Cuivres - Frédéric Torterat - E-Book

Cuivres E-Book

Frédéric Torterat

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Beschreibung

"Cuivres" dévoile le destin entrecroisé d’Isabel Mercedes Catalina, militante engagée, et de deux agents d’Interpol, dans un voyage des jungles du Suriname aux rivages du Guyana, jusqu’aux confins du Pérou. À travers les carnets d’Isabel et les investigations des agents, ce récit met en lumière les combats acharnés des défenseurs de l’environnement face à un système gangréné par les mensonges et les intérêts économiques. Entre dilemmes moraux, alliances imprévues et vérités troublantes, chaque étape révèle les rouages d’une des grandes hypocrisies de notre époque : l’exploitation effrénée des ressources naturelles au détriment des minorités oubliées. Cet ouvrage est un vibrant hommage à ceux qui, dans l’ombre, luttent pour préserver leurs terres, leurs cultures et leur dignité.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Frédéric Torterat s’inspire des réalités sociales, qu’il transpose avec force dans ses écrits. Dans "Cuivres", il explore les impasses et l’oppression que subissent les populations vulnérables. Frédéric est également l’auteur de "Vol de corneilles" et "Les Outranciers", parus respectivement en 2022 et 2023, deux œuvres publiées en auto-édition.

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Seitenzahl: 151

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Ähnliche


Frédéric Torterat

Cuivres

Roman

© Lys Bleu Éditions – Frédéric Torterat

ISBN : 979-10-422-5829-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Jean-Marc

Du même auteur

– Trilogie d’Agarit, Le Manuscrit (2009, 2010, 2012).

– En hiver, Revue Voix Plurielles, 2013.

– Courriers froissés, Revue Voix Plurielles, 2014.

– Vol de corneilles, Iggybook, 2022.

– Les Outranciers, Iggybook, 2023.

Préface

Ce roman nous emmène bien loin, à travers une docufiction dont la trame de fond est tragiquement réelle. Au fil d’un double récit très rythmé, aux étonnants entrelacs, nous voyageons dans les coulisses d’un monde prédateur qui gruge peu à peu les fondements d’une fragile humanité. De l’Indonésie au Honduras, du Suriname à l’Équateur, en Haïti comme en Centrafrique et ailleurs, se dessine une cartographie de la criminalité environnementale, de l’extorsion des ressources minérales et vivantes, poursuivant le violent effacement des populations et des cultures d’origine.

C’est l’histoire du véritable « grand remplacement » qui se poursuit, celui qui a commencé il y a des siècles avec l’expansion des empires coloniaux. Ce qui est « remplacé » à force d’invasions, c’est un mode de relation à la terre, au monde vivant et à l’autre humain, au creux de communautés de vie ancrées dans leur territoire, cultivant une économie de partage.

Et pour y parvenir, s’organisent des réseaux de pillards œuvrant dans de tortueux couloirs de complicités qui allient trop souvent le banditisme à la complaisance opportuniste d’un ordre politico-économique dominant. Ce qui s’efface et s’érode en même temps que l’équilibre d’écosystèmes fragiles, ce sont de grands pans de notre humanité, creusets dont on a pourtant plus besoin que jamais dans le contexte actuel où éclatent toutes les formes de violences écologiques et sociales.

Puisant à même son étonnant parcours personnel et professionnel, et à la lumière d’un rare travail documentaire, Frédéric Torterat nous emmène au cœur de luttes trop facilement occultées et sur les traces d’enquêtes où la tension est au plus vif, et d’où surgit parfois l’inattendu…

Et puisqu’il faut bien reprendre un peu son souffle en cours de route, nous pourrons nous poser ici et là dans la chaleur moite de haltes réflexives au milieu d’une foisonnante biodiversité tropicale. Nous entendrons aussi parfois au fil des pages, la trame sonore d’œuvres apaisantes qui accompagnent les personnages. Nous relirons avec eux des passages d’auteurs inspirants.

