Coup de boules - Gino Blandin - E-Book

Coup de boules E-Book

Gino Blandin

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Beschreibung

La disparition d'un champion "rouleur".

La boule de fort est un jeu de boules très particulier qui se pratique en Anjou, sur les bords de la Loire. Il se joue avec des boules ferrées, c’est-à-dire cerclées de fer et lestées d’un côté afin qu’elles ne suivent pas le droit chemin. C’est un jeu d’hommes – longtemps interdit aux femmes – réunis au sein de « sociétés ». Même si, aujourd’hui, ces sociétés ont tendance à s’ouvrir vers un plus large public, elles demeurent néanmoins un monde clos où règne une certaine omerta. Cette loi du silence, Julie Lantilly, la journaliste du Courrier ligérien de Saumur, va rapidement s’y heurter lorsqu’elle va s’intéresser à la disparition d’un champion, un « rouleur », dont tout le monde a déploré le départ sans chercher à en savoir davantage. Il va falloir toute la sagacité de la jeune femme pour percer ce mystère que tout le monde aurait bien aimé enterrer. Julie Lantilly va devoir faire preuve de ruse et de perspicacité pour venir au bout de ce mystère.

Suivez l'enquête de Julie Lantilly, une journaliste, et découvrez le monde de la boule de fort !

EXTRAIT

Julie quitta le site satisfaite. Apparemment, rien n’avait filtré de ce qui s’était passé. Il ne lui restait plus qu’à espérer que les types arrêtés ne seraient pas trop bavards à son sujet. Elle se mit au travail. Avant midi, elle devait avoir écrit un article sur les difficultés rencontrées par les salariés qui travaillent dans les maisons de retraite.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Gino Blandin est enseignant. Auparavant, il a été foreur pétrolier. Auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de Saumur, dont L’Histoire du Centre Hospitalier de Saumur (Prix Politi 1996), il écrit aussi des romans policiers dont le cadre est la région saumuroise.

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CHAPITRE 1

— De quel côté je mets le fort ?

— Toujours du côté du petit.

— Mais le petit est au milieu…

— Regardez bien, il est un peu sur la droite. Il faut vous placer ici et envoyer la boule doucement dans cette direction.

Julie Lantilly, docile, se plaça derrière la ligne blanche, comme le lui avait indiqué son mentor. Elle plia les genoux et, le regard droit vers l’objectif, lança sa boule qui prit la bonne direction : elle gravit lentement la pente puis, à bout d’énergie, acheva sa course en redescendant vers le centre de la piste. Julie retenait son souffle, priant en son for intérieur pour que sa boule se place le plus près possible du cochonnet distant d’une bonne dizaine de mètres. Elle n’avait ni l’intention ni la prétention de vouloir gagner cette partie mais elle craignait surtout de se ridiculiser aux yeux des spectateurs presque tous mâles et goguenards. Ce genre de jeu n’avait jamais été sa tasse de thé mais il avait bien fallu qu’elle y participe. C’était Jean, journaliste au Courrier ligérien, qui, grand joueur de boule de fort devant l’éternel, avait eu cette idée de challenge.

Ce type de manifestation était courant à Saumur et dans sa région. Une entreprise s’acoquinait avec une société de boule de fort pour organiser un tournoi. Chaque équipe était composée d’un membre de l’entreprise, généralement novice en la matière, et d’un sociétaire aguerri qui coachait le précédent. C’était ainsi que Julie Lantilly se retrouvait en train de jouer à la « boule de fort » à la société des « Amis réunis » de Varennes-sur-Loire, sous les conseils d’un septuagénaire expérimenté au gros nez rubicond, monsieur André, qu’elle ne connaissait pas encore quelques minutes auparavant. La partie venait juste de commencer après quelques essais plus ou moins heureux. Par galanterie sans doute, Julie avait eu le privilège de lancer le cochonnet que l’on appelle ici le « maître » ou le « petit », puis de jouer la première boule.

— Elle est courte, pronostiqua monsieur André, vous ne lui avez pas donné assez de charge.

— Que voulez-vous dire ? demanda Julie. Je n’ai pas tiré assez fort ?

— C’est ça, vous ne lui avez pas donné une impulsion suffisante, elle n’a pas eu assez de force pour monter sur le côté et redescendre. Elle va s’arrêter trop tôt.

La jeune femme se demandait comment ce type pouvait dire cela alors que la boule suivait toujours son bonhomme de chemin et qu’elle n’avait parcouru que la moitié de la piste. Mais il lui fallut bientôt se rendre à l’évidence : monsieur André avait raison. La boule de Julie se mit à flageoler puis s’arrêta à un bon mètre du petit.

