D’où jaillira la vie - Raphaël Pomey - E-Book

D’où jaillira la vie E-Book

Raphaël Pomey

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Beschreibung

« Rien derrière. Rien devant. Il n’était pas plus fils de son temps que d’Ulysse, de Pénélope ou d’Achille. Il emmerdait le monde. Et le sien tout autant qu’un autre. »

Jeune journaliste, Bruno commet l’irréparable au détour d’un reportage ordinaire : il décrit les choses telles qu’il les a vues. En quête de rédemption professionnelle, il s’engage sur les chemins tortueux de l’hypocrisie contemporaine. Mais jusqu’où un cœur blessé peut-il supporter de laisser le mensonge prendre racine en lui ?

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Raphaël Pomey, fondateur du magazine suisse "Le Peuple" et auteur de "l’essai Danser l’effondrement" (2020), livre avec "D’où jaillira la vie" son premier roman. Une œuvre crépusculaire et rageuse, traversée par une espérance invincible.

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Seitenzahl: 261

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Titre

RaphaëlPomey

D’où jaillira lavie

Roman

Pour mes fils

Les cancersPremière partie

« Et j’ai trouvé que les morts, qui sont déjà morts, sont plus heureux que les vivants, qui sont encore vivants. Mais plus heureux que les deux est celui qui n’est pas encore né, celui qui n’a pas vu le mal qui se fait sous le soleil. »

Ecclésiaste 4 :2-3

1

C’était une belle journée. Malheureusement. Malheureusement, parce qu’il n’y avait pas des milliers de choses qui foutaient davantage le cafard à Bruno que de devoir bosser les dimanches, quand ses copains glandaient tranquillement chez eux, allaient au sport ou alors, sereinement, partaient se péter la tête au bistrot. Enfin bon, il n’avait pas le choix, il fallait bien respecter le tournus et faire acte de présence au bureau, un dimanche par mois. Il n’y avait d’ailleurs pas souvent grand-chose à écrire, les dimanches. Aussi, Bruno faisait fréquemment de la figuration jusqu’à six heures et demie, avant de filer en espérant trouver quelqu’un pour un petit sparring à la salle de boxe, dont il avait une clé pour y accéder à sa guise, les week-ends. La petite tragédie, ce dimanche, c’est qu’il faisait beau. Du coup, au lieu de faire semblant de chercher des sujets derrière son ordinateur comme la plupart de ses congénères, Bruno allait devoir sortir.

Bruno était souvent accusé de ne pas suffisamment aller sur le terrain, à la rencontre de son lectorat. « Tu verras, ça te fera du bien de prendre l’air », lui avait glissé un de ses patrons, un type assez déconneur qui passait la majorité de son temps de travail chez une sorte de coach de vie, et dont la principale activité consistait à organiser des apéros. Plutôt réussis, d’ailleurs, la plupart du temps. Bruno était donc de sortie. En plus de prendre l’air, il devait trouver, cet après-midi- là, quatre lecteurs acceptant de se faire photographier et de répondre à la question suivant : « Le retour du beau temps, ça vous fait plaisir ? »

On lui avait dit, à Bruno : « Ta question, le problème, c’est qu’elle est fermée. Ce serait mieux si tu pouvais demander «dans quelle mesure» les gens qui se baladent au bord du lac préfèrent le beau temps. » Les encourager à livrer le meilleur d’eux-mêmes, en quelque sorte. De toute façon, tout cela était tellement débile qu’on pouvait bien faire une exception, avait fini par concéder Michel, le patron au coach de vie. L’essentiel était de rentrer assez tôt au bureau, avec photos et citations de quatre quidams en stock, histoire de profiter de son lumineux apéro axé autour de diverses déclinaisons de chips au wasabibio.

Armé d’un Lumix, un appareil photo pas trop encombrant et surtout assez peu compliqué à utiliser, Bruno était parti au bord du lac, interroger le bon peuple sur le beau temps, le moral un peu dans les chaussettes. « Qu’est-ce que je fous de ma vie ? », ne pouvait s’empêcher de ruminer le tout frais diplômé. « J’ai passé des années à lire des bouquins illisibles dans des bibliothèques surbondées, alors que la seule envie qui m’habitait était de baiser les apprenties de l’accueil. J’ai écrit des textes que les neuf dixièmes de l’humanité ne comprendront jamais, en histoire comparée des religions du sud-est du Tibet ou de je ne sais quelle région perdue, et tout ce que je peux apporter à l’humanité, pour gagner mon steak, c’est de partir chercher quatre bonshommes d’accord de voir leur gueule publiée dans un journal. » Autant dire que ça ne le faisait pas rêver.

