Dernier concert à Vannes - Hervé Huguen - E-Book

Dernier concert à Vannes E-Book

Hervé Huguen

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Beschreibung

Corinne disparaît suite à une étrange rencontre...

Un soir d’automne, pluie et brouillard, concert de rock dans une boîte isolée…Corinne disparaît cette nuit-là après avoir rencontré Steph, l’un des musiciens, à la fin du concert. Rencontre de hasard ou acte prémédité ? Le commissaire Baron enquête sur le meurtre d’une femme, dont le corps a été retrouvé à son domicile, quarante-huit heures plus tard. Quels rapports entretenait-elle avec Corinne ? Qui l’a tuée ? Un mari photographe aux clichés obscurs ? Un amant voileux et amateur de jazz ? Un inconnu qui la harcelait ? Ou Steph, le musicien discret ? Baron traque l’assassin pendant que Steph recherche Corinne, et leurs routes vont se suivre, se croiser, s’emmêler. Jusqu’à l’ultime vérité, inattendue.

Une enquête pleine de suspense et rebondissement pour le commissaire Baron, à la recherche d'une jeune femme disparue.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"
On a là un vrai polar bien noir, où on imagine le stéréotype du flic en imper et chapeau. L'auteur parsème son récit de touches bretonnes. Il arrive à nous berner jusqu'à la dernière page. J'en redemande !" - Jalleks, Babelio

"Quelle jolie découverte ! Un vrai roman policier comme je les aime ! Une intrigue passionnante qui ne se découvre à nous que dans les dernières pages ! Un policier taciturne et une victime surprenante. Du coup, je crois que je vais me précipiter à la découverte des autres !"
 -  PaulLennon, Babelio

"Bien construit, bien écrit, un roman d'atmosphère comme l'affectionnent les lecteurs de Georges Simenon."
 - Louis Gildas, Télégramme

À PROPOS DE L'AUTEUR

Le nantais
Hervé Huguen est avocat de profession, mais il consacre aujourd’hui son temps à l’écriture de romans policiers et de romans noirs. Son expérience et son intérêt pour les faits divers - ces évènements étonnants, tragiques ou extraordinaires qui bouleversent des vies - lui apportent une solide connaissance des affaires criminelles. Passionné de polar, il a publié son premier roman en 2009 et créé le personnage du commissaire Nazer Baron, un enquêteur que l’on dit volontiers rêveur, qui aime alimenter sa réflexion par l’écoute nocturne du répertoire des grands bluesmen (l’auteur est lui-même musicien), et qui se méfie beaucoup des apparences…

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HERVÉ HUGUEN

Dernier concert

à Vannes

éditions du Palémon

ZA de Troyalac’h

10 rue André Michelin

29170 Saint-Évarzec

DU MÊME AUTEUR

1. Dernier concert à Vannes

2. Les messes noires de l’île Berder

3. Ouragan sur Damgan

4. Le canal des innocentes

5. Retour de flammes à Couëron

6. Les empochés de Saint-Nazaire

7. L’inconnue de Nantes

8. Le cimetière perdu

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr

Dépôt légal 1ertrimestre 2016

ISBN : 978-2-372601-17-7

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ouayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19 - © 2016 - Éditions du Palémon.

À Brice et Sabrina, Sylvain, Chloé, Killian…

Chapitre 1

L’avenue du 4 août 1944 flottait dans le brouillard.

Trouée par les cônes molletonnés des réverbères, une lumière argentée rebondissait sur les nappes enroulées autour des carrosseries, endormies le long du trottoir. Il ne brillait aucune lumière aux façades des bâtiments noyés dans la brume triste, qui collait un filtre confus aux vitres poisseuses. Seuls quelques rares phares blancs défilaient en chuintant, avant de mourir avalés par l’angle du pignon de la maison voisine. Un paysage lunaire que ne traversait aucune ombre…

Les reins endoloris par le manque de sommeil, le commissaire Nazer Baron étouffa un bâillement dans son poing, après avoir remonté le volet roulant. Son regard mal aiguisé fouillait la pénombre froide, cherchant à décrypter les flammèches courant sur la chaussée. Dans cette perspective humide et floue, il ne parvenait pas à voir s’il pleuvait toujours.

Il se frotta longuement les paupières. La douche n’avait pas soldé le reliquat de ses rêves, et un panorama de feuilles mortes ne suffirait sûrement pas pour balayer les débris de son insomnie. Il s’essuya les joues, mouillées par le bâillement contrarié. Une soudaine ombre noire se glissait dans le tableau boueux, un chat remontant le trottoir, qui capta un instant l’attention de Baron. L’animal en maraude traversait l’espace libre du portail, il dut sentir la présence de l’homme qui l’observait et s’immobilisa brusquement, une patte en l’air, ses yeux luisants dirigés vers la lucarne jaune de la façade. Ils se défièrent quelques secondes du regard, au travers de la cour cimentée. Ce que vit le chat ne l’inquiéta sans doute pas, il reprit sa progression lente et disparut derrière le pilier. Baron respira profondément et tourna la tête. L’horloge ronde, sur le bahut, marquait seulement quatre heures passées de quelques minutes. Il lui restait probablement un peu de temps.

Il s’ébroua en direction du coin cuisine, slalomant entre les cartons qu’il n’avait pas eu le temps de défaire, tout en se frictionnant le menton. Il ne s’était pas rasé. L’eau commençait à frémir et il coupa l’alimentation de la bouilloire, versa du café soluble dans une tasse, ajouta un sucre et se mit à mélanger le tout. La maison baignait dans le silence, il buvait en fixant l’ampoule nue au-dessus du plan de travail, une vieille ampoule pendue à sa section de fil torsadé.

