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Un bébé, arraché aux bras de sa mère, est abandonné devant les portes d’un couvent. Vingt et un ans plus tard, un village est pris pour cible par des hommes de main. De cette tuerie, Angeline est l’unique survivante. Obligée de fuir, elle se met en quête de ses origines jusqu’ici demeurées mystérieuses. Cependant, la jeune femme trouvera bien plus que ce qu’elle était partie chercher, un combat acharné l’attend pour découvrir la vérité et occuper la place qui lui revient. Y parviendra-t-elle ?
À PROPOS DE L'AUTEURE
Pour
Émilie Marfil, l’écriture permet de créer son propre univers et faire naître des personnages évoquant différentes représentations de nos sentiments. L’héroïne de
Cybèle, son premier roman, incarne le courage, la détermination et la solidarité, des valeurs qu’elle souhaite partager avec ses lecteurs.
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Seitenzahl: 732
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Émilie Marfil
Cybèle
Roman
© Lys Bleu Éditions – Émilie Marfil
ISBN :979-10-377-8313-4
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Les elfes régnaient tels des garants de la paix et de l’harmonie. Cette vision du monde se révélait illusoire quant à la réalité que vivaient les civilisations. Et au-delà de leurs frontières, divers clans se soulevèrent. Mais la magie blanche des elfes se montrait sans faille, immuable, aucune tribu ne pouvait égaler leur pouvoir. Toutefois, au cœur des forêts enchantées, un autre peuple, doté de la magie, préparait dans l’ombre son insurrection. Pendant que les elfes s’occupaient de faire taire les révoltes, des mages se rallièrent et formèrent un petit groupe d’hérétiques dirigé par Carcina, l’une des deux filles de Lhégur, le maître des mages. Ses parents tentèrent par tous les moyens de l’en dissuader, ne cautionnant pas la magie noire pour arriver à leurs fins. Elioz, le chef des elfes, perça rapidement au grand jour les véritables ambitions de la jeune sorcière. Il jura de faire subir à son peuple de violentes représailles si Lhégur n’ordonnait pas son bannissement. Sous le poids des menaces, le chef des mages s’exécuta et trahit à contrecœur sa fille. Carcina et ses fidèles furent condamnés à vivre reclus dans les terres reculées. Certains dirent avoir aperçu errer la sorcière dans les montagnes abandonnées, mais rien ne confirma les rumeurs et au bout de plusieurs années, tous pensèrent que les mages noirs avaient succombé. Or il n’en était rien, Carcina préparait minutieusement sa vengeance. Elle entama une campagne afin d’enrôler le plus d’hommes à sa cause et la sorcière savait où les trouver. Dans les vastes contrées du Sud, les humains vivaient dans la misère et la peur. Dénués de toutes formes de magie, les peuples des terres magiques les considéraient comme des indigents, ne méritant ni estime ni reconnaissance. Toutes leurs tentatives d’insurrection restèrent vaines. Les mages noirs ne rencontrèrent aucune difficulté à les convaincre de rejoindre leurs troupes, pour la plupart des malfrats, des pirates et des brigands ; puis de jeunes hommes, des marchands, tous hommes aspirant à une vie meilleure vinrent agrandir les rangs. La sorcière créa une grande armée. Des années passèrent avant qu’elle ne puisse exécuter son plan. Le bruit courait dans tous les territoires que les jours de liesse touchaient à leur fin, menacés par une mystérieuse et abominable créature, que tous surnommaient « l’ensorceleuse ». Un vent de terreur envahit le monde. La première ère s’acheva dans le chaos. Carcina décima la dernière race de dragon connue pour son sang magique, les sierazur. En faisant boire ce sang à ses soldats, leurs forces se décuplèrent, les marques du temps eurent moins d’emprise sur eux et ils s’immunisèrent contre les maladies. La légion se mit en marche et extermina toutes traces de vie sur son passage. Quand elle atteignit les montagnes nordiques, elle encercla la forteresse des nains pendant des mois, laissant la famine sévir. Les nains attendirent l’aide des elfes, leurs alliés, mais ces derniers restèrent tapis, derrière les hauts murs de leur citadelle. Alors les nains n’eurent pas d’autre choix que de riposter. Mais ils accusèrent de lourdes pertes. Les rares survivants s’enfuirent, abandonnant leurs terres et leurs richesses. L’armée de l’ensorceleuse dévasta la plupart des contrées et le monde connut sa période la plus sombre. Jamais la sorcière ne montra son visage. Les rumeurs rapportaient qu’il s’agissait d’un esprit malfaisant, venu hanter et exterminer toutes traces de vie. La deuxième ère fut le berceau d’un monde bien différent, prônant la haine et le mal. L’ensorceleuse érigea un royaume, à la tête duquel elle mit le meilleur de ses soldats noirs, un dénommé Talmont. Il s’était distingué des autres guerriers par son ambition, sa sauvagerie et sa force supérieure. Il vouait un culte à l’ensorceleuse, lui obéissant avec ferveur et loyauté. De toute l’histoire, Talmont fut le seul mortel à infiltrer l’antre de la mage noire et voir sa véritable nature. Sous son masque de cruauté, la haine se consumait dans ses yeux, telles des braises ardentes. Talmont dirigea le royaume de l’ensorceleuse d’une main de fer. Il s’étendait sur une grande partie des contrées du Sud jusqu’aux montagnes nordiques. Les mages et soldats noirs surveillaient drastiquement les frontières et abattaient quiconque voulait s’en échapper ou y entrer. Les peuples devinrent des esclaves sur leurs propres terres, sous l’égide d’une régence impitoyable. Les ressources s’amenuisèrent, la misère et la disette ravagèrent les populations. La domination de la magie noire et du tyran Talmont dura plusieurs décennies sans qu’aucune communauté ne se révolte. Tous pensaient ne plus jamais connaître un monde meilleur. Cependant, des rébellions se levèrent au sein même du clan Talmont. Certains soldats noirs n’approuvaient plus la manière de gouverner de leur roi, la jugeant cruelle de la part d’un humain, qui jadis avait connu le dénuement. Ils refusaient que la tyrannie domine leur royaume et les coupe du reste du monde. Ils avaient prouvé leur ambition, leur force, et n’étaient plus le peuple indigent et dédaigné d’autrefois. Ce n’était pas en avilissant les autres civilisations qu’ils allaient gagner leur dignité. Les « infidèles », ce fut ainsi que l’ensorceleuse les surnomma, cherchèrent à abolir le règne de la magie noire. La sorcière tenta par tous les moyens de les faire taire, quitte à user de la torture pour démasquer les traîtres. Mais c’était sans compter sur l’incroyable ténacité d’un des leurs. Marco de Cybèle fut l’homme qui provoqua le destin. Il partit avec le peu de soldats qui s’étaient ralliés à lui et ils allèrent à la rencontre des civilisations à travers les différents territoires. Ils voyagèrent clandestinement, au péril de leur vie, durant des mois et furent reçus dans la plus grande discrétion. Ils se lièrent d’amitié avec Elioz et Titiana, les chefs du peuple elfique, avec Mariana, la dernière fille de Lhégur à la tête des mages depuis la mort de ses