Finalement, Bruno avait quand même conclu que ce n’était pas plus mal d’avoir un boulot qui lui permettait de payer ses factures. L’autre conclusion, c’est que cela constituait quand même une sacrée vie de con de devoir poser des questions sans intérêt à une majorité d’imbéciles pour s’en sortir avec ses impôts. Mais c’était une vie, au moins. Son entourage n’était peut-être pas bien fier de lui, mais il avait de quoi s’acheter des chemises à peu près correctes.

À peine sorti du métro, la première chose qui frappa Bruno, c’est combien le bord du lac était surpeuplé. La surabondance de « clients » à interroger aurait pu le rassurer, lui qui craignait d’y passer une semi- éternité, mais bizarrement, le jeune homme avait l’étrange sentiment de se retrouver à chercher une aiguille dans une botte de foin. Depuis des mois qu’il faisait ces micros-trottoirs, Bruno avait heureusement développé des stratégies pour ne pas trop se faire rembarrer au moment de trouver des personnes acceptant de poser dans les pages de son canard. Première d’entre elles : ne surtout pas tenter sa chance auprès des passants qu’il aurait éventuellement pu côtoyer, ou dont il aurait pu s’imaginer proche, en temps normal.

Ce n’était pas une super idée de s’approcher des mecs qui avaient l’air un tant soit peu éduqués, habillés à peu près correctement, pour leur demander de cracher du sens commun. Systématiquement, ces gens finissaient par dauber sur Bruno et ses articles à la con, alors que souvent leur conversation ne volait pas plus haut, du reste. En principe, tous ces génies en gestation faisaient semblant d’inviter Bruno à participer à leur réflexion, puis ils se barraient sans avoir rien lâché. Tu venais leur demander ce qu’ils pensaient de l’abandon des animaux domestiques et les mecs vivaient mal d’être interrompus au milieu d’une discussion sur l’événement que constituait le fait de parler à un arbre, au niveau du « tu » et du « je » ; des conneries, du genre. Ou alors ils débattaient sur les meilleurs burgers en ville. En principe, ils faisaient poireauter Bruno, lui demandaient son avis sans l’écouter, puis l’envoyaient paître. Dans cette configuration, ils étaient des chats, et Bruno n’était qu’une souris salariée. C’étaient de braves héritiers de Duchamp, des fils d’un siècle d’effondrement du sens. Eux-mêmes, aux crochets de leurs vieux à l’âge de Bruno, ils peinaient la plupart du temps à concevoir que l’on pût tenter de gagner sa vie au lieu de s’épanouir dans le combo théâtre subventionné-chômage-danse expérimentale, ou alors en produisant des merveilles de caoutchouc et de titane dans un atelier vélo à l’arrière d’un squat végétalien aux soirées non mixtes.

« Tu ressens pas un peu comme une humiliation de devoir te lever le matin pour aller travailler ? », lui demandaient-ils. En principe, Bruno répondait par une platitude, conscient qu’il n’était pas forcément plus débile de vivre en brave couillon au lieu d’intellectualiser, comme tous ces donneurs de leçon, la transition idéaliste/toxico. En gros, de rester punk à bientôt trente piges.

