D’île en île, voyage au cœur de l’invisible - Florence Thirion - E-Book

D’île en île, voyage au cœur de l’invisible E-Book

Florence Thirion

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Beschreibung

La grande prêtresse Morgane vient de s’éteindre. Anna et Gaël, druides et Passeurs d’Âmes du Peuple du Vent, savent précisément ce qu’ils doivent accomplir. Pourtant, une fois le rituel terminé, la barque funéraire refuse de partir, laissant l’âme de l’honorable dame prisonnière de l’île. Résolue à percer ce mystère, Anna décide de se rendre dans le Monde de l’Autre Côté, un univers invisible au commun des mortels. Là, au cœur d’un royaume bouleversé par un coup d’État, le souverain déchu lui confie une mission : pour rétablir l’ordre et mettre fin au chaos, elle devra réunir les pouvoirs d’autres Passeurs d’Âmes, dont elle ignorait l’existence. Parviendra-t-elle à les convaincre de s’unir pour relever ce défi et rétablir l’harmonie ?

À PROPOS DE L'AUTRICE

Florence Thirion écrit pour témoigner des expériences humaines, culturelles et ésotériques qu’elle a vécues au fil de ses nombreuses années passées sur les îles d’Ouessant, de Mayotte et de La Réunion. Son premier roman vous emmène aux confins des mondes visibles et invisibles, à l’image des traditions insulaires.

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Seitenzahl: 244

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Florence Thirion

D’île en île,

voyage au cœur de l’invisible

Roman

© Lys Bleu Éditions – Florence Thirion

ISBN : 979-10-422-5797-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mes enfants, Sarah, Sofyan, Abdou, Nael

et à mon petit-fils, Noah.

Pour ne pas oublier…

Partie I

Le peuple du vent

Soigne les arbres, les fleuves, les animaux malades et l’esprit qui guérit sera sur toi.

Adage druidique

Chapitre I

La séparation

Gaël se réveille en sursaut. Son cri retentit avec une telle violence que les murs de la chaumière s’en souviennent encore. Il tente de se lever, mais s’effondre, à genoux, au pied de son lit. En pleurs, il s’écrie :

« J’ai fait un cauchemar ! J’ai rêvé que Morgane était morte ! »

Ce matin, la grand-mère d’Anna et de Gaël n’a toujours pas ouvert les yeux. Trois jours ! Cela fait trois jours qu’elle est plongée dans un profond sommeil. Il est temps de la préparer au Grand Départ. Jusqu’à la tombée de la nuit, les jumeaux l’accompagnent, prient pour elle et lui chantent ses chansons préférées. Passeurs d’Âmes, ils sont dans l’obligation de l’assister. Ils la rassurent en lui disant qu’ils sont prêts à la séparation, qu’elle doit lâcher prise et rejoindre le Royaume des Morts. Plongée dans un coma insondable, la centenaire semble cependant réceptive et deux larmes coulent le long de ses joues tandis que, au crépuscule, elle rend son dernier souffle. Épuisée, Anna est accablée par le chagrin. De nature réservée comme il convient de l’être chez le Peuple du Vent, elle parvient toujours, tant bien que mal, à dissimuler ses émotions. Ce contrôle, c’est sa mère qui le lui a enseigné. Mais, à présent, bouleversée, submergée par la tristesse occasionnée par le décès de sa grand-mère chérie, elle perd tous ses moyens. Plutôt que de pleurer en public, ce que le Peuple du Vent considère comme inconvenant, elle préfère s’enfuir et se réfugier chez elle. Elle s’allonge, mais ne parvient pas à trouver le sommeil. Ses pensées ne lui laissent pas de répit et son cœur est en miettes. Couchée sur le dos, accablée par un chagrin qu’elle n’a jamais éprouvé, Anna observe distraitement son chat, Monsieur Caramel, lui non plus ne dort pas. Il furète, allant et venant aux quatre coins de la chambre, et entrebâille les portes de tous les meubles. Agacée, Anna se lève sans cesse pour refermer derrière lui ce qu’il a ouvert, mais il reprend aussitôt son manège. Gaël et sa sœur ont toujours connu Monsieur Caramel. Alors qu’ils n’étaient encore que des enfants, leur grand-mère leur avait expliqué que les chats aidaient les âmes à quitter ce bas monde. C’est pourquoi il était essentiel qu’ils en possèdent un. Il était arrivé dans un panier, boule de poils roux angora et petit museau noir. Il avait tout de suite conquis le cœur des deux enfants. À sa sortie du cabas, il émit un pet tonitruant qui choqua les adultes, mais qui amusa tellement les petits que l’adoption fut définitive. Il était issu de la rue et resterait sauvage avec tout humain qui tenterait une approche. Toutefois, il développa une telle complicité et une telle tendresse pour les enfants que sa présence était rapidement devenue indispensable.

