Cruel - Nicolas Verdan - E-Book

Cruel E-Book

Nicolas Verdan

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  • Herausgeber: BSN Press
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2023
Beschreibung

Dans une petite maison bordant la ligne TGV entre Lausanne et Vallorbe, une femme a été assassinée. Près de Châtel-Saint-Denis, un garçon disparaît durant sa leçon d’équitation. Sa maman n’est autre que la favorite dans la course au Conseil fédéral et la directrice d’un hôpital au bord de la faillite. À Aigle, un deuxième féminicide met la police en alerte. À Genève, un collectionneur d’art aztèque est retrouvé chez lui le crâne fracassé par une arme très ancienne. Pas de quoi se marrer, se dit la journaliste Yên qui mène l’enquête tambour battant. C’est vrai, reconnaît l’inspecteur Flynn Gardiol, pas en reste. Et qui pourtant éclate de rire. Monde cruel. Encore faut-il s’entendre sur le mot.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Nicolas Verdan est né à Vevey en 1971. Sa vie se partage entre la Suisse et la Grèce, sa seconde patrie. Il est le lauréat de nombreux prix littéraires, dont le Prix du polar romand 2018 pour La Coach (BSN Press, 2018). 

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CRUEL

CRUEL

NICOLAS VERDAN

Collection «Tenebris » dirigée par Giuseppe Merrone

Du même auteur :

Le Mur grec, Atalante, 2022 (En poche : J’ai lu, 2023)

La Coach, BSN Press, 2018 (Prix du polar romand 2018)

Le Patient du docteur Hirschfeld, Campiche, 2011 (En poche : camPoche, 2012) (Prix du Public de la RTS 2012, prix Schiller 2012, prix du Roman des Romands 2013)

Saga. Le Corbusier, Campiche, 2009

Chromosome 68, Campiche, 2008

Le Rendez-vous de Thessalonique, Campiche, 2005 (Prix Bibliomedia Suisse 2006)

Mardi 29 mai 1990

1

– Je ne crois pas ce que vous disez.

– Puisque je te dis qu’elle t’a abandonné.

– Ce n’est pas vrai !

– Elle t’a déjà sorti de sa tête.

– Non ! Non !

– Tu peux crier tout ce que tu veux, ici tout le monde s’en fout.

Une moto pétarade dans la rue. Quelque part dans l’immeuble, des voix se font entendre. Des gens qui parlent. Ou peut-être la télé dans l’appartement d’à côté.

– Tu veux un conseil, petit ? Oublie-la.

Il fait sombre dans la chambre aux stores tirés. 

– T’as compris ? Tu peux l’oublier, ta maman.

Mercredi 30 mai 1990

2

Le petit ne pleure plus. C’est déjà ça. Par contre, il ne veut plus rien manger. Bientôt deux jours qu’il ne touche pas à son assiette. Ça, c’est un problème. Parce que Paul a promis de rendre le môme en bonne santé si son père donnait l’argent. Manquerait plus qu’il parte dans les vapes. Tout à l’heure, quand il sera de retour dans l’appartement, il faudra qu’il demande à l’autre de l’aider à tenir le nabot. Il lui enfournera des spaghettis plein la bouche.  

Un vrai gosse de riche. Ne sait même pas ce que c’est qu’avoir faim. Il lui apprendra à finir son assiette.

Le trafic est dense sur le contournement de Lausanne. La pluie menace. De gros nuages noirs se pressent sur les crêtes du Jura. Pas chaud pour la saison. Bientôt midi. On verra ce que dit la météo après les nouvelles. Pour sûr qu’ils vont encore parler du gamin. Neuf jours déjà.

Un sale petit vent manque de déporter la bagnole sur la gauche. Pas le moment d’avoir un accident, il a trop besoin de l’utilitaire. Couleur blanche, avec une tête de cochon qui se marre collée sur le capot et le logo du boucher à moitié effacé sur les portières. Il a déniché la camionnette à l’auto-démolition près de l’autoroute Lausanne-Genève. Quand il s’est présenté au portail, on aurait dit qu’il n’y avait personne. Sans autre, il s’est baladé un peu parmi les voitures, celles qui n’étaient pas encore empilées en mille-feuille sur les colonnes de ferraille. La plupart étaient en bon état. Un vrai gaspillage, quand on y pense.

Lorsqu’il a vu le Renault Express, il a su que c’était ça : un utilitaire sans fenêtres à l’arrière. Il s’est assis au volant. Un type s’est approché. Il a commencé par gueuler en lui demandant ce qu’il foutait là. Un billet de cent glissé dans la poche de salopette du mec a fait merveille. Il est allé chercher un jeu de clés dans la cabine, à l’entrée. Le moteur a démarré sans histoires. Le type était déjà retourné à sa grue quand il a posé les fausses plaques aimantées.

Le trafic diminue après la sortie de l’autoroute. Bientôt arrivé. Pas facile de trouver une place de parc dans l’avenue. Lausanne devient une grande ville, avec toujours plus d’habitants. Beaucoup d’étrangers, comme dans ce quartier que Paul a choisi exprès. Avant de monter à l’appart, il passe à la Migros. Il achète un paquet de pâtes et des petits-suisses. Des trucs qui descendent tout seuls. Le gamin n’a pas intérêt à vomir.

Dans le hall d’entrée, il tombe sur la fille des voisins. Des Sri-Lankais, quelque chose comme ça. Ils ont dû entendre le gosse pleurer, au début. Quelqu’un a tapé sur le mur. Une ou deux fois. Il a suffi que Paul se présente à leur porte. Il a trouvé les mots pour les neutraliser. Tout est rentré dans l’ordre. 

À sa vue, la gamine s’est enfilée, sans l’attendre, dans l’ascenseur. Il a eu juste le temps de bloquer la porte avec son pied. Il presse maintenant sur le bouton de l’étage. Collée au miroir, la petite le regarde avec terreur. Il lui sourit et lui fait Chut avec le doigt sur la bouche. Elle sait trop bien ce que cela signifie. Ses parents ont dû lui dire qu’il fallait faire comme si le monsieur d’à côté n’existait pas. Eux aussi aiment la discrétion. Le compatriote qu’ils hébergent, encore plus. Son nom ne figure pas sur la boîte aux lettres. Ce serait étonnant qu’il figure dans le registre du contrôle des habitants.  

Une fois au deuxième, Paul attend que la fille soit rentrée chez elle avant de frapper les petits coups convenus sur la porte de l’appartement. Celle avec un petit drapeau suisse collé sur la porte, au fond du couloir, à gauche. 

– T’as fait long, Paul, qu’est-ce t’as foutu ? Je commençais à flipper.  

Un type maigre au long cou, sans âge, s’efface pour le laisser entrer dans le meublé aux stores baissés, puant le tabac froid.

– Je suis passé acheter des trucs à bouffer pour le gosse. 

– Tu sais bien qu’il ne veut plus toucher à rien 

– On verra bien. 

– Pourquoi tu fais une fixette sur la nourriture ? Normalement, dans deux jours le père verse la rançon. 

– La nourriture, c’est sacré. Et je veux qu’il ait bonne mine.

– Mais on s’en tape, bordel ! L’essentiel c’est qu’il respire. Pour le reste… 

– Écoute-moi bien. Le gamin va se nourrir, et tu vas m’aider à le faire avaler ces spaghettis sauce tomate. 

Dans la cuisine, un peu de jour filtre à travers les lamelles. Paul allume le plafonnier. Dans la froideur du néon, il remplit une marmite d’eau pour les pâtes.  

L’autre le rejoint et il sort deux bières du frigo. Il allume une cigarette. 

– Je fais assez de spag, il y en aura pour nous aussi. 

– Tu penses qu’à ça, on dirait. Bouffer, toujours bouffer. 

– Quoi qu’il se passe dans ta vie, tu ne dois jamais oublier de manger. Si tu ne peux plus rien avaler ou que tu ne trouves rien à te mettre sous la dent, c’est que tu es vraiment cuit. 

– Oui, mais le petit, ça se comprend qu’il a pas faim,

Paul jette les pâtes dans l’eau bouillante.

– Qu’est-ce tu comprends aux gosses, toi ? T’en as ?

– Non, mais j’ai remarqué qu’il ne veut plus rien manger depuis que tu lui as dit que sa mère l’avait abandonné.