parents et avec la cheffe des fées, vivant cachée au sein des forêts enchantées. Ils grimpèrent dans les montagnes, n’écoutant que leur courage, pour aller à la rencontre des nains survivants. Ils passèrent ainsi plusieurs jours au sein de divers clans et tribus nomades. La nouvelle de la révolte des infidèles se colporta. Des écrits anciens rapportent qu’ils réussirent à déjouer l’attention de la garde de Talmont et des mages noirs et qu’ils passèrent les frontières. Ils pénétrèrent des territoires où aucun homme n’avait osé s’aventurer depuis la première ère. Les peuples des terres reculées refusèrent d’intervenir, ce n’était plus leur combat, ils avaient fui et reconstruit une vie loin de tout ce tumulte. Le long et fastidieux voyage ne servit à rien. Néanmoins, à force de conviction et de bravoure, toutes les civilisations au sein du royaume de Talmont et des terres magiques se joignirent secrètement à Marco pour faire front à la magie noire. Une terrible guerre éclata. Elle demeurait encore à ce jour la plus mortelle de l’histoire. Deux longues décennies d’horreur, de sang coulé pour qu’enfin, acculé, Talmont se donne la mort au sein de son château. Ses nombreuses femmes et enfants ainsi que le reste de sa garde furent contraints à l’exil. Le monde vainquit le roi tyran, mais l’ensorceleuse rôdait toujours. Les terres n’étaient plus qu’un tas de cendres, les villes ne reflétaient qu’un lointain souvenir de ce qu’elles avaient été au temps de la première ère. Certains territoires restèrent à jamais marqués par les maléfices. Parmi les plus fidèles défenseurs de la magie blanche se distingua Mariana, la jumelle de Carcina. Dès le commencement de ces terribles agissements, la mage savait qui se cachait derrière le masque de l’ensorceleuse. Talmont n’était que sa marionnette et maintenant que son fidèle soldat noir était mort, Carcina se retrouvait vulnérable. Mariana en profita pour fomenter un complot. La mage se servit du sang du dernier sierazur encore en vie pour lancer à sa jumelle un obscur maléfice. Ce fut l’unique fois où la magicienne mania la magie noire et plus jamais nous n’entendîmes parler de l’ensorceleuse. Les frontières du royaume de Talmont furent abolies et les territoires se rouvrirent au reste du monde. Tous reconnurent, Marco de Cybèle, comme leur sauveur. Le nouveau roi s’octroya les terres au sud-ouest de la frontière nordique qui devinrent le royaume de Cybèle, domaine des humains. Il reçut nombre de présents et de richesses inestimables en remerciement. Cybèle représentait l’emblème de la paix, du courage et du pouvoir. Dans les montagnes nordiques, les nains rebâtirent courageusement leur forteresse. Certains s’installèrent sur les terres magiques, les elfes leur offrirent leurs vallées en guise de réconciliation. Mais la plupart conservèrent leur rancœur et restèrent dans les montagnes. Lumia, la mythique citadelle des elfes, recouvrit tout son éclat en peu de temps. Le peuple des fées repeupla les forêts enchantées. Mariana conserva la grande cité des mages. Elle tenta de redorer l’image de son peuple, considéré comme le berceau de la magie noire. Celle qui avait annihilé sa propre sœur pour défendre le bien devint une alliée privilégiée et une personne de confiance pour Marco et ses descendants. Mariana scella cette alliance en faisant don au roi de trois anneaux protecteurs qui protégeaient sa famille contre toutes magies malfaisantes. Quant aux anciennes terres de l’ensorceleuse et des mages noirs, Mariana les bannit de la carte comme un territoire des plus dangereux, encore imprégné des mauvais sorts. Jamais personne ne chercha à se rendre dans les vallées perdues ou dans la haute tour d’argent. Les terres reculées demeurèrent mortes tout comme leur maléfique propriétaire. Quant aux vastes territoires du Sud, ils furent les laissés-pour-compte de la guerre des deux décennies. La loi du plus fort prévalait dans cette partie du monde. Les territoires sans régence abritaient diverses sortes de créatures se livrant bataille pour conserver leur territoire et leur indépendance. Les hommes bâtirent des cités, des villages, certains s’octroyèrent le pouvoir etappauvrirent les populations. Les grandes villes devinrent des carrefours incontournables pour tous les commerçants, marins, brigands et pirates. Beaucoup de marchandises circulaient, leur contrôle n’était pas aisé pour le royaume. Pour s’approvisionner en denrées, Cybèle commerçait avec les terres sans régence. Les souverains passaient des accords plus ou moins frauduleux avec les négociants. La flotte royale était la cible des pilleurs, nombreux furent les assauts. Le royaume déplorait la perte de cargaisons, ses navires étaient dilapidés et les équipages tués sans vergogne. Quant aux terres arides, à l’extrême sud, elles devinrent le territoire d’exil des Talmont. Au milieu du désert se construisit une ville, Talerne, à la réputation sombre et malsaine. Les Cybèle envoyèrent leurs armées pour éliminer définitivement la menace des Talmont. Le bain de sang qui s’en suivit n’épargna personne. Le royaume assura à ses sujets et ses alliés que les terres arides ne seraient plus jamais un danger pour quiconque. Quant au célèbre soldat noir, Marco de Cybèle, il mourut au sein de son château à l’âge de cent quatre-vingt-six ans. Il eut six enfants qui décédèrent avant lui. Même si du sang de soldat noir coulait dans leurs veines, les générations suivantes vécurent moins longtemps que leur aïeul. Seul l’aîné donna à Marco un descendant. Il épousa une riche courtisane qui mit au monde une fille et un fils. Le garçon mourut alors qu’il n’était qu’un enfant, mais la jeune fille, vécut presque aussi longtemps que son ancêtre. Elle donna à son tour naissance à un garçon qui était à présent le seul à faire perdurer le règne des Cybèle et garantir la paix du royaume. Il se maria très jeune et engendra deux filles, des jumelles, qui moururent à la naissance. Une troisième enfant naquit, Tissia. Elle se différenciait des autres enfants de son âge par sa force et son caractère. La jeune fille comprit rapidement son rôle prépondérant pour sauver le règne de sa famille. Dès sa naissance, tous les regards de la cour de Cybèle et du monde se braquèrent sur elle. Tissia fut proclamée reine à l’âge de neuf ans quand son père décéda. Elle était la dernière des Cybèle encore en vie. La mage Mariana, sa marraine et protectrice, demeura auprès d’elle et l’épaula les premières années dans son rôle de souveraine. À seize ans, Tissia épousa Carlos, dont l’aïeul était un des soldats noirs qui avait soutenu Marco lors de la guerre des deux décennies. De leur union naquit une fille, la princesse Léonore qui décéda dans d’obscures circonstances, laissant Cybèle sans avenir. La guerre des deux décennies restait encore aujourd’hui dans tous les esprits. Les cicatrices du passé refaisaient surface. Les rumeurs sur la descendance de la famille royale ne cessaient de croître. Et au centre de toutes les attentions, un nom revenait sans cesse et faisait frémir le monde. Nul ne savait quel serait l’avenir et tous craignaient des jours sombres.