La pièce avait l’air d’un débarras, encombrée de ses caisses hermétiques qu’il n’avait pas pris le soin de trier. Une partie de son linge était restée empilée dans des boîtes, avec des inscriptions au feutre noir sur le côté, dans lesquelles il piochait au fur et à mesure de ses besoins. Un carton de bouquins, quelques disques, ceux qu’il avait nécessité absolue de conserver à portée de main… Pour le reste, la maison était bien équipée, il n’avait pas l’intention de s’installer davantage…

Il posa sa tasse et adopta une position engourdie pour conjurer l’attente, en appui sur les fesses collées au plan de travail, les bras croisés, les yeux rétrécis. Il était à Vannes depuis moins d’une semaine, en mission d’intérim prévue pour durer plusieurs mois. Et c’était bien le problème, à force d’affectations et de mutations, on finissait par égarer du monde qui revenait hanter les rêves, et découpait à la hache des tranches de mauvais sommeil. La prochaine sur la liste de ces oubliés avait un nom, il le devinait, il le pressentait… Et il avait toujours eu du nez pour ces choses-là… L’histoire se terminait. Ça ne l’avait pas empêché d’accepter la mission…

Un bruit enflait dans la rue, il devina une voiture qui freinait dans la cour, un pinceau lumineux balaya les murs, s’effaça avec le dernier ronflement du moteur. Il imagina Carole Frémont qui claquait la portière, il l’entendit escalader les marches de pierre du perron. Il s’était avancé pour déverrouiller la porte qui donnait directement dans la salle, dont il écarta le battant pour l’accueillir. La nuit accrochait des brindilles mouillées dans ses cheveux.

— Bonjour, patron, fit-elle avec une grimace.

Elle traînait derrière elle des senteurs d’humidité.

Il s’était contenté de bafouiller une demi-heure plus tôt. Il lui avait fallu du temps pour tout mettre bout à bout, le temps de se sortir du lit et de se cogner aux murs. Il lui fallait décomposer ses gestes, faire des efforts supplémentaires pour chaque chose…

« On a retrouvé le corps d’une femme à son domicile, au Vincin… »

Il avait l’esprit ailleurs, l’oreille collée au téléphone. Un meurtre à l’arme blanche…

« C’est un voisin qui a prévenu, un avocat. J’ai appelé la scientifique. Le médecin doit déjà être sur place… »

Il restait de l’eau chaude et Baron proposa une tasse. Il n’avait pas dormi cinq heures, il avait le sentiment de parler sans ouvrir la bouche, les lèvres à peine agitées d’un très léger mouvement. Carole au contraire donnait l’impression d’une forme olympique. En veste de cuir fermée sur un pull-over de grosse laine, les cheveux mi-longs ébouriffés par la course en voiture qu’elle avait dû effectuer vitre entrouverte, l’œil fureteur se posant sur tout avec l’air d’enregistrer chaque détail.

— Ça ira, j’en suis à cinq cette nuit.

— Bon, soupira-t-il. Ne perdons pas de temps…

C’était lui qui traînait. Il enfila une gabardine, éteignit derrière eux et attendit d’être assis en voiture avant de s’informer :

— Vous avez des détails ?

— Pas grand-chose…

La voiture filait déjà en direction de la voie rapide, contournant la ville par l’ouest, jusqu’à la bretelle menant au centre commercial de Parc Lann. Carole roulait vite malgré la chaussée humide. Ils ne croisaient personne.

— La victime s’appelait Francine Rich, âgée d’une quarantaine d’années… enchaîna-t-elle après un long silence.

Elle emprunta le pont traversant la nationale, dévala l’avenue jusqu’au rond-point de la Mare où elle prit à droite. Elle conduisait avec des à-coups, multipliant les appels de phares inutiles, légèrement penchée en avant.

— J’ai prévenu le substitut Urvoy…

Un substitut timide au physique d’oiseau de proie, avec un cou long et maigre, qui avait toujours l’air de s’excuser d’être là, un vieux garçon.

Baron regardait défiler les restes de lande décharnée, de part et d’autre de la route. La campagne avait abdiqué en ne laissant derrière elle que de maigres touffes de verdure. Les immeubles de bureaux et les entrepôts avaient poussé comme des champignons. Retapée la vieille ferme, devenue Robet - Paysagiste. Comblé le bassin d’eau verte où pullulaient les têtards, dompté le bois de pins découpé en parcelles et vendu, domestiqué, construit et sillonné d’allées ouest, nord ou sud.

C’était là qu’une femme avait été retrouvée morte, dans l’une de ces villas cossues masquées aux regards indiscrets, derrière des murs épais qui retenaient tous les bruits. Un poignard enfoncé jusqu’à la garde. Juste sous le sein gauche, d’après le témoin qui avait vu la scène, en plein cœur.

Baron tourna la tête vers sa compagne dont le profil se découpait dans le halo du tableau de bord, sur fond de broussaille glaciale et un peu lugubre.

— Qui a découvert le corps ?

— Le mari. Il était paniqué, il est allé réveiller l’avocat… Maître Chrysson.

— À trois heures ? Il dormait ?

— Il était absent depuis deux jours, il est rentré dans la nuit. Il a trouvé sa femme comme ça.

La voiture ralentissait, Carole actionna le clignotant. Le pinceau de lumière balaya le talus en virant dans l’allée du bois.

— D’après l’avocat, enchaîna Carole en relançant le moteur, elle devait être morte depuis au moins vingt-quatre heures…

*

Quarante-huit heures plus tôt. Nuit de samedi à dimanche. Déposition de Steph Arbona.

J’avais pressenti que ça allait virer à la bagarre. À un subtil mouvement de foule. L’air, sans raison apparente, vibrait de tensions orageuses. J’avais assez bourlingué dans les boîtes et les festivals pour savoir que c’était comme le déplacement de la croûte terrestre au fond du grand bleu. De la surface on ne voyait rien, et d’un coup venait le raz-de-marée. Pour une broutille, un pied écrasé ou un regard appuyé, une fille, une bière, une cigarette…

Tous les artistes vous le diront, le système pileux représente autant de capteurs sensoriels. On était sur une reprise de La Grange. Trop dur, trop fort. J’ai adressé un signe à Phil et attaqué un riff, vingt-quatre mesures marquées par les baguettes de Jakez, sûr de son tempo de métronome. Have you ever loved a woman. Les trois accords magiques, cinquante à la noire, de quoi calmer tout le monde. On a insisté sur le balancement du blues.