– Tu déconnes ? C’était pour le faire taire. Il chialait sans arrêt en appelant sa maman.  

– Ouais, c’est ce que je dis. Depuis, il bouffe plus rien.

– Il bouffe plus et il pleure plus. Pas vrai ?

– T’énerve pas !

– Il pleure ou il pleure plus, le môme ? C’est pas toi qui pétais un câble en l’entendant chialer ? Alors, dis-moi merci, plutôt.

– Ça, c’est sûr qu’il pleure plus. Je disais juste que ce que tu lui as dit pour sa maman était un peu…

– Un peu quoi, ducon ? Dis, dis ce qui passe par ta petite tête. 

– Enfin, je veux dire que c’était pas très…

– Quoi ? Pas très quoi ?

– Pas très gentil.

– Parce que tu trouves que c’est gentil de kidnapper un gosse et de l’enfermer une semaine dans une chambre ? 

– Je sais pas, Paul, après tout, je m’en fous. Pour moi, ce qui compte, c’est que son père verse le fric. 

– Tiens ! À ce propos, j’ai de bonnes nouvelles. Mais, d’abord, on va manger. Et le gosse aussi. 

D’un coup de dents, Paul déchire le berlingot de sauce tomate et verse le contenu dans une petite casserole. 

Samedi 22 novembre 1997

3

– Maman n’aurait jamais fait ça. 

– Nous savons combien c’est difficile pour toi de l’accepter. 

– Vous mentez ! Elle en est incapable. 

– C’est la vérité. Maintenant tu sais. 

– Vous n’avez pas le droit ! Pourquoi vous m’avez dit ça ? 

– Parce que tu nous l’as demandé. 

Mercredi 14 novembre De nos jours

4

Il scrute le ciel. Il ne pleut plus.

Enfin dehors. Libre.

L’un des agents de détention, celui qui a lui a remis ses affaires personnelles et une enveloppe, lui a dit qu’il faisait doux pour la saison. Il a répondu « Ah bon ? » avant de sourire en prenant un air content, vaguement étonné, comme si c’était une bonne surprise. En fait, il s’était bien rendu compte qu’il faisait trop chaud pour un mois de novembre. Lors de sa dernière promenade, il ne portait qu’une veste de survêtement sur son T-shirt.

« À la télé, ils disent que c’est à cause du changement climatique », a ajouté l’agent en lui remettant une enveloppe avec des documents en lien avec son contrat de bail. En le faisant signer un document concernant son assurance maladie, il a continué avec la météo : « Non, mais c’est vrai, c’est incroyable, ces températures. Il pleut, mais il fait doux. Hier, il faisait seize degrés. Mais bon, ça va changer demain soir. L’hiver sera bien là. »

Il a hoché la tête en prenant un air intéressé. Il a toujours appris à donner le change, même pour les petits détails de la vie courante. La prison n’y a rien changé. Tant d’années au trou n’ont pas eu raison de son principal trait de caractère : la dissimulation. Chez lui, c’est inné. L’avantage, c’est qu’il le sait. Comme ça, il peut protéger ce qu’il considère comme un outil précieux. Ne jamais montrer son vrai visage. Toujours faire croire le contraire de ce qu’on pense. Un réflexe chez lui.  

La météo, il s’en branle. Pour lui, cela se limite à deux variantes : beau temps ou sale temps. Et, ce matin, on dirait que c’est la première option. Le taxi pointe son nez et se range à sa hauteur, devant le portail du pénitencier de Bochuz.

Le soleil perce les nuages. Onze ans qu’il n’a pas posé son cul sur une banquette de voiture. Ah si ! Quand il avait fait appel pour sa condamnation. Quelques allers-retours au tribunal. Au moins, cela avait servi à quelque chose. Sans ça, il ne serait pas là, dehors, à regarder fumer les champs détrempés de la plaine de l’Orbe. S’il n’avait pas gagné, il en aurait encore au moins pour cinq ans.  

Cruel, lui ?

Cela avait été une belle victoire. Il avait su les convaincre. 

– On va où ? demande le chauffeur. 

– À la gare d’Yverdon.  

Il n’a pas regardé l’horaire. Ce n’est plus comme avant. De nos jours, il y a tout plein de trains pour Lausanne. La gérance l’attend vers 16 heures pour lui remettre les clés : une adresse au centre-ville, bon marché. Ils appellent ça le Studio Moderne. En attendant, il a toute la journée devant lui. Ça tombe bien. Cet après-midi, il compte bien en profiter pour rendre une petite visite à quelqu’un.  

Mais avant toute chose : bouffer.

5

La cuisine, ça n’a jamais été son truc. Mais comme elle n’avait pas le choix, elle s’y est mise. À force, avec les enfants à nourrir, l’un d’un premier lit et deux du deuxième, elle a fini par ne pas trop mal se débrouiller. Tant qu’à faire, elle y a parfois pris du plaisir. Pas tant que ça quand elle était aux fourneaux. Non, ce qu’elle aimait bien, c’était de voir les garçons manger avec appétit. Ce qu’ils pouvaient bâfrer. Son homme, lui, il ne mangeait guère. Il préférait boire. Il avait l’alcool triste. Parfois, il devenait méchant et il sortait sa ceinture. Mais, très vite, les garçons ont su se défendre. Quand l’aîné est devenu ado, il n’en menait pas large. À la fin, c’est même lui qui se faisait battre. Une humiliation d’autant plus grande que celui-là n’était pas de lui.

En y repensant aujourd’hui, elle a l’impression d’avoir passé toute sa vie dans la petite cuisine de sa bicoque coincée entre un talus et le chemin de fer, au lieu-dit Le Moulinet, sur la commune de Gollion, peu avant la gare de Cossonay-Pentahalaz. Par la fenêtre, elle a toujours vu passer le Lausanne-Paris. Avec les premiers TGV, en 83 ou 84, elle ne sait plus, elle avait espéré que son mari l’emmènerait en France pour un week-end. Elle a vite déchanté. Il travaillait aux câbleries et il préférait passer ses vacances à jouer aux cartes au buffet de la gare.

Aujourd’hui, elle est bien contente de vivre seule. Le vieux est mort un mois après son départ en retraite. Le foie.

Les deux garçons sont partis depuis longtemps. Ce qu’ils lui en ont fait voir : la drogue, les flics qui sonnent à la porte, tout. La drogue, c’était surtout le petit. Le grand, il n’y touchait pas. Elle ne sait pas trop ce qu’il a fait de sa vie, mais une chose est certaine : c’était du hors la loi.

Non, la solitude, ça a du bon. Le matin, elle fait quelques courses et elle prend un café à la Migros. Elle aime bien l’ambiance impersonnelle du supermarché. Parfois sa fille passe la voir. Seule ou avec ses enfants. Ils sont grands maintenant : 17 et 20 ans. Elle se sent obligée de leur faire à manger. Comme à l’époque, quand ses petits-enfants ne finissaient jamais leur assiette. L’éducation, qu’est-ce que vous voulez. Elle, au moins, leur avait toujours appris à ne pas laisser le moindre grain de riz. 

Depuis qu’elle est veuve, ses journées se ressemblent toutes. Sur le coup de midi, elle allume le four et y glisse un ramequin au fromage. Elle verse dans un bol la moitié d’un sachet de salade mêlée, déjà lavée. Une vinaigrette à la française fera l’affaire. Certains jours, pour varier, elle sort du frigo la sauce italienne à l’huile d’olive.

À la demie, elle allume la radio pour écouter les nouvelles. Toujours cette friture sur les ondes. À Interdiscount, le magasin électroménager d’Yverdon, on lui a conseillé de passer au numérique. Elle n’a rien compris. Un peu fâchée, mais surtout triste, elle est repartie avec son transistor. 

À 12h45, elle commence à faire la vaisselle et s’apprête à faire sa reposée, comme elle dit pour la sieste. Or voici qu’un événement vient perturber l’ordonnance immuable de son quotidien réglé comme une horloge des CFF. On sonne à la porte.

Qui cela peut-il être ? Elle n’attend personne, et, d’ailleurs, à part sa fille et la pasteure de la paroisse de Cossonay-Grancy, il n’y a jamais de visite. En général, ces deux-là appellent avant de passer. Ce n’est pas non plus l’heure du facteur. Et, de toute façon, elle ne reçoit pas de colis à signer. Bon, les factures sont payées. Alors qui ? 