Les deux amants couraient à travers les sous-bois sombres et humides. Ils entendaient les pas des chevaux de leurs assaillants, galopant au rythme effréné des battements de leurs cœurs. Depuis des jours, ils se terraient, tentant d’échapper à la vigilance des gardes. Mais ils avaient été débusqués et les soldats étaient à présent à leurs trousses. Tous les deux filaient aussi rapidement que leurs forces pouvaient le permettre, oubliant la fatigue, la peur et le froid. Les ronces griffaient douloureusement les jambes nues de la jeune femme. Elle tentait péniblement de talonner son ami, maintenant avec fermeté son ventre, car elle portait en elle le fruit de leur amour. Mais la future mère était à bout de forces. Au détour d’un chemin, elle trébucha et s’écroula brutalement sur le sol de la forêt. La mousse amortit sa chute, mais sa robe et son visage se mouchetèrent de terre noire. Le garçon s’arrêta immédiatement. Quand il se retourna, il la vit gisante au sol, effrayée, perdue. Néanmoins, son amour et son admiration envers elle étaient inébranlables. Elle l’implora de fuir, elle était exténuée, elle n’avait plus la force de se relever. Elle savait que les gardes ne lui feraient aucun mal, mais s’ils mettaient la main sur son ami, ils n’auraient aucune pitié. Les deux jeunes amants devaient se séparer, c’était leur seule chance de pouvoir un jour se retrouver. Mais le garçon ne pouvait se résoudre à abandonner celle qu’il aimait. Tiraillé, il resta figé telle une statue de pierre. Ils étaient tous les deux à l’origine de ce dilemme. Ensemble, ils pensaient avoir une chance d’élever leur enfant loin de tout ce tumulte. Malheureusement, cet amour qu’ils chérissaient allait devenir le souvenir d’un bonheur passé, oublié ; l’oublier… Aucun n’en aurait la force. Ils ne pouvaient vivre l’un sans l’autre, deux âmes sœurs liées pour l’éternité. Ils se scrutèrent une dernière fois puis le garçon se terra silencieusement parmi les buissons. Il regarda, atterré, les gardes hisser de force son amie sur le dos de l’un de leurs chevaux. Puis ils filèrent à travers les hauts sapins. La voie libre, le jeune homme tenta de se relever. Ses jambes fléchirent, son cœur se déchira, il entendit au loin les cris de son amie. Il chuta violemment à terre. À genoux, prostré, il demeura sans bouger des heures durant. Le silence revint, envahissant tout son être, semblable au vide qu’il ressentait. Dorénavant, il était seul et à cet instant, la mort serait moins cruelle et douloureuse que de se raccrocher au mince espoir de caresser son visage, de contempler son sourire, d’entendre une dernière fois le son de sa voix. La culpabilité le rongeait, il se sentait lâche et faible. Quant à la jeune fille, après de longues minutes à crier sans relâche le nom de son bien-aimé, elle s’assoupit. Elle demeurait belle au-delà de son tourment, calme, loin de la sombre réalité qui l’attendait à son réveil. La nuit tombait, froide, lugubre. Le hurlement de quelques loups s’éleva. Un hibou, dont les deux yeux jaunes luisaient dans la pénombre, les scrutait avec une curiosité menaçante. Il ne faisait pas bon de se retrouver la nuit tombée au milieu de ces bois. Les soldats étaient allés bien au-delà de leurs frontières et le monde dans ces contrées n’était pas hospitalier. Avec soulagement, les gardes aperçurent la lisière de la forêt. Ils rejoignirent à la hâte une diligence, garée dans une clairière, près d’une rivière. Une guérisseuse, vêtue d’une longue robe avec de nombreux jupons, vint à leur rencontre. Sous son foulard, une tresse noire tombait jusqu’aux creux de ses reins. Sa peau tannée laissait paraître ses rides et ses cernes sur son visage. Elle apparaissait nerveuse, car elle était parcourue d’un mauvais pressentiment. Elle s’avança jusqu’au cheval sur lequel était installée la demoiselle, toujours inerte. Elle ordonna aux soldats de l’allonger délicatement à l’intérieur de la diligence. Quand ils eurent terminé, ils s’éloignèrent et montèrent la garde. La vieille dame vint s’asseoir près d’elle, posa sa tête sur ses genoux et caressa doucement son visage. Elle veilla précautionneusement sur elle, jusqu’à ce que, à son tour, elle s’endorme. Plus tard dans la nuit, la jeune fille se réveilla en criant. Son teint devint blafard, des perles de sueurs glissèrent le long de ses tempes. Elle se tordait de douleur, tenant péniblement son ventre. Le travail commençait et l’enfant allait naître. La guérisseuse alerta les gardes et leur ordonna de redoubler de vigilance. Elle débuta des supplications pour que le petit être soit en vie. Les plaintes lancinantes de la jeune femme durèrent jusqu’au matin. Quand les rais de lumière pointèrent l’horizon, les soldats entendirent enfin les premiers pleurs du bébé. Ils s’avancèrent jusqu’à la diligence, entrouvrirent timidement les portes et virent avec stupéfaction la jeune femme tenant son enfant au creux de ses bras. Tous admirèrent avec dévotion et indulgence celle qui était devenue mère et qui avait survécu. Mais désormais, pour de bonnes raisons, la peur ne la quitta plus. Le chemin du retour promettait d’être périlleux. Plusieurs jours de route les attendaient et la présence de l’enfant à bord, éveillait la curiosité sur leur passage. Ils devaient conserver leur anonymat pour garantir leur sécurité. La situation des terres sans régence se dégradait, les mauvaises rencontres n’étaient pas rares dans ces contrées. Ils galopaient nuit et jour, empruntant des chemins peu usités. À l’intérieur de la diligence, les deux passagères n’échangeaient aucun mot, aucun regard. Seuls les gémissements du nouveau-né perçaient le lourd silence. La jeune femme le serrait fort contre elle, emmitouflé dans des couvertures pour le réchauffer. Le petit être n’avait que quelques jours et il révélait une beauté spéciale. Éveillé, il ouvrait de grands yeux ébahis, curieux de découvrir le monde qui l’entourait. Enfin, ils arrivèrent à leur destination. La mère et son enfant furent emmenés dans une chambre. Elle ne dormit plus, veillant nuit et jour sur son protégé. Elle survécut pour son amant, pour leur enfant. Elle attendit son retour : il avait promis de venir les sauver. Elle espéra durant de longues semaines et vit, par l’unique petite fenêtre de sa chambre, les premiers flocons de neige tomber gracieusement du ciel. La jeune femme se rendit à l’évidence, il n’avait pas survécu. La douleur qu’elle ressentit à cette pensée n’était rien face à celle qu’elle endura quand on vint lui arracher sa fille des bras. À présent, la jeune femme n’avait plus aucune raison de vivre. La seule pensée qui la hantait était de mettre fin à son calvaire.
