle. Il savait qu’il allait droit vers la potence, mais pour autant, il voulait profiter de chaque instant, même si ceux-ci avaient une saveur des plus étranges. Il en venait même à se dire que ces gens-là n’étaient pas plus malheureux que lui. Lorsque sa belle-fille pila en catastrophe au feu rouge, manquant d’emboutir la voiture devant elle, Jules se dit qu’un accident le tuant sur le coup n’aurait pas forcément été une mauvaise chose. En effet, dans son esprit, aller vivre en maison de retraite n’avait aucun intérêt, si ce n’est celui d’être dans une espèce de salle d’attente, avant que la mort ne vienne le chercher, avec un retard équivalent à celui de certains docteurs… Alors qu’il songeait à l’angoisse que lui procurait l’idée d’aller vivre au milieu de toutes ces personnes en fin de vie, Juliette l’extirpa de ses pensées en lui disant :

— On devrait arriver d’ici deux minutes, enfin, je pense...

— Sauf si tu emboutis la voiture devant nous…

— Oh, ne commencez pas ! C’est lui qui n’arrête pas de freiner pour rien ! Et puis, vous n’aviez qu’à prendre votre voiture…

— Je croyais qu’il ne fallait plus que je conduise… Et puis, c’est Laurent qui m’a dit que ce serait plus simple de la déposer ce matin à la résidence, quand on est allés chercher les clés.

— D’ailleurs, je pense que Damien et lui ne devraient pas tarder non plus, je suppose que vos sœurs sont déjà en train de ranger ce qu’elles peuvent…

Elle avait à peine fini sa phrase qu’elle se stoppa brusquement devant la porte de la résidence L’œil de la vie. C’était entre ces murs que Jules Marmaille s’apprêtait à vivre pour les prochains mois. Du moins, si Damien ne cédait pas entre temps… Juliette mit ses warnings et lança à son beau-père :

— Je ne sais pas par où sont passés vos fils, mais ils sont déjà là ! Damien a encore dû conduire comme un dingue… Je vous fais descendre ici, je vais me garer plus loin, j’arrive tout de suite.

— Mais… Je ne sais pas trop où aller…

— Mettez-vous dans le hall, je me dépêche ! lança Juliette avec un petit sourire réconfortant.

Elle semblait tout attendrie de voir son beau-père aussi perdu. Il faut dire que ce déménagement chamboulait toutes ses petites habitudes et ses petits repères. Juliette comprenait bien cela, et elle aurait aimé le rassurer, si elle avait pu le faire. D’habitude, elle aimait beaucoup son beau-père, mais depuis qu’il était veuf, il était devenu assez pénible, et c’était encore pire depuis qu’il avait « accepté » de vivre ici. Juliette espérait tellement que cette « nouvelle vie » finisse par l’apaiser. Elle le regarda donc descendre plus ou moins péniblement de la voiture, puis alla chercher une place quelques mètres plus loin.

Jules, lui, marcha péniblement jusqu’au hall d’entrée. Son dos le faisait affreusement souffrir, et la fatigue provoquée par le stress de cet emménagement n’aidait guère à le soulager. Lorsqu’il entra dans le hall, il vit une pièce entourée de grandes vitres mal lavées. Sur sa gauche, il y avait une porte, celle de la directrice de l’établissement, devant lui, un comptoir tout à fait désert, et sur la droite de ce comptoir, se trouvait une grande porte qui menait au réfectoire. Jules se tourna, et vit une montagne de boîtes aux lettres, avec un ascenseur et des escaliers juste à côté.

En dehors de ça, l’ambiance était assez neutre. Il y avait quelques peintures hideuses accrochées sur des murs d’une couleur gris clair. Jules eut l’impression de revoir le hall de son école primaire. Cela lui donnait définitivement l’impression de retourner en enfance… Entre ce hall, les gens qui ne l’écoutent plus, et ce sentiment de ne pas suffisamment compter… Il soupirait amèrement lorsque Juliette finit par le rejoindre. Elle lui fit un petit sourire qui se voulait réconfortant, et ils se dirigèrent vers l’ascenseur, sans trop savoir ce qui les attendait au-dessus de leurs têtes.