Une stratégie qui ne marchait pas trop mal en définitive, avait constaté Bruno, c’était de viser les groupes, si possible de jeunes (c’était pas plus mal s’il y avait une fille dans le tas), et de préférence ceux qui se parlaient en laissant un écouteur dans leurs oreilles, davantage d’ailleurs pour paraître détachés des enjeux de la discussion qu’ils tentaient de mener avec leur vocabulaire de bêtes de somme que pour le plaisir d’écouter leur musique. Du rap ou du « R’n’B » souvent. C’était à la recherche de ce genre de mecs que partait Bruno. Il y avait des spots où ça fonctionnait mieux que d’autres, pour les dénicher : à proximité du vendeur de kebabs, ce n’était pas extraordinaire, par exemple. Les jeunes n’aimaient guère être dérangés pendant qu’ils bouffaient leur saloperie, à laquelle ils vouaient quelque chose qui était presque de l’ordre du culte. Et puis, de toute façon, le bruit de l’espèce de scie sauteuse que les mecs utilisaient pour couper la monstrueuse saucisse géante faisant office de viande était quasiment devenu insupportable à Bruno, avec le temps. Le magasin de DVD situé un peu plus loin sur le port apparaissait plus prometteur. Accélérant le pas à proximité du kebab, le journaliste se dirigea vers le commerce en question, qui avait aussi la particularité de vendre des hot-dogs. Par respect des minorités, comme on dit, la viande de ces sandwichs était halal. Elle était conçue à partir de volaille. Cela ne donnait pas un goût terrible, mais cela attirait les ectomorphes flasques qui cherchaient à inclure un peu de variété dans leur régime pizza-kebab.

Sur le chemin, Bruno fut choqué par le nombre de familles qui faisaient leur promenade dominicale, ou digestive. Les gamins, les adultes, les grands-parents, même le chien, tout le monde semblait se faire royalement chier. Bruno lui-même se souvenait de toutes ces occasions, dans ses très jeunes années, où on lui avait sorti qu’il fallait profiter, alors qu’en son for intérieur, il était déjà absolument convaincu qu’il ne pouvait sans doute pas être de moments plus pénibles dans l’existence. Il observait ces gosses qui avaient probablement déjà dû passer quatre heures, avant la balade, à regarder leurs vieux, vaincus par la vie, manger comme des gorets tout en s’assommant de coups de rouge et de schnaps, passant de l’apéro au repas, puis du dessert à l’apéro, persuadés qu’ils profitaient de quelque chose. « On a de la chance, on a le beau », hasarda un très vieux, qui déambulait en tête d’un cortège familial, à deux à l’heure, les mains jointes dans le dos. « Ce pourrait être sympa de balancer une photo de momie dans mes pages », pensa Bruno, finalement un peu rassuré de réaliser qu’il n’y avait pas besoin d’être au boulot pour avoir envie de faire le transit vers Sirius les week-ends. Avoir une famille, ça marchait aussi.

Le reporter était un peu dans le trouble sur ces questions. Devenu plutôt conservateur après son entrée dans le monde du travail, du genre à valoriser la famille et les valeurs traditionnelles, ces trucs-là, il n’en était pas moins farouchement individualiste et avait bien du mal à accepter les contraintes de l’existence au sein d’une tribu ou d’une communauté. Toute idée collectiviste l’effrayait, avait-il fini par accepter. Pourtant, il s’imaginait fonder un jour une famille.

Encore plongé dans ses pensées grisâtres, Bruno vit environ cinquante mètres devant lui un groupe d’authentiques jeunes, l’air parfaitement débile – un public cœur de cible, en somme – qui lui sembla envoyé par la Providence. Il fallait songer à une approche, se dit le jeune plumitif. Le groupe comportait trois garçons et une fille, ce qui constituait un panel relativement intéressant. Le truc à faire, c’était d’attaquer les gars, puis d’espérer que les mâles – une fois apprivoisés – convaincraient la fille de poser avec eux, si elle faisait de la résistance. Commencer par la meuf, de toute évidence, était une stupidité. On risquait de se retrouver dans une embrouille avec un des gars du groupe, qui serait sûrement son copain. « Excusez-moi », lança Bruno. Il s’approcha du groupe, « je suis journaliste ». Deux types, intrigués, se retournèrent, alors que la gonzesse et le gaillard restant semblaient en pleine discussion chaude, sur un thème de société que Bruno n’arriva pas à totalement identifier ; sans doute, le port du string chez les hommes (« pas possible ») ou une connerie du même style.