Quelques jours plus tard, au sein des terres sans régence
Le fiacre filait à vive allure le long des divers paysages. Les voyageurs ne descendaient que pour se ravitailler et trouver un abri pour la nuit, essayant, autant que faire se peut, de passer inaperçus. Une femme, à bord, d’une élégance rare, était emmitouflée dans un grand manteau de laine blanc. Peu de personnes étaient dans la confidence de ce voyage, seuls un cocher, deux gardes et une gouvernante l’accompagnaient. Le regard de la dame, figé dans le vide, tentait d’échapper aux cruelles pensées qui la hantaient. Elle avait longuement réfléchi avant d’entreprendre ce périple, mais la situation ne lui laissait pas la moindre échappatoire. Elle était dans l’obligation d’agir même si ce choix lui déchirait le cœur. Certaines décisions contraignent inéluctablement au désarroi, elle le savait amplement. Néanmoins, la dame ne perdait rien de sa grâce et de sa prestance, car même si les derniers jours l’avaient plongé dans une grande tristesse, elle conservait son aplomb et sa dignité. Sa gouvernante, assise face à elle, une jeune fille d’apparence fragile, baissait les yeux, accablée et impuissante. À chaque fois qu’elle trouvait la force de lever son regard, elle témoignait à sa maîtresse toute sa déférence. Son mari, lui-même, ignorait la véritable raison de ce départ précipité. La femme avait prétexté une soi-disant entrevue confidentielle. Elle s’était dérobée sans de plus amples explications, laissant planer un grand mystère autour de son véritable dessein. À l’intérieur de la voiture, on ne dénombrait pas seulement quatre passagers. Dans les bras de la servante, un bébé se nichait chaleureusement. Il avait le regard envoûtant vert émeraude des océans et la beauté ravissante d’une nuit chaude d’été. Sa frimousse d’ange, pâle comme la neige, lui avait valu le doux prénom d’Angeline. L’enfant choyée, au centre des attentions, semblait être la seule apaisée. Elle dormait, à poings fermés. Lorsqu’elle se réveillait, elle souriait à sa nourrice. Cette dernière avait pris soin d’elle, depuis son arrivée avec sa jeune mère. La diligence approchait de sa destination, Luneval, un village côtier détenant un des plus importants ports de pêche et de commerce des terres sans régence. Le climat, comme toujours à cette époque de l’année, était abominable. Il était difficile de discerner la route. Un rideau de pluie s’était formé devant le fiacre. La nuit tombait, les passagers sentaient la fatigue peser d’heure en heure. Par les fenêtres, les gardes guettaient les rues, désertes et silencieuses à cette heure tardive. Dans l’obscurité, il devenait périlleux de s’orienter dans les multiples allées escarpées, surtout pour des étrangers. Quelques minutes plus tard, le cocher arrêta la diligence. La femme au grand manteau blanc souleva le rideau. Elle ne voulait laisser aucune trace de son passage en ces lieux. Le voyage jusqu’à présent s’était déroulé sans encombre, tout proche de son but, elle ne laisserait rien au hasard. Seuls les hennissements de fatigue des chevaux et leurs sabots résonnèrent sur les pavés. Le bruit des volets les fit tressaillir, ce n’était que le vent qui les avait décrochés. Ce dernier ne cessait de gronder et redoublait d’intensité. Sans une parole, la dame se contenta d’un signe de tête formel à sa domestique. Cette dernière comprit qu’il était temps de se séparer du bébé. Elle descendit avec l’enfant dans les bras, la déposa fébrilement sous le porche du couvent. Elle sonna la cloche en étain de trois coups, comme indiqué sur la grande porte et après un ultime regard, elle remonta à bord, grelottant de froid. L’attelage fila aussitôt dans la nuit. La dame au manteau blanc resta impassible, scrutant sa gouvernante, en sanglots. Pourtant, au plus profond de son âme, elle hurlait de désespoir. Elle ignorait si un jour elle reverrait celle qu’elle abandonnait. La culpabilité et la tristesse étaient insoutenables, mais c’était ainsi, jamais elle ne laissait paraître ses émotions. Elle imaginait les répercussions terribles de son acte, craignant que le pire ne fût arrivé pendant ses longues semaines d’absence. Ce qu’elle redoutait le plus allait malheureusement se réaliser, car c’était le destin de sa famille et elle n’y pouvait rien. Sous le porche du couvent, la fillette criait de toutes ses forces. Les larmes ruisselaient le long de ses petites joues jusqu’aux commissures de ses lèvres, bleuies par le froid. Son instinct ne l’avait pas trahi. Dès sa naissance, elle avait ressenti l’amour impossible des personnes qui l’entouraient. Elle n’avait pas profité longtemps des caresses et bras de sa mère. La sœur Agatha, qui ne dormait toujours que d’un œil, s’était empressée vers l’entrée du cloître. Elle détestait le tintement aigu de la cloche à pareille heure, ce ne pouvait être qu’une triste circonstance. Des enfants abandonnés, le couvent en accueillait souvent. La plupart étaient très jeunes, provenant de familles miséreuses ne pouvant plus subvenir à leurs besoins. Les sœurs s’en occupaient avec dévouement et bienveillance jusqu’à ce qu’elles trouvent une famille d’accueil. Par acquit de conscience, Agatha scruta la rue, mais elle ne vit personne. La sœur s’agenouilla et admira le bébé. Il était chaudement enveloppé dans un linge blanc raffiné, surmonté de fines dentelles. Des frissons la parcoururent. C’était la première fois qu’elle ressentait une telle émotion face à un enfant abandonné. Elle resta subjuguée par la beauté pure que le petit être dégageait. La fillette lui sourit, elle se sentit de suite en sécurité dans ses bras. Elle amena l’enfant à l’intérieur pour la réchauffer près de l’âtre. Le feu de cheminée lui redonna instantanément des couleurs même si son teint demeurait très pâle. Agatha détacha la lettre, épinglée au linge. Cette dernière informait de son prénom, mais rien ne renseignait ses origines ni les raisons de son abandon. Il était stipulé que l’argent servirait à parfaire son éducation et son instruction. La somme ne laissait aucun doute sur le rang social très favorisé de la famille. La sœur prit soin de l’enfant, elle lui donna à manger, la cajola tendrement dans le grand salon. Bercées dans le fauteuil à bascule, elles s’endormirent toutes les deux au bout de quelques heures. Ce fut la lumière timide des rayons du soleil peinant à percer entre les volets entrebâillés qui les réveilla. Quand la religieuse annonça la venue de l’enfant à la mère supérieure, cette dernière ne parut étrangement pas surprise, mais rassurée par la nouvelle. Étant de nature vive et curieuse, Agatha avait observé ses moindres faits et gestes pendant des semaines et elle avait remarqué un changement radical dans l’attitude de sa supérieure. Bouleversée, en proie au doute, elle avait reçu des courriers confidentiels et s’était absentée plusieurs fois sans informer personne du lieu où elle se rendait. La jeune sœur perçut beaucoup d’affection quand la mère supérieure l’informa qu’Angeline ne serait pas soumise à l’adoption. Elle demeurerait exceptionnellement au couvent jusqu’à ses vingt et un ans, âge de son émancipation. Les religieuses ne devaient parler du bébé à personne en dehors de l’enceinte du couvent, son existence devait être tenue secrète. Depuis ce jour, malgré son très jeune âge, la sœur aima et choya Angeline comme aurait pu le faire une mère. Au bout de quelques mois de bons soins, Agatha fut nommée tutrice d’Angeline et elle assurait ce rôle à la perfection. Présente chaque nuit lorsque la petite faisait des cauchemars, elle l’étreignait pendant des heures, lui susurrant dans le creux de son oreille de douces berceuses pour l’apaiser. Elle la nourrissait, la langeait, la baignait, la promenait dans les jardins du cloître. Agatha ne quittait jamais la fillette et la regardait grandir avec émerveillement. Elle assista à ses premiers pas alors qu’Angeline était à peine âgée d’un an. Chaque soir, elle lui lisait des histoires de princesses, de sorcières et de dragons. Enfant, Angeline ne tenait pas en place, ce qui ne manquait pas de mettre la mère supérieure dans des rages folles, mais amusait prodigieusement Agatha. La sœur souriait de ses bêtises, ce qui incitait la petite à recommencer de plus belle. Agatha la surnommait « son souffle de bonheur ». Elle l’aimait comme sa fille. Chérie par les sœurs, la fillette ne manqua de rien. Agatha s’occupa de son éducation et de son instruction jusqu’à ce qu’elle ait sept ans et soit en âge de suivre des cours. Les années passèrent, la relation entre Angeline et Agatha évolua, mais la sœur demeura sa fidèle et unique confidente au sein du couvent. Angeline devint une jeune fille insouciante et un tantinet rêveuse.