Mine de rien, le patron avait entamé un discret mouvement d’approche de la zone trouble. Il n’était pas né d’hier, lui non plus. Ça devait être ses moustaches à la gauloise, des radars aux reflets rouquins capables de flairer les alertes. Il est resté observer un petit instant, puis il a repris la direction de son bar en trottinant à la remorque de son estomac gonflé. Il n’a pas pu s’en empêcher. Petite claque fessière au passage, en frôlant Morwene. Elle avait l’habitude. Je ne l’avais vue se rebiffer qu’une fois, quand la main s’était un peu trop alourdie. Elle s’était contentée de le regarder, glaciale, une moue de dédain au coin de la bouche, destinée autant à Jack qu’à Régine, sa femme qui traînait derrière le zinc. Manichon avait retiré le doigt, la paume, le poignet et le bras avant de se réfugier derrière sa caisse, cloué au pilori des années mal digérées. Il devait se sentir vieux, dégueulasse et plutôt moche. Il n’avait jamais recommencé.

Pour l’instant, Morwene tirait des bières dont elle alignait les chopes sur le comptoir. Le public réagissait bien. Phil, sur ma gauche, s’était lancé dans une improvisation au piano, des bras se levaient, ondulant en cadence au rythme imprimé par Jakez sur les caisses de sa Pearl. Ça sentait la fin de concert, encore deux ou trois morceaux, et puis le rappel sur Roadhouse blues.

Du zinc, Morwene s’aperçut que je la regardais. Elle me fit un clin d’œil doublé d’un sourire. Elle aussi devait commencer à sentir la fatigue. Elle m’avait raconté qu’à force de tirer des mousses, l’épaule s’ankylosait et la lourdeur finissait par irradier jusqu’à la poitrine, les fourmillements annonçaient l’heure prochaine de la fermeture. C’était peut-être une invitation à vérifier sous la couette…

Finalement, le Jack’s Potes n’était pas une mauvaise boîte. Ça faisait bien une dizaine de fois que Manichon nous y invitait. C’était son Amérique à lui, country et blues rock dans une ancienne grange qu’il avait transformée, à la sortie de la ville sur la route de Sainte-Anne. Rock celtique aussi. EV avait donné au Jack’s l’un de ses derniers concerts. Électrique et déjanté…

Le public en redemandait après l’accord final de Roadhouse blues. On a décidé de leur en offrir trois ou quatre minutes supplémentaires, un medley de quelques standards des années soixante. Lucille, Rip it up, Blue suede shoes… Les projecteurs balayaient tour à tour la scène et la vague de têtes chevelues qui continuait d’onduler bâbord tribord au rythme des voix qui n’en finissaient pas, a capela.

— “Blue, blue… Blue suede shoes… Blue, blue… Blue suede shoes…”

Jack Manichon a sauté sur l’estrade. Boots à élastique sous le jean un peu court, large ceinturon à boucle rutilante, chemise ouverte, couronne de cheveux longs autour du crâne, noués en catogan sur la nuque. Seules les moustaches de major de l’Armée des Indes faisaient un peu désordre. Il a hurlé en nous présentant :

— Le groupe Why Not !!!

On a salué le public et Jack a encore gueulé :

— À bientôôôôôt !!!!

Extinction des lumières. On s’est planqués un petit instant derrière le rideau, pendant que la masse se dirigeait vers le bar. La boîte allait fermer, l’urgence commandait d’avaler sans se poser de question. J’ai posé Duig sur son support. Duig, c’était ma maîtresse et ma confidente, une guitare Stratocaster que je m’étais offerte à l’époque où mon compte en banque allait mieux que maintenant… J’ai coupé l’alimentation de l’ampli et je suis descendu de scène pour m’approcher du bar. J’avais une vraie soif, Morwene m’a tendu un verre par-dessus les têtes.

— Ça va ?

C’était sa façon à elle de dire qu’elle avait aimé. Elle riait, avec des dents blanches qui lui éclaboussaient tout le bas du visage. D’ailleurs Jack aussi avait le sourire.

— Je te ramène ?

J’étais presque obligé de crier pour me faire entendre. Morwene a secoué négativement la tête, faisant voler des boucles brunes, avant de me désigner du menton sa copine Séverine plantée à dix mètres. La moue de ses lèvres disait « Désolée ! » J’ai grimacé la même… Partie remise.

— Jack m’a demandé d’attendre un peu, disait Phil, il a des dates à nous proposer.

C’était lui le manager du groupe. Il passait ses nuits à composer, raide dingue. Il n’avait pas encore tout à fait choisi, faire ou être. Moi, j’avais juste voulu faire de la musique, pas être musicien.

Je l’avais retrouvé après des années d’absence, à mon retour en ville.

« Vous comptez aller où ? m’avait dit le directeur, la mine attentive, le regard protecteur. Vous avez une adresse ? »

En un an, la mémoire fait plutôt table rase. Et si on ne s’en occupe pas soi-même, ce sont les autres qui le font pour vous. J’avais tout perdu, et comme on est du pays de son enfance… C’était moi qui avais appelé Phil, il venait de monter son groupe et il lui manquait un guitariste. Nous avions tourné des années ensemble. J’ai dit oui.

La foule se diluait peu à peu, des bouffées d’air frais venaient chasser les corolles de fumée enroulées autour des projecteurs. Des types nous serraient la main comme si on s’était connus depuis toujours, des filles nous claquaient des bises.