À peine les deux mecs retournés, le jeune journaliste fut frappé par l’innocence animale qui se dégageait de leurs regards. Un mélange de Mike Tyson et de Loana. « Tu veux quoi ? », lâcha un des deux types. Visiblement le chef du groupe, il avait l’air de pratiquer des sports de combat, dans un cadre institutionnalisé ou non. « Boxeur Des Rues » était écrit sur son T-shirt. C’était le moment où devait parler la testostérone. Se forçant à s’exprimer de manière un peu plus virile, Bruno hasarda un : « Si tu veux, là il fait beau. Bah, j’aimerais savoir si c’est un truc que vous attendiez depuis longtemps, vu qu’on est en mai, et puis aussi ce que vous aimez faire quand c’est possible de traîner dehors, comme ça ? » Le troisième mec, qui s’était retourné durant la tirade, s’exclama : « Aight, trop frais, y a moyen d’être dans le journal ! »

« C’est pour quand, ton truc ? », demanda le chef, jappant à moitié malgré lui. C’était du tout cuit, se dit Bruno en lui répondant que leurs portraits passeraient le lendemain dans son quotidien. Il ne restait plus qu’à prendre les gars en photo, à relever leurs noms et à noter leurs réponses. Le chef commença par expliquer que, quand il faisait beau, il aimait bien rester dehors parce que chez ses parents, étant donné qu’il n’avait pas de boulot, il galérait. Jusque-là plutôt effacé, son acolyte, « Jo », expliqua ensuite qu’il aimait bien voir ses cousins en traînant dans la rue, et fumer quelques spliffs « tranquille ». Le mec et la fille enfin, finirent par se trouver emmerdés parce qu’ils ne savaient plus trop quoi dire, mais tenaient absolument à être dans le journal. Bruno leur suggéra une sortie vaguement anti-parentale, qui sembla les satisfaire, et soupira. Le gros morceau de la journée était fait. Il remercia le groupe dont les membres rivalisaient de « trop frais » pour exprimer leur contentement à l’idée de figurer dans sa publication du lendemain, et se prépara à y aller.

Soudain, le deuxième mec, celui qui était avec le chef, « Jo » le semi-humain, s’approcha : « En fait, t’as une adresse e-mail ? J’ai des potes qui font de la boxe thaïe et ils aimeraient bien en parler. » Sans trop croire à la possibilité d’un quelconque sujet avec ces amateurs de boxe pieds-poings, Bruno lui donna une de ses cartes de visite, qu’il venait d’obtenir après des mois de lutte avec sa hiérarchie, et mit les bouts.

« Tu vois que c’était bien de prendre l’air », lui glissa son chef, à son retour au bureau. Lui-même revenait d’une séance de urban yoga et semblait, de ce fait, assez à même de savoir de quoi il parlait. Il manifestait en tout cas une solide assurance pour un mec payé à prendre des positions à la con en respirant profondément durant son temps de travail.

Il était 17 heures.

Une fois le micro-trottoir en boîte, Bruno fit acte de présence à l’apéro, profita de boire un thé ayurvédique vivement recommandé par son patron pour purifier les reins, puis parvint à se barrer vers 18 heures, car une immense pub remplissait le journal du lendemain. Il ne servait donc à rien de rester en stand-by alors qu’il n’y avait plus de rédactionnel à mettre dans les pages.

Finalement, la journée du jeune journaliste fut plutôt une réussite, malgré le beau temps.

2

La semaine ne s’annonçait pas trop mal. Bruno avait en tête une belle collection d’idées d’articles, ce qui lui donnait l’assurance d’être à peu près laissé tranquille par sa hiérarchie durant les jours à venir. De plus, un de ses chefs qui l’agaçait un peu, était en vacances. Pourtant, il se sentait animé par une tristesse profonde. La fatigue ? Sa mauvaise nuit ? Il peinait à se faire un avis définitif. La « Semaine de l’égalité de la femme », qui débutait ce lundi n’était sans doute pas étrangère à son cafard. À peine arrivé au bureau, Bruno avait par exemple constaté qu’une des filles qui faisait habituellement des journées de six heures, pauses tisanes (« pour la digestion, c’est important, la digestion ») incluses, avait décidé de se mettre en grève pour marquer le coup. Du coup, elle lisait Gala. Elle s’était aussi fait écrire « égalité»sur les ongles. La vieille fille du secrétariat avait décidé de l’imiter dans sa croisade soft, elle qui n’était guère plus vigousse dans le boulot. Elle se faisait d’ailleurs fréquemment les ongles au bureau. Malgré son féminisme, elle proposa quand même de faire un thé au chef des ressources humaines, lorsqu’il passa déconner un moment dans le bureau du réd’chef.