Couvent de Luneval, de nos jours
J’atteignais l’âge de l’émancipation, vingt et un ans. Dans ma tête, c’était synonyme de liberté. Le prieuré, aussi chaleureux était-il par la présence rassurante et affectueuse des religieuses, restait triste pour une demoiselle emplie d’énergie et de rêves. À part Agatha, la plus jeune des sœurs de dix-sept ans mon aînée, je n’avais personne de mon âge avec qui converser. Les autres enfants abandonnés étaient envoyés à l’orphelinat où les religieuses leur trouvaient une famille d’accueil. Aucun d’eux ne restait plus de quelques mois dans l’enceinte du couvent. Les sœurs m’enseignaient leur art de vivre, je ne ressentais pas leur foi et leur croyance, mais leur spiritualité et leur dévouement sans faille me fascinaient. Le monde à l’extérieur m’était inconnu, car je sortais rarement en dehors de l’enceinte du couvent. Les seules fois où j’avais eu l’autorisation d’aller au village faire des commissions, j’étais accompagnée par l’une des religieuses. Nous avions ordre de ne parler à quiconque sous peine d’être sévèrement châtiées. Je me faisais passer pour une jeune sœur. La mère supérieure ne tolérait aucune entrave à son règlement. C’était une femme dure, mais derrière son apparence austère, elle révélait une extrême gentillesse. Mes journées se limitaient à la prière, la lecture, les leçons d’écriture et autres disciplines prodiguées par le précepteur et par le père Vasquez ; ce qui, entre nous soit dit, ne me passionnait guère. Le père Vasquez, un homme d’une corpulence généreuse avec des joues toutes rouges, se montrait toujours très patient. J’étudiais jusqu’à ce que je sache parfaitement mes leçons. Et le père Vasquez, pris dans son élan, discourait des heures sur un même sujet. Je me contentais de le fixer, mes yeux tendaient parfois à se fermer, alors je hochais la tête de temps à autre pour faire bonne figure. Je me concentrais sur le cliquetis de la trotteuse sur la grosse pendule suspendue au-dessus de la porte. Elle me rappelait les longues minutes à subir encore ce flot de paroles. D’un coup, il haussait subitement la voix ou tapait violemment la paume de sa main sur son bureau, manquant de me faire chuter de ma chaise. Après les cours, j’aidais les sœurs dans les jardins et potagers, c’était ma récréation. Agatha avait toujours pris soin de moi, elle était la personne qui me connaissait le mieux. À mon grand dam, elle devinait mes cachettes et me retrouvait quand je me dérobais pour échapper à mes leçons. Elle était toujours restée en retrait quant aux raisons de mon abandon. J’avais tenté d’en parler de nombreuses fois, mais elle trouvait toujours un moyen pour mettre fin à la conversation. Je me posais beaucoup de questions. La seule chose qui me restait de mes origines était la couverture brodée qui m’enveloppait la nuit où Agatha m’avait récupérée. À chacun de mes anniversaires, je recevais des présents, de l’argent, des livres, des toilettes. La mère supérieure me les déposait dans ma chambre. Depuis des mois, je réfléchissais à mon émancipation, je projetais de retrouver mes origines. La mère supérieure et Agatha me préparaient assidûment à devenir indépendante. Elles me répétaient maintes et maintes fois, fastidieusement, les responsabilités que devait endosser une jeune fille de mon âge. Cependant, depuis quelques mois, un sujet plus important tourmentait les religieuses. La mère supérieure s’absenta plusieurs fois. Même Agatha n’était pas au courant de la véritable nature de ces déplacements. Les questions fusaient dans mon esprit. Personne ne me parlait de la vie en dehors des remparts du prieuré. Mais je lisais dans les regards des sœurs de la peur que l’avenir les effrayait. J’ignorais la cause de ce qui pouvait tant les terroriser. Je prêtais l’oreille au détour des couloirs pour surprendre une conversation. J’avais appris que des rivalités sévissaient dans les terres arides et envahissaient peu à peu les territoires sans régence. Les religieuses évoquaient une rumeur concernant un homme dont je n’avais pas retenu le nom, mais qui leur donnait des sueurs froides. Malgré les tensions qui s’accentuaient au sein du couvent, les journées se déroulaient de façon ordinaire. Nous nous levions à l’aube au son des cris de la mère supérieure et du tintement de la grosse cloche afin d’assister à la messe de six heures. Je me hissais difficilement au-dessus du monticule de draps et de couvertures que j’avais amassés durant la nuit. J’étais de nature frileuse et j’aimais me pelotonner quitte à avoir trop chaud. Après toutes ces années, je n’avais jamais réussi à m’habituer à ce rituel matinal. J’émergeais avec morosité de mes rêves. Mais le règlement prévalait pour chacun des membres de l’institution, je n’y échappais pas. Qui plus est, la mère supérieure, m’entendant un matin fredonner dans les couloirs, avait décrété que dorénavant, je ferais partie de la chorale. Une activité parmi tant d’autres qui s’ajoutait à mes journées déjà bien remplies ! Ce matin, à mon arrivée devant la chapelle, les yeux encore mi-clos, elle se plaignit de mes cheveux en bataille, de mes vêtements non assortis et de mon attitude désinvolte. Agacée, elle me consigna dans ma chambre, maugréant que ce n’était pas en agissant de la sorte que je deviendrais une femme responsable et respectable de ce monde. Plus tard, j’exercerais des responsabilités et je devais me montrer à la hauteur de mes ambitions. Tout son charabia restait flou. Je n’eus pas à subir la messe ce matin alors je repris avec délectation ma nuit là où je l’avais durement quittée. Sur mon édredon, je vis un petit paquet emballé dans un tissu de soie bleu, sûrement le présent pour mon anniversaire prochain. Quand je l’ouvris, je fus subjuguée par la beauté du bijou, une bague sertie de rubis et surmontée d’une magnifique émeraude. Je soulevai le paquet, le renversai au-dessus de mon lit, l’agitai de toutes mes forces, espérant qu’une lettre en tombe. Mais une fois de plus, le mystère demeurait. Je soupirai, déçue, mais la joie se ranima quand j’admirai la bague briller autour de mon annulaire. Avant le déjeuner, Agatha vint me chercher et leva ma punition. Nous nous rendîmes en cuisine afin d’aider les sœurs à la préparation du repas. Il se déroulait dans l’immense salle à manger derrière le patio central. De longues tables en bois de chêne clair y étaient disposées avec des bancs. Les religieuses s’affairaient à mettre les nombreux couverts. La pièce était conviviale, les grandes ouvertures donnaient sur la cour principale du prieuré. Tout le monde s’installa, prêt à savourer le repas après que la mère supérieure eut prononcé le bénédicité. Mais aujourd’hui, pour la première fois, elle me convia à le réciter à sa place, à la surprise de toutes les tablées. Tous les regards se posèrent sur moi. Après quelques hésitations et balbutiements, je ne m’en