J’ai reposé mon verre et plié le genou pour grimper sur l’estrade et m’occuper de Duig, passer les cordes au fast fret tout en la caressant. J’ai enroulé les jacks, ramassé le pédalier et tout le petit matériel dans la valise made in China que j’avais aménagée pour ça, recouvert le tout du classeur de partitions. Une petite porte, derrière la scène, ouvrait directement sur le parking et Jakez en avait calé le battant à l’aide de sa Charleston. Il allait et venait, entassant ses caisses dans l’arrière de son break. J’ai suivi le chemin, les bras chargés. Un seul trajet, le tout bien calé dans le coffre de la Citroën.

C’est en me redressant que j’ai aperçu le couple dans son coin d’ombre. Ils ne faisaient pas vraiment attention à moi, trop occupés à s’engueuler et j’ai lâchement continué à trifouiller dans la malle en les matant du coin de l’œil.

La fille était plutôt jolie, un visage pâle cerné de courts cheveux bruns qui lui frisaient dans le cou. Elle s’appuyait contre un véhicule, mains relevées devant elle comme si elle s’apprêtait à repousser son partenaire, et je me suis dit qu’à la place du gars, j’aurais laissé tomber. Mais il ne semblait pas de cet avis et palabrait avec véhémence.

Une voiture tournait sur le parking, les phares sont venus me balayer, ont accroché un reflet dans les boucles brunes.

La fille a tourné la tête et elle m’a vu. L’espace d’un instant mais c’était suffisant. Elle a dû deviner que je les observais, elle a peut-être pensé que j’étais là depuis longtemps et elle savait qui j’étais puisqu’elle sortait du Jack’s.

J’ai claqué le haillon, l’air détaché, et je leur ai tourné le dos pour regagner la boîte. Jakez libérait la porte en récupérant sa Charleston.

— Tu peux me tenir ça une seconde ?

Il a eu un coup de menton vers l’obscurité. Lui aussi avait vu. J’ai attendu qu’il revienne en maintenant le battant ouvert pour lui éviter de faire le tour. Phil avait son calepin à la main, plus une enveloppe qui contenait notre cachet. Payé au cul de camion, c’était la règle. Il a sorti une liasse de billets, fait le partage, donné à chacun son dû. Je me suis approché de Morwene.

— Tu fais quoi, demain ? J’avais envie de pousser jusqu’à Quiberon, ça te dirait ?

— Il faut que je sois ici à dix-huit heures, passe me prendre en fin de matinée, on s’arrêtera manger un morceau à Saint-Goustan.

Je l’ai aidée à enfiler un manteau. Séverine nous tournait autour, je faisais exprès de prendre mon temps.

Morwene s’était dressée sur la pointe des pieds et j’ai senti ses lèvres sur ma joue. Bien appuyées, chaudes. Sur l’autre maintenant.

— À demain…

J’avais été à deux doigts de la prendre dans mes bras. La salle s’était vidée, on se serrait la main.

— Mercredi, début d’après-midi, tu peux ? J’aimerais bien qu’on travaille les orchestrations d’Aslan. On se retrouve chez toi ?

J’ai répondu à Phil que j’étais tout à fait d’accord. Nous sortions du Jack’s Potes. Il ne restait que quelques voitures sur le parking, la fille aux boucles brunes avait disparu de la place, autour de laquelle blanchissaient des nappes de brouillard, et je n’ai pas pu m’empêcher de fouiller des yeux les recoins sombres, d’embrasser du regard le reflet glacé des carrosseries. Pas de visage pâle derrière les vitres noires.

En virant sur la cour gravillonnée, je clouais sur la toile de fond de la nuit quelques éclairs de chrome, quelques transparences vitrées ouvertes sur le néant. Jack faisait cahoter son 4x4 devant moi en rejoignant la route de Sainte-Anne.

Je l’ai reconnue à ses mèches lorsqu’elle est sortie de l’arrière du bâtiment. Elle avait la main tendue, elle courrait presque et c’était vers moi qu’elle se dirigeait. Je me suis arrêté et elle a agrippé la poignée.

— Vous rentrez en ville ? Ça ne vous ennuie pas de me ramener ?

Elle avait de grands yeux, avec des cils très longs et un iris d’un brun très clair qui appuyait juste la requête.

— Montez.

En s’installant, la fille sut se montrer généreuse. Limite haute des collants, buste libre dans la rotation à la recherche de la ceinture de sécurité, tapotement des cuisses pour bien en dessiner les contours sous la jupe. J’ai enclenché la première et embrayé. Le 4x4 de Jack avait eu le temps de disparaître dans la nuit.

— Vous n’étiez pas accompagnée tout à l’heure ?

— Je savais bien que vous m’aviez vue… C’était juste un copain, Pierrick.

— Il vous a abandonnée ?

— C’est plutôt moi…

— Je m’appelle Steph, et vous ?

Elle a hésité avant de lâcher :

— Corinne.

Sans plus. Elle avait pris un air bougon. Nous franchissions les limites de la ville.

— Je vous dépose où ?

— J’aimerais autant chez moi, rue Jean Gougaud.

Ce n’était pas très loin et ça ne m’obligeait même pas à faire un détour. Tout en conduisant, j’observais son visage aux traits plutôt doux qu’encadraient les mèches noires. Elle avait dépassé la trentaine, ses doigts étaient dépourvus de bijoux, les ongles à peine rehaussés d’un vernis incolore. Elle avait une odeur poivrée.

— C’était super, dit-elle soudain comme si elle s’extrayait d’un songe, c’est la première fois que je vous vois sur scène…

Elle donnait l’impression d’être excitée, en m’agrippant l’épaule d’une main possessive.

— Ça fait longtemps que vous jouez ensemble ?

— Quelques mois.

Elle avait l’air sincère, tournée vers moi dans les halos de lumière qui marquaient l’entrée de la ville. Elle avait eu tout le temps de m’observer pendant que je jouais, je me suis plu à imaginer qu’elle m’avait choisi pour la ramener.

