Déambulations en babouches jaunes - Mohamed Salah Hasnaoui - E-Book

Déambulations en babouches jaunes E-Book

Mohamed Salah Hasnaoui

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Beschreibung

"Déambulations en babouches jaunes" suit le parcours d’un adolescent orphelin, déterminé à trouver la réussite et le bonheur malgré les épreuves qui se dressent sur son chemin. Contraint de quitter son pays natal, il s’engage dans un voyage semé d’embûches à travers la région de Biskra en Algérie, avant d’atterrir en France. Entre obstacles inattendus et rencontres marquantes, il devra faire preuve de courage et de résilience pour réaliser ses rêves. Parviendra-t-il à surmonter ses doutes et à saisir sa chance dans un monde qui lui semble parfois hostile ?

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Docteur ès sciences économiques et aménagement du territoire, ancien cadre administratif, Mohamed Salah Hasnaoui partage aujourd’hui son expertise en tant qu’assistant et professeur dans divers instituts techniques et universitaires. Passionné par l’histoire et le développement, il est l’auteur d’un premier ouvrage, La colonisation française de l’Algérie - Inventaire de Cendres et de Braises, publié en 2013 chez Harmattan à Paris puis chez les Nouvelles Presses Universitaires Algériennes.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Mohamed Salah Hasnaoui

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Déambulations

en babouches jaunes

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Mohamed Salah Hasnaoui

ISBN :979-10-422-5295-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Par un mouvement de son seul buste, par la promenade de son seul regard, il crée la vie, et il me paraît semblable à un dieu… » Il n’y a plus ici ni races, ni langages, ni division… il y a ce nomade pauvre qui a posé sur nos épaules des mains d’archange.

Antoine de Saint Exupéry,

Terre des hommes

Folio, page 157. Ed. Gallimard. PARIS

 

 

 

 

 

I

Espaces et contexte des déambulations

 

 

 

La pittoresque petite oasis de Douce1 n’était dite pittoresque que parce qu’elle paraissait comme telle, dans l’imaginaire poétique de quelques rêveurs romantiques, et encore fussent-ils bien inspirés. Cette oasis était tellement discrète qu’elle se cachait derrière son rideau de palmiers qui s’élevait tout au long de l’étang la bordant. Ce n’était que le douar d’une population qui vivait tranquillement sa torpeur et sa misérable vie, car ce romantisme, dont on l’affublait, ne peut faire oublier le cortège de souffrances et d’humiliations qu’elle subissait depuis bien longtemps. Les habitants de Doucen ne connurent rien d’autre que des tourments, depuis le premier jour de leur fixation, il y a plusieurs décennies, remontant jusqu’en 1876. Car la première génération d’habitants fut ramenée de force, en un lieu désertique, par d’ex généraux vindicatifs, depuis sa ville d’origine d’El Amri2. C’est cette première génération d’habitants qui, travaillant avec acharnement, l’avait peu à peu construite, pierre après pierre, et y a planté une palmeraie, arbre après arbre. Juste avant son déplacement, cette malheureuse population jouissait auparavant d’une riche et prospère vie. Injustement agressée, elle fut forcée de se soulever. Son temps de bonheur fut donc brutalement brisé. Des vautours s’y attachèrent pour mettre fin à sa révolte et la dépouiller totalement. Depuis, elle ne connut que spoliation, dénuement, éparpillement et déplacement. C’est ce même malheur qui persista sur elle et sur celles qui lui succédèrent. Celles-ci ne connurent que tout autant d’indigences de plus en plus amplifiées. De telles tristes situations ont été largement décrites par d’honorables auteurs, qui ont essayé de comprendre et d’expliquer les causes de cette pénible histoire. Curieux, ces auteurs vinrent d’Europe et visitèrent toute l’immense région de Biskra, à la recherche d’une ingrate vérité historique. C’est là l’origine de bien tristes vérités vécues par ces malheureuses populations. L’implacable colonisation, honteuse de ses méfaits, a tout fait pour les cacher, et les soustraire de la vraie « Histoire », voulant par-là les faire ignorer par les honnêtes gens.

Ces vérités ne furent que destruction, dépossession et spoliation de biens et des richesses de la grande et vaillante tribu des Bou-Azids, originaires d’El Amri3. Ainsi donc, les habitants de ladite « pittoresque oasis » de Doucen sont bien les descendants directs de la glorieuse tribu des Bou-Azids. Après le rasage intégral de leur riche et prospère bourg « El-Amri », les rescapés de cette tribu qui furent lourdement pénalisés, martyrisés, spoliés et dépossédés de leurs dernières richesses, se virent éparpillés à travers les diverses régions de la vaste Algérie. Certains d’entre eux, notamment les chefs de groupes, furent expulsés et envoyés vers des terres lointaines, telles que la Guyane, et d’autres en Nouvelle-Calédonie. La pittoresque petite oasis de Doucen est donc l’enfant légitime du grand et florissant bourg d’El-Amri, ancienne ville plusieurs fois centenaire, lentement réalisée, pendant six ou sept siècles, par ses habiles habitants. Des généraux malfaisants, véritables génies du malheur, avaient labouré la ville par leurs obus et semé la pire des injustices à travers ces belles terres de l’univers. En réduisant à néant ce bourg où se tenait un souk hebdomadaire chaque samedi, et qui disposait déjà de plusieurs mosquées, de plusieurs collèges et d’au moins deux madrasas, les faucons du malheur ont éliminé une grande partie de cette population et détruit à jamais ses valeurs morales et intellectuelles.

Les responsables de ces méfaits ont piétiné les nobles valeurs prônées par la Révolution française de 1789. Ils ont massacré aussi bien le genre humain que son espace de vie. Et pour dire que cette riche et florissante oasis d’El Amri fut, hélas, rasée au mois de mai 1876, par les forces commandées par les généraux Carteret et Roquebrune avec leur lourde artillerie. Certes, les 12 000 habitants de l’ex-florissante oasis, luttèrent ardemment avec des moyens dérisoires, pendant presque toute une année en 1875/1876, mais ils durent finalement baisser pavillon blanc et se soumettre après une glorieuse résistance qui dura neuf mois (septembre 1875 – mai 1876). Ils subirent une hécatombe durant les escarmouches puis les violents combats (09/1875 – 05/1876) qu’ils menèrent pour défendre leur honneur et leurs biens. Ils se rendirent enfin épuisés, à l’armada des forces coloniales, qui les dominèrent, car nettement plus nombreuses, mieux encadrées et bien mieux équipées.