sortis pas trop mal et nous pûmes enfin déguster notre déjeuner drastique, mais savoureux. Le couvent était immense, il possédait de très grands parcs et de nombreux potagers. Les sœurs cultivaient elles-mêmes les légumes et les fruits que nous mangions, nous pouvions ainsi nourrir toute la communauté à moindres frais. Les temps étaient durs et les économies, aussi minimes fussent-elles, étaient non négligeables. Nous ne mangions que très peu de viande, en l’occurrence, le poisson garnissait souvent nos assiettes les dimanches quand le père Vasquez se joignait à nous. Luneval était une ville côtière et le poisson était la denrée la moins chère que nous puissions trouver. Notre après-midi fut consacrée à la broderie pour confectionner les nappes pour le repas dominical avec le prêtre. L’atelier se déroula dans le plus grand silence, surveillé de près par la mère supérieure. Elle faisait des allées et venues dans les rangs pour superviser notre travail fastidieux et minutieux. Le soir venu, mes mains avaient doublé de volume et le bout de mes doigts était devenu rouge vif. Je sentais une douleur lancinante jusque dans mes épaules. Le dîner fut servi à dix-huit heures précises et une heure plus tard, nous nous retrouvions chacune dans nos chambres. Le ciel s’obscurcissait doucement, je sentais le souffle du vent glacé à travers la fenêtre mal isolée de ma chambre. Durant la période hivernale, Luneval était un lieu peu attrayant pour quiconque s’y aventurait. Il pleuvait chaque jour et le vent grondait toutes les nuits. Le soir tombait rapidement, les hivers étaient lugubres et longs. Mais j’étais habituée, je n’entendais presque plus le vent claquer contre ma vitre sauf lorsque je portais volontairement mon attention sur ce dernier. Cette nuit-là, comme toutes depuis que j’étais enfant, je m’endormais avec un roman d’aventures que je dévorais jusque tard dans la nuit, cachée sous mes draps, lanterne à la main pour ne pas éveiller le moindre soupçon de mes échappées littéraires. J’ignorais l’heure qu’il était lorsque j’entendis avec sursaut des bruits inhabituels dans le couloir. Le règlement était clair, personne ne devait sortir de sa chambre après dix-neuf heures sauf en cas d’urgence afin de prévenir la mère supérieure. Il faisait encore nuit noire quand je fus subitement réveillée par une rafale de coups contre ma porte. Je crus que quelqu’un était venu se fracasser contre cette dernière. Je vis le loquet se tourner difficilement et Agatha apparut, sa silhouette se dessina sombrement dans l’encadrement. J’entendis avec effroi des cris venir du bout du corridor, je me raidis de peur. M’habituant petit à petit à la pénombre, je remarquai le teint blême de la religieuse qui me dévisageait étrangement. Les traits de son visage étaient différents de ceux de d’habitude, ils reflétaient le désespoir et le néant. Elle tenta péniblement de plonger son regard dans le mien et la gorge serrée, elle cria avec le peu de forces qui lui restaient.
— Sauve-toi, Angeline ! Il ne faut pas qu’ils te trouvent ou ils te tueront ! Elle lâcha brutalement la poignée et s’effondra sur le sol. Une mare de sang émergea de dessous sa poitrine puis coula en un sillon rouge vif le long de son corps inerte. J’accourus vers elle, je m’accroupis, mis mon index le long de son cou, mais je ne ressentis plus aucun battement de cœur. Je me penchai vers sa bouche entrouverte, plus aucun souffle n’en sortait. Je lui fermai délicatement les paupières et caressai son visage encore tiède.
À présent je le sais,
J’aurais été incapable de te quitter.
Je veux graver ton visage dans ma mémoire,
À ma pâle et frêle existence,
Tu avais donné un sens.
Ma mère de cœur, mon amie, ma confidente.
Dans les couloirs, les pas des assaillants se faisaient de plus en plus oppressants et les cris des autres religieuses se rapprochaient. Je me hissai par la fenêtre et me laissai tomber par terre. À l’extérieur, le spectacle était terrifiant. Les hurlements de peur et de souffrance s’élevaient de toutes parts. Ces hommes étaient venus pour nous tuer et ils n’avaient aucune limite dans l’accomplissement de leur cruel dessein. Grâce à mon agilité et à mon jeune âge, j’arrivai habilement à me faufiler le long des façades sans qu’ils m’aperçoivent. Le vent et la pluie avaient redoublé et fouettaient violemment mon visage, il faisait extrêmement froid. Je récupérai à la hâte un châle à une des sœurs qui gisait dos à terre sans avoir la force et le courage de fixer son visage plus de quelques secondes. Les victimes étaient méconnaissables. Sous les coups des assaillants, leurs visages étaient en sang, tuméfiés et déformés par la peur. Il me fallait absolument sortir du couvent, sans quoi je subirais le même châtiment. Les dernières paroles d’Agatha, impensables sur l’instant, me paraissaient à présent limpides. Ces hommes étaient des tueurs, ils n’auraient aucune pitié pour moi, comme ils n’en avaient eu aucune pour elles. Heureusement, je connaissais les passages discrets pour fuir sans que personne ne me surprenne. Je le faisais souvent pour éviter les leçons interminables du père Vasquez, mais cette fois-ci, mon cœur tambourinait comme jamais dans ma poitrine. J’avais si peur de me retrouver nez à nez avec l’un de ces assassins ! J’entendis du bruit non loin, des pas lourds résonnèrent et deux voix s’élevèrent. À la hâte, je me tapis derrière un buisson. Ses épines m’entaillèrent douloureusement la peau, mais je restai silencieuse, me mordant les lèvres pour ne pas geindre.
Je dus m’endormir ou perdre connaissance des heures durant, car lorsque je repris mes esprits, j’étais paralysée par le froid et la terreur. Je ne sentais plus l’extrémité de mes mains et de mes pieds. Le jour se levait à peine, la vision et l’odeur que je perçus en me redressant me soulevèrent le cœur. Je n’avais qu’une hâte, partir loin, oublier cette nuit cauchemardesque. Après m’être changée avec les quelques habits que je dénichai à l’aumônerie, l’unique endroit que nos assaillants n’avaient pas mis à sac, je me vêtis d’une chemise, d’un pantalon, de bottines et d’une grande cape grise qui me recouvrait la tête. Doucement, je me faufilai le long des corridors, le silence était pesant. Je passai devant le bureau de la mère supérieure en fixant la porte entrouverte avec effroi, imaginant le spectacle abominable à l’intérieur. Le gros crucifix en bois accroché au-dessus de l’entrée pendait négligemment, sûrement avait-il été arraché dans le tumulte. Enfin, j’arrivai devant la grande porte. Avec dextérité, je l’ouvris sans qu’elle grinçât et je me retrouvai dans la rue, livrée à moi-même. Je n’avais rien sur moi, juste quelques sous et un bout de pain que j’avais récupéré dans les cuisines. N’ayant pas l’habitude de m’orienter dans Luneval, je peinai à trouver mon chemin. La voilà ma liberté, je n’avais pas imaginé telle émancipation !