— C’est un peu plus loin, sur la gauche, vers le milieu de la rue… La résidence du Dolmen.

Nous venions de passer la Madeleine, à deux pas du studio de Morwene. Déserte, vitrines aveugles, piquée du faisceau imprécis des réverbères rebondissant dans les flaques.

— Vous pouvez vous arrêter là, si vous voulez… Je vous offre un verre ?

J’aurais dû refuser. Je serais rentré chez moi et je me serais couché. J’avais mille raisons de ne pas la suivre, la fatigue, le mal de tête, mon rendez-vous avec Morwene… Sans compter qu’elle avait jeté un type qui peut-être l’attendait là-haut, et qui n’allait pas vraiment apprécier de me voir débarquer. Pourtant, j’ai dit :

— D’accord…

Elle a ouvert avec une clé sortie de son sac, fait la lumière dans le hall mais ignoré l’ascenseur et en montant, j’ai remarqué qu’elle faisait attention à ne pas claquer ses talons contre les marches. Je pouvais sentir son parfum, ce truc un peu poivré mélangé à quelque chose de plus épais. Elle s’est arrêtée sur le second palier, a fait jouer le pêne.

— Entrez, il n’y a personne…

Un vestibule étroit, la cuisine sur la gauche, en face un couloir menant vraisemblablement aux chambres, la salle à droite. C’est vers là qu’elle m’a poussé, une pièce de séjour meublée de façon assez dépouillée, deux petits canapés se faisant face autour d’une table basse, télé et chaîne hi-fi, quelques livres classés sur des étagères, quelques bibelots, et des photos aux murs, autour d’un grand miroir dans lequel je me suis regardé en passant. Le tout baignant dans la lumière rasante d’une lampe sur pied posée à même le parquet. L’atmosphère était un peu bohême.

— Mettez-vous à l’aise. Qu’est-ce que vous voulez boire ? Bière ? Whisky ? Servez-vous…

À cette heure-là, j’aimais autant le whisky. J’ai pris la bouteille posée sur une desserte, du Clan Campbell, deux verres, et j’ai servi pendant que Corinne se débarrassait de sa veste. Elle a allumé une cigarette en m’observant, la tête un peu penchée, les paupières à demi fermées pour éviter l’irritation de la fumée. Je sentais son regard vrillé sur moi pendant que je me libérais de ma parka et que j’examinais la pile d’albums entassés près de la chaîne. Du rock, un peu de techno, quelques galettes de rap. Un classique même, du Vivaldi. Elle m’a dit :

— Mettez ce que vous voulez, je vais me changer, je reviens…

J’ai sélectionné un vieux Téléphone, mis le lecteur sous tension, bridé le volume sonore.

« Quelque chose en toi ne tourne pas rond… ».

Il faisait bon dans l’appartement. J’avais accumulé la fatigue et l’alcool n’allait pas tarder à me plonger dans la somnolence. Je discernais, de l’autre côté du mur, de légers bruits de verre, comme des flacons cognés contre des étagères de glace, un écoulement d’eau, la porte d’un meuble refermée sans précaution.

Je me faisais l’effet d’un gros matou, d’un mistigri du petit matin quand les chattes en ont marre de bâiller et voudraient bien dormir. J’ai eu un geste pour m’étirer, et je me suis levé pour me dégourdir les jambes. Jusqu’à la fenêtre, vers la rue plongée dans l’obscurité, avec ses halos piqués de loin en loin entre lesquels subsistaient de larges zones d’ombre.

S’il n’avait pas été en train de fumer, si la vitre n’avait pas été entrouverte, je n’aurais probablement rien remarqué. Seulement mon regard a accroché le filet qui filtrait par l’interstice, une bouffée soufflée dans la profondeur de la nuit. Il était seul à bord, assis au volant, mais ma position surélevée ne me permettait pas d’apercevoir son visage. Il attendait, c’était évident, planqué dans l’habitacle de sa BMW noire qui n’était pas là lorsque nous étions arrivés. Pierrick ?

Corinne est revenue, en kimono soyeux aux dessins compliqués et dont l’ourlet s’arrêtait aux genoux. Elle sentait bon, les odeurs du Jack’s s’étaient évaporées dans le réseau d’eaux usées. Elle s’est penchée pour piocher une autre cigarette dans un coffret de bois, sur la table basse, avant de se laisser aller dans le canapé. Il flottait un sourire nouveau sur ses lèvres ; j’ai hésité, avec la conscience aiguë de ma gaucherie. Elle a répondu pour moi en me désignant nonchalamment le siège que j’avais quitté, en face d’elle.

— Santé, a-t-elle dit en levant son verre, merci de m’avoir ramenée, je ne me voyais pas faisant du stop à une heure pareille.

C’était pourtant bien ce qu’elle avait fait. Je ne me suis pas demandé comment elle s’était rendue au Jack’s Potes ou qui l’y avait déposée, je ne me suis pas étonné de la disparition du copain avec lequel elle s’était fatalement disputée. Elle voulait savoir qui j’étais et je le lui ai dit.

Une enfance dans la ville, des études avec la musique comme tuteur, notre premier groupe avec lequel nous avions écumé les salles des fêtes, The Burning Scones - elle a ri et j’ai bien aimé ce rire -, et puis les premiers succès, le festival de la Côte de Granit Rose, la Bogue d’Or avant qu’elle ne soit spécialisée dans le traditionnel, le premier disque, les tournées. Les dates qui s’enchaînaient, les kilomètres aussi. Étaient venues la fatigue, les tensions, les galères… Le groupe avait explosé, j’étais parti pour trouver un job.

— Qu’est-ce que vous faites ?

Corinne s’était avancée, tendant son verre pour que je la resserve. Elle ne semblait pas pressée de me voir partir.

Ce que je faisais ? Je n’avais pas du tout envie d’en parler. Alors j’ai brodé mon histoire, une petite boîte, un poste de commercial, les affaires qui périclitaient jusqu’à la liquidation judiciaire.