Ces forces leur étaient supérieures en hommes et en techniques, car elles utilisaient un matériel de guerre, le plus moderne à l’époque. Ce fut une bataille aussi injuste qu’inégale. La reddition de la tribu des Bou-Azids fut pire qu’une violente ordalie. Le nombre des forces coloniales était dix fois supérieur à celui des résistants Bou-Azids. Pourtant J.J. Rousseau soutenait dans son écrit (Du Contrat Social)4 que « les vaincus devaient toujours être graciés ». Ce fut le contraire. Un bon tiers de la population Bouzidie fut abattue, par l’usage des moyens les plus ignobles. Les malheureux vaincus eurent, hélas, près de quatre mille martyrs, hommes, femmes et enfants. Ces vaillants combattants succombèrent sous le feu puissant et massif du corps expéditionnaire colonial composé de guerriers formés dans les écoles napoléoniennes. Il faut savoir que la ville d’El-Amri avait été, assaillie et bombardée par 56 canons lourds de différents calibres. Les assaillants l’avaient bombardée nuit et jour pendant des semaines et des mois, à l’aide des armes les plus puissantes de l’époque.

La cavalerie des Bou-Azids, célèbre, crainte et respectée à l’époque, avait été systématiquement mitraillée par cette nouvelle et terrible arme de destruction que l’on appelait la mitrailleuse.5 Après de durs et violents combats, diurnes et nocturnes, souvent au corps à corps, les courageux combattants d’El-Amri furent donc vaincus et réduits au silence. Ils se rendirent faute d’armes et surtout de munitions. En fin de compte, les survivants durent demander « l’aman’ » aux massives forces guerrières colonialistes estimées à (20 000 soldats et supplétifs) en espérant d’eux, une vaine clémence, celle des honorables vainqueurs. Malheureusement, après une rapide sélection parmi les survivants, 2500 hommes d’entre eux furent considérés comme ayant commis le sacrilège, celui d’avoir porté des armes et de s’être révoltés. Ils furent désignés un à un, et obligés de creuser les fosses où ils allaient être jetés, ensevelis. Puis ils furent lâchement et froidement massacrés. Les soldats du capitaine Fabvre utilisèrent leur baïonnette, pour faire un indescriptible carnage. Ils laissèrent aux supplétifs du bachagha Bengana, ces auxiliaires de l’armée, le soin de les recouvrir de terre6. Telle fut l’inqualifiable et sommaire crime de guerre, des généraux Carteret de Trécourt et Roquebrune (05/1876). La condamnation collective, ce cruel génocide, devait servir d’exemple, pour décourager toute éventuelle rébellion dans la région de Biskra. Cet abominable crime dépasse en horreur celui de Zaâtcha en 1847/1849. En plus de ce carnage et cette décomposition, vingt-huit chefs de famille, jugés chefs de guerre indésirables, furent déportés vers les colonies d’outre-mer, soit en Guyane, soit en Nouvelle-Calédonie. Quant aux autres survivants, ils furent enfin séparés en deux groupes :

a) Tous ceux qui étaient en âge de travailler (17 ans et +) quelques centaines furent condamnés aux travaux forcés7, pour réaliser deux grands axes routiers : vers Batna et vers Sour-el-Ghozlane. Nombreux y laissèrent leur vie.

b) Les faibles, vieillards, femmes et leurs enfants mineurs, furent déplacés dans la plaine voisine de Doucen où ils furent condamnés à construire, en corvée, une immense caserne en ce lieu désertique et suffisamment éloigné des autres oasis des Ziban.

Le sort de ce dernier groupe, considéré comme faible, ne fut guère enviable. Les personnes concernées, vieillards, veuves et leurs jeunes enfants, peuvent être estimées au nombre très important avoisinant les deux mille âmes8. Ils demeurèrent tous là, bien vaincus, soumis, et le cœur plein de rage et de chagrin. Le choix de cet emplacement répondait aux règlements et consignes du génie militaire, c’est-à-dire à des considérations précises. Le futur douar de Doucen fut donc un relais à mi-chemin entre l’ex-ville rasée d’El-Amri et la ville indigène d’Ouled-Djellal. Cet emplacement équivalait au parcours d’une course de chevaux, soit 20 à 25 km. Ce lieu se situait juste au bas d’un promontoire, une élévation de colline, donc une hauteur suffisante pour ouvrir à la vue, sur un large paysage en le rendant très facile à surveiller. Surtout que cet emplacement laissait apparaître quelques maigres signes de potentielles réserves hydrauliques. D’évidence, c’était un argument militaire approprié pour la poursuite d’une répression non négligeable. Les rescapés furent donc ramenés sous bonne garde et abandonnés aux grands vents. C’était au courant du mois de juin 1876, c’est-à-dire en pleine chaleur estivale. En plus de la torride canicule, ces malheureux n’avaient aucune autre condition indispensable à la vie, aucune possibilité de ressource alimentaire sur cette plaine nue. Pour se nourrir, ils eurent recours aux rares herbes disponibles, telles que les feuilles d’atriplex. Les malheureux cantonnés durent disputer aux animaux les feuilles de cet arbuste. Ils cueillaient délicatement ses feuilles pour les faire bouillir et les transformer en soupes. Ainsi, ils durent consommer cet herbage matin et soir. C’est donc jour après jour, semaine après semaine, été comme hiver, et pendant de nombreuses années, qu’ils se nourrissaient des simples feuilles d’atriplex9. La faim et la soif resteront pendant très longtemps leur « pain » quotidien. Il en mourut beaucoup, d’autres survivront avec une douleur permanente, qui devint perpétuelle.

Doucen10 est donc devenu le nom éponyme de ce petit douar implanté dans l’immense plaine désertique par les forces coloniales. Et la lutte ne s’arrêtera pas là en Algérie ? Loin de là. Ces ignobles crimes et ces injustes maltraitances resteront toujours qualifiés, par la colonisation, comme « secrets de guerre » les plus importants de la région de Biskra. Ces crimes ont été tellement monstrueux, qu’ils ont dû faire honte à leurs exécutants, les généraux des forces coloniales. À El-Amri comme ailleurs, ils feront tout pour soustraire leurs ignobles méfaits à l’histoire écrite, celle de la Troisième République française. Voilà pourquoi ces monstruosités ont été volontairement et honteusement cachées aux chercheurs. Mais hélas, ils ne seront pas les derniers génocides commis en Algérie, par l’implacable colonisation11. C’est donc dans ce douar perdu en 1938 que naîtra Lazhar, héros de cette légende ayant pour titre « Déambulations en babouches jaunes ».

