Cosmogonies - Farid Paya - E-Book

Cosmogonies E-Book

Farid Paya

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Beschreibung

Cosmogonies se compose de sept nouvelles. Chacune est un voyage vers des infinis que sont l’espace, le temps ou l’imaginaire. Ces récits dépassent nos limites habituelles à travers des parcours démesurés portés par des mythes ou des fictions pures qui se veulent vérités. Là, la réalité est défiée par le fantastique pour laisser place au mystère.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Farid Paya considère l’acte d’écriture comme un moment privilégié, une ouverture où il établit une connexion entre lui-même et le monde. En tant qu’artiste, il aime s’exercer pleinement dans le théâtre comme dans la poésie, les essais et les recueils de nouvelles.

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Farid Paya

Cosmogonies

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – Farid Paya

ISBN :979-10-377-9695-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Préface

J’avais peut-être sept ou huit ans alors que je fis un rêve qui est resté vivace dans ma mémoire comme datant d’hier soir. J’étais dans l’espace intersidéral, vêtu comme je l’étais souvent en ce temps : un pantalon court bleu marine avec des bretelles, et une chemise blanche. J’étais suspendu dans le vide, enveloppé d’une obscurité d’autant plus profonde que les étoiles fixes, comme de fins joyaux luminescents, formaient un contraste. Un rai de lumière m’éclairait de biais et finissait sur un panneau sur lequel était écrit : « FIN DE L’UNIVERS ». Le rêve n’avait rien d’inquiétant. J’en étais seulement à me demander ce que je trouverais si je franchissais la limite de l’univers. Le rêve s’arrêta sur cette interrogation. Je n’ai franchi aucune limite, mais j’ai gardé en moi un goût de l’immense et de ses limites impossibles à comprendre.

Les textes de ce recueil ont très involontairement puisé dans mon attrait pour les infinis. J’emploie le pluriel, car je pense qu’il y a des infinis et pas seulement un seul infini qui serait une forme de monisme. J’ai ainsi décliné quelques paysages immenses, ne pouvant les trouver dans la réalité. Mon attrait pour la fiction m’a conduit à lire souvent l’Apocalypse, je lui dois « La passion selon Pilate » et par voie de symétrie « Le septième jour ». Dans « La bibliothèque d’Alexandrie », chacun pourra constater hommage rendu à Borges, mais j’aurais été incapable de cela sans ma passion pour les livres issus de la grande bibliothèque de ma mère, dans laquelle je puisais à volonté, y compris des œuvres interdites à mon jeune âge. Les divinités sont des astres que l’on voudrait toucher, palper. Devant cette impossibilité, j’ai écrit « Arkolestinesta ». Les nouvelles « Les ruines du temps » et « Les cavernes de fer » restent ancrées dans l’inaccessible.

Pour le reste, mon enfance se passa entre turbulences, errances et découvertes dans la grande maison familiale. Sans cela, je n’aurais pas écrit « Thésée », qui est peut-être un récit impressionniste, un collage où figurent des souvenirs exagérés de mon enfance en Iran et des paysages vus lors de mes voyages et bien des rêveries.

La passion selon Pilate

Pilate lui dit :

Qu’est-ce que la vérité ?

(Jean 18. 38)

Souffrant de faim et de soif, promis à la mort, moi Pilate, ancien proconsul de Judée, dans ce cachot secret où m’a expédié Caligula, l’empereur, je m’interroge sur mon sort. Mourir est douloureux et nécessaire. Aussi, me semble-t-il qu’aujourd’hui j’échappe au hasard.

J’ai voué ma vie à l’Empire par soumission et absence de choix. Être un obscur pion dans le plus vaste territoire du monde est une place bien plus juste que celle d’un roi d’une contrée asservie. J’aurai donc vécu dans le cours sans heurt des choses. Seule ma mort reste mystérieuse. Mon supplice sera secret. Nul ne connaîtra ma fin, ni mes amis, ni ma famille. Ceci me trouble. Que l’Histoire ne garde aucun souvenir de moi est une destinée que je partage avec l’immense masse des humains. Que les honneurs funéraires me soient refusés, voilà qui est lourd à supporter.