La police ? Il fut un temps où les gendarmes sonnaient à n’importe quelle heure pour demander après l’un ou l’autre des garçons. 

À pas lents, elle se dirige vers l’entrée. Comme une ombre derrière la vitre de la porte. Quelqu’un attend. Elle ne pourra pas se dérober à cette visite.  

Ce qui va suivre a les apparences d’une fin de vie aussi sinistre que le début : un premier fils né hors mariage, impossible à vivre, un mariage raté avec un alcoolique, un deuxième fils drogué, et une fille trois fois mère de trois hommes différents, tous plus ou moins sans papiers.  

Quand le malheur se fixe quelque part, il s’incruste.  

On comprend ainsi mieux pourquoi, en ouvrant la porte, Gisèle Armand, née Sutter, n’a aucune raison de s’attendre à une bonne surprise. Pourtant, juste avant de mourir, elle écarquille les yeux d’étonnement, avec comme un sourire sur son visage soudain tout tordu. Rien n’est moins sûr pour le sourire. Car les premiers coups portés sur le visage font éclater les lèvres et brisent la dentition. Il n’y a pas un cri. Seulement des craquements d’os. Beaucoup de sang. Avec un silence encore plus lourd que d’ordinaire, juste après le passage du TGV.

Jeudi 15 novembre De nos jours

6

Yên ouvre les yeux. La chambre baigne dans une lumière rose. Elle ne comprend pas tout de suite ce qui se passe. Quelque chose de malhabile pénètre en elle en douceur. La tête de Denis va et vient sous la couette, elle laisse faire. Des deux mains, elle s’agrippe à la bosse de son crâne. Elle a l’impression de tenir un ballon, elle resserre son étreinte, elle le presse contre son ventre, elle se cabre brusquement avec un petit cri.

– Tu as…

Yên se dégage brusquement. Elle déteste quand un homme demande si elle a joui. Elle se dresse dans le lit pour mieux voir le jour se lever. Une auréole coiffe le sommet violacé du Catogne.  

– On dirait un volcan.

– Quoi ? dit une voix étouffée par le duvet.

Le Catogne, une pyramide qui s’élève à pic dans le ciel matinal de la plaine du Rhône. La maison de Denis, posée en bordure du vignoble, donne sur le Léman. En face, c’est la France. À l’est, le Valais.

À travers la baie vitrée de la chambre à coucher, la vue est exceptionnelle. Mais Yên n’a qu’une envie. Foncer retrouver son appartement à Clarens.

– Pas trop dur le réveil, chérie ?

Yên ne dit rien, elle bondit du lit se dirige vers la douche. Sans attendre l’eau chaude, elle se frotte le corps avec rage pour faire partir les odeurs de sexe.

– Qu’est-ce que tu veux pour ton petit-déj ? lance Denis en passant la tête par la porte de la salle de bains. 

– Pas le temps. Je dois partir.

– Tu plaisantes ? Je croyais que tu bossais en télétravail.

– Et alors ? dit-elle en attrapant une serviette. Je dois préparer ma grande interview de cet après-midi.

– Tu peux t’installer dans le bureau.

– N’insiste pas. 

– Excuse-moi, ma belle. 

Quand il l’appelle ainsi, Yên pense à fuir en courant et à effacer dans son portable toutes les données du contact Crops, expert paysagiste. Denis dirige une entreprise de jardinier-paysagiste. Sa réputation n’est plus à faire sur la Riviera vaudoise. Depuis qu’il a écrit un best-seller intitulé Parler avec les plantes, il décroche des mandats dans toute la Suisse romande pour « repenser » des jardins, comme il dit.

Ils se sont connus il y a six mois, lors de la conférence de presse consacrée à la sortie du bouquin de Denis.

Yên, les cheveux mouillés, récupère ses affaires éparpillées sur le sol de la chambre. Fourrant son soutien-gorge dans son sac à dos, elle enfile son pullover à même la peau. Assis sur le bord du lit, Denis la regarde mettre son pantalon cargo. Quand elle prend son portable sur la table de nuit, il lui saisit le poignet et la tire vers lui avec tendresse.

Yên se dégage sans douceur et quitte la chambre. Denis la rejoint dans le hall. Elle est déjà dans le cadre de la porte ouverte. 

– Yên, t’es fâchée ? 

– Non, pourquoi ? Bonne journée !

7

Yên aime l’hiver. Parce que le froid atténue la douleur. Aussi, tandis qu’elle rejoint son auto, parquée le soir d’avant le long de la route du vignoble, est-elle désagréablement surprise par la douceur de l’air. Il fait trop chaud pour la saison. Pas de givre sur la vitre de sa 106, mais un petit papillon derrière l’essuie-glace. Évidemment, elle se ramasse une prune ! Dans tout le vignoble, classé au patrimoine mondial de l’humanité, on dirait qu’il y a un flic derrière chaque cep.

La Peugeot tousse un peu au réveil. Rien de grave, la petite est vaillante. Une antiquité, couleur bleue, sans toutes les options d’aujourd’hui. La dernière voiture conduite par celle qu’elle avait toujours appelé sa grand-mère. Elles étaient allées l’acheter ensemble en 1998. Yvonne avait 80 ans, et Yên 27.

Au garage, à Vevey, elles n’avaient pas tardé à jeter leur dévolu sur la petite 106. Elle convenait parfaitement à l’usage qu’Yvonne pensait en faire : des virées ici ou là, un ou deux petits voyages. Deux mois après, elle avait fait son premier AVC. Au début, elle ne reconnaissait personne. Pas même son fils, qui vit en Californie. Il avait fait le voyage jusqu’au chevet de sa mère.

Un mois après son accident cérébral, Yvonne avait brièvement retrouvé ses esprits puis la parole. Elle avait appelé son notaire en le priant d’ajouter une clause à son testament. Elle léguait sa voiture à Pham Thi Yên. Une semaine plus tard, Yvonne était foudroyée par une deuxième attaque.

La 106 n’a jamais lâché Yên. Pas de raison qu’elle lui préfère une petite citadine, bourrée d’électronique. 

Quand Jade était née, le père de sa fille avait tenté de persuader Yên d’opter pour un véhicule plus gros. Elle n’avait jamais cédé. De toute façon, l’avis de papa Marc n’avait pas d’importance. Ils n’étaient déjà plus ensemble quand elle avait appris pour sa grossesse. Cela dit, ils se sont toujours bien entendus. Yên, aujourd’hui encore, est invitée aux anniversaires des deux demi-sœurs de sa fille.  

Si, dans le passé, Yên et Marc avaient formé un vrai couple, on dirait aujourd’hui de papa Marc qu’il avait refait sa vie. Or, c’est avec Lou, sa femme, qu’il l’avait tout simplement faite. Du côté de Yên, c’est « compliqué », comme écrivent les gens sur Facebook, sous la rubrique « Situation amoureuse ».  

Du petit village perché dans les vignes jusqu’à Clarens, une ravissante baie lacustre hérissée d’immeubles aux portes de Montreux, il y en a pour à peine un quart d’heure de route. En arrivant devant son immeuble, onze étages de balcons panoramiques au bord du Léman, Yên est prise d’un doute. N’aurait-elle pas oublié son Mac chez Denis ? Si ! La poisse. Mais pas question de retourner chez lui. Il serait capable d’interpréter son retour comme un prétexte pour finalement commencer la matinée en sa compagnie.  

Yên aurait dû sauvegarder son fichier avec l’interview dans le Cloud. Heureusement, elle se souvient de chacune des questions. À force de travailler dessus, elle a toutes ses flèches en tête. C’est comme ça qu’elle se voit, Yên. En chasseuse, prête à décocher des traits qui ne doivent pas rater leur cible.

Cet après-midi, tout particulièrement, elle n’a pas droit à l’erreur. Il a fallu se battre pour obtenir un rendez-vous avec l’une des femmes les plus en vue de Suisse : Vesna Meyer, la directrice du flambant neuf Hôpital Vaud-Valais (HVV), candidate vert’libérale pour les prochaines élections au Conseil fédéral.