Très marqué par les cours d’histoire des idées politiques de ses années universitaires, Bruno trouvait ça somme toute assez logique que chacun poursuive ses intérêts personnels et il ne vouait habituellement pas une haine particulière à ces deux collègues parce qu’elles bossaient le moins possible, alors que lui se mangeait quotidiennement des horaires de fou. Néanmoins, une colère sourde grandissait en son cœur, en ce jour de l’égalité. Il devenait un angry white man, un peu. Lui qui n’aimait pas blesser son prochain, élevé à l’école du respect, lui qui avait carrément des sortes de sursauts d’angoisse quand il réalisait qu’il occupait, dans le bus, une place qui aurait pu servir à une vieille. Il était devenu le salaud dans la vision du monde de toutes les débiles et de leurs amis dévirilisés, dégénérés et, cette semaine, habillés en jaune fluo pour marquer ces journées de culpabilisation du travailleur mâle indigène. Ces journées féministes étaient d’ailleurs organisées par un syndicat qui reversait une bonne partie du fric gagné à cette occasion au Parti socialiste.

Bruno était blanc, occidental, hétérosexuel et en plus, il aimait la viande. Il aurait aimé appartenir à une minorité pour sauver sa vie, mais il n’avait même pas la chance d’avoir la sclérose en plaques. Même pas une maladie un peu sérieuse. Rien, la misère. C’était dans une ambiance de fin de civilisation que devaient se dérouler les jours à venir, se dit-il.

Un courriel l’intrigua, ce matin-là. Signé par un certain Artmir, il comportait en dossier attaché les images d’un merdeux en casquette Lacoste, la gueule passablement râpée, comme frottée contre le béton.

« Violance policiaire », titrait le courriel.

C’était le genre d’histoire que Bruno aimait bien. À l’aise pour se déguiser en post-ado, il finissait en général par se faire en quelque sorte accepter par les bandes de jeunes, qui le prenaient souvent pour l’un des leurs, alors que lui les méprisait de tout son être, intérieurement. C’était un peu « Danse avec les loups », sauf que les loups étaient des cons. En lisant le courriel, il réalisa que c’était en fait le pote du mec à qui il avait donné sa carte la veille, le kickboxer, qui le contactait. C’était allé vite. Restant dans un registre pugilistique, il souhaitait avoir un papier dans le journal pour dénoncer les flics de son patelin, contre lesquels il venait de se battre un soir d’ivresse, aux côtés de ses potes. Il habitait un village du nom d’Atlante, que Bruno connaissait assez bien, pour y avoir autrefois fait un peu de sport. Un village qui avait connu son heure de gloire à la fin du XIXe siècle, grâce au passage des trains en partance vers les pays voisins, mais qui sombrait dans l’oubli depuis que les convois internationaux avaient cessé de s’y arrêter. C’était une commune installée dans une cuvette, dont les habitants avaient de la peine à accepter les gens qui venaient d’ailleurs, même quand il s’agissait du bled voisin. Les gars du bon parti avaient chaque année leurs gueules d’alcoolique obèse sur des affiches, avec des termes genre « créatifs », « efficaces » ou « combatifs » pour vendre leurs talents. Les moments où ils étaient le plus motivés pour se battre, dans l’année, ce devait surtout être pour faire partir legril.

Le kiosque de la gare avait disparu, depuis une dizaine d’années, remplacé par un distributeur de barres chocolatées américaines. Le buffet de la gare avait pour sa part laissé la place à un kebab. La viande, congelée, venait de l’autre bout du pays. En camion. Mais elle était certifiée halal.

Bien sûr, il était hors de question d’écrire le truc qu’Artmir espérait, mais l’idée d’un papier « sociologique », pour tenter de décrire l’existence sans doute assez végétative du mec et de ses congénères était susceptible d’intéresser sa hiérarchie. Ce fut le cas, et après une séance de rédaction expédiée en vitesse pour aller prendre le train, Bruno fila dans le bled du jeune et de ses copains.