J’ai connu l’apogée pénible de ma carrière dans une contrée détestable aux mœurs étranges, la Judée. J’y ai sévi avec toute l’autorité que m’accordait mon rang et toute la haine que j’avais pour ce peuple. Le maintien de la pax romana fit ma fierté et ma défaite. Une révolte mal réprimée en Samarie provoqua ma chute et mon exil. Je fus arrêté de nuit, expédié à Rome, pour être hâtivement jugé peu après les Ides de Mars. Je regrette encore ce retour trop bref dans ma patrie et les senteurs du printemps si peu retrouvées sur les sept collines du centre du monde. Mes jours s’achèveront dans un cachot à Vienne au pays des Gaules.

Le sens et la finalité de nos actes nous échappent. Cependant, ma mort me semble liée à une décision administrative et routinière prise en Judée. Je fus l’un des maillons qui causèrent la mort d’un homme aux visées prophétiques. Je ressens entre nos morts un lien secret. Je ne peux en rien prouver cette hypothèse. J’aime cependant la considérer comme valable. Elle occupe mon esprit durant ce temps inutile qui me sépare du néant. Je reste convaincu que cette relation, brève et secrète, fut l’unique nécessité de mon séjour en Asie, et par là même son absolue justification.

Onze ans, j’ai subi la Pâque juive. Une année, je reçus la visite de Caïphe. Il représentait le Sanhédrin et réclamait un mort. Sans l’accord de l’administration romaine, son désir et sa loi n’étaient qu’impuissances. Représentant d’un peuple élu par une divinité colérique, il admettait mal le joug romain, mais il devait se plier à mon vouloir. Déterminé et servile, il me parla longtemps. Son bavardage âpre me fatiguait. Sa supériorité asservie, qu’il admettait comme une épreuve divine, lui conférait un aveuglement sans mesure : la grandeur de Rome lui échappait. Cela m’insupportait. Dans sa bouche, les suppliques étaient des ordres. Et moi, j’avais ordre de ne pas le blesser.

Envoyer un homme à la mort, à vrai dire, m’indifférait. Mais je résistais aux arguments de Caïphe pour mesurer les limites de sa hargne. Mes prérogatives autorisaient un refus net. Mais je voulais jouer avec cet homme orgueilleux. Il évoquait un dieu unique et secret, au nom imprononçable. Il argumentait à partir d’écrits désertiques dictés par cette divinité insaisissable, parce qu’omnipotente. Croyait-il me convaincre ? Ses arguments creux, et à plus fort titre sa haine, n’auraient pu avoir raison de mon entendement. Depuis les temps immémoriaux, nous savons que les dieux sont multiples. Ils se partagent la colère, la douceur, la guerre et l’amour. Résumer en un seul être une telle multiplicité relevait d’une aberration méprisable. L’aveuglement de Caïphe me fascinait. Mais je réussis à le congédier. Il revint avec des comparses. Leurs accusations contre Jésus, le condamné, étaient chargées d’une rage incommensurable. Ils continuaient à s’en référer aux textes hermétiques qui guidaient leur croyance : « Cet homme se considère comme le fils de Dieu, une incarnation humaine de la chose divine. Une telle hérésie est insupportable. » Et sa voix tremblait. « Certes, nous attendons la venue d’un sauveur. Mais l’accusé ne saurait être celui-là. Il a trop porté atteinte aux principes juifs pour pouvoir être l’élu tant attendu, l’ultime rempart contre les souffrances du monde. Nous réclamons sa mort. Elle seule peut être garante de la paix. » Sous mes fenêtres, je sentais la colère grandissante de la foule et la menace d’une sédition. Il me fallait céder. Mais je tenais à garder la face. Je convoquais Jésus.

Je passais plusieurs heures avec le prévenu. Cet homme, patient, affirmait être une incarnation divine vouée à la permanence. Fils de Dieu, divin par essence, son trépas devait sauver l’humanité. Il avait en partage la fermeté de Caïphe, mais une douceur sourde émanait de lui. Certain de sa mission, il était déjà dans l’acceptation de la fin. J’avais en face de moi une divinité silencieuse qui s’offrait à la mort, certain d’une résurrection prochaine. La franchise de son regard accentuait mon indolence. Les dieux sont des légendes, ils ne meurent pas, mais comme toute légende, finissent par être oubliés. Lui briguait l’éternité, le souvenir impérissable, l’omnipotence. Ni César ni Auguste déifiés à leur mort n’avaient prétendu à cela, leur vanité n’avait point recherché de telles limites. Ils avaient combattu, légiféré, pour servir Rome et la promettre à l’éternité. Mais leur lucidité avait confié au cours instable des événements la part de mémoire future qui leur était due.