— J’ai touché un chèque et j’ai pensé que c’était le moment de revenir. Phil était en train de monter Why Not, il cherchait un guitariste… Et voilà !

Téléphone venait d’arrêter de sonner dans les enceintes et la nuit a paru peser plus lourdement sur l’immeuble. J’ai appuyé sur la touche de la télécommande et de nouveau, Jean-Louis Aubert a analysé :

« Quelque chose en toi ne tourne pas rond… »

Corinne avait les yeux brillants, l’élocution plus lente et les gestes plus appuyés. Je n’étais pas très frais non plus. Il était près de quatre heures du matin, j’avais stocké l’adrénaline du concert et picolé plus que de raison. Je n’avais pas envie de m’approcher d’elle, et elle ne semblait rien attendre de ma part.

Quand la musique s’est arrêtée, ce fut comme un réveil, nous avons ouvert les yeux sur l’univers qui nous cernait. La nuit s’était refermée comme un rideau, il faisait brusquement froid. La magie s’était éteinte.

— Et si on y allait… a-t-elle dit brusquement.

Des ridules que je n’avais pas vues s’étaient creusées au coin de ses paupières.

Je me suis levé avec effort.

— Vous rejouez prochainement au Jack’s Potes ?

— Dans deux semaines, je crois. Mais on est au Ti Koz le 15.

Une grimace un peu mutine. Je préférais la quitter comme ça, avec l’image d’un sourire qu’elle avait gommé l’instant d’avant.

— On se revoit ?

— Laissez-moi vous faire la surprise…

Elle m’a accompagné jusqu’à la porte. L’immeuble baignait dans un silence absolu, pas même la vibration d’un moteur dans la rue. Je me suis retrouvé seul sur le palier, tâtonnant vers le lumignon glauque qui signalait la minuterie.

J’ai fait attention de ne pas claquer des talons en descendant les marches. Dehors, c’était de nouveau la brume, des effilochures de coton chargées d’humidité. Il faisait vraiment froid. La BMW avait disparu.

Je suis parti en direction de la place de la République, non sans avoir tourné la tête avant de déboîter. J’aurais aimé apercevoir des mèches brunes au coin d’un rideau tiré, il n’y avait que des persiennes aveugles.

Le port… Les remparts… La préfecture… La ville dessinait des rues désertes avec un cortège de véhicules assoupis qui avaient depuis longtemps réquisitionné toutes les places. Je finis quand même par en dénicher une après avoir franchi le porche de Saint-Patern, éteignis les phares. Je soufflais avec peine en grimpant les marches de bois inégales qui menaient au troisième étage du vieil immeuble de l’angle de la rue du Général de Gaulle, c’était lourd. J’abandonnai tout dans l’entrée, accrochai ma pelisse à la patère et vins me vautrer dans l’un des deux canapés qui se faisaient face au salon. Il était plus de quatre heures, Morwene m’attendait en fin de matinée et j’étais rincé, lessivé. Avec au creux du ventre une petite boule qui entamait une pression sournoise. Corinne me taraudait. Curieuse fille, vraiment. Sa voix me manquait déjà, et son parfum aussi. Ce fut seulement à cet instant que je m’aperçus que je ne connaissais même pas son nom.

Chapitre 2

La route tournait, formant une sorte de U entre les pins derrière lesquels on ne faisait que deviner, masquées par une végétation généreuse, des villas plantées sur des greens impeccables, des terrasses à la dimension d’une salle de bal ou les reflets vitrés de quelques piscines couvertes. Le tout bâti sur des espaces d’un demi-hectare grillagés. La lumière des phares balayait de hauts portails fermés et des grilles solides. Baron s’était pelotonné dans son siège. Il avait froid. En longeant la première branche du U, il avait cherché à apercevoir les reflets de la rivière coulant en contrebas. En vain. Tout était masqué.

— On arrive, indiqua Carole.

Devant eux, des voitures stationnaient le long de la voie et on voyait des lumières vives derrière le rideau d’arbres. Des silhouettes se faufilaient, claquaient des portières, repartaient dans la nuit. Au-delà, c’était encore la noirceur d’un ciel sans lune. Baron avait entrouvert la portière et l’un des spectres se détacha après un instant d’hésitation, pour venir à leur rencontre.

— Bonjour, Commissaire.

Le substitut Urvoy portait un lourd manteau d’hiver dont il avait relevé le col sur sa nuque aux cheveux coupés court. Il avait noué une écharpe de laine autour de son cou maigre et n’avait pas ôté ses gants.

Baron lui répondit distraitement, avant d’entraîner le magistrat souffreteux dans son sillage. La bâtisse était peut-être moins grande que ses voisines, érigée en retrait de la route, derrière un bouquet de pins.

— La victime s’appelait Francine Rich, formula Urvoy de son ton pointu, le couple habitait ici depuis trois ou quatre ans, c’est le mari qui a découvert le corps. Il l’a trouvée dans le bureau bibliothèque, en chemise de nuit.

— À trois heures du matin ?

— Il venait de rentrer, il travaillait. Il était complètement paniqué et il s’est précipité chez son voisin pour demander de l’aide…

Ils pénétraient tous les trois dans la propriété par le portail béant, guidés par les lumières qui brillaient à toutes les ouvertures du rez-de-chaussée.

— La mort remonterait à au moins vingt-quatre heures.

Donc dans la nuit de dimanche à lundi, puisqu’on était mardi matin.

— Et Rich était absent tout ce temps ?

— Il semblerait…

— Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ?

— Photographe. Rue du Mené, dans le haut de la rue. Venez.

L’allée serpentait comme une grosse couleuvre gravillonnée qui menait à une terrasse. Des ombres allaient et venaient autour de la maison. Baron avait entrepris d’enfiler des gants. Il s’écarta pour laisser Urvoy franchir le premier la porte demeurée ouverte. Des bouffées de chaleur lui parvenaient depuis l’intérieur.