Ce soir, Anna est courroucée par le mouvement perpétuel du chat. Elle essaie de se calmer. Être toujours maître de ses émotions est son adage. Soudain, elle est traversée par un courant d’air froid qui lui glace le talon, signe qu’elle connaît bien, signe annonciateur d’une âme vagabonde, celle de Morgane qui attend d’être guidée. Sa tristesse s’amplifie, une douleur dans le cœur l’oppresse et le souffle court, elle a du mal à le reprendre. Elle ressent le besoin de réciter la prière pour le départ des âmes vers le Royaume des Morts, vers le Monde de l’Autre Côté et sait qu’il est temps de procéder au rituel de la Grande Navigation. Elle se lève. Ses fidèles lucioles, qui ne la quittent jamais, l’entourent aussitôt. Elle réveille Gaël. Passeurs d’Âmes de leur état, Gaël et Anna savent exactement ce qu’il faut accomplir. Ils prodiguent à leur grand-mère sa dernière toilette. Alité depuis plusieurs jours, le manque de nourriture a eu raison du corps de Morgane, devenu aussi léger que celui d’une plume. Gaël et Anna soulèvent la dépouille sans vie de la vieille dame, sortent et empruntent le sentier qui longe la côte. Quelques lapins détalent, brusquement alertés par les soubresauts des pas du duo. Peuplé de landes et de bruyères, aucun arbre n’obstrue ce paysage exposé aux quatre vents. De violentes bourrasques soufflent sur ce petit bout de terre, île perdue au beau milieu de l’océan. Les flots sont déchaînés. L’écume voltige et, semblable à des flocons de neige d’un blanc immaculé, recouvre le village. Les goélands volent en folles farandoles au-dessus de leur tête et plus haut encore, les rares mouettes, qui n’ont pas réussi à se mettre à l’abri à temps, luttent difficilement. Dans les chaumières, le sifflement strident des rafales en fatigue plus d’un. Anna et Gaël ont grandi dans cet univers hostile, développant chacun leurs pouvoirs, toujours accompagnés de Monsieur Caramel, leur fidèle compagnon de jeu depuis l’enfance.

Extrait de la Bible des Âmes ou manuel à l’usage des Passeurs d’Âmes

« La naissance

Deux Passeurs d’Âmes sont la règle.

Ils viennent au monde en même temps, soit parce qu’ils sont issus d’une grossesse gémellaire, soit parce que leur mère respective vit dans le même village. Ils meurent également le même jour et à la même heure. Certains éléments permettent de les déceler :

La naissance des Passeurs d’âmes se caractérise par des prodiges.

Dès leur plus jeune âge, certains Passeurs d’Âmes seront reconnus par un animal fétiche, comme un coq, des papillons ou encore des lucioles qui les accompagneront toujours.

Ils développeront assez tôt des pouvoirs surnaturels.