Mais surtout, si ce roman braque un projecteur sur l’écrasante force destructrice qui multiplie les embuscades, privatise le bien commun et entasse les résistants dans les geôles, nous y verrons persister également les indignations infiniment courageuses au sein des peuples envahis, où le rôle des femmes en particulier est mis en lumière. Nous y verrons évoluer aussi des activistes, des ONG, des enquêteurs et des reporters… dans diverses dynamiques de chassés-croisés dont on peut espérer qu’il résultera, un jour, des pistes de solutions convergentes.

Et puis finalement, pourquoi ce titre, Cuivres ? Vous le devinerez en filigrane de quelques passages et, en refermant ce livre lucide, vous en percevrez tout l’éclat et la signification.

Bon voyage ! Nous serons de retour quelque part après 2030.

Lucie Sauvé,

chercheure engagée au croisement de l’éducation

et de l’environnement

Montréal, décembre 2024

Un tournage

Il existe, dans le nord de Bali, un village accroupi dans la jungle, à moins d’une heure de marche de la mer. L’une de ses particularités est d’avoir son propre Dieu, qui n’habite nulle part ailleurs dans le monde. Ce Dieu-là n’entretient ni les faits glorieux, ni les illusions ou la grandeur. Il n’a jamais, comme le Ñanderu des Guarani, répandu les mots, pas plus qu’il n’a teint le sable en rouge ou guéri des troupeaux de la maladie. On pourrait même dire à première vue qu’il n’est d’aucun profit, en mal comme en bien. Dewa Kolok, ainsi qu’on le nomme, est le Dieu des sourds. D’après certains aïeux, il s’est blotti parmi les morts, qu’il entoure de son dévouement. Quant au village lui-même, Bengkala, on peut l’atteindre en partant de Singaraja depuis les pistes qui dépassent Kubutambahan vers les collines bercées de camphriers, de casuarinas et de palissandres. À savoir que, dans cette contrée d’Indonésie, les arbres aussi ont leurs bénédictions, tel le banyan, un figuier étrangleur qui devient sacré aussitôt que ses lianes s’enfoncent dans le terreau prodigue de l’île.

Depuis plusieurs centenaires, Bengkala compte dans sa population une part notable de personnes mal ou non-entendantes. Ce qu’en dit la science est fermement établi : cela vient de la mutation d’un gène qui conduit à une perte sensitive héréditaire. Ceux qui se sont penchés sur la question n’ont relevé aucun autre symptôme que cette course récessive vers la surdité, que semblent conforter certains usages matrimoniaux. Avec juste deux pour cent d’individus concernés dans le village, les proportions sont quand même vingt fois plus élevées que partout ailleurs. Qu’à cela ne tienne : s’agirait-il de cinquante âmes, sur les trois mille que compte Bengkala, les personnes sourdes ont toute leur place aux côtés des personnes entendantes, sans qu’il n’y ait forcément de liens familiaux entre elles. Les unes et les autres font société, au point que plus de la moitié des Bengkalais ont appris la langue des signes indigène, le kata kolok. L’école primaire elle-même, qui s’est complètement ouverte aux enfants sourds en 2007, a ménagé un cursus bilingue pour tous, au gré duquel les pédagogues se font assister au besoin par un interprète. Le kata kolok, en effet, n’est en usage que dans la région, où l’on ne recourt ni à l’indonésien signé, ni à la langue des signes indonésienne, le Bahasa Isyarat. Autant dire que ce qui rend cette bourgade incomparable, de la salle de classe aux transmissions immatérielles, a attiré la curiosité d’une foule de gens de tous bords depuis la fin du XXe siècle.

C’est dans un hameau voisin que je croisai Isabel Mercedes Catalina. Ex-ingénieure en pisciculture marine, elle avait dû quitter son pays d’attache, le Honduras, dans des conditions troubles, et exerçait alors dans l’île en tant que consultante. Les salutations furent brèves. Tandis que nous goûtions l’un comme l’autre, sous un avant-toit en paillasse, ce mélange de légumes et de noix de coco râpée que les locaux dénomment le lawar putih, elle me parla spontanément du janger, une danse aux tempos juste menés par le geste et les allures de l’expression. La surdité n’empêchait nullement le dialogue avenant des bustes, des pas et des enjambées : au contraire, elle avait inspiré, à Bengkala, de singulières chorégraphies, dans des élans d’aménité qu’ornaient ensemble les rondes réjouissances de la lenteur. En résumé, ce qui, dans presque tout l’hémisphère Nord, aurait été conçu comme une incapacité pesante, celle d’une minorité confrontée au rejet ou à la mise à l’écart, représentait dans ces Tropiques une opportunité. Plus que cela : un ferment du bien commun, une source de joie et de réparation.