Le grand désert qui entoure le petit douar de Doucen s’étend sur des dizaines de kilomètres carrés. Cet immense espace s’adossant, côté nord, aux suaves contours des monts s’estompant du vieil Atlas Saharien qui, fatigué, s’inclinera davantage un peu plus loin devant « sa majesté », le haut massif des Aurès, et du côté sud s’inscrivant dans le large demi-cercle où s’étaient déjà incurvées les deux vieilles villes indigènes d’Ouled-Djellal et de Sidi-Khaled, que souligne le long et sinueux Oued-Djedday.

Géographiquement parlant, les cartes nous révèlent que cet Oued-Djedday traîne paresseusement son long cours, sur un interminable périple, sur près de cinq cents kilomètres. C’est bien vrai qu’il prend sa source bien au nord-ouest de la ville saharienne de Laghouat. En fait, cette source se situe elle-même sur le versant sud, du lointain et convexe Djebel-Amour. Ce même mont qui donne naissance, sur son autre versant nord, quelques dizaines de mètres derrière son sommet, à la source du fleuve « Chélif » qui se jettera dans la Méditerranée, du côté de Mostaganem. De là, l’Oued-Djedday fonce droit vers cette importante ville qu’est Laghouat, et à partir de cet endroit précis, il se réoriente par simple gravité vers les plaines de l’Est. Il poursuivra sa longue balade vers Ouled-Djellal, puis s’orientera à nouveau, légèrement, vers le nord-est, pour aller se déverser, enfin, bien loin, à Chott Melghir, cette grande mare, au sud de la ville de M’ghaïer. L’Oued-Djedday traverse donc toute cette immense dépression présaharienne de Laghouat à M’ghaër en y créant un microclimat très particulier. C’est cet oued que les autochtones appellent aussi, le grand « fleuve » saharien.

 

Le microclimat que créent les crues de cet oued couvre la même immense plaine, et se varie selon les saisons. C’est un printemps irrégulier qui parfois embellit d’une abondante végétation hétéroclite et qui abrite dans ses anfractuosités beaucoup de petits animaux, tels des gazelles, des gerboises, des lièvres, des lézards, des salamandres, et, autres bestioles, comme les scorpions, les serpents, les batraciens et les reptiles venimeux. Cette immense plaine est aussi parcourue par de nombreux petits affluents qui jaillissent des nombreuses hauteurs des monts de l’Atlas Saharien, pour venir soutenir, en quelque sorte, ce capricieux microclimat. Ces petits oueds ont creusé d’éphémères lits vallonnés où poussent de nombreuses espèces végétales. On y voit souvent d’épaisses touffes de jujubiers, de pistachiers sauvages, d’halliers et autres arroches. Ces nombreux petits oueds prennent tous leurs sources, le long du massif atlassien, dans ses cimes escarpées. Ils descendent tous précipitamment du versant sud des monts de cette même longue chaîne de l’Atlas saharien. Ces petits cours d’eau viennent renforcer l’irrigation de la basse dépression. Pendant les gros orages d’automne et d’hiver, ils se transforment souvent en de violents torrents aux puissantes crues dévastatrices. La nature capricieuse des lieux permet tout de même, certains miracles pour irriguer et reverdir la chétive végétation avant d’aller terminer leurs courses en rejoignant le lit du grand Oued-Djedday.

 

Ces cours d’eau disparates participent néanmoins à réguler le climat torride de toute cette immense région quasi désertique. Chaque printemps, on est surpris de voir ce sol, habituellement jaunâtre, car brûlé par le torride soleil, se couvrir d’une exceptionnelle floraison, au milieu de laquelle se régénèrent les nombreuses touffes d’arbustes nains, du genre (Rimeth)12. Il se crée alors d’éphémères prairies avec de prodigieuses fleurs multicolores, aux senteurs exquises qui embaument l’atmosphère. Cette éphémère image ferait oublier au promeneur attentif la misère persistante de la sécheresse et la faim des populations bergères qui s’y déplacent. Ces petits cours d’eau font raviver la joie et l’espoir des pasteurs et de leurs troupeaux. Dans ce désert changeant à chaque saison, il est aisé de comprendre que les caprices de la nature se vivent d’eux-mêmes, au profit de ceux qui y vivent en autarcie. Pendant toutes les saisons, ces mêmes populations se soumettent donc aux aléas du recours à la simple pratique de l’élevage des ovins.

Il n’en demeure pas moins que malgré leur dénuement, ils organisent en certaines saisons, de miraculeuses et fastueuses offrandes, dans les « koubbas des saints hommes » et autres tombes de marabouts, notamment ceux de Doucen. Ces naïfs sont persuadés qu’en période de sécheresse, ces « koubbas » pourraient les couvrir de leur bénédiction et leur ramener des pluies si désirées et si attendues. N’y a-t-il pas là une survivance des traditions païennes méditerranéennes, attendant tout des oracles, comme au temps de la mythologie grecque ? Une telle interrogation nécessitera certainement une réponse plus profonde et plus complète. Cependant, il est évident que ces malheureux nomades-éleveurs sont persuadés que leurs offrandes (immolation de moutons, préparation de plats de couscous et offres exagérées de grandes quantités de nourriture),à travers ces fastueuses agapes, sont nécessaires et indispensables pour atténuer leurs trop longues attentes des bénéfiques pluies. Et pourtant, les stoïques marabouts n’interviennent jamais auprès du ciel, pour changer quoi que ce soit aux précipitations climatiques, dans ces régions désertiques.

En ce milieu géographiquement chahuté, cet aspect de territoire changeant fait surgir une brusque élévation, celle où avait été érigée l’imposante caserne, dont il a été question plus haut. C’est une sorte d’imprévisible colline, ou plutôt un haut-plateau qui domine donc tout ce vaste paysage presque plat. Le sol de ce promontoire, à peine gratté à l’aide d’outils rudimentaires, laisse se révéler une épaisse couche de calcaire friable. Les paysans locaux n’ont pas tardé à constater que les blocs, de ce matériau, durcissent rapidement sous les effets des chauds rayons du brûlant soleil. Facilement extraits par de simples pioches, ces blocs de calcaire, librement séchés au soleil, constituaient un excellent matériau de construction. On appelle ce matériau le Timchent ou le langage autochtone deb-dab. Ce constat, la disponibilité d’un matériau quasiment gratuit, n’échappa pas non plus à la sagacité des militaires coloniaux qui l’utilisèrent dans la construction de l’immense caserne. Pour la main-d’œuvre, l’armée coloniale eut recours à l’utilisation, en corvée forcée, des pauvres enfants des familles déplacées. Pendant 13 ans : de 1876 à 188913, des centaines de jeunes de treize à seize ans s’échinèrent à réaliser cette œuvre répressive, colossale, qu’ils appelèrent spontanément El Bordj14.