Dès que quelqu’un identifie ces caractéristiques chez un enfant, il doit en aviser le chef du village. Il lui remettra la Bible des Âmes ou manuel à l’usage des Passeurs d’Âmes, qu’il aura pris soin de reprendre chez le dernier passeur décédé. Chaque initié peut y inscrire des événements qui se sont produits durant leur existence ; toutefois, toutes les notes manuscrites sont automatiquement effacées, au moment de leur mort, pour respecter leur intimité. »

Dans la marge, note manuscrite Morgane, druidesse et grand-mère d’Anna et de Gaël :

Aujourd’hui, un prodige est survenu. J’étais au chevet des deux Passeurs d’Âmes de l’île. Leur agonie durait déjà depuis un moment. Arrivés à un âge très avancé, l’heure de la délivrance ne tarderait pas à sonner pour eux. Au moment où ils rendaient leur dernier souffle, le chef du village est entré. Il accourrait me chercher pour assister ma belle-fille. Les douleurs de l’accouchement avaient commencé. Je me suis précipitée chez elle. Anna venait de naître. Premiers échanges de regards, premiers moments de magie, deux grands yeux grand ouverts sur le monde, observateurs, insistants, questionnant, Anna posait sur sa mère un regard d’amour inconditionnel, pur, absolu, éternel. Sa mère eut quelques minutes de répit avant que les douleurs reprennent. À la surprise générale, un autre bébé pointa son nez. À peine né, ce ne fut pas des pleurs que Gaël exprima, mais un hurlement déchirant qui fit sursauter les adultes présents. Je déposais délicatement les deux nouveau-nés dans un berceau de bois ramifié. Un étrange événement se produisit alors. Un point lumineux apparut au pied de la nacelle ; il s’agrandit jusqu’à ce qu’un être de lumière se matérialise, tout de blanc vêtu, une spirale argentée en perpétuel mouvement sur le torse. Tous reconnurent le Grand Druide, le Druide parmi les druides, le Druide avec un D majuscule : le Druide Merzhin. Il se pencha sur le berceau et insuffla aux deux enfants leur pouvoir : les deux Passeurs d’Âmes du Peuple du Vent étaient nés. Désormais, un lien indéfectible les unirait. Les deux jumeaux ne se quitteraient plus. Merzhin les guiderait tout au long de leur existence. J’en informais aussitôt le chef du village qui vint me remettre le Livre, La Bible des Âmes ou le manuel à l’usage des Passeurs d’Âmes. J’inaugure la première page par cette note. Je ne doute pas qu’il y en aura beaucoup d’autres.

Chapitre II

Le départ de Morgane

Le cortège funéraire progresse difficilement face au vent. La silhouette d’un phare se dessine dans le lointain. Quand, au détour du chemin, une grève de galets mousseux aux multiples teintes verdâtres apparaît, Anna et Gaël bifurquent vers l’étroit sentier en pente raide qui y conduit. Il ne rebute ni Gaël, ni le frère, ni la sœur qui, depuis leur plus jeune âge, dévalent les falaises en quête de coins de pêche dont eux seuls détiennent le secret. Ils se déchaussent pour ne pas glisser sur les cailloux et dépassent sur leur gauche un petit pont de pierre naturel que les vents et les vagues de l’hiver ont creusé au cœur de la falaise. Un léger murmure se fait entendre, un ruisseau se jette dans la mer qui n’est plus très loin. Au loin, un canot les attend. Gaël dépose le corps de sa grand-mère sur un rocher plat. D’un souffle puissant et continu, il l’enveloppe dans un fin cocon de soie puis la brise qu’il a créée guide la chrysalide vers la barque funéraire pour l’y installer. Il expire à nouveau profondément pour conduire l’embarcation vers le Royaume des Morts, mais… elle ne bouge pas !

« Je ne comprends pas. L’âme ne part pas, s’exclame Gaël.

— Le corps ne part pas non plus », ajoute pensivement Anna.

Gaël, bel homme élancé aux longs cheveux argentés, a développé un don : c’est un maître du Vent et son pouvoir lui permet de contrôler cet élément central chez son peuple.