Jésus promettait un royaume où les hommes jouiraient d’une félicité sans bornes. Il accordait une place démesurée à l’être humain. Cela aurait pu me contrarier dans mes convictions et mes fonctions vouées à l’Empire. Malgré cela, la franchise du condamné gagnait ma sympathie et confortait mon refus de céder à la pression de Caïphe. Mais un Préfet ne peut se laisser aller à ce genre de considérations personnelles. La raison d’État devait guider mes décisions. Je l’ai dit, je ne pouvais prendre le risque d’une sédition. Mais le prétexte me manquait. Caïphe, dans sa fourberie, sut me le fournir :

« Jésus prétend être le roi des juifs !

— Est-ce vrai, lui demandai-je ? »

Jésus garda le silence. « Roi des Juifs ! », l’argument était de poids. J’interrogeais à nouveau le prophète. Il continua à m’observer en silence. Lorsque mon impatience fut à son comble, il chuchota calmement : « Puisque tu le dis ! » Cette phrase mit un terme à la sympathie stupide qui s’était emparée de moi, comme une conséquence de mon mépris envers Caïphe. Par ailleurs, Jésus était maigre et empli de certitudes. J’aime la bonne chair et les vagabondages de l’âme. Cela nous séparait.

À présent tout comme lui je suis maigre, mais par une privation imposée et non consentie. Mon âme, cependant, garde cette liberté que d’autres assimilent à la lâcheté ou à la fantaisie. Loin des certitudes, je bâtis des légendes où l’impossible séjour des morts est un mirage sans cesse remodelé, des bifurcations de mon imaginaire, cherchant à tromper le présent humide et obscur du cachot où je suis enfermé. Des barques aux proues incandescentes, visitées en rêve, vont sur des flots noirs et des passeurs fantasques aux ramures blanches occupent mes pensées afin de détourner mon esprit de l’image de ce lent pourrissement auquel ma chair est promise.

Tandis que je m’achemine vers la mort, je songe à cet instant brutal où sortant de mon indolence, la décision de la mise à mort s’imposa à moi. J’allais faire don aux Juifs de la responsabilité de leurs actes : « Contre la vie sauve de Barabbas, je vous accorde la mort de cet homme. Je vous livre un être juste. Vous êtes les instigateurs de ce crime. Vous en porterez le poids et la peine. Et dites-vous que votre avenir m’indiffère. Je m’en lave les mains. » Par provocation mais aussi par humilité, je joignis la parole au geste. La liesse fut instantanée. Je dus subir un temps encore la huée des vivats, avant de retrouver la paix. Dans la rue, les épées et les bâtons s’étaient levés. Jésus, vêtu par mes soins d’un manteau pourpre et d’une couronne d’épines, était traîné dans la poussière et succombait sous la masse. Je vis des hommes l’injurier, sans que rien ne puisse apaiser leur fureur. J’avais visé juste. Le prophète cristallisait à la fois la haine des sadducéens et des pharisiens que tout opposait. J’ordonnais que l’on dresse sur son gibet un écriteau indiquant : « Jésus de Nazareth Roi des Juifs ». Je contrariais l’exigence véhémente de Caïphe qui réclamait une déclaration plus personnelle : « Je suis le Roi des Juifs ». En maintenant ma proposition, je faisais du prévenu un grand de ce monde, et lui accordant le royaume de David, je gommais sa parole subjective de prophète qui aurait fait de lui un fou, un égaré. Face à ma décision, Caïphe suffoquait de rage. Ses yeux exorbités s’injectaient de sang, tant il protestait. Pour exacerber sa colère et le briser, j’eus l’audace d’exiger que l’inscription fût réduite aux simples initiales INRI, signe elliptique qui entrait en concurrence avec l’imprononçable nom du dieu des Juifs, le tétragramme sacré IHVH. Terrorisé par ce blasphème, tremblant de peur, Caïphe murmurait des malédictions. Pour lui signifier à quel point ma décision dérisoire était irrévocable, je dis calmement : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit ! ». Caïphe s’effondra à mes pieds. Ma victoire était totale. D’une part, je bafouais sa croyance en mettant en concurrence le prévenu avec le dieu hébraïque, d’autre part en condamnant le « Roi des Juifs » j’agissais en homme politique : j’envoyais à la mort un chef puissant et non un vulgaire agitateur. D’un seul trait, j’humiliais Caïphe et je servais Rome. Le tétragramme INRI, en détournant l’agressivité des Hébreux depuis l’Empire vers le condamné, justifiait mon acte face à mes supérieurs hiérarchiques. L’ordre public pouvait à nouveau régner. L’affaire était close. Je passai l’après-midi à boire des liqueurs douceâtres et manger des fruits frais.