Un grand nombre de ces malheureux jeunes travailleurs y moururent d’épuisement et surtout de malnutrition. Une fois terminée, cette immense caserne, conçue suivant les plans de l’architecture militaire, offrit aux militaires de multiples ouvertures dans ses très épais murs d’enceinte. La grande clarté du jour permit aux soldats sentinelles de cette caserne de voir très loin, à partir de ces ouvertures, durant toute la journée. Ainsi, ils pouvaient surveiller les va-et-vient de la population et suivre ses moindres mouvements sur toute la plaine. C’est donc de ce poste d’observation que l’armée coloniale, à l’instar des Romains, contrôlait toutes les activités et tous les faits et gestes de la population qu’elle avait ramenée manu militari d’El Amri à Doucen.

Au pied de cette colline et de cet édifice, il s’était formé une sorte de talweg profondément encaissé, œuvre naturelle des oueds d’alentour. Ce talweg se transforma, peu à peu, en une sorte de cuvette qui s’était remplie d’eau, pour devenir un très grand étang, presque un petit lac, très utile à bien des égards. Ce grand étang est donc périodiquement alimenté par les crues saisonnières des petits oueds qui parcourent cette plaine, plus particulièrement les oueds « Berrouth, Ghafoura » et « Temda ». Les dimensions de ce mini lac s’étendirent jusqu’à atteindre une longueur de plus de trois mille mètres, une largeur de vingt à trente mètres et une profondeur, presque uniforme, atteignant en certains endroits plus de trois mètres. Ce grand volume d’eau tantôt vive, tantôt stagnante, constituera plus loin en aval, une sorte de déversoir avec un écoulement des surplus d’eau, qui en se déversant donne lieu à un caressant clapotis. Ce surplus des eaux de ruissellement deviendra à son tour, une sorte d’affluent qui ira se jeter, à plus de trente kilomètres, à l’est, dans ledit grand « fleuve saharien » Oued-Djedday.

L’importance de la caserne dite (El Bordj) permit d’abriter, non seulement les troupes coloniales, mais aussi leurs serviteurs, leurs chevaux et leurs matériels. Évidemment, cette caserne disposait aussi d’un immense sous-sol, qui servait de prison. Dans les cellules de cette prison, on enfermait, sans jugement essentiellement, les contestataires de l’arbitraire système colonial. Leur libération dépendait du bon vouloir du commandant de la caserne et surtout du montant de la rançon qui lui serait versée. C’est dire que la corruption a toujours été inventée, pratiquée et associée au système colonial répressif. Après, la réalisation de cet ouvrage militaire, qui dura 13 ans (1876/1889), a servi à divers usages. Au comble de l’injustice, après leur libération des travaux forcés, ces anciens bâtisseurs furent contraints à payer, pour le compte de leurs pères assassinés en 1876 après leur reddition, le reliquat des lourdes amendes jusque-là impayées. Pourtant, nul n’ignore que celui « qui n’a rien ne peut rien donner ». Il est évident qu’une telle obligation hypothèque en fait tout revenu pécuniaire et toute future possession. C’est ce qu’on appelle « l’épée de Damoclès », suspendue sur la tête de chacun de ces rescapés. Ces malheureux seront assurément assujettis aux paiements obligatoires des amendes indues pendant très longtemps, de 1889 à 1910.

Quant aux utilisations successives de cet immense fort bâti, il servira en premier lieu comme caserne et relais aux troupes, puis comme prison, et enfin comme siège aux différents et juteux emplois de « caïdats ». Lorsque l’armée jugea que la sécurité coloniale fut bien établie, les militaires cédèrent cette caserne à l’administration communale. Ce bâti servira alors de logement de fonction et abritera aussi les successifs caïds du douar et leurs familles de 1910 à 1950. Pendant la guerre de libération (1954/1962), l’armée revint, l’occupa à nouveau et en fit le siège de la SAS15. Après le recouvrement de la souveraineté nationale en 1962, cette caserne a continué à servir à diverses occupations sociales jusqu’à aujourd’hui. Par digression, et pour en terminer avec la triste histoire de cet édifice, on rappellera que les jeunes constructeurs qui moururent d’épuisement, furent tout simplement jetés dans les fondations, sans autre sépulture, sur ordre des militaires chefs de chantier. Une telle cruauté est restée solidement imprégnée dans la mémoire de tous les Bouzidis de Doucen. À la fin des travaux, les jeunes corvéables avaient atteint l’âge de la trentaine. Pour continuer à les occuper, les militaires, par mansuétude, les autorisèrent à la construire leur propre habitat et à s’assurer, par leur travail, des activités agricoles en vue de se nourrir.

Devenus paysans par nécessité, encore assez actifs, ces anciens ouvriers luttèrent courageusement contre leur pénible situation et recherchèrent la meilleure solution pour se soustraire à la dure vie des travaux forcés, qu’ils connurent pendant si longtemps (13 ans). Beaucoup d’entre eux avaient pu capitaliser une certaine expérience dans la division du travail. Grâce à leur intime solidarité mutuelle, ils surent utiliser judicieusement leur savoir-faire en ayant recours à d’utiles secrets dans l’art de la construction. Dans la gestion de leurs malheurs comme dans celle de leurs efforts, ils ont su tirer de petits avantages. Ainsi, ils n’eurent aucune difficulté à s’aider les uns les autres pour construire leurs masures. La solidarité qu’ils se manifestèrent les aida à ne jamais oublier qu’ils étaient là en relégation, sur ce territoire qui peu à peu allait devenir le leur. Ils s’attachèrent, donc, à mettre en pratique leurs utiles expériences, pour les mettre en valeur autant que possible. C’est donc en assemblée générale qu’ils décidèrent, après 1889, de demander à l’administration coloniale l’autorisation d’exploiter en agriculture, une partie des espaces libres de la plaine. Cette demande fut exaucée, mais sous certaines conditions.