Issu de la fusion de cinq sites de soins vaudois et valaisans, le nouvel hôpital est volontiers présenté par les autorités comme le « phare » d’une région en plein essor démographique : « Le trait d’union entre Lausanne et Sion ».

L’établissement hospitalier intercantonal est né dans la douleur. On a commencé par lui reprocher son implantation dans une zone industrielle mal desservie par les transports publics. Par médias interposés, les deux cantons concernés se sont livrés à une guerre fratricide dont ils ont le secret. Un catholique valaisan allant se faire opérer en terre protestante ? Inconcevable ! Une habitante de la Riviera remontant le Rhône pour aller accoucher ? Inimaginable !

Triomphant de ces bisbilles, l’hôpital intercantonal est finalement sorti de terre. Il se targue aujourd’hui d’être le plus moderne de Suisse.

Le plus coûteux, aussi ?

Après trois ou quatre questions bateau de stratégie électorale, Yên va tendre quelques perches à Vesna Meyer sur sa vision d’une écologie mieux couplée à l’économie. Une fois le climat de confiance instauré, Yên balancera sans avertissement THE question. Celle qui fera la une du tout nouveau magazine en ligne qui l’emploie : « Est-ce vrai que vous faites tout pour cacher les énormes problèmes de trésorerie de votre établissement ? »

L’hôpital devrait boucler l’année précédente sur un déficit de 18 millions de francs, alors qu’un peu plus de 5 millions étaient prévus. Un gouffre financier dont les cantons de Vaud et du Valais ne sauraient encore rien. Faute d’avoir été informés sur des erreurs de management et de gouvernance.

Le lanceur d’alerte qui s’est adressé par mail à la rédaction d’Helvetic News dresse un état des lieux catastrophique : « La directrice n’a pas une vision claire sur la situation financière de l’HVV qui lui permettrait d’anticiper l’ampleur de la perte de 18 millions de francs après seulement un an de fonctionnement. Le conseil d’établissement n’a pas eu la bonne information, durant l’année, pour alerter les services concernés des deux cantons sur la situation critique de l’HVV et pour initier un plan de mesures en vue d’un redressement. »

Pire : « L’hôpital a contracté en urgence un emprunt de 25 millions sans en informer quiconque. »

Pas surprenant que ce membre de la direction de l’hôpital ait contacté Helvetic News plutôt que des quotidiens bien établis dans le canton. Depuis l’inauguration du nouvel hôpital, Yên est la seule journaliste à s’être intéressée aux problèmes de gouvernance du fleuron hospitalier intercantonal. Dans ses articles, elle s’est étonnée de « la cascade de démissions chez les chefs de service ». Faisant écho aux préoccupations des syndicats, elle a pointé « le fort taux d’absentéisme du personnel hospitalier ».  

Le lanceur d’alerte n’est pas un collaborateur direct de Vesna Meyer. Il se dit être l’un de ses amis. Il dénonce pour « protéger Vesna Meyer d’elle-même ». Ce sont ses mots. Yên protège ses sources. Elle ne donnera pas son nom.

Si cette information sur les finances de l’HVV est avérée, elle annulerait les chances de la candidate vert’libérale d’être élue au Conseil fédéral. Alors même que, pour l’heure, elle a toutes les chances de remporter un siège jusqu’ici dévolu à la droite populiste.   

8

Yên a besoin d’une nouvelle douche. Quand elle sort enfin de la salle de bains, la buée recouvre toutes les vitres de son appartement, jusqu’au salon qui donne sur le lac. En face, sur l’autre rive, c’est la France. Après avoir enfilé un peignoir, elle fait glisser la porte coulissante du balcon. Un soleil quasi printanier jette des reflets aveuglants dans la baie de Clarens.

Yên ferme les yeux. L’envie de fumer la démange. Cinq ans qu’elle a arrêté, mais l’appel de la clope du matin est toujours là. Elle retourne à l’intérieur et enfile un bon vieux CD dans son lecteur, qui date de 1999. Yên n’a jamais pu se faire à la musique en ligne. Elle a besoin de toucher les disques. Elle aime les savoir à portée de main, lire les pochettes avant de les ranger sur une étagère IKEA où est rassemblée la collection de ses artistes et groupes préférés.

La voix de Freddie Mercury remplit l’espace : Winter’s Tale. Cette ultime composition du chanteur de Queen lui a été inspirée par le paysage du Léman et des Alpes qui s’offre tous les matins aux yeux de Yên.

Quand elle a besoin de réfléchir, Yên longe les quais de Clarens à Montreux. Elle fait demi-tour aussitôt après avoir salué la statue en bronze de Mercury, qui est fleurie en permanence par ses fans. À son amie cantatrice, Montserrat Caballé, le chanteur a confié une petite phrase que Yên a faite sienne : « If you want peace of mind, come to Montreux. »

Fredonnant, Yên se prépare un café avec sa bonne vieille cafetière italienne. Là encore, la marque d’un caractère résolument nostalgique. Pas pour tout. Il y a des choses du passé dont elle voudrait se débarrasser.

Yên aime écouter un seul morceau à la fois. Quitte à le mettre en boucle pour en apprécier toutes les facettes. Sa chanson favorite a tourné deux fois quand elle entend son portable sonner quelque part dans l’appartement. Ah oui, dans la poche arrière de son pantalon kaki déjà balancé dans le panier de linge sale.

Fred, appel manqué. Son rédacteur en chef n’a pas attendu 9 heures pour l’appeler. Elle le joindra plus tard. Ou pas. Toujours chez lui, ce besoin de tout contrôler. Au fond, elle admire Fred : il a su surfer sur la vague du journalisme en ligne. Un vrai entrepreneur. Parfois lourdingue. Comme lorsqu’il lui a dit qu’il la verrait bien bosser sur des sujets internationaux. Pas besoin de chercher trop loin. Il faisait allusion à ce qu’il appelle son « origine étrangère » et à ses fréquentations cosmopolites. N’importe quoi ! Tout juste s’il ne lui proposait pas un poste de correspondante en Asie du simple fait qu’elle a les yeux bridés.

Avec l’introduction de plus en plus généralisée du télétravail après la pandémie, Fred a redoublé de méfiance. Il passe son temps à lui envoyer des mails et à chercher à la joindre. À tel point qu’elle peine à faire la différence entre son appartement et son bureau. Les séances de briefing en visioconférence ont malmené son « chez elle ». Enfin, à une nuance près : Yên a toujours eu tendance à bosser à la maison. À l’époque où elle était encore là, Jade le lui reprochait souvent. Bientôt un an qu’elle a emménagé avec des colocataires à Lausanne, où elle a commencé des études de psycho à l’université. Désormais, sa fille débarque un week-end sur deux. Et encore. À 19 ans, Jade a bel et bien pris son envol. Yên ne s’en plaint pas. Au contraire, elle est fière de sa fille.

Les premiers mois, Yên a profité de sa nouvelle liberté. Quand une copine lui a demandé si elle avait le syndrome du nid vide, Yên a rigolé. Elle ne connaissait pas la formule. Aujourd’hui, elle voit un peu mieux à quoi ça correspond. La présence de Jade lui manque. De plus, lorsqu’elle est seule avec elle-même, elle a tendance à se laisser aller. Pour ne pas perdre pied, elle a commencé à pratiquer le Pilates. Et ça tombe bien, elle a cours en fin de matinée. 

Avant de rappeler son chef, elle décide de lancer un coup de fil à Jade. Juste pour entendre sa voix. Comme souvent, quand les premiers signes d’angoisse apparaissent, elle se raccroche à des trucs tout simples. Le simple fait de parler avec elle devrait lui donner du courage pour affronter Vesna Meyer tout à l’heure.

– Maman ? T’es matinale. Je dormais encore.

– Excuse-moi, Jade. Je n’ai pas pensé que tu dormirais encore.

– C’est un reproche, maman ?

– Non, non, tu vis ta vie, et je ne t’ai jamais fait la morale pour des grasses matinées. 

– Tu parles d’une grasse mat ! C’est même pas 9 heures, et hier soir on a fait un peu la fête, si tu vois ce que je veux dire.

– Bon, bon, rendors-toi, allez ! Je voulais juste savoir si… 

– Tu vas bien, maman ? Je te connais. Quand tu appelles pour ne rien dire, c’est que tu flippes.  

– Oui, ça va. J’ai une interview un peu chaude, cet après-midi. 