« Et vous ? insinua-t-elle, vous venez d’où ?

— Hanovre, mais j’ai déménagé à plusieurs reprises pour mon travail. En ce moment, je réside à Namur, en Belgique.

— Vous êtes à Bali pour les congés ?

— Pas exactement. J’y suis comme documentariste.

— Comme quoi ?

— Je monte des films documentaires, pour des opérateurs ou des boîtes de prod. Une filiale de CultureWeld m’a commandé un design participatif sur les populations indigènes des îles de la région.

— Un genre de reportage, en fait ?

— En partie, oui. Le format du film me permet d’envisager une facture plus personnelle. Je peux manifester un regard, un peu mon opinion, avec des techniques cinématographiques assez libres. Mes assistants seront sur place demain en journée, autour d’un script sur Bengkala, justement. »

Isabel sourit complaisamment, en mode sceptique empreint de bonne humeur. Puis elle reprit, du pli de la commissure :

« Et qu’en est-il de votre opinion sur les gens d’ici ?

— Pour ma part, j’ai visité les Sikerei des îles Mentawaï, auprès desquels j’ai recueilli pour cent dix heures de prises en extérieur et d’entrevues, puis la communauté Baduy, et cela m’a beaucoup appris sur les désordres provoqués par ce que nous vantons comme les gains de nos prétendues civilisations. Les Bengkalais enfoncent le clou : chez eux, la différence est une chance, pas un fardeau comme chez nous.

— Ce n’est pas moi qui vous contredirai ! »

Isabel se confia un peu, puis la discussion se poursuivit autour des peuplades de Borneo, pour s’attarder bientôt sur la série de deuils qui touchait les défenseurs des droits. En faisant allusion à son pays natal, elle revint sur le sort ayant frappé, en 2016, cette Berta Cáceres qui avait empêché la construction d’un barrage aberrant. Elle et moi convînmes du couvercle oublieux qui s’affalait sur les desaparecidos, ceux qu’empoussiéraient les archives du crime. Parmi eux, un certain Martin Morales Martinez, ami des Garifuna, à Triunfo de la Cruz, dont la dépouille avait été découverte par hasard en mai 2023. Puis Isabel se leva tout à coup, prétextant une course à effectuer à Singaraja dans l’après-midi. Nous prîmes le temps d’échanger nos coordonnées, avant qu’elle n’empruntât un minibus pour la cité du littoral. De mon côté, je restai sur la terrasse en début d’après-midi, compilant les indications, multipliant les démarches pour fixer les prises de vues, programmer les tournages, contenir l’agenda sur un minimum de temps. Je pus ensuite me lancer dans une balade au milieu des avenues, parmi les masures aux toits de tôles, pour approcher les habitants, dont la plupart, entendants ou sourds, dialoguaient à travers des gestes qui semblaient saisir l’air à la manière d’une ardoise flottante. J’assistai même à la sortie des écoliers, habillés en uniformes blancs et carmins, souriant aux éclats, dans la vivacité d’une ouverture à l’autre qui faisait tant défaut dans notre rancunière Europe.

Le lendemain, je récupérai comme convenu mes deux techniciens, Noah et Louise. Dans la semaine, je compilai avec eux plusieurs rushes parmi les occupants de Bengkala et de ses alentours, avant de repartir à Bruxelles, puis Namur, où j’opérai une première sélection. Au moment de la post-production, je voulus compléter la mosaïque des entrevues par une visio avec cette Isabel que j’avais rencontrée dans la pension tout près de Bengkala : celle-ci ne donnant pas suite, j’en déduisis qu’elle ne tenait pas vraiment à correspondre avec moi. Intrigués par le personnage, mes commanditaires de CultureWeld insistèrent, dans un entretien assez court que j’eus avec l’équipe à l’Estaminet de la rue Rogier, celui qui donne sur les devantures du Grand Manège. Rien n’y fit : mon interlocutrice de Bali ne daigna pas même répondre à mes relances. Son témoignage ne fit donc pas partie du documentaire, pour lequel j’avais quoi qu’il en soit suffisamment de matériaux. Le sujet, tantôt diffusé, occupa les salles et les plateformes durant plus de trois mois, et reçut même deux prix de cinéphiles, en plus d’une assez bonne critique.