Effectivement, chacune des familles, selon sa composition, sinon au nombre de ses membres, reçut selon ses désirs et ses capacités productives, une surface de terrain conforme à ses besoins. Une fois cette autorisation obtenue, ils décidèrent en toute justice et toute équité, un semblant de partage des terres concédées. Ainsi l’espace, situé au-delà de la rive droite du lac, a été laissé à la disposition de l’administration. Il deviendra plus tard un jardin exploitable dont la production sera entièrement envoyée, par les jardiniers, aux militaires chargés de l’administration du territoire fictif de la commune d’Ouled-Djellal. Ce fonds foncier constituera aussi une réserve pour le futur terrain communal, pour confirmer l’emplacement du cimetière public, et servira d’assiette aux nombreux mausolées des marabouts, devenant peu à peu, patrons des lieux. L’espace de gauche reste à la disposition des familles bénéficiaires.

Ainsi, par cette concession, l’administration coloniale parvenait à maintenir insidieusement toute son autorité sur cette population. Elle lui faisait croire qu’elle lui assurait dans la satisfaction de sa légitime demande de terrain, avec l’objectif financier et politique étant de la maintenir sous son contrôle. La contrepartie de cette concession étant la rédaction d’un acte de cession et surtout la soumission aux paiements des impôts fonciers. Et donc un placement clair sous sa gestion directe et/ou indirecte. Malheureusement, avec le temps et avec l’inévitable croissance démographique, leur croissance économique, qui devrait épouser la spirale d’un cycle vertueux, ne sera que tout simplement aspirée par un vortex continu d’effondrement. C’est dire que durant leur vie, et celles de leurs descendants, ces familles ne connaîtront que des désastres successifs, de plus en plus amplifiés. Le pouvoir colonial donnait d’une main ce qu’il pouvait mieux récupérer de l’autre avec bonification. Et la population, non moins crédule, acceptait de s’assumer, dans une sorte de statu quo, avec le petit avantage, qu’elle avait obtenu. Ce premier avantage n’est autre que le semblant d’équilibre politico-économique, qui permit à tous les membres de la tribu de disposer d’une concession provisoire, d’une mince partie de l’immense plaine. Pour se gérer, les habitants de Doucen désignèrent, ceux qu’on appelait les « vieux sages du village », un petit groupe de six à sept personnes. Ceux-ci se réunissent à chaque fois nécessaire, démocratiquement, pour étudier tous les problèmes qui leur sont soumis afin de les solutionner ou de définir les règles à suivre. Ils peuvent aussi répartir et entériner les partages de terrains hérités. Comme ce fut le cas pour partage des terrains délimités d’ouest en est le long de l’étang d’eau, entre les membres appartenant à chacune des quatre fractions de la tribu16. C’est avec une pratique claire et collégiale que cette distribution eut lieu. Il n’y eut aucune contestation. L’acceptation des décisions de la « Djamaa » était un pied de nez, aux oukases du Caïd, désigné par l’autorité militaire. Certes, la distribution démocratique convenait à toutes les familles, au présent, mais ignorait totalement l’avenir, et tous les risques de la croissance démographique prévisible. Ainsi, les bénéficiaires purent implanter tranquillement leurs masures pour abriter leurs gynécées17, et délimiter leurs champs de culture, en y plantant quelques palmiers. Cette occupation des sols s’était faite, en laissant d’immenses espèces libres d’une concession à une autre. Avec le temps, cet espace se réduira continuellement du fait des naissances, des décès, des héritages et des partages successifs.

Bien évidemment, chaque terrain concédé avait été préalablement déboisé, en tout ou en partie, de l’épais tapis d’atriplex18 qui le couvrait. Cependant, de nombreuses touffes de cet inséparable arbuste subsisteront pendant très longtemps encore en ces lieux. Ces champs d’atriplex continueront à faire le bonheur des nombreux troupeaux de dromadaires traversant ces champs, qui les dévasteront goulûment. À l’époque, la hauteur de cette plante pouvait atteindre un mètre et occuper au sol un cercle, d’un diamètre de plus d’un mètre également. Les feuilles d’atriplex sont donc comestibles aussi bien pour la nourriture privilégiée des humains affamés que pour les animaux19. C’est une plante à croissance rapide, elle se régénère très rapidement. Elle est très utile, en ces lieux, où sévissait un climat aride et chaud. Ses utilités sont encore plus nombreuses, comme par exemple le fait de fixer sur place les dunes de sable, assurer une protection des sols contre une trop brusque et rapide déshydratation par les puissants souffles des trop violents vents locaux. L’atriplex offrait aussi, à ce paysage désertique, un peu de verdeur grisâtre. Elle participait ainsi à l’agrémentation, quelque peu, du pittoresque douteux de la triste nature brune environnante. De tels avantages demeureront toujours non négligeables.

À Doucen donc, les anciens ouvriers de la corvée d’El Bordj, s’étant libérés des travaux forcés et devenus légèrement plus libres, se lancèrent dans diverses tâches : créer leur propre centre de vie, constituer leur petit marché pour vendre, acheter ou échanger leurs surplus de production. En réalité, la concession de ces lieux aux profits de cette population ne lui offrait qu’une factice liberté, une liberté relative sous caution, sous surveillance de la colonisation. Très tôt, ces malheureux cultivateurs s’aperçurent qu’ils n’étaient que des sujets de second rang, qui vivaient sous surveillance semi-militaire permanente. N’ayant, comme capital, que leur force de travail, ils ne pouvaient compter sur aucun autre apport en capitaux ni sur le bénéfice éventuel d’un quelconque progrès technique. Tout accès à un quelconque nouvel avantage, comme l’achat de matériel agricole à crédit ou le prêt bancaire, leur était sournoisement refusé. Ce triste statut ne les découragea pas pour autant, car il fallait bien continuer à travailler et à survivre afin d’exister. Ils commencèrent donc par improviser et par tracer sur le sol un simulacre de plan d’urbanisme, pour leur douar. Ils matérialisèrent leur tracé avec de la chaux blanche, les limites dimensionnant le périmètre d’une grande place carrée de 150 mètres de côté. Ils situèrent l’emplacement des futures et larges dessertes, des pistes, qui partaient vers les villes environnantes. Biskra au nord-est, les oasis des Ziban à l’est, Ouled-Djellal au sud et vers la vallée du lieu-dit « Berrouth » à l’ouest, et enfin Boussaâda vers le nord-ouest. Immédiatement après, ils construisirent ensemble, par entraide collective, dite « Touisa » les immeubles entourant ladite place pour en faire un centre de vie collectif pour les rencontres publiques et les échanges de produits, souvent en troc. Cet espace sera l’embryon d’une place qui organisera l’urbanisme du futur village de Doucen. Le recours à la « touiza » a toujours été pratiqué comme étant le meilleur moyen de continuer à s’entraider économiquement pour édifier leurs constructions.