Chapitre 4

La tempête avant le calme

Pendant que Damien et Laurent tentaient d’entrer, tant bien que mal, avec une gigantesque armoire, dans le nouvel appartement de leur père, Bruno Bravache s’évertuait à passer des coups de téléphone à tous les gens de son répertoire. Tout le monde avait bien compris qu’il cherchait désespérément à s’occuper, afin de ne pas avoir besoin de se faire mal aux bras ou au dos. Cela commençait à sérieusement exaspérer autour de lui, d’autant plus que ça faisait des semaines que le cirque avait commencé.

Pourtant, dès que l’idée d’envoyer monsieur Marmaille dans une telle résidence était arrivée sur la table, Bruno s’était évertué à raconter à qui voulait bien l’entendre qu’il ferait le déménagement tout seul s’il le fallait. Selon ses dires, il l’avait déjà fait pour des amis. Bien évidemment, personne ne le croyait jamais, mais il aimait se mettre constamment en avant, à travers des anecdotes très fortement romancées. Et à chaque fois qu’il fallait donner un coup de main, il faisait toujours en sorte d’en faire le moins possible. La seule chose qu’il aimait faire au cours de ce type de journée, c’était de donner son avis sur tout et sur rien, mais surtout, il adorait jouer les chefs de chantier. Ainsi, lorsque Juliette et Jules arrivèrent devant la porte de l’appartement de ce dernier, Bruno se mit à crier :

— Mais non les gars ! Ça ne va pas ! Vous avez mis le lit au mauvais endroit, il faudrait le switcher avec l’armoire…

— Il se fout de nous ? demanda Laurent à son grand frère, tandis qu’il devenait tout rouge, sans que l’on ne sache très bien si cela était dû au poids de l’armoire, ou à la lourdeur de son beau-frère.

— Bah non… répondit bêtement Bruno. Tant pis, ne lâchez pas l’armoire, je vais le bouger ce lit… Qui pour m’aider ?

Laurent grogna un grand « bon, pose ça » à son frère, et lâcha brusquement l’armoire au sol, entraînant le bruit assourdissant des planches tombant les unes sur les autres à l’intérieur du meuble. Ce geste brusque faillit entraîner Damien dans un mauvais mouvement, manquant de peu de lui bloquer le dos. Visiblement de sale humeur, ce qui n’était pas inhabituel chez Laurent, il se tourna vers Bruno et commença à hausser le ton :

— Tu ne peux pas le bouger tout seul au lieu de nous gonfler ?

— Tu remarqueras que ce n’est pas pratique de bouger un lit tout seul… Ou alors il faudrait le traîner au sol, mais il est hors de question qu’on perde les sous de la caution, car quand on rendra le bien…

— C’est bon, tu ne vas pas le rayer ce foutu sol… grommela Laurent, en poussant Bruno pour tirer le lit plus loin. Comme ça, ça te va ?

— En soi, si tu avais une meilleure solution, je t’écoute ! lança Bruno sur un air de défi.

— Les garçons… tenta timidement Doriane, qui espérait faire redescendre d’un cran la tension environnante.

— Non, mais à chaque fois c’est pareil ! s’écria Laurent en se frottant son front rempli de sueur. Il ne fout jamais rien, et il va systématiquement nous emmerder pour un oui ou pour un non. Ça commence à bien faire, autant qu’il ne vienne pas ton bonhomme !

— Quoi ? Moi je ne fous rien ? J’ai porté les chaises tout à l’heure, et là, j’ai ramené le matelas… Après, excuse-moi si on me téléphone… C’est sûr que ce n’est pas ta femme qui va t’appeler…

Le point qui fait mal. Laurent s’était séparé depuis quelques mois de sa compagne, avec qui il avait eu une fille de 9 ans, qui s’appelait Louise. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le couple ne s’était pas séparé en bon terme, Laurent ne pouvant s’empêcher d’être particulièrement acide quand son ex-conjointe avait voulu discuter avec lui par la suite... Ainsi, l’évocation de ce sujet, un peu tabou, avait mis en rage Laurent, et de nombreux noms d’oiseaux furent échangés. Bruno criait aussi, mais il prenait bien soin de se cacher derrière sa femme, même si celle-ci n’était pas bien grande. Bien que Doriane soit une femme un peu rondouillette, c’était plutôt une fille mignonne, avec ses longs cheveux noirs ondulés, et ses légères taches de rousseur, qu’elle tenait de sa mère. Pour le coup, elle essaya de calmer les choses, mais il y eut besoin que Damien sorte quelques minutes avec Laurent pour réussir à apaiser le conflit.