J’atteignais le cœur du village, le port de Luneval. La mer était ma meilleure chance de fuir au plus vite cet endroit. J’avais entendu les religieuses parler des terres royales, une partie sûre des contrées du Sud. Je décidai de m’y rendre, bien crédule de croire qu’une petite orpheline des terres sans régence ait une chance de traverser les frontières du royaume. L’aube à peine levée, le port grouillait de monde. Les marchands criaient depuis leur étal le prix de leurs poissons. Les mendiants, amassés sur le bord des routes, quémandaient quelques pièces. Un groupe d’enfants se chamaillait pour un bout de pain. Quand l’un d’eux s’en saisit, il dévala à toute allure l’allée manquant de me faire chuter. Les villageois allaient et venaient sans prêter attention les uns aux autres. Je suivis un groupe de matelots, ils riaient fort. Sur le port, un capitaine cherchait des hommes pour son équipage. L’homme pestait du haut du pont de son navire, clamant que le Minestra cherchait des marins à son bord. Il énonça avec beaucoup de suffisance son nom, le capitaine Tom Belek. Aussitôt, un des matelots que je suivais alla rejoindre son équipage. Le capitaine signala que le Minestra partait d’ici quelques heures en destination d’une grande cité portuaire du royaume de Cybèle. Exactement là où je souhaitais me réfugier. Le Minestra m’offrait une opportunité en or. Je rentrai à la hâte dans une des tavernes qui longeaient le quai et je me dirigeai vers un endroit à l’abri des regards. J’attachai mes cheveux, réajustai ma cape pour ne laisser apparaître aucune mèche et je rafistolai au mieux mes vêtements. J’ôtai ma bague et la cacha à l’intérieur de l’une des poches de mon pantalon. Habillée et coiffée de la sorte, je paraissais un jeune homme frêle, certes, mais assez ressemblant. En sortant, je dérobai discrètement dans l’âtre de la cheminée un peu de suie pour m’en barbouiller le visage et cacher mes traits féminins. Le tavernier me fixa étrangement, se demandant s’il n’avait pas abusé de la bière.
Tom Belek était un homme d’un âge mûr. Ses rides et ses traits marqués témoignaient de ces années à parcourir sans relâche les mers et les océans du monde entier. Je le trouvai peu regardant sur la façon d’engager ses matelots, mais j’étais soulagée qu’il m’accepte à son bord. Le Minestra était un moyen rapide et sûr de quitter la cité de Luneval. Belek nous fit prendre congé, nous ne partions que dans quelques heures et il avait des affaires à conclure avant de prendre le large. Je décidai d’errer aux alentours, manger, me rafraîchir en attendant le départ. Un marchand poussant une carriole remplie de tissus me bouscula, il marmonna des injures à mon égard, je lui bouchais le passage. Je me poussai pour le laisser passer, il continua à pester puis s’éloigna. Les rues de Luneval étaient sinistres et sales, des odeurs nauséabondes d’urines et de poissons pas frais s’en dégageaient. Des restes de victuailles et de crustacés traînaient le long des ruelles pavées. Les gens paraissaient très pauvres, n’ayant rien à se mettre sur le dos malgré le froid glacial de la saison. Certains avaient leurs habits déchirés. Les enfants tenaient les étals comme les adultes. Même très jeunes, ils travaillaient dur, habitués à cet environnement peu engageant. L’un d’eux se trouvait dans une venelle, à l’écart. Il était assis par terre en sanglots, se tenant le pied, il avait trébuché et s’était tordu la cheville. Je regardai autour de moi, personne ne lui prêtait attention. Je me faufilai dans l’étroite allée, m’éloignant de la rue principale. Arrivée à sa hauteur, je m’agenouillai près de lui quand tout à coup, il se releva tout guilleret. Il fit un clin d’œil au-dessus de lui. J’eus à peine le temps de lever la tête et de réagir qu’un autre gamin, plus âgé, me sauta dessus en voulant me voler. Je me débattis tant que je pus jusqu’à ce que je sente la lame acérée de son couteau, appuyée fermement contre ma gorge. Quelqu’un hurla au loin et les deux sacripants s’enfuirent. Le jeune homme qui avait crié s’approcha rapidement de moi. Il m’aida gentiment à me relever en m’offrant sa main.
J’inspectai rapidement mon corps à la recherche d’une éventuelle blessure ou trace de sang.
Je repris mes esprits et fouillai énergiquement mes poches, je n’y trouvai qu’un mouchoir en tissus.
Il m’emmena dans une auberge. Les hommes adossés au bar parlaient fort, enivrés, une bagarre éclata. Personne n’y prêta attention et les deux énergumènes furent jetés dans la rue par l’aubergiste où ils continuèrent leur échauffourée dans la plus grande indifférence des villageois. L’ambiance n’était pas pour le moins rassurante.
Je me sentis bête, je cherchai désespérément un nom, le premier qui me vient à l’esprit fut :
Son nom sonna dans ma tête comme une joyeuse mélodie dont on ne pouvait se défaire.
Samuel Délucas était un jeune homme agréable à regarder, captivant et jovial. Ces cheveux blonds reflétaient des reflets dorés à la lumière du soleil. Il était beau et il le savait. Il souriait aux jeunes filles qui nous servaient, et qui tombaient toutes sous l’emprise indéniable de son charme. Il devait avoir seulement quelques années de plus que moi et pourtant, il avait parcouru une grande partie des mers. Il me conta avec enthousiasme ses voyages, me décrivit les paysages fabuleux et luxuriants qu’il avait découverts. Il semblait n’avoir aucun doute sur ma supercherie, j’avais gagné sa confiance, tous mes artifices fonctionnaient à merveille. Il fut l’heure de repartir, nous nous dirigeâmes vers le port rejoindre le navire. Je suivis Samuel dans le dédale des rues de Luneval ne sachant plus où nous nous situions. Lui était à son aise dans toute cette effervescence. Nous empruntâmes des raccourcis et quelques minutes plus tard, je le vis. Le Minestra se démarquait de tous les autres bateaux amarrés au port. À la clarté du jour, sous les rayons du soleil pointant entre les nuages, il était sans conteste le plus beau et le plus grand de tous les navires. Tom Belek se rua sur le pont, il ordonna de prendre rapidement place, nous partions prestement. Je n’étais jamais montée sur un bateau, la présence de femmes y était formellement proscrite. Selon les croyances des marins, ces dernières portaient malheur, entraînant avec elles la ruine, la famine ou la maladie. De vieilles histoires racontaient que des équipages entiers avaient été disséminés par des tempêtes ou de mystérieuses contagions après qu’une femme eut été découverte à bord. Je suivis Samuel qui me montra avec patience les tâches à accomplir. Il remarqua mon peu d’expérience, mais je réussis tout de même à l’imiter et à exécuter les ordres. Le Minestra s’élança élégamment vers l’horizon, quittant la terre ferme pour un périple de plusieurs mois. Les enfants accoururent le long du quai pour nous lancer des au revoir. Les mères pleuraient le départ de leurs fils, les femmes, celui de leurs maris dont elles ignoraient le moment où elles allaient les retrouver et les serrer à nouveau dans leurs bras.