À présent, Gaël désespère. Il reprend son souffle, aspire vents de noroît et de suroît, vents de nordet et de suet, rassemble toutes les forces et les propriétés de ces tourbillons qu’il recrache en une formidable bouffée et… rien. La barque ne bouge toujours pas. L’âme reste bloquée sur Terre et cela ne s’est jamais produit.

« Ce n’est pas normal. Je dois franchir la Porte du Sidh pour découvrir ce qui se passe », tranche Anna.

Dans les traditions du Peuple du Vent, la Porte du Sidh est le portail qui permet de se rendre dans le Monde de l’Autre Côté, ce royaume qui accueille les esprits après la mort. Anna et Gaël prennent la direction du cromlech, au bord de la falaise. Depuis des temps ancestraux, ce cercle de pierres était le centre des cérémonies druidiques que Gaël pratique à l’occasion des fêtes sacrées. La fête de Samain est la plus importante de l’année. Dans la nuit, les âmes des morts viennent rendre visite aux vivants. Chaque année, le jour de Samain, Gaël et Anna se rendent au bord de la mer à la tombée de la nuit et psalmodient des incantations au son d’un tambourin pour ouvrir la porte du Sidh, canal entre les deux mondes qui reste accessible pendant deux jours. Les habitants du Peuple du Vent laissent leur entrée déverrouillée toute la nuit, posent de la nourriture sur la table et une poignée d’ajoncs dans le feu pour que les ancêtres n’aient pas froid. Les âmes des morts empruntent les barques funéraires dans l’autre sens et peuvent alors se manifester sous la forme qu’ils souhaitent.

C’est cette porte qu’il faut, à présent, ouvrir pour permettre à Anna de passer dans le Monde de l’Autre Côté. Tous deux revêtent une robe en lin blanche, une écharpe rouge ceinte à la taille dans laquelle Anna glisse sa serpe d’or. Elle replace son précieux collier de coquillages autour du cou. Ses fidèles lucioles l’entourent. Elle en a l’habitude, ces lumineux coléoptères ne la quittent guère. Concentrés sur le rituel, les jumeaux tapissent le sol de fleurs de chèvrefeuille, dont les effluves envoûtants attirent les âmes des défunts au centre du cromlech. Tourné successivement vers les quatre points cardinaux, Gaël invite les esprits des ancêtres et des quatre éléments, la terre, l’eau, l’air et le feu, à participer à la cérémonie. Pendant que son frère prie, Anna allume le feu sacré, le feu de Belenos et y dépose une branche d’If. Elle ouvre ensuite un balluchon et dispose près des flammes du pain et du sel pour partager tous ces présents avec les âmes. Libations à la Terre, d’une corne incurvée, elle verse de l’hydromel sur le sol consacré, pour la remercier des bienfaits qu’elle apporte aux hommes. Anna, d’un pas de plus en plus rapide, tourne autour du feu puis, étourdie, s’allonge à même le sol. Monsieur Caramel, son inséparable compagnon, s’étend à ses côtés. Ses fidèles camarades, les lucioles, sont présentes aussi. Elles volent à proximité dans un savant ballet de lumières clignotantes. Pour passer la porte, Anna doit être en état d’hypnose. Gaël commence, au son de son tambourin, le décompte :

« Sur le 10, ton corps se détend. Sur le 9, il est de plus en plus relâché. Sur le 8, il devient très lourd. Sur le 7 et le 6, tu ne peux plus bouger. »

Effectivement, même avec la meilleure volonté du monde, elle ne peut plus ciller.

« Sur le 5 et le 4, tu te relèves et tu entres dans le tunnel de lumière qui vient d’apparaître. Sur le 3, tu avances de plus en plus vite. »

Le souterrain tourbillonne autour d’elle. Elle se met à courir à perdre haleine.