Pour sa part, monsieur Marmaille était particulièrement irrité par ce genre de scène. Cela le fatiguait beaucoup, et de son point de vue, ce n’était clairement pas le jour pour faire ce genre de comédie. Après tout, c’est sur lui que les projecteurs auraient dû se tourner au cours de cette abominable journée… De plus, ces deux-là étaient plutôt coutumiers de ce type de scène, et c’était toujours la même histoire : Bruno braillait fort, et allait ensuite se cacher derrière le premier venu. Jules ne supportait pas ce genre de lâcheté.

D’ailleurs, il ne fut pas le seul exaspéré par ce qu’il avait vu. Doriane était bien plus silencieuse qu’à l’accoutumée. Joséphine, la petite sœur de Jules, était partie peu de temps après, car elle se sentait fatiguée, et Huguette, la grande sœur de Jules, avait contemplé la scène avec sévérité. Il faut dire que cette ancienne institutrice n’aimait pas ce genre d’enfantillages, qu’elle réglait toujours rapidement jadis, dans les cours de récréation. Si elle avait pu tirer les oreilles de ces deux sales gamins, elle s’en serait donné à cœur joie ! Ainsi, l’ambiance fut plutôt électrique, jusqu’à ce que l’appartement soit enfin rangé, et que petit à petit, celui-ci ne se vide.

Doriane et Bruno furent les premiers à partir. Tout le monde se doutait que Bruno allait passer tout le trajet à ruminer contre Laurent, et à répéter sans cesse à Doriane que, la prochaine fois, il allait probablement « lui casser la gueule ». Il est vrai que la situation entre les deux était de plus en plus tendue, et il arrivait parfois que cela stresse un peu monsieur Marmaille lorsqu’il pensait à cela. Il avait peur qu’un jour, les deux en viennent vraiment aux mains, ce qui pourrait fortement risquer de briser les liens entre Doriane et Laurent.

Pour être tout à fait honnête, monsieur Marmaille avait toujours eu une affection particulière pour sa fille. Selon lui, le seul défaut de Doriane était son mari, bien qu’il se soit toujours abstenu de le lui dire. En effet, il ne souhaitait pas la froisser, et à ses yeux, rien au monde ne justifierait le fait de se fâcher avec sa fille. Il avait constamment besoin de la protéger, peut-être plus que ses deux gaillards. Sa relation avec Damien avait toujours été au beau fixe, ce qui le laissait songer qu’une future cohabitation chez lui pourrait être profitable pour tout le monde. En revanche, ses liens avec Laurent étaient parfois compliqués, car celui-ci était plutôt sauvage, mais il avait toujours été ainsi.

Enfin, après les derniers ajustements dans la décoration des lieux, Juliette, Damien, Laurent et Huguette finirent par quitter l’appartement, après s’être assurés que monsieur Marmaille ne manquait de rien.

Celui-ci s’assit sur une chaise, autour de sa petite table ronde en bois, et regarda autour de lui. Le papier peint blanc au mur n’était plus si blanc que ça, on sentait qu’il avait vieilli. Dans l’entrée, il y avait la salle de bain sur la droite, puis la minuscule entrée menait au coin salon/cuisine. Ensuite, dans cette pièce en U, la cuisine menait à la chambre. C’était assez petit et pas forcément très gai, mais les pièces étaient tout de même plutôt propres.

Le nouveau locataire des lieux lâcha un soupir en contemplant ses quelques affaires qui s’étaient retrouvées implantées en cet endroit, tout en songeant à ses autres affaires qu’il ne reverrait probablement jamais. Et puis, cette belle maison, dans laquelle il avait vu grandir ses enfants, dans laquelle il n’aurait plus jamais l’occasion de déambuler… Lâchant un nouveau soupir, il prit la télécommande pour allumer la télévision, et vit qu’un jeu présenté par le service public avait l’air plaisant. Il se leva donc pour aller s’asseoir dans son fauteuil, qui était bien mieux placé pour regarder la télé. En jetant un nouveau coup d’œil rapide sur les lieux, il ne put s’empêcher de se dire « c’est donc à ça que ressemble la salle d’attente pour voir la Mort»… La question était maintenant de savoir quand celle-ci déciderait de sonner à la porte.