Richard Lanne était planté dans l’entrée. Il avait enfilé une combinaison de protection par-dessus ses vêtements, mais il avait eu du mal à la refermer. Le tissu tirait sur ses épaules, il gardait encore quelques restes de sa corpulence antérieure. Une carrure large, des joues molles où frisottaient quelques poils, rebelles au rasoir électrique. Son faciès pour l’instant trahissait sa concentration.

Baron lui serra la main.

— Vous avez quelque chose ?

— Trop tôt encore…

Immédiatement à droite, une porte était restée entrouverte sur une cuisine vaste, moderne, toute équipée, en face de la pièce où avait été retrouvé le corps, un salon aux murs tendus de tissu brun. Au-delà, le hall d’accueil formait un coude qui venait buter contre les marches d’un escalier recouvertes d’une moquette sombre. Et au fond, face à Baron, derrière un battant vitré qui laissait passer la lumière, une immense salle dallée percée de baies ouvertes sur l’arrière de la bâtisse.

Lanne la désigna d’un coup de menton.

— Le mari attend là-bas.

— Seul ?

— J’ai demandé à Coste de ne pas le quitter.

Baron s’approcha de la bibliothèque, Carole sur les talons. Ça grouillait à l’intérieur. Le corps de la victime était effondré sur le canapé, tordu au niveau du bassin comme si le buste avait glissé, emporté par le poids de la tête qui avait fini par se poser sur un coussin, cou tendu, yeux démesurément ouverts. Des yeux aux reflets noisette qui fixaient un point invisible, bien au-delà des reliures de cuir qui pesaient sur les étagères murales.

Une belle jeune femme, mince, de taille moyenne, brune aux cheveux courts qui contournaient l’oreille. Elle était en nuisette de dentelle fermée au col et qui lui collait au corps avec indécence, plaquée sur la peau par la croûte de sang séché. Dans la mort, les doigts semblaient s’être crispés sur la blessure avant de glisser, fermés et rouges, pour s’immobiliser au niveau du nombril. Elle était morte assise. On pouvait imaginer le geste de défense esquissé à la seconde même de l’agression. Francine Rich avait relevé les genoux, érigeant un rempart bien trop dérisoire. La dentelle était remontée, l’ombre soignée qui brunissait le haut de ses cuisses avait quelque chose de barbare.

À l’autre extrémité du canapé, bien étalé sur les coussins, un déshabillé coordonné à la nuisette avait été étendu par une main soigneuse. Posé bien à plat, épousant les rembourrages du meuble. Pas arraché ou jeté à la hâte. Il était prêt à parier que Francine Rich l’avait ôté elle-même.

Au pied du canapé, l’arme du crime paraissait abandonnée, sa longue lame brunie par le sang. Pas véritablement une dague, jugeait Baron de sa position, plutôt un gros coupe-papier à lame épaisse. Il se pencha sans rien toucher, s’imprégna de tout ce qu’il voyait et sortit de la pièce, la bouche amère. Il eut un regard vers la porte d’entrée qu’un technicien vaporisait à la recherche d’empreintes.

— Pas d’effraction ?

— Aucune trace, confirma Richard Lanne. Elle connaissait son visiteur, en tout cas elle lui a ouvert. Ou il avait la clé.

— Et dehors ?

— Il a plu toute la journée d’hier, alors des traces…

— On sait quand elle est morte ?

— Depuis vingt-quatre heures au moins, d’après Monnier…

*

Trente-six heures plus tôt. Dimanche midi. Déposition de Morwene Frere.

Il était en retard. L’église Pie X avait depuis un moment vidé sa cargaison de fidèles sur la place de la Madeleine, qui vers la boulangerie, qui vers le bistrot. J’avais même pris le temps de descendre pour marcher jusqu’au tabac acheter une cartouche de Peter et depuis, je reluquais le carrefour à travers mes carreaux. Ça circulait mollement et j’ai enfin aperçu la Citroën qui se garait à cheval sur le trottoir.

Il en est sorti, a balayé des yeux la façade de l’immeuble avant de m’adresser un signe et de traverser. Il avait une démarche plutôt lente, les mains aux poches, un rictus concentré sur les lèvres.

J’ai ouvert la porte palière pour l’écouter monter et je l’ai accueilli dès qu’il est apparu :

— Alors ? Tu veux vraiment aller jusqu’à Quiberon ? Il faut que je sois rentrée à dix-huit heures, sinon cet enfoiré de Jack va me mettre la pression.

Il avait l’air fatigué, avec des demi-lunes bistre sous les yeux.

— Je suis désolé, a-t-il dit pour s’excuser, je ne me suis pas vraiment couché de bonne heure.

Je l’attendais sans réelle impatience, mais prête quand même depuis une bonne trentaine de minutes. Jean et pull de laine. Il était plus de midi. J’attrapai une parka, commençai à l’enfiler.

— T’as quand même pas traîné au Jack’s ?

La réponse m’importait peu.

— On est allés chez Phil manger une omelette. Jakez était là, on s’est quittés à plus de quatre heures.

Il fuyait mon regard, mais je ne me suis pas attardée sur mon impression. J’ai vérifié que tout était bien éteint et je lui ai agrippé le bras pour quitter l’immeuble. Il soufflait un vent un peu piquant et qui faisait du bien. Quinze minutes de route droite et dégagée. Il n’y avait pas foule à Saint-Goustan. On a trouvé deux places à la Marie-Galante et Steph a commandé l’apéritif. On a choqué nos verres.

— À ta vie !

C’était facile pour moi de dire ça… Il avait débarqué un jour au Jack’s en compagnie de Phil et on avait sympathisé. Il ne parlait pas beaucoup, c’était ça que j’avais aimé en lui, sa discrétion.