Les mois suivants, j’enchaînai les reportages, avec de réguliers retours à Namur. À vrai dire, la ville est plutôt délassante pour quelqu’un qui passe le plus clair de son temps en tournage à l’étranger. Dans la foulée d’une excursion que je fis au Guatemala, premier pays à légiférer, dans les années 1990, en faveur d’une protection des peuples indigènes, je me sentis encore plus abasourdi qu’au terme de mon voyage en Indonésie, déambulant dans la gare, contournant bientôt les carrés de pelouse rase du square Léopold, après neuf semaines passées dans la région de Chiquimulilla. Tout me parut si arrangé, des échoppes de la rue de l’Inquiétude aux terrasses des bistrots, que je m’empressai de rentrer chez moi, quartier des Carmes. En épluchant, affalé sur le divan, les quelques courriers qui avaient patienté dans ma boîte aux lettres, je fus interpellé par l’un des plis, plus épais que les autres : l’envoi avait été oblitéré depuis le Wisconsin, Stevens Point plus exactement. Je l’ouvris : un peu plus de quatre cents pages imprimées, en double interligne, m’apparurent, entrecoupées de dessins et de croquis. Je les feuilletai machinalement : le volume, broché sans ménagement, ne portait ni titre ni dédicace. Outre l’enveloppe, il y avait une lettre manuscrite, sans en-tête. Trois courts paragraphes occupaient le blanc du papier vergé, en espagnol. Je les retranscris ici en français :

Monsieur le documentariste,

Vous me permettrez de passer par cet envoi un peu inhabituel. Si vous recevez aujourd’hui cette enveloppe, c’est qu’elle vous a été expédiée par ma sœur, Gabriela. Cela signifie aussi que je n’ai plus la main.

Les feuillets présents dans le courrier retracent mon parcours, de manière un peu décousue. C’est mon carnet. Vous m’aviez dit avoir des liens avec des éditeurs : je vous confie donc mes écrits, que vous pourrez retravailler comme bon vous semble, ou bien en faire un film si cela vous tente. À vous de voir.

Vous m’êtes apparu comme quelqu’un avec lequel je partage des préoccupations communes. Vos sujets n’ont fait que me le confirmer. Gabriela a pour consigne de remettre ce pli à deux personnes, dont vous. Si vous voulez vous en emparer, je vous en laisse seul juge. Si vous voulez vous en débarrasser, il vous suffira de le réduire en morceaux de papier.

Voilà. C’est tout.

Un cordial saludo,

Isabel

Il est difficile pour moi de décrire combien je fus bousculé par cette invite venue de l’autre côté de l’Atlantique, aux entours simultanés d’incitation et de faire-part. Malgré la fatigue, je consultai les feuillets une première fois, tout entier accaparé par les confessions, les anecdotes, les digressions qui, pêle-mêle, formaient un tout indéfectible et poignant. Au cours des jours qui suivirent, je rassemblai les pièces de ce puzzle désordonné, dont la trame s’éclaircit peu à peu à travers ses événements enchevêtrés. Parmi les narrations turbulentes et les portraits, s’ébaucha comme l’écheveau d’un récit de vie aux déroulements multiples, des geôles du Honduras aux solitudes de la steppe eurasienne, en passant par les recoins de l’Inde. Je me dis à ce moment-là qu’on ne pouvait laisser dans l’oubli un tel parcours, aussi pudique sur ses transitions qu’il se montrait bavard sur les moments brutaux de l’existence. En fin de semaine, j’appelai donc mon agent de Bruxelles, qui me convia à déjeuner avec lui le mercredi d’après, à ses bureaux du Centre. La veille de notre rendez-vous, je lui fis parvenir une copie du broché d’Isabel, dont je versai un fac-similé, à son nom, sur une plateforme de protection des œuvres. À la gare de Bruxelles, je pris un taxi pour la Rue de Ligne, non loin du Parc : Dirk y occupait un bout du neuvième étage d’un immeuble passablement cossu. J’eus à peine besoin de sonner à sa porte : celle-ci s’entrebâilla dès que je fus sur le seuil, derrière lequel s’agita un : « Vas-y entre, c’est ouvert ! »