« Sur le 2, tu es devant la porte du Sidh. Sur le 1, tu ouvres la porte d’accès au Monde de l’Autre Côté. »

Extrait de la Bible des Âmes ou manuel à l’usage des Passeurs d’Âmes

« L’interaction avec les éléments naturels

Les Passeurs d’Âmes sont en interaction avec les éléments naturels. Ils reçoivent leur pouvoir par un intercesseur venu du Monde de l’Autre Côté. Ils n’auront aucun mal à l’utiliser et leur don se révélera de manière intuitive à des âges qui diffèrent.

Cela peut être une communication intuitive avec les végétaux et les animaux ou encore un Maître du Vent qui agit sur cet élément de deux façons différentes :

– Il est capable de les absorber lorsque ceux-ci sont trop violents.
– Il peut aussi diriger son souffle vers un objet qu’il souhaite déplacer. C’est, en outre, grâce à ce souffle puissant qu’il conduira les barques funéraires vers le Royaume des Morts, dans le Monde de l’Autre Côté. »

Note manuscrite de la mère d’Anna et de Gaël, dans la marge :

J’ai deviné le pouvoir qui avait été conféré à Gaël quand, un soir, à la belle saison, il est rentré à la maison à la fois bouleversé et très content. Il m’a aussitôt raconté ce qui venait de lui arriver. Je retranscris ici, le plus fidèlement possible son récit :

Il s’était endormi au soleil, sur le gazon, au bord de la falaise, face à la mer. En cette fin d’après-midi, le vent s’était levé, rafraîchissant l’air de cet été caniculaire. Réveillé par les bourrasques, il s’apprêtait à partir quand il entendit, au loin, un appel à l’aide. Une jeune femme se débattait dans les flots. Une forte houle s’était formée et elle avait du mal à rejoindre le rivage. Affolé, la colère l’a submergé et sans comprendre vraiment ce qui se passait, il est entré en transe. Un souffle puissant est sorti de sa bouche, a chassé le vent et a survolé la mer jusqu’à ce qu’elle se calme. Il a aussitôt repris ses esprits et a vu la jeune fille, stupéfaite, mais soulagée, sortir de l’eau. Elle l’a chaleureusement remercié.

« Ça m’a fait tellement plaisir, mère ! » a-t-il conclu.

La légende était née : Gaël est un Maître des Vents. Dès que la colère monte dans son cœur, son pouvoir est décuplé.

Chapitre III

L’Ankou

Anna sursaute. Un très grand squelette drapé d’un linceul, les cheveux longs et blancs, la figure ombragée d’un large feutre, surgit devant elle. Il se tient face à elle, une faux dans la main, debout sur son funeste chariot, celui dont le grincement fantôme, entendu dans le monde des vivants, annonce le trépas d’un proche. Sa tête vrille, sans cesse, à 360 degrés. Telle une girouette autour de sa tige de fer, il embrasse ainsi, d’un seul coup d’œil, toute la région sous sa responsabilité. L’Ankou prend la parole :

« La reine du Royaume des Morts, la Dame Blanche a stoppé Brahma Le Créateur, dans son processus de reconstruction et la mort s’est répandue sur tous les territoires dans le Monde de l’Autre Côté. La Dame Blanche croit maintenant qu’il est temps de renverser les choses. La Dame Blanche a réuni des forces autour d’elle et mis fin au règne de Brahma Le Créateur. Ses couleurs et sa joie de vivre l’insupportaient. »

Puis l’Ankou lève sa faux emmanchée à l’envers et des spectres longilignes et de vagues silhouettes luminescentes s’élèvent au-dessus du chariot. Étonnée par cet amoncellement d’âmes en peine, Anna interroge l’Ankou du regard. Il poursuit :

« La Dame Blanche ne veut plus être la souveraine des trépassés. Son cœur manque d’amour depuis la trahison dont elle a été victime quand elle était encore en vie. Elle réclame de l’amour à tout va et ne risque pas de le trouver parmi les morts. Frustrée, en colère, elle refuse toutes les âmes récentes, qui s’amassent, maintenant, dans mon chariot. Débordé, je ne peux plus en accepter de nouvelles. Voilà pourquoi ta défunte grand-mère est restée parmi le Peuple du Vent. Le cycle de la destruction est achevé et le cycle de la création ne redémarre pas. L’alternance s’est arrêtée. Entre et vois par toi-même. »