Pas comme ce gros porc de Manichon, avec ses sales pattes et son odeur de suint bouchonné à l’ail. Celui-là, je crois que je l’aurais volontiers étranglé mais j’étais dépendante. Quand j’avais quitté Gildas, il avait bien fallu me débrouiller. Le Jack’s Potes cherchait une serveuse. La précédente était partie brutalement sans laisser d’adresse, en emportant tout ce qu’elle avait pu trouver dans le tiroir-caisse et en laissant derrière elle un petit mot à la place des billets. À l’attention de Régine, trésorière de la boîte et civilement épouse Manichon. « Dommages et intérêts. Mon cul n’est pas gratuit. »

C’est ce que m’avait raconté Minoc, une copine qui avait travaillé pour Jack et qui tenait l’histoire de la principale intéressée. Son vrai nom c’était Monique, mais elle n’aimait pas, elle trouvait que Minoc, ça faisait plus breton.

— À quoi tu penses ?

J’étais dans la lune et j’ai vu que Steph m’observait. Je lui ai souri.

— À toi.

Ce n’était qu’un demi-mensonge. J’étais bien partie de lui pour déraper ensuite.

— Tu ne parles jamais de toi, j’ai reproché. Tu as grandi où ?

— Dans le quartier de Kercado.

— Et après ?

— Études, boulot, licenciement, retour au pays…

La serveuse l’a interrompu. On a passé la commande et ensuite on a mangé comme si on avait faim. À la fin du repas, j’avais les joues rouges et l’humeur plutôt joyeuse. On a payé chacun notre part sans qu’il n’y ait de gêne, et on a décidé de ne pas pousser jusqu’à Quiberon. Le temps de remonter toute la presqu’île et il serait déjà l’heure de faire demi-tour. On est partis bras dessus bras dessous le long du quai, je me suis tordu plusieurs fois les chevilles sur les pavés inégaux. Ça me faisait rire et Steph aussi. Il s’arrêtait de temps à autre, respirait à pleins poumons l’odeur du Loch et repartait revigoré.

On est rentrés par les ruelles qui dominent le port et Steph a voulu continuer notre balade de l’autre côté de la rivière, en grimpant la rue du Château vers le centre-ville, jusqu’au bistrot des Halles où on s’est assis en terrasse. Le temps s’était maintenu au beau, frais mais sans pluie et on a tué l’heure qui nous restait en susurrant des commentaires vachards sur les passants qui remontaient vers l’hôtel de ville.

Il était plus de dix-sept heures lorsque nous avons pris le chemin du retour. J’étais bien. J’avais respiré l’air salé et réussi à dérider Steph qui avait fini par me parler de lui. Il m’est arrivé de poser la main sur son épaule pendant qu’il conduisait.

On entrait dans la ville lorsqu’il me demanda :

— Tu finis à quelle heure ?

— Vingt et une heures, vingt et une heures trente… Le dimanche, c’est calme. Pourquoi ?

— Si tu veux, je passe te chercher.

— Tu ne fais rien ?

Il secoua la tête. Il poussait des mèches grises dans ses cheveux bruns.

— Rien de spécial, non.

Il enfilait la route de Sainte-Anne et finit par me déposer devant le Jack’s Potes.

— À tout à l’heure…

Je me penchai pour l’embrasser. Sur la joue mais au coin des lèvres. Je le regardai s’éloigner avant de remonter la cour. Jack n’avait pas encore ouvert la boîte et il fallait passer par-derrière, emprunter une petite porte sous l’escalier extérieur qui menait à l’étage, là où Jack et surtout Régine avaient aménagé un petit bureau qui permettait de s’isoler et de travailler tranquillement.

Un bureau équipé d’un lit dont Jack justifiait la présence en prétextant des coups de fatigue qui l’obligeaient à s’allonger. Je n’y étais jamais montée, c’était Minoc qui m’en avait parlé. Son hypotension, Jack avait une façon toute personnelle de chercher à la soigner. Ça lui avait coûté le contenu de son tiroir-caisse.

Je suspendis ma parka dans le cagibi que nous nous réservions à cet effet et j’entrai dans la salle.

— Salut ! articula Jack en me voyant.

Il portait une tenue identique à celle de la veille, je ne l’avais toujours vu habillé que comme ça. Ses neurones avaient fait un blocage vers la fin des années soixante-dix. Sorti des Stones ou de Pink Floyd, point de salut ! Un peu Simon & Garfunkel peut-être, pour allumer les briquets. Et Dylan les soirs de spleen. Même en politique, il disait qu’il avait définitivement arrêté de voter sous Giscard. Ce qui s’était passé après, il eut été incapable de le raconter.

Il était seul et je me demandai si Régine était là-haut, dans le bureau, à pointer les comptes de la semaine comme elle avait l’habitude de le faire le dimanche soir. Elle était comme une ombre, aussi vague et imprécise, grimpant silencieusement dans son perchoir par l’escalier extérieur, et on était surpris de la découvrir soudain, petite femme blette au regard pointu qui souriait rarement.

Je passai derrière le bar, attrapai un torchon et entamai un ultime nettoyage avant l’ouverture de dix-huit heures.

À l’autre bout de l’espace étroit, Jack frottait le percolateur avec un soin maniaque. Il ne disait rien, le silence se troublait seulement lorsque l’une des bagues qu’il portait aux deux mains cognait une pièce métallique. Mais je sentais son regard sur mon dos, je devinais sa respiration lourde. Je l’avais déjà vu comme ça, il avait bu, et il avait le vin égrillard. Mais j’en avais vécu d’autres et je n’avais pas envie de me disputer avec lui. Je me mis à chantonner, l’esprit léger, et il me regarda avec un certain étonnement.

— Le dimanche a été bon ?

J’eus une mimique pleine de mystère et il grogna, l’œil salace :

— Raconte. Avec qui ?

Il posa son chiffon, se massa l’arête du nez du bout de l’index.

— Avec qui quoi ?