– Avec qui ?

– Vesna Meyer.

– Ah oui, la fausse écolo qui est pour les éoliennes.

Yên éclate de rire. Qu’est-ce que ça peut faire du bien.  

– Parce que tu es contre les éoliennes, toi ?  

– Non, j’en sais trop rien. Mais j’ai des potes chez les Verts, et ils disent que la Meyer a des actions dans le lobby éolien.

– Le lobby éolien… 

– Bon, écoute maman, je n’ai pas trop envie de parler de politique au réveil.

– D’accord, d’accord. Au fait, t’as des nouvelles de papa ?

– De papa Marc ? 

– Non, du mien de papa, de papa Mâu. 

– Oui, je suis allée le trouver. Il ne m’a pas reconnue. En même temps, il n’a pas l’air trop mal. Quand je suis arrivée à l’EMS, c’était presque 2 heures de l’après-midi. Il était encore dans la salle à manger, assis à table avec les autres résidents. Il n’avait pas touché à son café.  

– Je leur ai dit mille fois qu’il ne buvait pas de café, s’emporte Yên. 

– Oh, et puis quand je suis repartie, j’ai croisé tante Ngoc. On a parlé sur le parking devant l’entrée. Elle avait l’air super en forme. Elle a dit que Sophie et Lulu partiraient juste après les Fêtes. Elle a dit : « Pour nous, pas de pays exotique cet hiver ! »

– Merci pour ces nouvelles. Je passerai moi aussi voir papa Mâu, dimanche. Je t’embrasse, Jade chérie. 

– Ciao maman !

« Pas de pays exotique… » Yên a les larmes aux yeux.

Elle ne sait pas comment sa sœur avait fait, l’an passé, pour prendre des vacances de Noël là-bas. Elle, son mari et leurs deux filles, sur une plage de rêve, comme si de rien n’était. Avec Ngoc, elles ont deux ans d’écart. Deux petites années de différence qui auraient permis à la cadette d’effacer des images qui n’ont jamais cessé de la torturer, elle, l’aînée. À moins, tout simplement, que sa sœur n’ait plus de capacité de résilience.

Bien sûr, il faudrait pouvoir parler de tout ça. Sauf qu’entre elles la question a longtemps été tabou. Aussi, quand Ngoc lui avait annoncé avoir réservé le Four Season de Nam Hai pour les vacances d’hiver, Yên n’en avait pas cru ses oreilles. 

– Tu es en train de me dire que tu vas bronzer au Vietnam ? 

– Oui, on a les billets.  

– Et papa ? 

– Quoi papa ? 

– Mais enfin, Ngoc… Tu lui en as parlé ?

– Tu sais comme moi que papa n’est plus en mesure de soutenir une conversation. 

– Alors, comme ça, tu pars là-bas ?

– Oui, Yên. Au Vietnam, un pays qui a beaucoup changé et qui accueille des centaines de milliers de touristes chaque année.

Sur le moment, Yên n’avait pas su quoi dire. Quand Ngoc était rentrée en Suisse, avec des souvenirs merveilleux de ses vacances, elle s’était sentie envahie par une douleur cuisante. Il avait fallu des mois avant qu’elle puisse mettre un mot dessus : trahison. 

Oui, c’était bien ça qui pesait. Yên s’est sentie trahie par Ngoc. Comme si, désormais, elle était la seule à porter le poids des journées interminables d’errance au large des côtes de Malaisie. Comme si, à l’avenir, plus personne ne serait à ses côtés pour comprendre pourquoi, dans l’enfer de ce cargo vétuste, une personne n’était pas à bord : maman.

9

De Clarens à Vevey, la route du lac tient de l’allée de parc, avec sa bordure de résidences élégantes, de belles propriétés et de jardins. Yên se sent privilégiée à chaque fois qu’elle fait ce court parcours jusqu’ici épargné par la promotion immobilière dénaturant toujours plus le littoral lémanique. À l’exception d’un garage, aucune verrue ne vient gâcher ce paysage.

Le cours de Pilates commence dans dix minutes. Il a lieu dans un club de fitness minuscule, au cœur de la vieille ville de Vevey. Deux mots quand même sur ces exercices physiques qui ont l’heur de tant plaire à Yên : une gymnastique douce basée sur l’enseignement et les préceptes de Joseph Hubertus Pilates, un pionnier de la réhabilitation physique.

Un Allemand ? Fouineuse de caractère, Yên a googlelisé l’inventeur de la Contrology. Bien ce qu’elle craignait : sa méthode tapa dans l’œil des nazis. Mais Joseph Hubertus courut plus vite qu’eux. Il fila hors d’Allemagne pour ne pas avoir à entraîner les Chemises brunes. Il n’y a que Yên pour passer au scanner de l’Histoire des exercices de musculation profonde auxquels elle se plie deux fois par semaine et qui la maintiennent en forme.

Chose curieuse, ce sont surtout des femmes qui suivent les cours donnés par la solaire Vanina. Le profil et les parcours de vie des participantes varient du tout au tout. Un joyeux mélange, fort sympathique.

Un homme a toutefois fini par se joindre à elles. Il se prénomme Octavio. Il est psychologue au service de la police de sûreté. Lors de sa première séance, le mec est tombé dans les pommes. Vrai que c’est mieux de manger un truc avant d’essayer de tenir debout sur un ballon pendant de longues minutes. Non, rien à voir. Le pauvre serait coutumier de ce type de mésaventure : sa pression est trop basse. Pas dramatique. Il a des chances de vivre plus longtemps. Mais dans le genre entrée en matière, on a vu mieux.

Petit à petit, sans rien forcer, Octavio est devenu copain avec les filles du groupe. Pour Yên, peut-être même un ami. C’est lui qui a aidé Yên à mettre un mot sur cette souffrance ressentie avec sa sœur.

En poussant la porte de la salle de sport, elle le cherche des yeux : pas là. Une pointe de déception perce dans son regard. Entre elle et lui, il ne s’est rien passé. Yên n’ose pas dire « encore rien passé ». Pourtant, rien à dire, Octavio lui plaît. Intelligent, beau, il a tout pour lui : un corps élancé, une tête bien faite, un beau sourire. Du moins, quand il veut bien sourire. Yên a observé qu’il rit peu aux plaisanteries. Après un cours de Pilates, l’atmosphère est à la bonne humeur et aux taquineries. On se raconte des gags, et Octavio a toujours un temps de retard. Comme si la notion même de l’humour lui échappait. Il faut reconnaître que les filles ont tendance à rire pour un rien.

Yên apprécie par-dessus tout la simplicité qui se dégage de cet homme. Elle se manifeste dans le choix de ses vêtements comme dans ses attitudes respectueuses et prévenantes. N’est-ce pas là ce qu’on appelle l’élégance ? Non, il n’y a pas à dire, Octavio a toutes les qualités à ses yeux. Avec un petit plus qui le rend encore plus attirant pour Yên. Il sent bon.

Outre son côté un poil trop sérieux, un petit mystère excite la curiosité de Yên : Octavio ne parle pas de sa vie privée. Elle s’est demandé s’il était gay. Avant de se moquer d’elle-même : « Donc, si un mec ne te drague pas, c’est qu’il est homo ? N’oublie pas vos années de différence, ma vieille. Pas loin de dix ans. »

Tant qu’à faire, ce serait à elle de faire le premier pas. En général, Yên ne se gêne pas pour aborder un mec. Avec lui, elle n’ose pas. Pour ne pas gâcher leur amitié naissante. Ou pour une raison moins glorieuse : on ne couche pas avec son indic.

10

L’inspecteur Flynn Gardiol étouffe sous les hoquets. Une main gantée en appui sur le coin de la maison décrépie, le policier de la brigade criminelle de la police de sûreté vaudoise tient l’autre posée sur sa hanche. Il n’a jamais autant ri. Penché en avant, les yeux remplis de larmes, il fixe d’un air hébété le jardinet étriqué bordant le chemin de fer. Dans le lointain, du côté de la Venoge, la rivière qui coule derrière la herse d’arbres dénudés, une cloche sonne trois faibles coups.

Bientôt midi. Presque une heure a passé depuis son arrivée sur la scène de crime au lieu-dit Le Moulinet, à Gollion. Nous sommes au nord-ouest de Lausanne, entre ville et campagne, au pied du Jura, sur un sol marécageux.