Ils s’occupèrent ensuite de l’aménagement de la parcelle individualisée qui leur a été attribuée, toujours à la manière de travailler collectivement. Ils déterminèrent le lieu de leur future maison et le terrain du futur jardin à cultiver. De fait, après avoir réalisé les tâches primaires, chacun d’eux se mit à travailler le lopin de terre duquel il tirerait sa subsistance. Et la plaine devint ainsi un espace d’incessants va-et-vient semblable à une fourmilière. On assista alors, sur ces lieux, à de multiples petits groupes qui construisaient, labouraient ou bêchaient un terrain. Sous les activités de tous, le paysage de la plaine se transformait continuellement. Rapidement, on vit sortir de terre de petites maisonnettes et de nombreux palmiers. Comme l’espace libre se meublait, le panorama commençait à ressembler à une petite agglomération, certes très étalée, car chacun de ces paysans en faisant son nid, avait réussi à sa manière à configurer sur le sol, son propre ouvrage, de sorte que l’ensemble des constructions ressemblait à un jeu de dés sur une table. Le village s’est donc constitué par à-coups, mais très éclaté, très étalé, comme si on avait joué sur une grande table, à un jeu d’enfants. Le premier avantage pour chacun de ces pionniers était d’abord de s’abriter plus convenablement, en passant du gourbi insalubre à la masure, pour le grand bonheur des familles. Leur bonne entente leur évita toute contestation du partage informel du foncier, et confirma, pour le moment, leur indéfectible solidarité. La preuve de cette bonne entente, c’est qu’elle permit à tous les membres de la tribu de disposer d’un bien et de continuer à vivre en harmonie avec les autres habitants. En s’entraidant les uns les autres pour le bien de chacun, ils avaient réussi à créer leur petit microcosme. Leurs « vieux sages » n’eurent aucune difficulté à consigner, par écrit, le partage des terres. Chaque cultivateur en profita pour confirmer sa propriété en 1889, au moment où l’administration civile chercha à donner une dénomination officielle et définitive à l’agglomération, qui est devenue depuis : Doucen.

Mais hélas, au fil du temps, les anciennes valeurs sociales ancestrales portant sur les principes moraux, les qualités humaines qui assuraient la cohésion antérieure des membres de la fraction, et des familles se détendirent sous les effets pervers des nouveaux comportements générés par leur croissance démographique. La défense des maigres intérêts personnels prit le pas sur les intérêts collectifs habituels. Parmi les causes des nouveaux changements sociaux apparus, on citera la rapide multiplication des mariages, des naissances, et des décès. Les nouveaux besoins particuliers et les attitudes plus ou moins égoïstes de chacun altérèrent toutes les familles. Les héritages, plus ou moins successifs, la différence quantitative et qualitative du système d’exploitation des terres, le genre de production agricole, les maigres revenus de tous modifièrent leurs bons comportements. Il est évident que ces changements firent apparaître de nouveaux intérêts, ne serait-ce qu’à travers les fréquents problèmes de décès, d’héritage et/ou de mariage.

Ainsi, ces intérêts privés individuels et familiaux commencèrent à prévaloir sur ceux de la communauté. Ces phénomènes sociaux engendrèrent à leur tour d’inévitables divergences entre les membres d’une même famille, d’une même fraction de cette grande tribu. On vit émerger des différends entre frères et sœurs, cousins et cousines d’une même famille. Peu à peu, un certain particularisme envahissant envenima les relations entre particuliers. Ces méfaits prirent le pas sur la cohésion sociale ancestrale. Avec le temps et le retour de quelques rares rescapés parmi les anciens expulsés dans le Nord, les problèmes devinrent de plus en plus ardus. Les héritages successifs de biens entre ascendants et descendants d’une même famille entraînèrent de multiples contestations dans les rétrocessions des petites propriétés. Ce sont donc de telles relations qui modifièrent profondément les rapports entre les habitants de Doucen. Ils devinrent de plus en plus méfiants et développèrent un certain individualisme, et parfois même un certain ostracisme.

La Première Guerre mondiale, 1914-1918, à elle aussi, introduisit et imposa de nouveaux comportements chez ces villageois. La mobilisation générale décrétée par le gouvernement français, pour faire face aux préparatifs de guerre franco-allemande, a été instaurée en Algérie et a eu de lourds effets. Comme toute l’Algérie du Nord, les territoires militaires du Sud ont été expressément soumis à cette mobilisation, alors qu’antérieurement, ces habitants en étaient exclus. Une vingtaine de jeunes de Doucen furent forcés de rejoindre les casernes « engagement, par contrainte ». Hélas, en fait, ils ont été raflés et enlevés sur leurs champs, et sans respect de leurs droits ni des nécessités familiales. Ces jeunes Doucenis, ainsi « recrutés, manu militari », furent acheminés sur le front de Verdun. Sur le nombre indiqué, 90 % d’entre eux n’ont jamais donné de leurs nouvelles à leurs familles. On ne saura jamais ce qu’ils étaient devenus. Certainement, ils furent « gazés » à l’instar des milliers de tirailleurs algériens, dans les sinistres tranchées de Verdun. À la fin de la guerre, seuls quelques anciens soldats très estropiés sont rentrés à la maison. Ce triste retour a été plus ou moins récompensé par le versement mensuel d’une maigre retraite, équivalente au prix d’achat d’environ trente pains mensuels. Évidemment, ces pensions inhabituelles, aussi minimes fussent-elles pour leurs bénéficiaires, accrurent l’importance de l’usage de la monnaie dans le village.

Les échanges plus ou moins acceptés entre familles auparavant, c’est-à-dire en troc, se raréfièrent pour laisser place aux échanges monétaires. De tels changements étaient jusque-là inconnus. Cependant et malgré tout, ces paysans conservèrent quelques-unes des bonnes valeurs morales, comme le respect des anciens, l’obéissance aux parents et l’hospitalité accordée au visiteur exogène. Ces pratiques sociales sont toujours en vigueur, car elles ne gênent en rien la progression constatée de l’individualisme local. Mais la grande pauvreté générale de cette population les astreignait à consacrer leurs principaux soucis aux seuls besoins élémentaires comme l’habitat, l’habillement et l’alimentation.