Il s’écarte et d’un geste large, il invite la jeune fille à franchir la porte. Symboles de lumière, ses fidèles lucioles font demi-tour et refusent de l’accompagner dans ce monde de ténèbres. L’émotion est forte et Anna retient ses larmes quand elle découvre le territoire de désolation que la Dame Blanche a créé. Dans ces souvenirs, cet endroit-ressource pour elle était une vaste pelouse d’un vert très lumineux. Les âmes des défunts y reposaient en paix. De passage, elle avait l’habitude de s’y étendre. Les rayons du soleil lui caressaient la peau, tandis qu’une brise légère jouait avec ses cheveux. En bordure de la forêt, un petit ruisseau coulait, bercé par des chants d’oiseaux. Ce méli-mélo de douces mélodies ajoutait une touche de magie à l’endroit.

À présent, c’est un désastre. Des cendres tombent du ciel et cette fine pluie de particules qui s’échappent d’un mystérieux incendie, recouvre le sol et la peau d’Anna d’une poussière qui l’irrite. Les âmes des morts, les visages tordus par la souffrance, sont, à présent, posées sur les branches des arbres dépourvus de feuilles et recouverts de cendre. Une forte odeur de cadavres envahit ses narines. Les sons des oiseaux et de la rivière ont disparu. Un silence pesant règne que seuls les pleurs des âmes en peine brisent par intermittence. Un goût terreux lui remplit la bouche. La sensitive Anna en est fort perturbée.

Elle discerne, dans l’obscurité quasi totale, un frôlement contre ses jambes. Décidément, Monsieur Caramel la suit partout ! Ça la rassure. Au loin, une source de lumière intense attire soudain son attention. Elle s’approche. Un vieillard, à la longue barbe blanche et aux cheveux tout aussi opalins, semble l’attendre. Vêtu d’une robe immaculée, une baguette magique dans la main, le contraste avec le paysage gris qui l’entoure est saisissant. Une spirale argentée tourne, en mouvement perpétuel, au centre de son torse. Anna le connaît bien. C’est le Druide Merzhin, celui qui la guide dans ses cérémonies et dans sa vie en général. Elle ferme ses paupières un instant, apprécie la douce énergie que cet être de lumière lui transmet. Quand elle rouvre les yeux, ils se trouvent, tous les deux, dans une pièce agréablement éclairée, véritable îlot de paix. D’un coup de baguette magique, un confortable fauteuil de velours lie de vin apparaît et invite Anna à s’asseoir. Le Druide prend place en face d’elle et lui saisit les mains. Un faisceau de lumière les relie au niveau du troisième œil, puissant point énergétique que chaque être possède entre les deux yeux. C’est par ce canal que la télépathie opère. Anna entame un dialogue muet. Elle lui fait part de la tristesse causée par le décès de sa grand-mère. Elle lui explique les raisons de sa présence dans le Monde de l’Autre Côté et lui raconte l’échec du rituel qu’elle a accompli avec Gaël. D’une voix saccadée, elle poursuit :

« Un autre phénomène étrange se produit de plus en plus régulièrement : les tempêtes ont redoublé en nombre et en intensité contre lesquelles le pouvoir de Gaël, mon frère, le Maître des Vents, ne peut plus rien.