Chapitre 5

Débriefing du déménagement

Ce soir-là, comme cela avait été convenu quelques jours auparavant, Doriane et Bruno étaient tranquillement assis dans le canapé, situé dans le salon de Juliette et Damien. Leur maison était assez spacieuse, et on pouvait constater au premier coup d’œil que le mobilier avait dû coûter assez cher. Cela n’avait rien d’étonnant puisque Juliette, qui avait beaucoup de goût pour la décoration, ne rechignait jamais à dépenser son salaire, tel le gouffre financier qu’elle prenait parfois plaisir à être. Cependant, étant elle-même ingénieure dans une grande société, elle pouvait se permettre de dilapider son argent dans divers magasins. Son mari avait également une bonne situation, puisqu’il était chef d’agence dans une compagnie d’assurances.

Sur le deuxième canapé, situé perpendiculairement à l’autre, les enfants des deux couples s’amusaient entre eux. Ils ne tardèrent guère à se chamailler, ce qui poussa rapidement Juliette à leur proposer d’aller jouer dans les chambres situées à l’étage. Après avoir chipé, plus ou moins discrètement, un paquet de biscuits apéritifs, les cinq enfants montèrent à l’étage. Bruno, qui regardait la scène avec un air amusé, se gratta le ventre et lança sur le ton de la plaisanterie :

— Ah les gamins… Ils sont intenables !

— Oui… souffla Damien. J’étais bien content qu’ils ne soient pas dans nos pattes aujourd’hui. Ça aurait été compliqué de les gérer…

— C’est clair ! confirma Doriane. Ça va qu’on a pu les laisser pour la journée…

Après un petit blanc, elle demanda à ses hôtes :

— Vous savez quand Laurent doit arriver ?

— Normalement, il y a à peu près dix minutes… soupira Damien.

— Ouais, à tous les coups, il ne viendra pas !

En disant cela, Bruno espérait très franchement être prophétique. Il est vrai que Laurent n’était pas toujours fiable, et qu’il lui arrivait « d’oublier » de venir à un repas. Cela n’était pas pour déplaire à Bruno qui entretenait une relation très fraîche avec son beau-frère. Malheureusement pour lui, Laurent finit par arriver, une petite dizaine de minutes plus tard. Il semblait encore ronchon, agacé par cette journée de déménagement, qui lui avait paru être un interminable enfer. Bien évidemment, ce sujet finit par se retrouver au cœur de la conversation.

En effet, alors que Bruno venait tout juste de vider son troisième verre de whiskey, il se mit à dire :

— Ça fait du bien de se détendre un peu après une journée comme celle-ci, hein ?

— Oh ! Rassure-moi, tu n’es pas fatigué quand même ? lança ironiquement Laurent, sous un petit ricanement de ses hôtes.

— Non, c’est vrai qu’on en a bavé, reprit sérieusement Damien, qui voulait éviter une énième dispute sous son toit. Maintenant, il n’y a plus qu’à croiser les doigts pour que le paternel s’adapte bien là-bas, et qu’il ne fasse pas des siennes…

— Autrement, il finira chez vous !

En lançant cette répartie, Laurent fut confronté au regard assassin de Juliette. Ne se laissant pas perturber le moins du monde, il continua à taquiner, à sa manière, en se tournant vers sa petite sœur, Doriane :

— C’est étonnant qu’il n’ait pas demandé à vivre chez toi alors que tu es sa petite chouchoute… Il avait peur que Bruno ronfle trop fort ?

— La ferme ! lui répondit celui-ci, tout en mettant profondément sa main dans le paquet de cacahuètes, afin d’en prendre la plus grosse poignée possible.

— Et pour ta gouverne, il nous a bien demandé… Enfin, il a commencé à l’évoquer de manière indirecte... Mais Bruno lui a vite fait comprendre que ce n’était pas possible qu’il vienne vivre chez nous… Entre les enfants, et…

— Et je lui ai dit qu’il serait mieux ici, vous avez une chambre de libre ! coupa Bruno, avant de lancer son rire aussi bruyant que stupide.

— Ah non, mais de toute façon ce n’est pas négociable ! gronda Juliette.