— Je suis nulle, commenta la journaliste.

— Il ne faut pas dire cela, mademoiselle, l’encouragea son coach. Si vous n’avez jamais joué auparavant, ce n’est pas évident. On ne devient pas un bon joueur de boule du jour au lendemain ou alors c’est qu’on a beaucoup de chance.

L’équipe adverse était composée de Murielle, la secrétaire du journal, et d’un sociétaire des « Amis réunis » qui s’appelait Bruno, un grand type corpulent affichant une longue barbe blanche de prophète. C’était Murielle qui allait jouer en premier. Elle entra sur la piste en essuyant sa boule avec un chiffon.

— Je ne suis pas douée, lui confia Julie d’un air accablé.

— C’est la première fois que tu joues ?

— Oui, c’est la première fois, pas toi ?

— Ah non, chez moi la boule de fort c’est une institution. Quand j’étais petite, je jouais déjà avec mon grand-père.

— Hé les filles, quand vous aurez fini de bavasser, lança un spectateur, il faudra peut-être jouer.

— Oh, ça va Charlie, répliqua la secrétaire en riant. On n’est pas aux pièces.

— Vous n’êtes pas au bureau ici, rajouta le dénommé Charlie.

Cette fois ce fut monsieur André qui intervint en s’adressant à Julie.

— Mademoiselle, il faut que vous quittiez la piste car il ne doit y avoir qu’un joueur à la fois, celui qui joue. C’est le règlement. Un seul joueur sur la piste et qui ne doit jouer que lorsque la boule du joueur précédent s’est complètement immobilisée.

La journaliste sortit du terrain pour aller s’accouder à la rambarde où se tenaient les autres spectateurs. Rien qu’à voir la position que prit la secrétaire pour jouer, il paraissait évident qu’elle avait de l’expérience. D’ailleurs son partenaire n’eut pas à lui donner de conseils. Elle se plaça derrière la ligne et lança sa boule avec assurance. Une approbation tacite se fit d’emblée sentir dans l’assistance. La boule à peine partie était déjà jugée comme très bonne. Quelques dizaines de secondes plus tard, elle venait terminer sa course contre le petit. Certains applaudirent. Murielle était radieuse.

— Elle a fait un bouc, commenta monsieur André.

— Un bouc ? dit Julie.

— C’est une expression qui signifie que la boule est venue se coller au petit. On dit aussi arriver mort au maître ou encore faire bibi gouline.

— Bibi gouline ? C’est drôle comme expression !

— Je ne sais pas d’où elle vient. Les anciens l’utilisaient, je m’en souviens bien.

Murielle, la secrétaire, quitta la piste avec un large sourire de satisfaction.

— C’est à toi, lança-t-elle à Julie avec un petit air de défi.

— Ah bon, c’est encore à moi ? demanda la jeune femme en regardant son coach.

— Oui, dit monsieur André, tant que la boule de nos adversaires est la mieux placée, c’est à nous de jouer. Allez-y !

Julie Lantilly n’avait aucune idée de ce qu’il fallait faire : mettre le fort à droite ou à gauche, se placer à droite ou à gauche de l’axe de la piste, lancer la boule vers la droite ou vers la gauche ? Heureusement, monsieur André semblait savoir ce qu’il convenait de faire. La jeune femme écouta ses instructions et s’efforça de faire ce qu’on lui demandait. Elle lança sa boule.

À peine la boule avait-elle commencé sa course que déjà quelqu’un commenta :

— Elle est trop vite !

Si Julie avait eu une troisième boule, elle l’aurait volontiers balancée dans la figure du commentateur. Elle regarda monsieur André : il semblait évident qu’il adhérait silencieusement à la remarque émise par le spectateur.

Julie observa sa boule rouler d’un côté à l’autre de la piste avec une telle vélocité qu’elle passa à bonne distance du maître et poursuivit sa course en allant cogner contre les planches à l’autre bout de la piste. La jeune femme ne savait plus où se mettre.

— Comment voulez-vous faire ? dit-elle en quittant la piste rageusement. La boule de Murielle est collée contre le petit, nous n’arriverons jamais à faire mieux.

Monsieur André, avec un sourire entendu, entra sur la piste en frottant sa boule à l’aide d’une toile abrasive très fine.

— Je vais la foutre en l’air, dit-il calmement.

Julie vit son partenaire jauger la distance puis, d’un geste ample, balancer sa boule qui partit comme un boulet de canon. Elle longea la pente puis redescendit et vint heurter la boule de Murielle avec violence. Celle-ci fut projetée très loin et la boule de monsieur André finit contre les planches. Les spectateurs accoururent à l’autre extrémité de la piste pour estimer les dégâts. Le maître n’avait presque pas bougé mais maintenant c’était la première boule de Julie qui était la mieux placée ! La jeune femme n’en revenait pas. Monsieur André sortit du jeu avec un petit sourire narquois.