L’impassible victime émissaire fut avilie et torturée. La violence m’a de tout temps laissé indifférent : elle est dans l’ordre des choses. En conséquence, je ne ressentis aucune pitié. Mais ma curiosité fut sollicitée. Drapé d’une couverture élimée, le visage noirci de suie, méconnaissable, je descendis dans la rue. Une procession s’organisait. Sous les huées, en route vers le mont du crâne, Jésus portait l’instrument de son supplice. Ce gibet en forme de T, du fait de l’inscription qui le surmontait, prenait l’allure d’une croix à quatre branches, cherchant à relier les quatre vents, les quatre saisons, les quatre horizons pour ramasser en son centre la totalité du réel. Ployant sous le fardeau, le condamné trébuchait. Je vis Jésus choir à plusieurs reprises. Une femme voulut lui donner à boire. Mais un centurion la rejeta au loin d’un coup de pied frappé en pleine figure. Elle saignait tout en hurlant le nom de son dieu. Jésus chut à nouveau, un homme l’aida à porter la croix. Par caprice, j’essayais d’en faire de même, mais la horde juive et la rangée de centurions m’en empêchèrent. Je fus battu à mon tour. Écarté, je ne pus assister au supplice. J’en pris connaissance par la rumeur publique. Qu’importe. À présent je m’approche de lui. Seul cela compte. Peut-être, à terme, connaîtrai-je la vérité attachée à sa mort.

Le calvaire de la victime est connu. Des hommes l’ont conté. D’autres l’écriront. Longtemps j’ai refusé de croire dans la véracité des faits. J’ai considéré la résurrection comme impensable. Seule la pourriture est notre futur. Puis-je le croire encore ? L’approche de la mort trouble les certitudes. Revoir le jour et le pourpre du ciel naissant après une nuit de volupté sont des plaisirs inusables. Je revendique le désir légitime de revivre tout ceci après ma mort.

Contrairement aux coutumes, Jésus fut cloué sur la croix, au lieu d’y être attaché. Le fer transperçait ses paumes et ses pieds, ses membres saignaient. Nu, le flanc entaillé, le front blessé par les épines, crachant le vinaigre et le fiel, il souffrait en silence jusqu’à en appeler le père absent. Alors l’air chargé de foudre leva une tourmente de vent et de pluie, brouillant les regards. Dans un grondement, le ciel s’évadait. C’était la neuvième heure, et pourtant l’obscurité était intense. La ville était en effervescence. Les regards montaient vers cette croix qui s’enfonçait dans l’ombre. Je fus troublé par ce prodige. Mais je restai dubitatif à propos de cette mort. Les ténèbres de ce jour de printemps, auront-elles permis de subtiliser le corps évanoui, pour l’exhiber trois jours plus tard, afin de prouver la véracité de l’antique prophétie ? Par désinvolture, j’ai voulu croire au subterfuge et par nécessité politique j’ai minimisé la souffrance de la victime. Je l’ai distingué, d’un condamné quelconque, voulant voir en lui un meneur, un rebelle usant la légende prophétique à des fins personnelles. Pendant trois jours, j’ai craint son retour. Et il revint. Pendant quarante jours, j’ai redouté en lui le guerrier. Mais il disparut. Ses compagnons prétendent l’avoir vu monter vers l’immensité bleue qui nous gouverne. Je n’ai pas été témoin de cette ascension. Qu’importe. Sa disparition fut effective. Pendant les six années suivantes où je suis resté en Judée, je n’ai plus revu sa face émaciée.