Nous étions trente-deux matelots à bord, l’un des marins faisant office de médecin, un cuisinier et ses commis, et les hommes de main de Belek. Samuel avait pour rôle de répartir les tâches entre les marins et il veillait à la bonne entente au sein de l’équipage. De tous les matelots, j’étais sans conteste le plus gringalet, mais personne ne releva ce détail et la vie à bord du navire s’organisa rapidement. Malgré ce que Samuel me disait au sujet de Belek, le capitaine du Minestra ne m’inspirait aucune confiance. Samuel me parla du royaume de Cybèle et de ses majestueuses citadelles. Lorsqu’il était enfant, il s’y était rendu avec son père, navigateur dans la marine royale. Selon lui, il n’existait pas de plus merveilleux endroit sur terre. Durant les premières semaines de navigation, nous épanchâmes de nombreux tumultes avec des vagues d’une hauteur impressionnante. Les océans, tantôt calmes, tantôt déchaînés, me subjuguaient chaque jour davantage, tant par leur mystère que par leur immensité. Avec l’aide d’un des matelots, un vieux loup de mer surnommé Bif, j’apprenais à les apprivoiser et à prédire leurs prochaines colères. C’était un travail fastidieux basé sur de nombreux calculs et l’utilisation d’outils de mesure improbables. Bif était un savant fou. Il passait ses jours et ses nuits, enfermé dans sa cabine, à tracer sur des cartes des symboles et des calculs incompréhensibles. Mais la plupart du temps, il nous évitait les perturbations et grâce à son travail, notre route se déroulait sans encombre. À bord, nous étions bien nourris et bien traités. Tom Belek savait récompenser le travail de ses hommes. Tous les soirs, le vin et le rhum coulaient à flots sur le navire et les marins, sous l’effet des breuvages, se livraient à quelques confidences peu flatteuses. Samuel était travailleur, courageux et un tantinet rêveur. Nous apprenions à nous connaître et une forte complicité naissait. Il me raconta que son père était mort lors d’une mission pour la reine lorsqu’il était enfant. Son navire s’était fait attaquer par des pirates et tout l’équipage fut massacré. Samuel n’avait pas connu sa mère, elle était morte en lui donnant la vie, à la suite d’une hémorragie. Nous avions un point commun ; nous étions tous les deux sans famille. Il fut élevé par des proches de ses parents. Il était parti très jeune et n’avait plus jamais revu ses adoptants. Je me sentais bien en sa présence, toutes mes peurs s’effaçaient grâce à l’un de ses sourires. J’eus souvent l’envie de lui dire la vérité sur mon identité, mais cela s’avérait trop risqué. Nous naviguions depuis presque un mois quand nous atteignîmes les océans du sud, au large des terres arides. Les mers étaient dangereuses dans cette partie du territoire, nous devions traverser la baie des pirates pour rejoindre les terres royales. Tom Belek nous indiqua que d’ici quelques jours, nous ferions une brève escale sur l’île de Gorgia. Il devait y effectuer une « livraison spéciale ». Il ne nous donna pas plus de détail, mais les ordres étaient les ordres et nous devions obéir, là était notre crédo à bord du Minestra. Comme m’avait prévenue Bif, les questions n’étaient pas les bienvenues, seulement je n’arrivais pas à contrôler ma curiosité et j’essayais par tous les moyens de découvrir quelles marchandises Belek devait livrer sur cette île. Le capitaine ne se mélangeait jamais à l’équipage. Nous ne le voyions que rarement, il apparaissait sur le pont uniquement pour insuffler les ordres. Ses gardes surveillaient en permanence l’entrée de sa partie privée alors j’échafaudai un plan pour détourner leur attention et passer sans qu’ils me voient. J’avais tenté à maintes reprises, changeant à chaque fois de stratégie, mais les gardes ne se laissaient pas duper facilement. Mes tentatives restèrent vaines. Ne voulant pas entraîner Samuel dans mes idées saugrenues, j’avais demandé à Bif de faire diversion. Connaissant l’énergumène, je savais que ce plan était hasardeux. Bif était un brave homme, mais imprévisible. Il surgit devant les gardes, affolé. Il venait de refaire pour la énième fois tous ses calculs, il en était certain : nous nous écartions dangereusement de notre cap. Les gardes le suivirent, furibonds. Mon vieil ami me fit un clin d’œil, j’avais quelques minutes devant moi pour découvrir ce que Belek trafiquait. J’arpentai les corridors à la hâte, sans bruit, j’entrai dans chacune des pièces et fouillai coffres, bureaux, placards, mais je ne trouvai rien à part des barils de céréales, du rhum et des bouteilles de bon vin. Quand je ressortis d’une des cellules, j’entendis la voix de Belek appeler ses hommes. Je courus jusqu’à la sortie, il s’en était fallu de peu pour que je ne me fasse pas surprendre. Ils revinrent, fustigeant mon compagnon qui les suivait au pas, se confondant en excuses. Il avait commis une malencontreuse erreur et allait reprendre une nouvelle fois tous ses calculs. Je me hâtai à l’abri, derrière de grosses caisses en bois. Bif m’aperçut, il rejoignit ma cachette. Les gardes s’éclipsèrent après avoir refermé à clé les portes derrière eux.
Au fil des jours, je devenais de plus en plus experte dans l’art de naviguer. Grâce aux leçons du vieux Bif, j’étais devenue une assistante compétente. Samuel était surpris de voir à la vitesse à laquelle j’apprenais. Je ne m’étais pas liée d’amitié avec les autres marins depuis notre départ, par peur d’être démasquée. À part à Samuel et Bif, je ne parlais que très peu. Au bout d’un moment, mon attitude et mon mutisme à bord posèrent question. Tout en guettant toujours les moindres faits et gestes de Belek et de ses hommes de main, j’essayai de me fondre dans un groupe de matelots. Ils m’intégrèrent rapidement au sein de leur clan, me surnommant tous « le freluquet », tout comme Bif. Je supportai leurs remarques narquoises, car ils me permettaient de ne plus être le centre d’intérêt du Minestra. J’appris à jouer aux cartes et à d’autres distractions qui passaient nos longues journées à bord. Nous tissions des cordages et confectionnions des assiettes, des bols et autres objets. Je réussis au fil des jours à entrer dans leur cercle intime, gagnant leur confiance, écoutant leurs récits, leurs sentiments quant aux conflits qui se levaient au Sud. Ils s’interrogeaient sur leur avenir, sur la survie de leur famille, et un nom revenait sans cesse dans les discussions, celui de Talmont. Rien qu’à son énonciation, ils étaient tous terrorisés. Je me rappelai que j’avais déjà entendu parler de cet homme, par les religieuses. Très tôt au matin, je fus réveillée par des cris oppressants et des va-et-vient incessants sur le pont. Je crus que je rêvais encore de cette horrible nuit au couvent de Luneval, mais j’entendis les marins s’agiter de façon inhabituelle. Le Minestra tanguait anormalement, nous faisions face à une tempête. Je devais absolument me rendre sur le pont. Avec précipitation, j’enfilai mon chapeau et me barbouillai le visage de suie comme à mon habitude pour cacher mon apparence. Je n’eus pas le temps pour de plus amples artifices, les eaux envahissaient déjà ma cellule. Je sortis en trombe, l’équipage était en panique, tous les hommes couraient en criant des ordres. Je me fondis dans la masse. Bif était venu à ma rencontre, il me prit par le bras et m’entraîna avec lui.