— Vous êtes vraiment fort, commenta Julie qui, malgré elle, commençait à se prendre au jeu.

Monsieur André lui adressa un sourire complice.

— L’ennui, dit-il, c’est que nous n’avons plus qu’une boule alors qu’ils en ont encore trois et que Bruno n’a pas encore joué. Il n’a certainement pas dit son dernier mot.

La « boule de fort » est un jeu de boules très particulier qui se pratique presque exclusivement en Anjou, sur les bords de la Loire. Il s’agit au départ d’un jeu de boules traditionnel comme la pétanque : le but du jeu étant de placer une boule le plus près possible d’un cochonnet. Mais dans le cas de la boule de fort sa particularité réside dans sa fameuse boule : d’un diamètre allant de 12 à 13 centimètres, elle est généralement en bois provenant du cormier, du frêne et plus rarement du buis. Aujourd’hui, on en trouve en plastique, en nylon. Cette boule est cerclée d’un anneau de fer d’une largeur de 6 centimètres. Le cerclage lisse et ajusté avec la plus grande précision doit épouser parfaitement la forme de la boule. Celle-ci est ensuite allégée d’un côté que l’on appellera le « côté faible ». À l’inverse, on incruste dans le bois une petite masse métallique qui va venir lester le côté opposé, c’est le « côté fort ». Pesant un peu moins d’un kilogramme et demi, la boule, ainsi conçue, va naturellement rouler sur sa bande métallique tout en déviant du côté « fort ».

On ne jette pas la boule de fort comme une boule de pétanque. On lui donne une impulsion et elle roule sur la piste. En général, il lui faut 20 à 30 secondes pour atteindre son but. La boule de fort est un jeu qui requiert calme et sérénité.

La seconde particularité de la boule de fort est le terrain sur lequel elle se pratique. Celui-ci, de forme rectangulaire, peut mesurer entre 18 et 25 mètres de long sur une largeur de 5 à 8 mètres. Dans sa partie centrale, le sol est plat mais sur les côtés longitudinaux il se relève de 35 à 40 centimètres. On appelle les parties incurvées les pentes ou les rampes. Autrefois, le sol était recouvert d’une couche de terre très fine, tamisée et battue, mais de nos jours il est recouvert d’un polymère synthétique. Ce dernier est toujours relativement fragile, ce qui nécessite certaines précautions. La première étant qu’il est interdit de marcher sur la piste avec des chaussures. Les joueurs doivent impérativement porter des chaussons ou des pantoufles. Le cliché traditionnel du joueur de boule de fort portant des charentaises aux pieds n’a jamais donné une image très glamour de ce jeu, ce qui est dommage.

À l’origine, on peut penser que le jeu se pratiquait à l’extérieur mais le sol de la piste toujours fragile était exposé aux intempéries. De nos jours, les jeux sont quasiment tous couverts, ce qui nécessite des bâtiments suffisamment vastes pour abriter une piste de près de 30 mètres de long. Malgré cela, il n’est pas rare de trouver plusieurs sociétés dans un petit village de quelques centaines d’habitants. La Ménitré, par exemple, village des bords de Loire qui compte aux alentours de deux mille habitants, ne possède pas moins de six sociétés. On les repère vite à leur long bâtiment sans étage, aux murs percés de fenêtres régulières. La pratique de ce sport est encore très courante dans la région mais la crainte de la voir s’étioler au fil des générations suivantes plus fans de jeux électroniques est fondée.

À une certaine époque, les cercles de boule de fort n’avaient pas bonne réputation. Les femmes y étaient strictement interdites. La seule autorisée à entrer dans les lieux était la concierge qui y faisait également le ménage. Les épouses, exaspérées de ne pas voir revenir leur mari, restaient à la porte et l’envoyaient le quérir. Car, bien sûr, on ne faisait pas que jouer aux boules : on jouait aux cartes et on buvait force bouteilles. Avant la partie, pendant la partie et après la partie, rien n’interdisait de boire une petite chopine. On comprend aisément les débordements qui peuvent naître d’une telle pratique. Et puis, il y avait la fameuse « Fanny ». Toutes les sociétés avaient leur « Fanny » au grand dam des curés du siècle dernier. Cette pratique a perduré, elle est propre à tous les jeux de boules : quand une équipe perd sans avoir marqué un seul point, ses joueurs doivent « biger Fanny », c’est-à-dire embrasser une gravure représentant les fesses d’une femme, le tout accompagné d’un rituel plus ou moins graveleux. Ladite gravure est bien souvent l’œuvre d’un sociétaire plus ou moins talentueux.