Le voici donc, mon Dirk, vautré dans un fauteuil en cuir et teck, pieds sur un tabouret, devant un vrac de paperasses et de bulletins, à l’avant de sa ribambelle d’estampes accrochées aux murs :

« Alors, qu’est-ce que tu me racontes, mon Sacha ?

— Ça se passe bien.

— T’as l’air en forme. Tu fais toujours du karaté ?

— Du judo. Oui, bien sûr.

— Bon. Et ton documentaire ? Carla m’a dit que vous acheviez de caler les déplacements ?

— On a presque tout apprêté, il reste juste quelques tracas à dégrossir. Je n’ai pas eu à me plaindre jusqu’ici.

— Jusqu’ici ou pour de bon ? C’est curieux, mais quand tu parles avec ces mots-là, ça me fiche la migraine.

— Te fais pas de souci, l’anxiété te fait du tort.

— Moque-toi, mon roni !

— Tu as jeté un coup d’œil sur le fac-similé que je t’ai envoyé hier ?

— Celui de la fille du Honduras ?

— C’est ça.

— Eh bien, je dois bien admettre qu’il y a de quoi. On est dans les sujets du moment.

— Et alors ?

— Quoi, et alors ? Qu’est-ce que tu comptes en faire, de ce journal de bord ? Tu as bien assez d’occupations avec ton reportage sur ces agents d’Interpol, non ? À ce propos, tu as pu rassembler ton équipe ? Tu te rappelles que tu pars dans moins d’un mois ?

— Avec les fonds que tu m’attribues, j’ai dû prendre une stagiaire pour le son. A priori, c’est une bonne perchman, d’après ce qu’on m’a rapporté.

— Et pour la photographie ?

— Hans, comme d’hab.

— Besoin d’un accessoiriste ?

— On verra sur place, de toute façon, on va bosser léger, avec à peu près les mêmes appareils que pour le docu sur le littoral italien. Cette fois-ci par contre, je vais changer de gamme pour le reflex et les micros Lavalier. Si tu veux bien, il va me falloir des réflecteurs de pointe.

— Tu comptes faire pas mal de prises en caméras de poing, pas vrai ?

— Je prévois aussi plusieurs intérieurs pour filmer leurs séances de taf. On appellera ça les coulisses, ou un machin du genre.

— Entendu, tu as carte blanche. Mais tu voudras bien nous ramener les matériels en bon état, si c’est possible.

— Si tu veux faire du plateau, tu n’as qu’à embaucher qui tu veux !

— Passe-moi ton mépris pour les studios, l’ami. Aujourd’hui, les reporters sont du côté de la société civile, et nous, on met en musique. Tu peux te réjouir que l’agence ait encore un peu d’oseille pour couvrir les terrains difficiles avec de vrais opérateurs.

— Les gens se détournent de plus en plus des montages subventionnés. L’avenir, c’est nous, même si on a encore du mal à boucler nos budgets.

— Ça fait pas mal de temps qu’on burine ensemble, n’est-ce pas ?

— C’est vrai. Je dirais…

— Cinq ans tout ronds, Sacha. T’ai-je fait défaut une seule fois ?

— Non.

— Bon, donc on amortit tes frais, on complète ton matos et on te cède la main sur ton équipe. Les déplacements et la log sont pris en charge par les sponsors. Tu as jusqu’en juillet pour construire ce format autour de la criminalité environnementale. Libre à toi de traiter, entre temps, un sujet complémentaire à partir du journal de cette Isabel. Mais ça, c’est pour ta pomme. On se comprend ?

— Ça marche. »