En matière d’habitat, ces gens se satisfaisaient de pauvres masures en briques de terre séchée. Ils se contentaient d’élever des murs suffisamment hauts pour cacher leur misère, et surtout leurs femmes. Quant à leur habillement, il était en général des plus sommaires. Ils continuèrent à ne s’habiller qu’avec de larges gandouras en vulgaire toile de coton : sorte de la vieille et ample houppelande européenne. Quelquefois d’un burnous en laine que tissaient leurs femmes. Bien sûr, tout le monde allait pieds nus, comme les neuf dixièmes des indigènes algériens. Comme couvre-chef, les hommes portaient des chèches qu’on appelait aussi l’opulent « guennour », leurs enfants, quand ils étaient gâtés, pouvaient avoir une chéchia en laine, rouge vermeil, sinon ils allaient nu-tête. Quant aux femmes, elles étaient traditionnellement cloîtrées dans leur gynécée, et on n’avait pas de peine à deviner leur accoutrement désuet. Elles se drapaient dans un ample « Melhafa », un grand coupon de tissu sans couture, de couleur terne, les couvrait entièrement. Cela n’avait aucun rapport avec l’élégance féminine tant recherchée ailleurs. Enfin, en matière de travail agricole, leur technicité était demeurée très archaïque et ne bénéficiait d’aucun progrès moderne. Ils utilisaient des charrues araires, des houes et des pioches pour retourner la terre. Les pauvres gens ne produisaient que des produits vivriers de subsistance comme les carottes, les navets, les courges, les melons et pastèques, les tomates, les poivrons, les aulx, etc. Ils semaient un peu d’orge et de blé, céréales dont ils pouvaient en tirer la farine nécessaire à la confection de la galette et du couscous. Ils ignoraient les autres légumineuses. Chaque famille ne cherchait rien d’autre que la satisfaction de son alimentation quotidienne. C’est pour cette obligation que les courageux et vaillants, les descendants des Bou-Azids, ont oublié leur passé et se sont consacrés à travailler leur lopin de terre, toujours avec la plus grande ardeur.

En matière de libertés, comme tous les indigènes, ils étaient abandonnés à eux-mêmes. C’était l’administration militaire qui désignait pour eux des chefs (caïds) souvent des individus incultes, cupides et vindicatifs. Ces Caïds taxaient à leurs guises, et fixaient le montant annuel de l’impôt à payer. Aucune contestation, aucune réclamation n’était admise. Aucun droit de vote n’était reconnu chez les paysans ruraux. C’était là les prescriptions humiliantes du système colonial brutal et raciste. Celles des lois scélérates les plus abjectes que l’on connaisse dans l’histoire de l’administration civile, à travers le monde. Le régime colonial était toujours prêt à bondir sur les indigènes.Ceux-ci pouvaient être emprisonnés au moindre mouvement de tête négatif. Tous les paysans algériens étaient administrés par l’insupportable Code de l’indigénat20 spécialement conçu pour eux depuis 1881. Cependant, à partir des années vingt, le douar de Doucen s’étendit progressivement et devint une oasis. Cette oasis commença à ressembler de plus en plus à un petit village de cultivateurs. Tout autour de la grande place, on voyait surgir péniblement de plus en plus de murs en mortier de terre crue. Le village prenait forme, ce qui prolongeait d’autant ses premières grandes dessertes qui ressemblaient de plus en plus à des rues.

La seule activité sportive intéressante, pratiquée par les jeunes du village, se déroulait annuellement aux premiers jours du printemps. En effet, avec l’éclaircissement du ciel, l’allongement du jour, le retour du beau temps, et du chant des oiseaux, les rues du village pouvaient se transformer pendant quelques heures, en de bruyants terrains de jeu. Les jeunes du village organisaient entre eux une compétition collective. C’était leur jeu le plus adulé. Dans chaque quartier, ils se réunissaient pour raviver un jeu traditionnel, qui s’appelait « el-Qorra ». Ce jeu ne nécessite qu’un équipement rudimentaire : 22 crosses taillées dans les branches de palmiers assez courbées à la base et une pelote de la taille d’une balle de tennis, confectionnée en poils de chèvre, mais solidement ficelée. Le jeu se pratique donc dans l’une des rues du village. L’espace utile est délimité sur un sol sans aspérité, quadrillé par quatre grosses pierres, posées deux à deux aux extrémités de ce terrain. Ainsi délimité, il sera d’une longueur d’environ six cents mètres, large au moins de trente mètres. Au départ, les deux équipes, formées de onze sportifs chacune, se mettent au milieu de ce terrain marqué par deux larges traits transversaux et parallèles, tracés à même le sol, avant d’engager la compétition. Les joueurs sont athlétiques, rapides en course, adroits à la frappe et animés du désir de gagner la partie. Il n’y a pas d’arbitre. Les deux équipes décident ensemble du choix de l’une ou de l’autre moitié du camp, à savoir trois cents mètres. La balle est jetée en air, au milieu du terrain, devant deux joueurs appartenant à chacune des deux équipes. Le jeu commence quand la balle échoit sur le sol. Les seuls participants sont autorisés à la récupérer avec leur crosse. Le jeu est très rapide, la balle passe d’un camp à l’autre à une vitesse foudroyante. Elle va et revient, suivie d’une meute de joueurs, crosses en main. L’intensité du jeu est telle qu’elle épuise tous les sportifs. Il faut reconnaître à ce jeu quelques risques non intentionnels. N’importe quel joueur peut recevoir des coups de crosse involontaires. Ce sont généralement les membres inférieurs, qui risquent d’être légèrement blessés. Ce jeu a une certaine ressemblance avec le softball. Dans ce jeu, les joueurs vont se disputer sportivement pour la récupération de la balle et pour l’amener par des passes et contre-passes jusqu’à la limite du parcours du camp adverse. Chaque joueur se précipite, crosse en main pour chercher à la récupérer. S’il réussit la récupération, il doit vite la passer à l’un de ses coéquipiers. Balles en crosse, tous les joueurs d’une équipe cherchent à envahir le camp adverse, avec pour objectif d’atteindre rapidement la limite du terrain des adversaires et marquer un point ; sauf s’ils perdent la balle au profit des défenseurs. La lutte est âprement disputée. La balle circule très vivement entre les deux camps. Elle doit passer d’un joueur à l’autre, pour pénétrer sur le camp adverse et être menée jusqu’à sa limite finale. Les attaques et contre-attaques se succèdent en permanence. Elles fatiguent les joueurs qui doivent avoir un bon souffle et surtout être très adroits. Évidemment, chacune des deux équipes joue son va-tout. Quand une équipe atteint la limite du camp adverse, elle compte un point, et on revient au centre du terrain pour reprendre le jeu. Pour gagner, il faut avoir capitalisé au moins 10 points. Cette compétition peut durer deux heures de course rapide. L’équipe perdante offre à l’ensemble des joueurs une collation composée essentiellement de R’Fiss,21 arrosé de petit lait. Habituellement, cette collation est en général partagée et fournie par les jeunes joueurs les plus aisés. Comme c’est un moment de plaisir collectif, les deux équipes s’offrent des instants de camaraderie et dégustent convivialement leur collation dans une ambiance de commentaires, de joie et de rire.