Julie Lantilly, en acceptant de participer au challenge, n’ignorait rien de tout cela. Elle savait que dorénavant les femmes étaient acceptées dans les sociétés bien qu’il y eût encore des exceptions. On lui avait certifié que les temps avaient changé et qu’on n’y buvait plus comme avant mais il faut bien avouer que dans les villages qui ont vu leurs bistrots disparaître les uns après les autres, ce sont les sociétés qui les ont remplacés. Les hommes s’y réunissent pour discuter en buvant un verre ou jouer aux cartes.

Grâce au savoir-faire de monsieur André et à la chance de Julie, ils remportèrent la partie 10 à 8. La jeune femme n’en revenait pas. Par contre, Murielle, qui prétendait avoir de l’expérience, eut beaucoup de mal à cacher sa déception. À la fin de la partie, elle ne s’éternisa pas et, prétextant ses devoirs familiaux, s’en alla. Julie en aurait bien fait de même mais la bienséance lui interdisait de quitter ses compagnons qui avaient été aux petits soins pour elle, lui prodiguant conseils et encouragements. Les filles qui jouaient à la boule de fort ne devaient pas encore être très nombreuses. Et puis, il lui fallait reconnaître que ces messieurs s’étaient bien tenus. Certes, ils l’avaient sans doute matée à la dérobée mais lui avaient épargné leurs réflexions vulgaires ou sexistes. Elle s’attendait à tout mais reconnaissait qu’ils étaient restés courtois.

Quand la partie fut terminée, quelques sociétaires masculins et Julie se retrouvèrent dans la pièce d’à côté. Elle avait tout d’une salle de café : les tables et les chaises, le comptoir, les bouteilles alignées et les cartes postales coincées dans l’encadrement d’un miroir qui vantait les qualités du Ricard. L’endroit était éclairé par des tubes néon qui le rendaient un peu sinistre mais on n’y fumait pas, on respectait la législation. La journaliste ne poussa pas l’outrecuidance jusqu’à réclamer un Perrier rondelle. On lui proposa un jus d’orange ou un Coca-Cola. Elle opta pour le soda et trinqua avec ses compagnons qui eux débouchèrent une bouteille de saumur rouge. Et puis, elle ne pouvait pas se payer le luxe de faire la « fière » parce que leur victoire signifiait que monsieur André et elle allaient devoir jouer à nouveau dans un avenir proche. Aujourd’hui, il s’agissait d’un huitième de finale. La prochaine fois serait donc un quart de finale.

Très vite la conversation vira aux anecdotes. Chacun avait la sienne. Comme elle pouvait s’y attendre, Julie eut droit aux photographies que l’on décrocha des murs. Sur un vieux cliché jauni, on pouvait voir trois rangées de messieurs endimanchés alignés comme pour une photo de classe. C’était une photo de la société des « Amis réunis » prise en 1910. Tous ces hommes, l’air volontaire, portaient soit des chapeaux, soit des casquettes ; presque tous étaient moustachus. Ceux de la première rangée tenaient une boule de fort et avaient pris la pose du tireur.

— Celui-là, c’est mon grand-père, lui indiqua monsieur André en désignant l’un des types sur le cliché.

— Ah très bien ! lança la jeune femme. Je vois que vous jouez à la boule de fort depuis plusieurs générations.

On lui présenta d’autres photographies et même des coupes plus ou moins grandes et rutilantes mais toutes aussi kitsch. Tous ces hommes semblaient très fiers d’appartenir à cette communauté. Ces trophées représentaient pour eux une chose importante et la jeune femme faisait de son mieux pour sembler s’y intéresser.

On lui montra ensuite une photo beaucoup plus récente. Le soin et la richesse avec lesquels elle avait été encadrée laissaient entendre que le document n’était pas sans importance. Cette photo représentait deux hommes, le sourire aux lèvres, brandissant à bout de bras une coupe au milieu d’une foule de supporters visiblement euphoriques : ils venaient sans aucun doute de remporter une victoire prestigieuse.

— C’était l’an dernier, lui commenta-t-on. La finale du challenge de la Fédération des Sociétés et Joueurs de Boule de Fort de l’Ouest à La Flèche, dans la Sarthe. On l’a gagnée !

— C’est vous là ! fit Julie en apercevant monsieur André sur la photo parmi les supporters.

— Oui, j’y étais, confirma l’intéressé, ce fut un grand moment, croyez-moi.