Dans ce cachot où le temps est l’augure de l’éternité, je me surprends à songer aux caprices de la mort. Nul n’a prédit ma résurrection. Je présage déjà d’un temps infini où mon corps dégradé errera dans des contrées sinistres et sans joie. Revenu après trois journées, cette éternité le Messie l’aura donc vécue l’espace d’un temps mesurable. Pour échapper à la folie, il me faut admettre qu’il a subi en trois journées ce que je vivrai d’ici à la fin des temps, qui est peut-être sans limites. Sans cela sa mort serait dénuée d’importance. Il aura donc subi l’horreur dans une intensité à laquelle nul homme ne sera jamais confronté. Qui dira cela ? Personne sauf moi, dont le témoignage restera secret. Il aura connu la densité. Moi je connaîtrai la durée. Je ne sais quel est le sort le plus enviable.

L’homme crucifié a une agonie lente. Ce n’est qu’après de nombreuses journées que la traction des bras sur le thorax provoque un blocage de l’appareil respiratoire produisant une lente suffocation qui mène à la mort. Pour pouvoir respirer et retarder l’instant fatal, le condamné doit hisser son torse, en prenant appui sur les cordages qui lui lient les bras. Cette gymnastique sinistre peut durer des jours entiers. Mais lorsque des clous le rendent totalement solidaire du support en bois, cet effort lui est rendu impossible. La souffrance liée à la perforation des membres est récompensée par une mort plus prompte. Le Sanhédrin voulait qu’une fin rapide le délivre de Jésus. Crucifié un vendredi, il fallait qu’avant le sabbat, son corps fût enterré. La Sainte Journée ne pouvait éclairer le visage d’un supplicié, bien que son châtiment fût considéré comme légitime. Donc l’agonie de Jésus fut brève. Il me semble, cependant, que cette brièveté ne tenait pas aux seules raisons techniques que j’ai évoquées. Dès l’instant de la crucifixion, son esprit avait commencé à se disloquer. Puis, le silence du ciel face à son dernier cri : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » avait brisé les linéaments de son âme. Solitaire sur sa croix, il assistait à une chute vertigineuse de son esprit. Une descente abyssale où la pensée se paralyse, tout en ayant conscience de sa paralysie. Son corps pétrifié, impuissant, résistait à cette descente et se figeait. Ce n’étaient plus les clous qui l’immobilisaient sur le bois dur de la croix, mais cette phrase éternellement ressassée : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Sa voix résonnait dans le brouillard de son esprit telle une rumeur qui allait s’amplifiant en un choral où des milliards de voix qui étaient la sienne, mais aussi celles d’humanités oubliées, constituaient un vertige ne laissant place à nulle autre pensée. Cette implosion de son être à partir d’un épicentre intime était un premier pas vers le néant peuplé où il devait résider pendant trois journées. Il allait parcourir le royaume de la mort à la rencontre de tous les mortels de tous les temps.

« Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». La phrase ressassée se démembrait pour provoquer des dégâts dans les circonvolutions de son cerveau. Chaque mot devenait une entité autonome qu’il énonçait jusqu’à perte de sens. La démence est au bout du verbe broyé pour avoir été trop prononcé. Je conseille à quiconque d’en faire l’expérience, il verra la face exacte de la folie. Un mot ainsi mis à l’épreuve de la redite infinie devient un fracas d’orage, une submersion noire et incompréhensible envahissant notre être. Il nous plonge dans la stupeur tant son sens s’avère impénétrable et secret. « Père », « Abandon », « Pourquoi ? » deviennent des forêts mettant à mal toute maîtrise de la pensée. Le mot réitéré ronge notre esprit comme une lèpre dénudant le contenu de notre existence. Dépouillé de son sens, passant par l’abstraction, il se transforme en un martèlement régulier sur les membranes de notre âme, un vacarme de tambours dans la nuit, un appel au vertige et à la transe. Par-delà toute signification convenue, il arpente les sentiers les plus incontrôlés de notre pensée jusqu’à toucher le noyau solitaire et secret de notre être, pour le faire exploser. Ayant brisé cette intimité recluse, indispensable à la survie, que chaque être porte en lui, il nous fait entrer en fusion avec l’intégralité du réel et nous condamne à l’immense dont l’essence est de n’avoir aucun centre. Privés de nous-mêmes, délayés dans l’infinie variété des choses et des fantasmagories impénétrables des dieux qui nous gouvernent, nous devenons une vapeur inconsistante en route vers les lisières impensables du monde, où coulent les eaux noires de la mort.