— Je te retrace ce qui s’est passé et tu vas comprendre, enchaîne Merzhin. Brahma Le Créateur, grand souverain du Royaume de l’Autre Côté et Dieu de la Création, s’est endormi il y a plus de trente-trois ans comme le veut la tradition. Pendant trente-trois ans, c’est Shiva Le Destructeur, qui a pris le relais. Ainsi va le monde depuis sa création : au cycle de la création succède le cycle de la destruction. Vous, les humains, qui vivez dans l’univers réel, ne vous apercevez de rien, puisque trente-trois ans chez nous correspondent à trois jours dans le monde réel et cela n’a que peu d’impact sur vous. Mais le processus de création n’est pas reparti cette fois-ci, car Brahma Le Créateur, à notre grand désespoir, ne se réveille pas. Et toi, tu es la clé, tu es l’Élue. Tu dois rejoindre la haute montagne sur laquelle il siège et trouver le moyen de le sortir de son profond sommeil. Cependant, voyager dans le Monde de l’Autre Côté n’est pas si simple. Un protocole est à respecter. Commence par te rendre à la Bibliothèque de l’Univers. Tu y trouveras les “Annales Akashiques”, un livre immatériel par essence. Y est inscrite l’histoire de tes vies passées. Il recèle un trésor d’informations pour quiconque le consulte. Il te faudra ensuite voyager dans chacune de tes existences antérieures. Tu t’apercevras que ce que tu es aujourd’hui est le résultat d’un long cheminement. Tu apprendras ainsi à mieux te connaître. Tu y découvriras aussi ta mission d’âme dans ton incarnation actuelle. Tu la connais déjà en partie, mais il te manque encore un élément. Tu es une vieille âme, Anna, le cycle de tes réincarnations arrive bientôt à son terme. Pendant ce périple, la voix de Gaël, ton frère, resté dans l’autre monde, continuera de te guider. Demeure attentive aux directives qu’il te donnera. Ce n’est qu’après ce long voyage initiatique qu’il te sera permis de rencontrer notre grand souverain, Brahma Le Créateur. »

Chapitre IV

Les « Annales Akashiques »

Anna avance péniblement dans la pénombre. Moins sportif qu’elle, ballot et paresseux, soufflant et pestant contre sa maîtresse, Monsieur Caramel progresse laborieusement, s’enfonçant jusqu’au col dans cet amas de poussière grise. Des vents pestilentiels ponctuent régulièrement son parcours, mais aujourd’hui, Anna ne rit pas. Elle n’a pas du tout la tête à ça. Elle détache de sa ceinture sa serpe d’or. Phosphorescente dans l’obscurité, elle lui permet de voir où elle met les pieds. La voix de son frère Gaël continue de la guider depuis l’autre monde :

« Poursuis ton chemin. Reste attentive à ce qui t’entoure. Des entités malveillantes sont entraînées par la Dame Blanche pour stopper, coûte que coûte, toute intrusion dans son royaume.

— Il a raison », pense Anna au moment où des spectres l’encerclent.

Ce sont les esprits des défunts en attente de réincarnation. Les âmes en peine, d’ordinaire inoffensives, se rapprochent dangereusement, virevoltant au-dessus de sa tête. Une terrible peur paralyse Anna, pourtant de nature téméraire, et elle ne parvient plus à avancer. Elle supplie :

« Aide-moi, Gaël. Je ne tiendrai pas longtemps face à tant d’hostilité. »

Anna sait qu’un spectre peut à tout moment prendre possession de son corps à son insu et le véhiculer, sans s’en apercevoir, dans son village. Le mal qu’il pourrait y occasionner l’effraie. Perdues dans la sphère des vivants, les âmes en peine peuvent hanter les logis et épouvanter les hommes par leurs lamentations. Ils aiment particulièrement les pièces d’eau. Les mortels n’ont jamais compris pourquoi. Gaël et Anna ont déjà procédé à plusieurs « nettoyages » de maison, mais le succès de la tâche demeure très aléatoire. Le fantôme peut rester bloqué durablement dans l’univers réel jusqu’à ce qu’un Passeur d’Âmes parvienne à le reconduire dans le Monde de l’Autre Côté.