— Et eux, c’est qui ?

— Ce sont nos deux grands champions, Justin à gauche et Didier à droite. Ils ont remporté la finale du challenge de la Fédération de l’Ouest. Il y avait plus de sept cents équipes. Vous vous rendez compte ?

— Dites, il n’est pas mal celui-ci, commenta Julie en désignant l’un des deux vainqueurs.

Sa remarque fit bien sûr glousser tout le monde.

— Ah ! Justin ! C’est le tombeur de ces dames, opina monsieur André. Il faudra vous méfier de lui car la prochaine fois que nous jouerons ce sera contre lui.

— Nous allons jouer contre ces champions ?

— Non, nous ne jouerons que contre Justin, Didier est parti…

Soudain la bonne humeur régnante sembla s’écrouler comme un soufflé à la sortie du four. Un silence gêné succéda aux paroles de monsieur André. Ce fut Bruno qui rattrapa la situation.

— Justin fera équipe avec un certain Freddy de votre journal, je crois.

— Bien sûr, suis-je bête, dit Julie, je le connais, c’est notre maquettiste.

— Il faudra que l’on s’accroche, reprit monsieur André, car contre Justin la partie n’est pas gagnée d’avance, croyez-moi.

— Et alors ils ont gagné une coupe ? demanda la jeune femme en revenant à la photo.

— Oui, la plus prestigieuse de toutes pour la boule de fort : la coupe de la Fédération !

— Félicitations, dit Julie, c’est vrai, je m’en souviens. On a bien commenté l’événement dans le Courrier ligérien.

— À eux deux, continua Bruno, Justin et Didier, ils formaient la meilleure paire de joueurs que j’aie jamais vue. Didier était un excellent couvreur…

— Un couvreur ?

— C’est le joueur qui commence la partie, qui place sa première boule.

— C’est ce que je faisais, dit Julie.

— Exactement. Le couvreur doit jouer tout en finesse, sans heurt, avec délicatesse.

La jeune femme intervint :

— Enfin avec moi on ne peut pas précisément parler de finesse, ni de délicatesse.

— Ne vous dévalorisez pas, rétorqua monsieur André, nous avons gagné après tout. C’est ce qui compte. Quant à Justin, il n’a pas son pareil pour le tir. Il est capable de dégommer une boule dans les pires situations. Car souvent, comme vous l’avez vu, le tireur intervient à la fin du jeu, au moment où il y a déjà plusieurs boules sur le tapis. Il est capable de contourner deux ou trois boules et de balancer celle qui gêne.

— Bon, j’ai compris, plaisanta Julie, d’ici la prochaine rencontre, il va falloir que je m’entraîne sérieusement.

Le lendemain, Julie Lantilly se réveilla comme d’habitude à six heures et demie. Elle prit une douche, s’enroula dans une serviette qui fleurait bon la lessive et se sécha les cheveux énergiquement avant de se maquiller légèrement. Après avoir jeté un œil à l’extérieur, elle s’habilla en tenue printanière : jean fuselé, chemise d’homme et blazer. « En avril ne te découvre pas d’un fil. » Quand sa psyché lui renvoya une image satisfaisante d’elle-même, elle saisit son sac et ses clés et quitta son appartement.

La journée s’annonçait clémente, sans pluie. Elle s’installa à une table du Bar d’Orléans, dans la rue du même nom, et commanda à Érick un café. Elle emprunta le Courrier ligérien pour vérifier si ses articles n’avaient pas été caviardés par sa hiérarchie. Elle avait pris l’habitude de lire son propre journal en dehors des bureaux, cela lui donnait l’impression de prendre de la distance vis-à-vis de son travail. La une du jour était l’histoire d’une dame qui avait perdu son chat… Elle habitait près de la gare et le greffier avait fait une fugue en train. Julie lut attentivement quelques articles, notant au passage quelques fautes d’orthographe, puis elle sauta les pages des annonces légales et des courses hippiques avant de parcourir en diagonale les articles qui traitaient de l’international. On se tuait toujours allègrement aux quatre coins de la planète.

Quand elle eut terminé sa lecture et son café, elle régla sa consommation et prit le chemin du bureau. Il faisait un temps voilé. Les boutiques n’avaient pas encore ouvert leurs portes. Elle monta quatre à quatre l’escalier qui menait à l’étage où se trouvaient les bureaux du Courrier ligérien. Dans le couloir, elle salua ses collègues qui étaient là avant elle. Arrivée dans son bureau, elle jeta son sac sur sa table de travail qui disparaissait sous les papiers et mit en route son ordinateur. Elle n’était pas assise depuis cinq minutes qu’on annonçait déjà la conférence de rédaction. Aussitôt, elle se leva et se rendit à la salle de réunion car le chef de rédaction n’aimait pas attendre ; il fallait reconnaître que le matin il n’y avait pas de temps à perdre. Les journées étaient si courtes.