Je parle en connaissance de cause. Par orgueil, j’ai essayé cette pratique insensée pour vite sombrer dans un néant glacé. Des vocables ressassés par ma bouche m’avaient brisé. Je gisais sur la pierre, mais mon âme se disloquait. Je serais sans doute mort si un centurion me frappant avec rage le visage de son talon calleux ne m’avait sorti de cette torpeur dans laquelle je m’enfonçais. Le sang d’une blessure brouillant mon regard me rendait à la vie, en m’écartant d’une voie bien trop périlleuse pour un faible fonctionnaire de l’Empire. Ce chemin que j’ai abandonné, Jésus, me semble-t-il, l’a suivi jusqu’à son terme.

Dans les ténèbres de la neuvième heure, le Messie plongeait dans le vertige d’un balbutiement fait d’énoncés sourds, dégagés de toute signification et réduits à des battements de glotte et de langue contre une cavité buccale asséchée, pas même troublée par le parfum âcre du vinaigre qu’un soldat tendait vers la bouche tordue par l’agonie. Les lèvres de Jésus ne proféraient aucun son, mais son cerveau était en ébullition. La puissance de ce trouble mental irradiait l’air printanier. En cette heure médiane d’une journée de printemps, l’obscurité brouillant le ciel était l’émanation d’une interrogation fragmentée projetée à la face du monde et des mondes à venir. L’esprit informe et morcelé de Jésus couvrait déjà Jérusalem comme une peste, un brouillard fait de gouttelettes vivantes allant vers une dislocation de plus en plus fine. Il se répandait sur nous. Plus tard, lorsqu’un centurion lui fendit le flanc, il n’en sortit que très peu d’eau et de sang, car l’essentiel de sa substance s’était déversé dans l’immensité.

La poitrine du crucifié se gonflait avec peine, tandis que ses muscles se durcissaient. Tendu sur la croix, toute sa stature se recroquevillait sur son âme. Sa voix s’était tue, toute force en lui s’était effondrée, mais la rumeur circulait dans les méandres de ses nerfs. Tout en lui se ramassait vers le centre de son corps, les bras et les jambes tiraient sur les clous, déchirant les chairs. Les blessures s’évasaient. Il eut aimé se recroqueviller, tel un enfant, mais la croix l’en empêchait. Exposé aux éléments, il ne voyait plus que la grisaille. Les femmes pleurant au pied de son calvaire s’effaçaient dans l’ombre à mesure qu’il pénétrait les prairies sans bornes de la mort. Sa pensée, avant son corps, se défaisait. Il allait vers l’éternité qui n’est rien d’autre que la totalité de l’existence déployée dans l’immense. Sa chair atteignait l’ubiquité.