Il traversa la région de campagne séparant la ville du patelin en question, les paupières lourdes, les pensées grises. Il pressentait l’effondrement à venir de la société qu’il avait encore connue étant enfant. Une société patriarcale à l’ancienne, avec ses horreurs, ses non-dits, ses chefs barbecue ; une société certes imparfaite, mais qui désirait encore vivre, qui n’était pas encore totalement rongée par la haine d’elle-même et par la culpabilité. À la place, une sorte de guerre civile qui ne disait pas son nom se préparait. Dans les gares des villes, les trains régionaux, les toilettes publiques même ; dans tous ces endroits, les minorités plus ou moins visibles faisaient régner leur loi sans que cela occasionne la moindre réaction dans un journal ou au niveau des autorités politiques.

« On doit les prendre sur le fait pour les arrêter », disaient les élus, à part dans le cas spécifique des homos amateurs de plans cul dans les toilettes publiques. Leur coutume devait, elle, être acceptée au nom du respect de la sphère privée. C’est en tout cas ce qu’avait une fois lâché, le plus sérieusement du monde, le patron de la police en conférence de presse, dans la ville de Bruno, pour expliquer qu’il ne mettrait jamais de vidéosurveillance dans le passage sous voie, malgré différentes affaires qui y avaient eu lieu par le passé. Il fallait respecter la culture de chacun. « Qui sommes-nous pour décider ce qui est bien ou non ? », qu’il disait. Pour les dealers, étant donné que de toute façon les mecs n’avaient pas de fric à cracher, on leur foutait toujours la paix. Et puis, ils n’étaient pas souvent bien agressifs. L’idéologie de la tolérance avait bien fait son travail. Le déclin commençait.

Regardant les petites communes qu’il traversait, Bruno souffrait de savoir que la vie qui y régnait encore serait bientôt finie. Que les gamins élevés dans l’amour de leur famille, de leur village, de leur pays même ; que ces gosses perdraient bientôt leurs valeurs transmises de génération en génération « parce qu’on est quand même au XXIe siècle », comme disaient les cons. Il pensait à tous ces discours homophobes, préalables obligatoires à la consommation de tabac à priser dans les « jeunesses campagnardes » (sorte de scouts alcoolisés qui pullulaient dans la région), qui allaient bientôt devenir illégaux. Il est vrai, cela dit, que Bruno avait toujours trouvé ce genre de rituels complètement débile, à l’image de l’écrasante majorité des membres de groupes de campagnards, fascinés par la Formule 1, la moto, la bière et le tir à la corde.

Bruno était de nulle part. Il finit néanmoins par arriver dans le village de son futur interlocuteur.

Dans son courriel, Artmir avait expliqué à Bruno comment trouver une sorte de squat vaguement toléré, situé dans une ancienne gare aux marchandises, qui lui servait sans doute de local-défonce. Pour cela, il fallait traverser un secteur devenu semblable aux images de villes mortes dans les films de série Z, les trains ne s’arrêtant plus guère dans ce coin depuis une trentaine d’années. Quelques zombies y survivaient, néanmoins. Un mauvais rap se faisait même parfois entendre depuis le bâtiment principal de la gare, occupé par des désœuvrés qu’une association de féministes protestantes tentait depuis des années de réinsérer, alors qu’ils n’avaient jamais été insérés nulle part, du reste. Elles y tenaient un lieu de vie poureux.

Le village était en proie à ce qu’on appelait des problèmes de racisme. L’année précédente, une caissière née dans la commune, femme du chef de gare, s’était fait tabasser parce qu’elle avait demandé à un gamin de lui rendre le paquet de clopes qu’il venait de lui piquer. Même Attila, le vendeur du kebab de la gare, avait fini par prendre sa carte au parti le plus à droite du village, lui qui avait d’abord milité à gauche, parce qu’il n’en pouvait plus de se faire défoncer ses vitrines au nom de la liberté d’expression. Cela n’avait rien changé, mais ça lui faisait sans doute dubien.

Une fois par an, les autorités cantonales, de centre-droite tendance sans cravate, faisaient un tour dans la commune, pour montrer que la hausse de la criminalité devait être envisagée avec sérénité. Des mesures telles que la mise en place de grands frères, sorte d’anciens délinquants reconvertis dans la sécurité (et dans l’événementiel durant la période des festivals), ou d’un éducateur de rue temporaire, étaient généralement annoncées à l’issue de ces parades ministérielles.