Après un petit blanc de quelques secondes, Bruno suggéra à Juliette de négocier une belle part sur l’héritage « du vieux » en contrepartie de sa venue dans sa maison. Laurent s’agaça rapidement, non pas qu’on parle de l’héritage de son père, mais du fait qu’on puisse, ne serait-ce qu’envisager, de le dilapider dès maintenant. Pour être tout à fait honnête, tout le monde autour de cette table n’avait pas grande envie de s’emmerder avec le grand-père. Le prendre le dimanche était déjà une corvée, alors vivre avec chaque jour que Dieu fait… Ce n’était même pas la peine d’y penser !

En revanche, ils avaient tous bien envie de toucher l’héritage. D’ailleurs, secrètement, Bruno avait hâte que son beau-père passe l’arme à gauche, non seulement pour ne plus avoir besoin de le voir régulièrement, mais aussi pour avoir assez d’argent pour changer de bécane. À chacun sa priorité ! Ils espéraient donc que Jules Marmaille vive bien sagement, avant de décéder d’ici un ou deux ans, mais pas plus tard dans l’idéal. Mais il n’avait pas fini de vivre des histoires ce monsieur… Et puis, papy avait bien l’intention de faire de la résistance !

Chapitre 6

Une rose au milieu du fumier

Au cours de la nuit, monsieur Marmaille s’était répété inlassablement qu’il ne s’adapterait jamais, ô grand jamais, dans cette résidence de malheurs ! Non seulement il se sentait oppressé dans son petit espace, mais les bruits causés par le voisin du dessus pendant la nuit lui paraissaient semblables à ceux des trompettes de Jéricho. Il se demandait comment ce bonhomme, ou cette bonne femme, pouvait bien faire un tel raffut !

Il était donc à peine six heures lorsque Jules s’assit au bord du lit, les yeux grands ouverts. La lumière du jour commençait doucement à s’inviter dans la pièce, profitant des espaces laissés par ce store de bien piètre qualité. Il poussa donc un long soupire, se frotta les yeux, puis se leva, et marcha jusqu’à la salle de bain. En observant son visage aux traits tirés par la fatigue dans son miroir, Jules eut plus que jamais envie de refumer une cigarette… Cela faisait plus de vingt ans qu’il avait arrêté ce qu’il nommait « cette cochonnerie », mais pour autant, l’envie de replonger ne l’avait jamais quittée. Et c’est dans ce genre de matinée où rien ne vous sourit que les addictions ont plus que jamais des airs de vieilles amies.

Malgré tout, il tenta de réprimer son envie, et se contenta donc d’une misérable tasse de café. Se retrouver ainsi, seul, dans ce lieu qui avait dû voir tant d’autres vieux bonhommes clapoter seuls avant lui, était totalement déprimant. Et ce n’est pas cette vue sur les quelques maisons de la rue, qu’il pouvait voir de sa fenêtre, qui allait le réconforter. Il y avait les maisons qu’il jugeait trop bien pour lui, et celle du bout de la rue qui avait des airs de taudis. Cette rue était une impasse, ce que Jules n’avait pas manqué de souligner auprès de ses enfants, non sans ironie. Mais ces crétins n’avaient pas relevé… Mettre des vieux qui attendent leur heure dans une impasse, ces imbéciles ne comprenaient pas l’ironie de la situation. Ni eux, ni les grands ingénieurs, qui avaient dû penser tout ça… Même les gens importants sont bêtes, c’était bien la preuve que cette époque n’apporterait rien de bon, du moins, toujours selon monsieur Marmaille.

Après un combat intérieur particulièrement vif, il finit par se résoudre à enfiler son manteau pour sortir de la résidence. Il fallait bien qu’il se bouge pour aller chercher son pain et son journal. L’autre option aurait été de rester à déprimer dans cet endroit qu’il ne considérera probablement jamais comme étant son « chez lui », en attendant que Damien finisse par ne plus faire sa tête de mule, et qu’il accepte enfin de l’héberger. Si seulement ce doux rêve pouvait devenir réalité…

À sa grande surprise, Jules ne vit absolument personne dans la résidence. Oubliant son propre âge, il se dit que tous les vieux dans cette foutue résidence devaient être trop grabataires pour espérer pouvoir sortir de leurs petits appartements… Sur le petit trajet de cinq minutes, séparant la résidence du centre-ville, il croisa seulement deux jeunes garçons, probablement des lycéens, qui marchaient en direction de leur école. Il ne vit rien d’autre qui aurait pu l’aider à oublier ses idées noires durant quelques instants.