Comme pour tout autre être, la fin fut sans doute instantanée. Un nouveau périple commençait. Un corps voué à la décomposition, un esprit en déflagration dans l’espace. Tandis qu’on le portait, lui s’évadait, et l’obscurité envahissait son âme. Sa vie s’éparpillait. Chaque part de son être entamait un chemin solitaire, déraisonnable, coupé de l’axe et la courbe de sa vie. Il était tout à la fois un enfant vagissant dans une étable, un adolescent travaillant le bois, un homme chassant les marchands du temple, un autre veillant sur les prostituées. Sur le toit du monde, un être sombre et cornu l’accompagnait pour lui montrer des splendeurs qu’il refusait. Abandonné, dans les jardins de Gethsémani, il souffrait à voir le sommeil inconséquent de ses disciples. Sur une colline, il multipliait les pains, et comme ces pains, il se fragmentait. Chaque instant de sa vie devenait une parcelle d’éternité, sans cesse revisitée, diffractée dans une logique sans finalité. Il perdait le sens de ses actes. Les événements de son existence se décomposaient en moments de plus en plus brefs. Chacun de ses rêves, chacun de ses souffles, devenait l’objet d’une stupeur incontrôlée. Son cœur ne battait plus, mais une pulsation plus ample l’emportait de manière fulgurante vers une contrée inconnue des vivants. Vaste est le domaine de la mort, interminable son emprise. La pensée de Jésus s’éparpillait dans ce royaume. Son corps reconnaissable, alangui dans les bras de trois femmes, était encore au pied de la croix, tandis que son âme recouvrait l’étendue sans nom du néant auquel elle se mêlait en toute urgence. Il allait selon sa croyance, en ce premier jour d’absence, à la rencontre de la mort, des péchés du monde et de cet adversaire cornu et sombre qu’il nommait Satan.

Dans ma cellule, le temps parcourait son périple usuel. Un nouveau jour fade débutait. J’avais froid. Un homme entra pour m’annoncer ma définitive condamnation. Il me quitta, sans autre indication, tandis que dans un temps différent, Jésus parcourait les méandres du péché. Voici quelques instants qu’il était mort, et il traversait un espace devenu sans aspérité. Le passé et l’avenir confondus le mêlaient au chaos primordial. Pour lui l’infini commençait. Il était la luxure et son contraire, le sang des victimes, le rire de Jupiter, la substance verte jaillie du corps des titans sur l’ocre du Caucase et Saturne violant la terre mère première. Il était tous les meurtriers, tous les délateurs, chaque parcelle de leur âme qu’il cherchait à sauver. Il était Adam forniquant avec Ève, Caïn brisant la tête d’Abel et plongeant ses mains dans la gorge déchiquetée, pulsant des jets de sang hors du corps du frère étendu à terre. Il était l’innocent et le pêcheur, la victime et le bourreau, l’antidote et le poison. Les atomes de son être se glissaient entre l’épée et la chair, entre le fouet et le poitrail. Il était la lame de Brutus frappant César. Il était moi. Rien ne prouve cela, mais comment pouvais-je concevoir ceci autrement ?

Le corps humain contient plus d’atomes qu’il n’a existé ou ne pourra exister d’hommes sur terre. Chaque parcelle du corps condamné se lovait dans une chair humaine venue ou à venir, pour parcourir l’intégralité de chaque vie. Ayant trois jours pour visiter la totalité de l’existant et d’en connaître l’incommensurable variété, atteignant l’alpha et l’oméga, Jésus devenait toute l’humanité.

Une seule heure après son décès, il entamait une descente dans une matrice noire et sans fond. Sur les parois de l’ombre, couverts de sang, les visages des nouveau-nés tués par Hérode scintillaient et lui demandaient : « Pourquoi ? ». Ce mot entrait en résonance avec sa propre interrogation. Il effleurait leurs petites têtes décapitées et ses larmes apaisaient leurs blessures encore fraîches. Alors la bouche fardée de Hérode confondue aux ténèbres riait. Et pour un instant Jésus devenait le Tétrarque et les enfants égorgés, la tête de Jean-Baptiste et la chair désirable de Salomé.

À la seconde heure, les corps carbonisés des peuples de Sodome et Gomorrhe l’assaillaient et il flambait avec eux. Il se mêlait aux larmes de la femme de Lot, et comme elle, il se pétrifiait. Les noyés du déluge arrachaient des lambeaux de son corps qui commençait à se décomposer. Des cadavres et des vers le rongeaient, tandis que Satan et le Léviathan hurlaient de joie à le voir chuter. D’autres peuples surgissaient sanglants, portant les stigmates de la guerre et Jésus s’émiettait au creux de leurs blessures pour les consoler. La matrice noire rougeoyait frémissante pour devenir un spasme large comme un ciel sans lune couvrant une ville incendiée. La sanie déformait Andromède et les Pléiades. L’univers tout entier enflait sous la ruée des souffrances et des cris de l’humanité.