La conférence de rédaction était la réunion quotidienne de toute l’équipe. C’était le moment où le chef de rédaction organisait le contenu du journal qui devait paraître le lendemain. C’est lui qui distribuait les tâches. Il annonçait la liste des articles à produire, leur position dans les pages, les photographies à placer, et leur longueur imposée. Cette conférence était toujours rondement menée car il n’y avait jamais de contestation. Ce n’était pas le moment de discuter ou d’exposer des divergences de vues. Chacun prenait sa part et s’attelait à la tâche.

— Toi, Julie, annonça le chef, tu me fais un grand article sur le travail au noir en Anjou. L’URSSAF vient de publier son rapport. S’il n’y a pas un grand événement d’ici là, ce sera la une de demain. Tu occupes toute la page 2 et n’hésite pas à contacter Angers si tu manques de renseignements.

Quelques minutes plus tard, Julie avait rejoint son bureau. Elle s’installa derrière son ordinateur et en un quart d’heure elle avait toutes les informations dont elle avait besoin pour écrire son article. Merveilleux progrès ! Avec Internet, on lui livrait tout sur un plateau sans qu’elle ait à bouger de sa chaise. Quand elle avait décidé de devenir journaliste, elle ne concevait pas le métier ainsi. Aujourd’hui, son travail se résumait à faire de la mise en page. Il n’était plus besoin d’aller chercher l’information, elle venait à vous. Julie avait embrassé ce métier persuadée qu’on y passait la majeure partie de son temps en quête d’informations sur le terrain. Au début de sa carrière, il en avait été ainsi mais depuis le développement fulgurant de l’informatique, Internet en particulier, tout avait changé. Et puis, la jeune femme soupçonnait sa hiérarchie de tout faire pour qu’elle se tienne tranquille. On lui donnait des sujets « en béton », prétextant qu’elle savait très bien écrire, mais elle n’était pas dupe : derrière la « brosse à reluire », il y avait une sourde manœuvre. Ses derniers exploits avaient sans doute quelque peu irrité les autorités locales qui avaient dû jouer de leur influence en haut lieu et conseiller aux patrons du journal de la neutraliser un peu.

La journaliste était absorbée par la rédaction de son article quand le chef de rédaction apparut à la porte de son bureau.

— Julie, tu t’en tires ? Tu en es où ?

— J’ai presque terminé mon texte, pourquoi ?

— Il faut faire un papier sur monsieur Jacques.

— Monsieur Jacques du Trianon ?

— Oui, on vient d’apprendre qu’il a cassé sa pipe samedi soir. Il avait quatre-vingt-treize ans.

— Ah flûte !

— T’écris un bel article sur lui, tu trouves des photos. Je compte sur toi !

Le chef de rédaction avait déjà disparu. Ça aussi c’était le monde moderne. Plus personne n’avait le temps de s’arrêter pour discuter, pour échanger des idées. Il fallait toujours aller plus vite. S’il y avait quelqu’un de réfractaire à cette frénésie, c’était bien monsieur Jacques. Quel dommage qu’il soit décédé mais il est vrai qu’il était très vieux. Il avait tenu son restaurant du quai Carnot jusqu’au bout, seul maître à bord derrière ses fourneaux. Julie le connaissait bien. Elle avait même vécu des aventures houleuses1 dans son établissement. Par la suite, elle était souvent venue au Trianon, faisant découvrir le lieu à ses amis car ce restaurant était unique. On y croisait tout Saumur.

L’établissement déjà valait le détour : une grande maison en bordure de Loire avec le charme désuet des Années folles. Il avait été un hôtel. Une fenêtre donnant entre le bar et le couloir témoignait d’une époque où l’on pouvait louer une chambre pour quelques heures. La proximité de l’école de cavalerie ne devait pas être pour rien dans cet aménagement. Mais cela appartenait au passé lointain, Julie ne l’avait pas connu. Il y avait une salle au fond qu’elle n’avait jamais vue ouverte.

Elle revoyait ce petit monsieur affable, le regard pétillant et plein de malice. Il portait toujours une cravate et un tablier. Il lui avait un peu raconté sa vie un soir. Originaire du Mans, il avait vendu des bonbons, travaillé en usine et avait été chauffeur de taxi à Paris. Il avait repris le restaurant de ses parents au début des années trente et n’avait plus quitté ses fourneaux. Un soir, il avait fait exception pour assister à un concert du groupe de ska la Ruda Salska, qui avait composé une chanson en hommage au Trianon.