Bruno ne se sentait pas plus en sécurité que ça. Contre les murs des bâtiments autrefois occupés par les machines, par les ouvriers et par la douane locale, des tags indiquaient « Bosnie Nique Tout » ou « Harram City ». Un dessin – assez bien exécuté et encore vierge de tout passage de toy – représentait aussi un flic moustachu en train de taper un jeune Noir, casquette juste posée sur la tête, alors que celui-ci fumait tranquillement un joint dans un salon.

« Salut », fit en clignant de l’œil un type visiblement originaire d’Afrique de l’Ouest, que Bruno ne connaissait pas. En revanche, il comprenait fort bien le message, mais n’était pas intéressé. D’autres mecs assis par terre buvaient des bières fortes en maudissant le système politique qui, selon eux, favorisait la reproduction sociale.

Les entendant, Bruno se dit que si un quelconque système pouvait les empêcher de se reproduire tout court, ce serait peut-être une bonne chose pour l’humanité. Mais il chassa au plus vite cette pensée de son esprit.

Après un quart d’heure de marche, ralentie par son étude des lieux, Bruno arriva à l’endroit décrit par Artmir. C’était un bâtiment assez immense qui aurait largement pu accueillir sept ou huit familles. Mais l’office du patrimoine cantonal, à qui appartenait la bâtisse, avait considéré que les jeunes avaient bien besoin d’un endroit pour « développer leur créativité » et avait décidé de faire construire ailleurs pour les familles dans le besoin de la région. En attendant que leurs futures maisons soient sur pied, ces gens logeaient dans des abris atomiques (« On leur a mis à disposition une télé et un babyfoot, en plus du faible loyer », avait expliqué dans le journal un élu de gauche, célèbre dans la région pour sa passion de la voile).

Un immense drapeau noir flottait contre la façade du squat, sur lequel était écrit « Flics, Porcs, Assassins ! ». D’autres inscriptions anti-policières couvraient le premier étage, alors qu’un tag au niveau du deuxième étage représentait Jésus, Bouddha et Moïse en pèlerinage vers la Kaaba. La porte d’entrée ne comportait pas de poignée, il fallait appuyer sur un bouton pour que quelqu’un vienne ouvrir depuis l’intérieur.

Toujours relativement inquiet, Bruno s’exécuta et vit, après quelques secondes d’attente, un regard bleu clair le fixer depuis l’intérieur de l’immeuble. « Ouais ? », fit une voix de fille, très vulgaire. « Ouais quoi, connasse », pensa Bruno, mais il se maîtrisa : « J’ai reçu un mail d’Artmir, je viens pour ça. » La fille partit chercher ledit Artmir, qui ouvrit la porte. C’était un mec assez petit, pas très épais, mais qui semblait super nerveux. Son regard fit un aller-retour de haut en bas sur Bruno, puis le jeune homme lui tendit la main après avoir ouvert.

« Je voulais être sûr que t’étais pas un flic », lâcha-t-il, un sourire en coin. Tournant légèrement la tête, il fit voir la marque que lui avait laissée l’intervention des pandores : une jolie éraflure qui, du dessous de son oreille gauche au menton, venait orner satête.

De prime abord, Artmir se montrait chaleureux, à la grande surprise de Bruno. Il lui proposa de rentrer dans le squat, après avoir néanmoins passé un test qui attendait chaque visiteur. « Tu verras, ça fait pas mal », dit-il en échangeant un regard complice avec un de ses potes en jogging vert, le bas du pantalon dans les chaussettes, qui venait de sortir d’une pièce, à l’étage, d’où provenaient des bruits de filles en train de glousser.

Disparu depuis quelques secondes, Artmir réapparut soudain, portant avec lui un grand objet long et plat que Bruno ne reconnut pas immédiatement. Le jeune kickboxer le fit passer le long du corps du journaliste et, après quelques va-et-vient, lui signala qu’il avait passé le premier examen, celui du détecteur de métal. Bruno lui rétorqua alors que son truc était « foireux » puisqu’il n’avait pas détecté ses clés, en forçant un rire semblable à celui du rappeur Xzibit, dans l’émission « Pimp My Ride » qui faisait encore, à cette époque, des ravages sur la chaîne musicale MTV. Sincèrement amusé, Artmir lui fit remarquer qu’il ne correspondait en rien à l’image qu’il se faisait d’un journaliste (« un fromage à lunettes, normalement ») et l’invita à monter au palier supérieur pour retrouver sesamis.