Entre 1580 et 1655, on brûlait sorciers et sorcières dans ce coin de pays. Avant d’opter pour la police, Gardiol a étudié l’histoire ancienne et l’archéologie gallo-romaine. Sa thèse portait sur la démonologie dans le langage des procès de sorcellerie. En cette fin de matinée, avec une température supérieure à la normale saisonnière, la présence du Malin semble bel et bien avérée.

Le fou rire a cessé. C’est bien la première fois que l’inspecteur est en proie à une telle crise d’hilarité. Le pire, c’est le moment où elle s’est déclenchée. À l’instant où il examinait le cadavre d’une vieille dame assassinée avec brutalité.

Serait-ce la nervosité ? Probablement un mécanisme de défense face à trop d’horreur. Et pourtant, des morts, Gardiol en a vu durant ses vingt-cinq ans de carrière dans différentes brigades de la police de sûreté. L’inspecteur savait pourtant à quoi s’attendre, en rejoignant au pas de course sa voiture dans le garage de la Polcant.

Le Centre de police de la Blécherette est situé au nord de Lausanne. Il regroupe l’état-major de la Police cantonale vaudoise, les services généraux, la police de sûreté et la gendarmerie. 

Dans son oreillette, la voix paniquée de la personne qui avait appelé les secours décrivait un cadavre pas beau à voir.

– Son visage, putain son visage… À moitié arraché ! C’est un animal qu’a fait ça, c’est pas possible, sinon.

La victime est désormais identifiée. Il s’agirait de la propriétaire des lieux : Giselle Armand, née Sutter en 1939. C’est le facteur qui l’a trouvée. Terrifié, il s’est d’abord trompé de numéro. Au lieu de faire le 117, attribué à la police, il a composé le 144, correspondant à la centrale des appels sanitaires urgents. Aussi n’a-t-il pas compris quand on lui a demandé de vérifier si la personne respirait encore et s’il fallait une ambulance.

– Elle a le crâne défoncé. Elle est morte, je vous dis !

Aussitôt transféré à la police, son appel a déclenché l’alerte. Deux patrouilles de gendarmerie fonçaient sur l’A9 quand Gardiol a été mis en contact avec le témoin. 

– Vous êtes là ? Nos équipes sont en route, elles seront sur place dans dix minutes 

– Il y a du sang partout, c’est affreux.

– Comment vous appelez-vous, monsieur ?

– Karim. Karim Benatia.

– Vous êtes employé postal, c’est ça ?

– C’est horrible ! Il y a du sang jusque sur les murs. 

– Monsieur Benatia, écoutez-moi bien. Nous sommes là dans un instant. En attendant, je dois vous poser quelques questions.

– C’est sûrement un ours…

– Vous êtes où exactement ? Surtout ne touchez à rien. Vous m’entendez, monsieur Benatia ? Vous êtes toujours près du corps ?

– La porte était ouverte. J’ai quand même sonné. Comme personne ne répondait…

– À part vous, il n’y a personne ? 

– Je ne crois pas, non, je ne sais pas. C’était ouvert, j’ai appelé et…

– Monsieur Benatia ? Allô ? Karim ? Pour votre sécurité, retournez à votre voiture, Karim, et ne bougez pas. Mes collègues seront là d’une seconde à l’autre.

Le facteur obéit à Gardiol. Il était enfermé dans son fourgon quand les deux patrouilles, sirènes hurlantes et feux bleus tournants, ont déboulé sur le petit chemin de gravillon conduisant à la maisonnette de Gisèle Armand.   

Une ambulance, un break du Service d’intervention d’urgence de l’hôpital universitaire, deux autres voitures de police, une camionnette et un camion de pompiers sont venus compléter le cortège à la suite des deux Opel de la gendarmerie et du VW Caddy de La Poste.

L’inspecteur a laissé son Audi noire banalisée un peu plus haut, sur le bord de la route désormais fermée. Un goût de bile dans la bouche, il se redresse et fait deux pas sur l’herbe humide. Il manque de glisser. Il a oublié que ses chaussures sont emballées dans un plastique de protection.

Gardiol s’assied sur un banc vermoulu et s’en débarrasse. Les jambes en coton, il pousse jusqu’à une clôture affaissée. Au-delà du treillis envahi par les ronces, là où passait autrefois un sentier le long des voies, un mur en béton renforce le remblai chargé de ballast. Les rayons obliques du soleil font étinceler les rails soudain parcourus par un chuintement. Flynn reconnaît le bruit caractéristique du train qui arrive. Il tourne la tête, et déjà un TGV le frôle dans un souffle nauséabond.

Derrière les vitres où se découpent des bouts de ciel, des silhouettes défilent, détachées dans un brouet de lumières orangées et de reflets bleu et blanc.

Demain, c’est lui qui aurait dû être assis dans une rame du Lyria, direction Paris-gare de Lyon. Aurait-il seulement jeté un œil à cette bicoque vermoulue, coincée entre un bois de saules, une rivière et le chemin de fer ? Peu probable quand on voyage en première, avec à ses côtés une jeune femme brune aux yeux rieurs. Un week-end en amoureux avec Sylvia pour fêter deux ans de relation amoureuse. Sauf qu’il y avait eu cette dispute, deux semaines plus tôt. Bien sûr qu’il voulait un enfant avec elle. Mais pas tout de suite. Il avait besoin de temps pour réfléchir. À 50 ans, divorcé, deux enfants déjà grands, il ne s’imaginait pas tout reprendre de zéro. Sylvia avait explosé. À 34 ans, elle avait déjà trop attendu. Il n’était qu’un égoïste. Lorsqu’ils étaient sortis ensemble, la première fois, ne lui avait-elle pas tout de suite parlé de son envie de fonder une famille ? 

Depuis, les billets de train sont toujours sur le bar de la cuisine. Pas remboursables. Mais ça, Gardiol s’en fout.

– Flynn ? 

Stanislas Getz, le légiste. Il appelle Gardiol par son prénom, au contraire de ses collègues de la Sûreté.

– Je suis là, Doc.

Doc : un surnom que le plus ancien expert du CURML, le Centre universitaire romand de médecine légale, a fini par accepter. Des jours comme aujourd’hui, il s’interroge. Ne se serait-il pas transformé en personnage de série télé ?

Doc rejoint Gardiol et lui met la main sur l’épaule.

– Je t’ai vu partir en courant, la main sur la bouche.

– La nausée… Je ne sais pas ce qui m’a pris.

Gardiol a honte. S’il a couvert son visage avec sa main, c’est pour que personne ne voie qu’il allait partir d’un énorme éclat de rire. 

– C’est vrai que le cadavre n’est pas beau à voir. 

– D’habitude, je supporte. 

– Tiens, avale ça. T’en as besoin.  

Doc tend une bouteille d’Henniez bleue et un comprimé à Gardiol, qui l’avale sans protester, avec une gorgée d’eau minérale. 

– Finis la bouteille !

– Tu m’as donné quoi, en fait ?

– Ya ba, la drogue qui rend fou.

– Au point où j’en suis, t’as raison, je devrais essayer. On en a des tonnes en stock.   

– T’es juste un peu déprimé, Flynn. C’est un truc aux plantes pour les nerfs. Allez, on y retourne. 

Gardiol et Doc traversent le jardin boueux en direction de la maison, d’où sortent des éclairs de flash. Des voix nombreuses se font entendre à l’intérieur. Une tente blanche a été dressée derrière l’ambulance, en bordure d’un bosquet. Gisin, une jeune collègue de Gardiol, y recueille le témoignage de Karim Benatia, à l’abri des regards des curieux. Ils sont déjà nombreux sur la route en contre-haut, tenus à distance par une centaine de mètres de Rubalise. Un pompier monte les marches du perron avec une bâche et une mallette en inox.

– La honte, murmure Gardiol.

– Arrête de te tourmenter comme ça. Allez ! On y retourne…

– J’ai vu pire. Des suicides, des accidents… 

– Je sais. Je vois bien que, ces jours-ci, t’es pas dans ton état normal…

La main sur la pomme de fer de la rampe métallique conduisant à la maison, Gardiol s’arrête. 

– J’ai rompu avec Sylvia, et c’est vrai aussi que j’ai un peu trop souvent la migraine. Ça va passer. 