La première construction d’une mosquée à Doucen fut entièrement financée par l’éphémère caïd Si Ahmed Ben M’Jeddel22, en 1923, une exception dans le corps des « Caïdats ». Celui-ci n’échappa pourtant pas à l’injustice et à la répression. Pour un refus de cautionner une malversation, commise par un lieutenant français, il fut mis en prison pendant trois ans. Il ne sera libéré qu’après que ses administrés le sauvèrent en versant au Commandant du territoire une grosse amende en 1930. D’ailleurs, ce grand homme mourut de dépression, six mois après sa libération. Il fut longtemps vénéré après sa mort par toute la grande tribu des Bou-Azids. La construction de la mosquée fut conduite de 1923 à 1927 par son jeune ami qui est mon propre père, Si M’Hamed Hasnaoui. Le caïd, Si Ahmed Ben M’Jeddel, est l’unique notable Bouzidi qui fut forcé d’accepter sa mission de caïd par l’administration militaire. Ce respectable notable n’accepta cette ingrate mission qu’à son corps défendant. Intellectuel et matériellement aisé, il paya donc de ses deniers la construction de cette première mosquée. Durant son court caïdat (1923/1927), il nomma aussi cet autre intellectuel, son jeune ami, Si M’hamed, comme chef de projet, puis comme Imam. Mon père assura sa noble mission bénévolement, pendant plus de vingt ans, de 1923 jusqu’à sa mort en 1947. C’est au début de cette construction, et pour une longue période, que mon père ramena des maçons originaires de la ville d’El Oued. Ces maçons étaient de rares spécialistes de la construction des toits voûtés. Après l’inauguration de la mosquée, mon père, en tant qu’imam des cinq prières journalières, se chargea bénévolement d’enseigner le Saint Coran et diverses sciences islamiques à tous les enfants désireux de se cultiver. Plus tard, certains de ses anciens élèves s’engagèrent honorablement, dans la lutte de libération. On sait que beaucoup d’entre eux se sacrifièrent et moururent en martyrs (Chouhadas), entre 1954/1962. Parmi ses élèves qui survécurent y figurent des Moudjahidines bien connus. Je peux en citer quelques-uns. Il a aussi formé, feu El-Hadj-Saâd Laänani, dont cette mosquée porte aujourd’hui le nom. Et c’était aussi mon père qui m’avait inscrit à la première école indigène 23de Doucen. J’étais parmi les élèves de la première promotion des cinquante élèves inscrits et qui fréquentaient cette école, les pieds nus et en haillons.

Ainsi, encore aux années cinquante, bien après la Seconde Guerre mondiale 1939/1945, dans les douars comme dans les humbles villages, comme Doucen, les indigènes ne portaient des chaussures qu’à de rares occasions. Objet rare et coûteux, on se prêtait les babouches entre amis, pour paraître dans certaines cérémonies, ou encore lors de rares visites familiales. Surtout quand ces cérémonies avaient lieu dans les modestes quartiers périphériques des grandes villes environnantes. Sinon, comme tout le reste des indigènes, 9/10e de la population, essentiellement des ruraux, presque tout le monde en était démuni. Cantonnés dans leurs douars poussiéreux en été, boueux en hiver, les paysans marchaient tout le temps, toute honte bue, nu-pieds, non par plaisir, mais par manque de moyens financiers. Dans leurs masures, dans leurs écoles coraniques, dans leurs champs ou dans les rues de leurs douars misérables, oubliés et isolés, qu’il gèle ou qu’il vente, on y subissait la pluie et la canicule, indifféremment, mais presque tous les villageois allaient pieds nus. Ce petit monde vivait et ignorait totalement la marche du temps. Il n’en avait cure, de cette marche. Il faut rappeler qu’en cette triste année-là, tous les habitants des douars devaient payer, au caïd, entre 1/3 et 1/5 de leurs revenus en impôts24. En cas d’incapacité de paiement, ces paysans devaient les compenser, par des travaux en corvées forcées et non rémunérées. Dans les douars ruraux, ces impôts étaient ramassés, par le caïd. Celui-ci en gardait pour lui le 1/3. D’où son envie continuelle d’augmenter l’impôt à percevoir. Pour la population du village, l’argent acquitté ne leur servait pas à profiter du bénéfice de certains services d’utilité publique. Ils ne disposaient d’aucune administration civile, ni d’aucun autre service public. Les villages ruraux n’étaient desservis par aucune route bitumée et ne disposaient d’aucune école publique, d’aucun cabinet médical, ni d’officine pharmaceutique, ni de réseau hydraulique, ni de réseau électrique, ni de poste, ni de musée, ni de centre culturel, ni même d’un terrain de jeux. Quand on disait que les habitants étaient abandonnés, ils étaient en plus livrés au bon vouloir d’un Caïd véreux, malhonnête et tricheur, qui estimait lui-même et fixait à sa guise leurs éphémères revenus. Connaissant la répugnance des ruraux contre ce système archaïque, il est aisé de comprendre leurs perpétuelles contestations des sommes à payer. Comme on peut se l’imaginer, ces paysans n’avaient aucune autre activité intéressante que la monotone culture de leur champ. De pénibles travaux agricoles non rentables économiquement. Une agriculture précaire incapable de se développer, sans l’impossible recours au machinisme triomphant du 20e siècle, duquel ils étaient volontairement exclus par le système colonial. Cette agriculture ne pouvait suffire à l’alimentation des nombreuses familles de ses exploitants.