Julie se dit qu’elle avait là une occasion de bouger. L’article sur le travail au noir lui avait suffisamment pris la tête, elle avait besoin d’une pause. Elle prit la décision d’aller prendre des photos du Trianon. Il fallait immortaliser l’endroit car Dieu seul savait ce qu’il allait devenir. Situé là où il était, il y avait plus d’un promoteur immobilier qui devait attendre que monsieur Jacques rende son tablier. Elle prit son appareil photo et, après avoir prévenu Murielle – qui lui faisait un peu la tête –, elle quitta le journal. Le temps s’était un peu détérioré, des nuages se faisaient envahissants. Un temps à ne pas regretter d’être enfermé dans un bureau.

En quelques minutes, elle atteignit les quais. La Loire coulait paresseusement et ne semblait pas pressée de doubler le pont Cessart. Des sternes poussaient de petits cris en survolant les eaux boueuses. La jeune femme passa d’un pas rapide devant le cinéma le Palace et s’arrêta devant le Trianon aux portes désormais closes. Elle avait à peine commencé à prendre quelques clichés quand elle sentit un regard posé sur elle : une vieille dame dont le visage ne lui était pas inconnu l’observait.

— Bonjour madame, dit-elle, votre visage me dit que nous nous connaissons.

— Oui, je vous ai servie plusieurs fois au restaurant.

La dame avait montré le Trianon d’un geste du menton. Des larmes lui coulaient sur les joues, néanmoins elle poursuivit :

— J’ai aidé le bonhomme plusieurs années mais j’ai eu des problèmes de santé. Alors j’ai arrêté.

Les deux femmes restèrent silencieuses pendant un instant. Les voitures se croisaient bruyamment devant elles. Le monde continuait de tourner.

— J’aimais bien venir, fit Julie, histoire de réamorcer la conversation. C’était toujours le même menu mais on s’en fichait.

— Oui, acquiesça la dame en s’efforçant de sourire. Harengs pommes à l’huile, œufs rouges, tomates et museau en entrée, steak et frites maison en plat de résistance, camembert et petit pot de glace avec sa cuillère en plastique ; tout cela pour dix euros.

— Je me suis toujours interrogée sur la recette des fameux œufs rouges.

La dame eut un sourire malicieux.

— Vin blanc et harissa, dit-elle tout bas comme s’il s’agissait d’un grand secret.

— Génial !

— Le bonhomme ne faisait pas des choses compliquées mais les pommes de terre pour les frites étaient toujours épluchées à la main.

— Vous savez ce que va devenir la maison ?

— Non. J’espère qu’ils ne vont pas la démolir.

— Le Palace va déménager, paraît-il.

— Le Palace et le Trianon fermés, c’est toute une page de l’histoire de Saumur qui se tourne.

La dame regardait les façades comme si elle voulait une dernière fois les imprimer dans sa mémoire.

— Moi, je suis Julie Lantilly et je travaille pour le Courrier ligérien. Vous n’auriez pas une anecdote à me donner pour mon journal ?

La vieille dame réfléchit quelques secondes avant de dire :

— Des anecdotes, il y en aurait des dizaines à raconter. Je ne sais pas si ça va vous intéresser. Je crois que c’est en 1995 ou en 1996 quand les types de la Ruda, vous savez, le groupe de musiciens, ont débarqué au Trianon, le bonhomme s’est bien demandé ce qu’ils venaient faire chez lui. Il n’aimait pas l’esbroufe. Aussi quand ils lui ont demandé son nom, il a répondu « Léon ». C’est la raison pour laquelle ils l’appellent Léon dans leur chanson. Vous la connaissez ?

— Oui, un peu : « À la cantine on dîne, à la cantine du Trianon, c’est la comptine des minots qui n’ont pas un rond… »

— Moi, je ne l’aime pas, je trouve qu’ils chantent trop vite, on ne comprend rien à ce qu’ils disent.

— C’est leur style de musique qui veut ça, je pense.

La vieille dame lui sourit, avant d’ajouter :

— Je suis contente de vous avoir revue mais il faut que je file faire mes commissions.

— Je comprends. Au revoir, madame…?

— Nadine, je m’appelle Nadine. Bonne journée.

Julie Lantilly regarda avec un pincement au cœur la vieille dame s’éloigner lentement sur les pavés du quai. Un type dans un fourgon klaxonna pour attirer son attention et lui fit un doigt d’honneur. Le monde continuait de tourner. Son portable se mit à sonner, il fallait qu’elle rentre vite au bureau.