– Tu veux un conseil ? Va voir un psy.

– Un psy, moi ?

– La honte, encore une fois ?

– Je n’ai jamais été voir un psy et…

– Tu n’iras jamais, je sais. En attendant, on en a un « maison » de psy, et, à ce qu’il paraît, Octavio fait des miracles.

– Et si on reprenait là où en était ? dit Gardiol. 

– Go ! D’ailleurs, faut que je te montre quelque chose. 

Sans attendre, Doc montre les trois marches du perron d’un pas rapide. Gardiol le suit après avoir aspiré un grand bol d’air frais. Un gendarme de faction leur tend une nouvelle paire de gants et de chaussons de protection. À l’intérieur, deux policiers en combinaison blanche, encapuchonnés et masqués, fouillent les moindres recoins du vestibule.

Faiblement éclairé par une ampoule vissée au plafond de plâtre, le vestibule apparaît maintenant dans la lumière crue des spots. Sortie de l’ombre, la penderie fournit malgré elle un témoignage sur la victime étendue dans une mare de sang, formant de poisseux deltas sur les carreaux de ciment jaune et blanc : un pardessus élimé, une jaquette sans âge, une veste d’hiver couleur lie de vin en fausse fourrure, une écharpe tricotée à la main. Pièce rapportée, un parapluie aux nuances de l’arc-en-ciel est accroché à un radiateur écaillé, éclaboussé de taches de sang. Sous les tuyaux de fonte, encrassés par des grumeaux de poussière, une paire de bottines antidérapantes parachèvent la nature morte. 

Gardiol suit Doc, qui s’agenouille devant le corps de Gisèle Armand. Elle gît, visage tourné vers le ciel, un bras tendu, plus haut que la tête, les doigts crispés, comme si elle avait cherché à se raccrocher à quelque chose. Sur son visage, la peau bleuâtre, couverte d’ecchymoses, est labourée en diagonale par deux sillons noirs, qui ont emporté une partie du nez. La bouche a disparu dans une bouillie sanguinolente de fragments d’os et de dents brisées. Les yeux ont été épargnés.

– Comme tu peux voir, tout autour du côté droit du crâne enfoncé, le cuir chevelu présente des plaies plus ou moins grandes, du même type que celles du visage.

La voix de Doc fait du bien à Gardiol, qui sent que son malaise de tout à l’heure n’est pas loin. L’envie de rire demeure tapie, latente, à peine contrôlable.

– La mort a certainement été instantanée. Le premier coup sur la tête a été d’une telle violence qu’elle a dû aussitôt perdre connaissance.

– T’as une idée de l’arme qui peut tout à la fois assommer et causer de telles blessures ?

– Non. Mais il y a quelque chose de bizarre. Regarde bien le cuir chevelu et les plaies sur le visage. Il n’y a rien qui te frappe ? C’est ça que je voulais te montrer.

Gardiol prend sur lui et se rapproche du cadavre. Il n’arrive pas à détacher son regard des yeux de la morte, qui le fixent avec un air de surprise. À part les cheveux gluants de sang séché, des bouts d’os, des fragments de dents et une odeur âcre de mort qui lui retourne l’estomac, il ne voit rien. Pâle et transpirant sous la chaleur des spots, Gardiol secoue la tête. Tout commence à tourner, et il aperçoit des lumières de toutes les couleurs. Il vacille et cherche à s’adosser au mur. Il sent la main de Doc, qui lui serre le poignet.

– Viens avec moi, sortons d’ici, pas grave. Je vais te faire mon rapport dehors.

Doc l’aide à se relever, et ils sortent. Le soleil a disparu, mais la douceur de l’air reste la même. 

– Je ne sais pas ce que tu couves, Flynn, mais, si j’étais toi, j’irais rapidement consulter.  

– Merci pour le conseil, Doc, mais dis-moi plutôt ce que j’aurais dû voir au lieu d’un kaléidoscope d’étoiles qui dansaient devant mes yeux.

– Cela s’appelle de la lipothymie, un symptôme correspondant à une syncope imminente. 

– Putain Doc, t’en sais des choses.

– Moi j’ai vu d’autres petites étoiles, d’un tout autre genre. Et c’est de ça dont je veux te causer. Partout sur les plaies, tant sur le crâne que sur le visage de la victime, tu trouves d’infimes petits éclats brillants. 

– Tu as une idée à quoi ça peut correspondre ?

– J’ai demandé à mes collègues de faire un premier prélèvement, et on va analyser ça le plus vite possible. À vue d’œil, on dirait de la poussière de verre.

– Elle aurait été frappée avec une bouteille ? 

– On aurait du verre cassé par terre. Non, et, de toute manière, c’est impossible de faire autant de dégâts avec seulement une bouteille. Elle a le crâne enfoncé comme avec un marteau. Plus gros qu’un marteau. Les coupures au visage et sur le cuir chevelu, à la rigueur, mais elles sont trop régulières. Je dirais qu’on a affaire à une arme de type gourdin qui serait à la fois contondant et tranchant. 

– Je ne vois pas. Un genre de massue, des éclats de verre… 

– Il faut attendre le résultat des analyses. C’est peut-être aussi de la poussière minérale qui proviendrait d’un caillou quelconque. Mais ce qui m’étonne, encore une fois, c’est la régularité des entailles. Elles ont à peu près toutes la même forme et on dirait qu’elles suivent une même ligne.  

– Doc ? 

Une voix féminine en provenance du perron fait sursauter Gardiol. Dans sa combinaison blanche, il ne l’avait pas reconnue. De plus, n’était-elle pas en congé maladie ? 

– Commissaire ? Plaisir de vous voir, même si, compte tenu de votre tenue, le terme est impropre, dit Doc. Vous avez découvert quelque chose, on dirait.

Sans saluer ni même jeter un regard à Gardiol, Sylvia Vogt, analyste criminelle et cheffe de la nouvelle brigade, qui analyse les traces technologiques de la Section forensique, descend les trois marches. La tête entièrement recouverte d’une coiffe, portant un masque, elle tend un sachet transparent à Doc, à qui n’échappent pas les cernes sous les yeux brillants de sa collègue.

– A priori, rien de spécial, dit la commissaire. 

– Qu’est-ce que c’est ? dit Gardiol.

L’inspecteur est comme frappé de stupeur à la vue de son ex. Il ne s’imaginait pas la croiser de sitôt sur une scène de crime. L’indifférence de Sylvia à son égard le blesse.

– Une photo pas toute récente, de l’argentique en noir et blanc, dit Doc. 

– Fais voir ! dit Gardiol en arrachant le sachet des mains du médecin.

Doc ignore l’agitation soudaine de son collègue policier.

– Bof ! dit l’inspecteur après un rapide coup d’œil. 

La photo repasse aussitôt dans les mains de Doc, qui l’examine attentivement. Il la passe à la lumière d’un projecteur après l’avoir sortie délicatement du sachet avec ses mains gantées. 

– En fait, c’est surtout son emplacement qui était bizarre, dit la commissaire. 

– Elle était où ? questionne Gardiol.

S’adressant toujours exclusivement à Doc, la commissaire leur tourne le dos et remonte déjà dans la maison.

– Elle était posée sur le radiateur, calée contre le mur.

– Et alors ? demande Gardiol. 

Juste avant de rentrer dans la maison, la commissaire s’arrête. Elle tourne la tête vers Gardiol. Elle le regarde comme s’il était pour elle un parfait étranger.

– Ce serait intéressant de comprendre comment cette photo a pu s’envoler pour se retrouver sur le radiateur, inspecteur.

Inspecteur… Faut-il maintenant que son ex lui donne de l’« inspecteur ».

Gardiol commence à pouffer.  

– Effectivement, il y a des éclaboussures de sang sur la photo, dit Doc.

– Du sang ? Mais il y en a partout dans l’entrée, jusque sur le papier peint derrière le radiateur, s’esclaffe Gardiol. 

– Les taches apparaissent uniquement sur le verso de la photo, précise la commissaire, qui regarde Gardiol en fronçant les sourcils. Et si elle s’était trouvée sur le radiateur au moment du crime, l’image elle aussi serait maculée de sang. Une chose est sûre. Cette photo a changé de place après la pluie de coups reçus par la victime. 