« Éteins ta serpe, Anna, ordonne Gaël. Dans l’obscurité, tu resteras plus difficilement repérable. Je vais te mettre dans une bulle de protection qui te rendra invisible. N’oublie pas de bien regarder autour de toi. Souviens-toi des propos de Merzhin : tu dois trouver la Bibliothèque de l’Univers qui contient les “Annales Akashiques”. Rappelle-toi que le Grand Druide conduit tes pas même si tu ne le vois pas. Aie confiance. »

Revigorée par ses paroles rassurantes, c’est, maintenant, englobée dans une fine chrysalide translucide aux reflets mordorés qu’elle poursuit sa quête. Invisible, elle passe au travers des spectres sans qu’ils s’en aperçoivent. Elle avance silencieusement, remettant son destin entre les mains de ses guides. De plus en plus fatiguée, elle est sur le point de renoncer quand elle bute sur une petite construction, pas plus haute qu’elle. Une lourde porte en bois en occupe pratiquement toute la façade. Elle est entrouverte, l’invitant à entrer. Elle la pousse, fait un pas et tombe dans un vide sidéral. Sa chute semble interminable. Monsieur Caramel, aussi effrayé qu’elle, ne sait plus où se donner la tête. Et leur course finit dans un moelleux fauteuil qui les accueille avec douceur. « Ouf ! ». Elle se sent toute retournée et ses entrailles braillent d’étranges borborygmes. Monsieur Caramel, assis à ses côtés, est tout à sa toilette, émettant les flatulences tonitruantes dont il est coutumier. Anna fronce le nez tandis que le chat continue de s’affairer. Il s’est cassé une griffe dans la chute, déplore-t-il. C’est maintenant une lime à ongles qu’il a sortie de son pelage. Anna va pour le rabrouer quand son regard se pose sur une jolie armoire ajourée, minuscule comme un meuble de poupée. Une petite poignée l’appelle, elle la tire et un livre en tombe. Il est incrusté de multiples cristaux tout aussi éclatants les uns que les autres.

« Ce sont les “Annales Akashiques” », comprend Anna.

Elle ouvre la première page et son prénom apparaît. Sur le feuillet suivant, un tourbillon l’invite à s’y plonger. Elle est happée par le recueil. La voix de Gaël lui parvient toujours :

 — Entre dans le vortex, Anna, et avance jusqu’au bout de ce tunnel lumineux.

Anna court de plus en plus vite. La sortie exerce sur elle une forte attraction. Elle traverse le passage et se retrouve dans un univers qu’elle connaît très bien.

Chapitre V

L’égérie de la chaumière

Le paysage qu’elle découvre lui est familier. Elle se trouve à nouveau dans un univers haut en couleur. Gaël reprend la parole :

« Que vois-tu, Anna ?

— Je me vois : je me trouve devant le grand menhir proche de notre village. La douce lumière de la pleine lune éclaire la scène. Mes mains et mon front sont apposés sur la pierre comme j’ai l’habitude de le faire. Mes mains picotent à son contact et deviennent de plus en plus chaudes. Des ondes remontent le long de mes jambes. C’est le rituel que je pratique régulièrement chez nous pour me régénérer.

— Es-tu sûre que c’est toi ?

— Non ! Tu as raison ! s’écrie-t-elle, étonnée. Je me suis trompée. Ce n’est pas moi. C’est une autre femme. Elle me ressemble beaucoup, mais ses cheveux sont plus bruns que les miens.

— Tu comprends donc que tu es en présence d’une de tes vies antérieures. Ce n’est pas ton corps physique, mais il est habité par la même âme que toi. Que vois-tu autour de ce menhir ?

— Il est encerclé de vieux chênes aux branches tortueuses tout comme chez nous. Elle pratique maintenant une mise à l’arbre avec un malade. Oh ! Merzhin se tient à ses côtés. Il participe à la cérémonie. Il la protège aussi comme il l’a toujours fait pour moi. Cette femme connaît les rituels de soins que je pratique depuis que je suis enfant. »

La scène disparaît comme par enchantement. Anna quitte le menhir sacré et se dirige vers une modeste chaumière, au centre d’une petite clairière. Elle ouvre la porte. La femme est à l’intérieur.

« Que fait-elle, Anna ?