En haut des escaliers, Bruno manqua d’abord de s’engager dans une petite pièce semi-éclairée, celle d’où sortaient les sons de filles. Artmir tenta de l’en dissuader, mais le jeune scribouillard insistant, il put y jeter un coup d’œil. Trois mecs, plus ou moins vêtus, se trouvaient là, des bouteilles de Coca sur la table, aux côtés d’innombrables emballages de mauvais malts. Des housses de pornos cradingues côtoyaient des livres de cul, un DVD promettait même des scènes « inimaginables » de doubles pénés avec des big mamas, sortes de truies énormes, sévères, et avides de bites. Un des types, un gros lard super flasque qui sentait passablement l’alcool, s’énerva en voyant Bruno, et s’adressant à Artmir, lui demanda pourquoi il avait laissé entrer le « bâtard », auquel il envoya un regard noir. « Et dire que, tu survis en branlant rien, à part ta tige, avec mes putains d’impôts », dit Bruno en son cœur. Mais il resta stoïque face à ce tableau saisissant de misère humaine. Cela manquait de sérieusement chauffer.

Une fois à l’aise face à ses interlocuteurs, Bruno avait appris avec le temps à monter les tours pour se faire respecter, quand bien même il cherchait à fister les gens. Artmir apprécia la chose, l’encouragea à « laisser tomber » et l’emmena dans une autre pièce sans bouteille d’alcool, mais à la forte odeur de cannabis. « C’est la salle des frères », expliqua Artmir. « Ici on parle plus de trucs… sur la vie, enfin tu vois, quoi. » L’un des mecs que Bruno avait interrogés la veille, Jo, se trouvait là, ce qui ne l’enchanta guère, car il avait dû un peu raboter le tissu de conneries qu’il lui avait servi à propos du beau temps, pour que sa citation rentre dans le carton.

Heureusement, le type était visiblement défoncé et le reconnut à peine. La fille aux yeux bleus, des mecs qui ne disaient pas grand-chose – tous en training – et un gars un peu plus vieux que les autres, armé d’un chien à la gueule énorme, se trouvaient aussi là. Ils étaient tous extrêmement tranquilles, et ne semblaient pas particulièrement hostiles à la présence d’un inconnu. Tous respiraient pas mal le malheur.

C’était le moment d’agir. Devant le troupeau, Bruno commença par demander si les gars étaient d’accord de poser pour la photo. « Dis-nous déjà, c’est quoi que tu penses écrire », répliqua Artmir, sans animosité, mais fermement. « C’est vrai, quoi ! Le mec vient chez nous, on le connaît pas et il veut nous prendre en photo, c’est quoi son problème », s’anima soudainement un des mecs que Bruno pensait complètement amorphe, mais qui semblait plutôt en forme, finalement. Il jouissait d’un certain respect au sein de l’assemblée. Visiblement, derrière la façade calme se cachait un volcan sur le point d’exploser. Conscient que ce n’était pas le moment de fléchir, Bruno haussa le ton. « Attends, mec ! Que ce soit bien clair, je ne suis pas là par plaisir ou parce que je veux faire de vous mes nouveaux amis. Je suis là parce que ton copain m’a demandé de venir, pour m’exposer ses problèmes avec les condés. Alors, tu ne me parles pas comme ça. Autrement, je me barre et j’écris rien sur votre truc. J’ai pas besoin de cet article, moi ! »

Ce petit pic de testostérone sembla convaincre Artmir, qui regarda à nouveau avec respect le reporter. « OK. C’est bon, les gars, il est cool. Je le kiffe. Il fait son taf, c’est tout. » Il persuada alors ses compagnons d’aller chercher deux bières pour lui et Bruno, qui n’était pas plus convaincu que ça de la nécessité de se mettre à picoler aux environs de onze heures du matin.



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