– Il y a des empreintes de doigts sur la pellicule. Elles sont clairement visibles à l’œil nu, ajoute Doc. 

– À l’œil nu, à l’œil nu ! dit l’inspecteur, hilare. 

À la lueur de ses yeux écarquillés, on devine la moue consternée de la commissaire derrière son masque. Secouant la tête, elle met le cap sans dire un mot vers l’intérieur de la maison.  

Doc, l’air grave, remet la photo dans le sachet. Il la tend à Gardiol, qui s’essuie les yeux avec sa main. 

– Tu sais ce que dit Jacques Brel dans sa chanson qui s’appelle Vieillir ? questionne le médecin légiste.

– Putain, Doc, t’en as d’autres encore, des quiz du genre ? dit Gardiol en reprenant son souffle. 

– « Mourir, mourir de rire, c’est possiblement vrai… »

– Trop drôle ! lance Gardiol.

Le sourire jovial de l’inspecteur s’est transformé en une grimace de clown triste. Au mouvement de recul que fait Gardiol quand Doc fait mine de lui passer amicalement un bras derrière l’épaule, on sent qu’il est soudain sur la défensive.

– Flynn, écoute-moi, tu veux ?

– Si on ne peut plus se marrer…

– Je sais maintenant que je n’ai pas rêvé tout à l’heure.

– Quoi ?

– J’ai bien vu. Tu étais pris d’un fou rire quand tu es sorti en courant de la maison.

– Et si tu me foutais un peu la paix, Doc ?

– Tu n’avais pas du tout la nausée, non, non, tu riais.

– Et merde ! 

– Flynn, ne te braque pas comme ça. Appelle le psy demain, à la première heure. S’il ne répond pas, envoie-lui un mail. Dis-lui que c’est moi qui t’envoie et que c’est urgent.

– N’en rajoute pas, Doc.

– Depuis quand tu as des fous rires incontrôlables ? 

– Je ne sais pas, moi !

– Fais comme je t’ai dit, Flynn, va trouver Octavio.

Gardiol acquiesce en silence. Doc lui tend le sachet de plastique avec la photo à l’intérieur. 

– Qu’est-ce que t’as, toi aussi, avec cette putain de photo ? dit Gardiol.

Doc scrute le visage de l’inspecteur. Le légiste ne se départit pas de son calme face à l’agitation de son collègue, envers lequel il éprouve une réelle amitié.

– Avant que je l’embarque pour qu’on analyse les empreintes et les taches de sang, fixe bien l’image dans ton esprit, Flynn. À ce stade, une chose est sûre : cette photo a tapé dans l’œil de l’assassin ou de je ne sais qui. M’étonnerait que ce soit le facteur qui ait pris le temps de la ramasser et de la déposer sur le radiateur, alors que Gisèle Armand était déjà morte ou presque.

Gardiol hausse les épaules. La police se retrouve avec un cadavre salement amoché dans une petite baraque coincée entre la route et le chemin de fer. Pourquoi faudrait-il se concentrer sur ça : une vieille photo en noir et blanc d’un immeuble quelconque.

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Un rectangle blanc qui se détache en bordure de l’ensemble grisâtre, à la lisière de la forêt. C’est ainsi que la directrice de l’Hôpital Vaud-Valais reconnaît sa maison. Son bureau, situé à l’angle sud-ouest du niveau 01 du vaisseau de soins intercantonal, donne sur le Mont-Pèlerin. Debout devant la fenêtre, Vesna Meyer, 46 ans, songe qu’elle se sentirait si bien à faire du cheval avec Stefan. À cette heure-ci, son fils unique, 9 ans, suit son cours d’équitation dans les pâturages perchés sur les hauteurs du vallon de la Veveyse.

La favorite des Vert’libéraux dans la course au Conseil fédéral voit son couple sombrer depuis bientôt deux ans, après quinze ans d’une longue et belle histoire, il est vrai teintée plus d’amitié que d’amour. Vesna a 34 ans quand elle découvre avec surprise qu’elle est enceinte. Un enfant ? Un obstacle soudain dans sa carrière politique. La nécessité d’une nouvelle organisation dans sa vie professionnelle. Et la pire décision qu’elle a prise dans sa vie : le mariage.

En revanche, Vesna se félicite d’avoir fait construire sur les hauteurs lémaniques, aux confins du canton de Fribourg, avec une vue plongeante sur Vevey et sur l’incontournable siège international du groupe Nestlé. C’est elle qui a mis la plus grosse part dans la maison. En huit ans, la valeur de ce bien immobilier a augmenté. La campagne et la nature sont à portée de vélo électrique. Avec son SUV Volvo hybride, elle gagne les Préalpes en cinq minutes. Les eaux du lac ne sont jamais loin. Une petite vingtaine de minutes séparent son domicile de son lieu de travail à Rennaz, près de l’embouchure du Rhône dans le Léman. Lorsqu’elle est en session parlementaire, un quart d’heure à peine la sépare du premier parking + rail. La Berne fédérale est ainsi à portée de train de chez elle.

La Suisse est un petit pays, aime à répéter Vesna Meyer lorsqu’elle est en congrès à Berlin ou à Paris. Suffit de savoir combiner route et rail pour se déplacer aisément d’un coin à l’autre du Plateau et de l’arc lémanique, les deux régions qui irriguent le territoire en forces vives.

Sous les fenêtres de l’hôpital, le ruban gris de l’autoroute quitte la plaine du Rhône pour s’élever en direction du viaduc de Chillon. Aujourd’hui, la mince bande lacustre visible depuis son bureau est étincelante, comme le plat d’une épée sur un champ de bataille. La réverbération fait cligner des yeux la directrice du dernier-né des hôpitaux suisses : plus de 2000 collaboratrices et collaborateurs travaillent sur un site de 67 000 mètres carrés, divisé en quatre blocs fonctionnels. L’HVV propose des consultations et traitements ambulatoires, un service d’urgence, des soins aigus, des services d’hospitalisations et de réadaptation.

Un établissement à la pointe, flambant neuf, et qui, certes, cherche encore ses marques. Aussi Vesna Meyer ne comprend-elle pas pourquoi une certaine presse lui cherche des noises. À commencer par Helvetic News, ce nouveau média qui s’intéresse de trop près à la gestion du mastodonte qu’elle a tant de peine à dompter.

Ces journalistes ne savent-ils pas que les débuts d’un si gros hôpital ne peuvent être que laborieux ?

Dans une heure à peine, Vesna Meyer reçoit ici Yên Pham. Avant de passer à Helvetic News, cette journalise travaillait pour le quotidien 24heures, dans la rubrique judiciaire. L’info lui vient de Cédric Regazzoni, le secrétaire général du parti, son conseiller personnel dans la course au Conseil fédéral.

Vesna voit très bien qui est cette journaliste. Yên était au gymnase dans une classe parallèle. Sans pour autant lier connaissance, elles s’étaient croisées lors de ces soirées organisées sur une plage de galets, entre Vevey et Montreux, il y a des années-lumière.

Au téléphone, Yên a fait comme si elles ne se connaissaient pas. Elle a même vouvoyé Vesna. Bon, c’est vrai, elle aurait fait de même. Le fait de s’être croisées à une fête ou deux, au mitan des années 80, ne fait pas de vous des amies pour la vie.

Au départ, Vesna était carrément réticente à l’idée de donner une interview à Helvetic News. Cédric a coupé court à ses hésitations.

– Tu ne peux pas leur dire non. Leur taux d’audience est exponentiel. Et je connais bien Fred, le rédacteur en chef. Si tu refuses, il n’hésitera pas à en faire un article à charge. Imagine un peu : la candidate vert’lib snobe Helvetic News.

– Franchement dit, je ne la sens pas. Depuis le début, Helvetic News s’intéresse plus à la gestion de l’hôpital qu’à mon combat pour une économie respectueuse de l’écologie. Et cette Yên Pham, tu la sens comment, toi ? 

– Pham Thi Yên ? Une Boat people débarquée en Suisse en 1980. Son nom de famille, c’est Pham. Son deuxième prénom, Thi. Yên se positionne à la fin. C’est le système des noms au Vietnam. 

– Moi, j’ai dû la croiser en 1989 ou 1990, je ne sais plus. Une copine de ma sœur. 

– On s’en fout. Dis-lui de t’envoyer ses questions.