1. Voir Bons baisers de Saumur.

CHAPITRE 2

Le « référentiel roulant aléatoire » se mit à filer sur la piste, sa bande métallique renvoyant la lumière blanche des tubes néon : merveille de technologie, assemblage savant d’acier et de bois évoluant sur une matière de synthèse, symbole du passé s’intégrant dans la modernité. Si l’on sait que le premier artisan à avoir ferré une boule fut un forgeron de Mazé, près d’Angers, monsieur Pineau, en 1865, on ignore par contre l’origine de la boule de fort. Des histoires plus fantaisistes les unes que les autres circulent mais aucune n’a de fondement historique. La plus fréquente relate que ce seraient les mariniers qui autrefois auraient joué à ce jeu au fond de leurs gabares, ce qui expliquerait la forme incurvée de la piste. Mais les gabares de Loire, même les plus grosses, ne mesuraient pas trente mètres de long et n’avaient pas de plancher à fond de cale. En outre, elles possédaient inévitablement un mât qui se serait trouvé au centre de la piste. Une autre hypothèse suggère que la boule de fort aurait pour ancêtre les billes des mécanismes à roulement des moulins : une fois usées, elles auraient fait office de boules de fort, ce qui expliquerait l’asymétrie desdites boules. On a pensé également aux boulets de canon. Les artilleurs auraient eu l’idée de la boule de fort en jouant avec des boulets ! On sent bien là qu’on est tout proche du pays de Rabelais et que Gargantua n’est jamais très loin.

Une vingtaine de paires d’yeux suivait la boule blanche. Tous les spectateurs semblaient captivés par cette bille qui filait comme s’ils assistaient à ce spectacle pour la première fois. Pour certains, il est vrai que c’était la première fois qu’ils voyaient une boule envoyée par Julie Lantilly. Celle-ci la regardait s’éloigner, implorant le ciel qu’elle aille le plus près possible du petit. Personne n’avait encore fait de remarques désobligeantes, ce qui était bon signe. D’où elle se tenait, la jeune femme n’était pas la mieux placée pour juger de la trajectoire de sa boule. À ce jeu, quand la boule est partie, il n’y a plus qu’à attendre. Deux spectateurs sur la passerelle suivaient la boule en marchant. L’un d’eux commenta :

— Elle y va, ça a l’air pas mal du tout.

Julie restait sur la piste, attendant le verdict comme une patineuse artistique attend la notation des juges. Sa boule s’immobilisa enfin.

— Elle est à ça du petit, lancèrent les spectateurs à l’autre bout de la piste, matérialisant la distance avec leurs doigts.

La boule de Julie était donc très bonne, elle s’était arrêtée à quatre ou cinq centimètres du petit. La journaliste était fière de son exploit mais elle se retint de le montrer. Déjà Freddy, son collègue, arrivait sur la piste avec son embonpoint et ses charentaises aux pieds.

— Eh, tu t’es entraînée, ma parole, dit le garçon. Je fais quoi, moi, maintenant ?

— Tu sais, répondit Julie, en quart de finale, il faut que tu t’attendes à de grosses pointures. À ce stade de la compétition, on n’est plus chez les amateurs.

Le maquettiste découvrait sûrement la boule de fort comme Julie. Il écouta les conseils de son binôme, Justin, et essaya de faire pour le mieux mais ses exploits furent on ne peut plus conformes au plan classique : sa première boule s’arrêta trop tôt et sa seconde finit à la planche. Ce fut au dénommé Justin de jouer. La photographie n’avait pas menti, il était beau garçon. Il possédait le charme désinvolte des crooners d’autrefois. Le contraste entre lui, grand et élancé, et Freddy, petit et rond, était saisissant. Quelqu’un en avait-il voulu ainsi ?

— Vas-y Justin ! cria un jeune spectateur. Balance-la.

Julie fusilla du regard celui qui venait de suggérer cela car elle savait que ce « la » désignait sa boule à elle. Mais contrairement à ce à quoi elle s’attendait, ledit Justin ne tira pas mais il fit rouler sa boule, c’est-à-dire que plutôt que de dégager la boule de la jeune femme, il essaya de se placer mieux qu’elle et il y réussit !

La journaliste n’en revenait pas : ce type était parvenu à placer sa boule mieux que la sienne et là, ce n’était pas un coup de chance contrairement à elle. Elle était découragée, une si belle boule ! Elle s’apprêtait à entrer sur la piste pour jouer sa seconde boule quand monsieur André la retint. Une boule d’une main et son chiffon de l’autre, il passa devant elle en murmurant :

— Ne vous inquiétez pas, je vais la foutre en l’air la boule de Justin.