Dernier été à Hietzing - Sarah Paenson - E-Book

Dernier été à Hietzing E-Book

Sarah Paenson

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Beschreibung

Malgré leurs vives sympathies révolutionnaires, une famille juive russe doit s’enfuir en urgence pour préserver la vie du chef de famille, un industriel prospère. C’est ainsi qu’ils s’engagent dans un exil marqué par l’errance, parcourant le globe tout en cultivant une richesse intérieure profonde. Au-delà de ce tumulte historique tragique, cette histoire résonne comme une ode indélébile à un amour qui brave même la mort. Une lecture qui invite à se laisser bercer par la mélodie d’un magnifique récit.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Sarah Paenson, ex-interprète aux Nations Unies, cède à sa passion pour les mots en révélant son vécu à travers deux récits autobiographiques, une libération personnelle. Après des années de doute, elle publie "Dernier été à Hietzing". Ce roman évoque la lutte contre la maladie et la perte de son mari, une expérience humaine troublante et touchante.

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Seitenzahl: 915

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Sarah Paenson

Dernier été à Hietzing

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sarah Paenson

ISBN : 979-10-422-0412-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

À mon mari

Impose ta chance, sers ton bonheur, va vers ton risque.

À te regarder, ils s’habitueront.

René Char

« Vous reviendrez ? »

Ce fut un jour triste et comme endolori, un lendemain d’orages et de violentes tempêtes où la mer est d’un gris vert laiteux, tandis que le bruissement des vagues n’annonce pas encore de véritable accalmie.

« Vous reviendrez ? »

C’était une interrogation inquiète et lancinante, une sorte de mélopée qui avait accompagné chacun de ses départs alors qu’elle descendait encore à l’hôtel. Or, dans deux jours, elle devait de nouveau s’envoler. Une fois de plus il lui avait dit qu’il n’allait plus vivre que dans l’attente, mais à son étonnement, il lui avait dit également que cette fois il n’était plus sûr de son retour. Non, cette fois, et quoiqu’il n’en comprît pas lui-même la raison, il n’était plus sûr de rien. C’était là comme une sorte de pressentiment qui le tourmentait depuis quelques jours. Aussi, comme on caresse un enfant qui, bouleversé par un cauchemar, vient de surgir en pleurs dans votre chambre, elle avait passé une main dans ses cheveux, puis elle avait effleuré son front d’un baiser et lui avait dit en souriant :« Voyons ça ne te ressemble pas. Tu finiras par me faire peur. » À ce moment-là un premier rayon de soleil avait crevé les nuages et Jonathan, quoique désespérément rationnel, avait voulu y voir un présage heureux.

Certes, à cause d’un nouveau deuil, il y avait eu déjà une fausse alerte. À l’instant où elle lui avait annoncé son départ imprévu et précipité, elle avait ressenti combien cette brusque rafale l’avait affolé. Il avait serré ses deux mains dans les siennes et lui avait demandé d’une voix anxieuse si elle reviendrait. C’est qu’il avait redouté ce deuil comme une menace, en ce sens qu’un mur venait peut-être de s’interposer entre eux.

Et elle, elle s’était retrouvée devant ce nouveau gouffre tout aussi accablée, tout aussi démunie et impuissante, que lors de deuils précédents, aucun deuil ne lui ayant permis de se préparer au suivant, alors que des tribulations de la vie elle aurait au contraire beaucoup appris. En cela Nietzsche avait donc eu raison, encore que son assertion : « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts » ne soit valable pour tout un chacun puisque certains s’effondrent et ne parviennent plus à se relever. Elle aussi aurait donc mûri dans l’adversité, surmontant un obstacle puis un autre, puisqu’elle se serait chaque fois sentie plus forte, plus résolue, plus sûre aussi de son aptitude à faire face aux bourrasques de l’existence, quelle que soit leur intensité. Or l’expérience lui avait appris, mais en creux, en négatif, que cela ne valait pas pour les deuils.

Un deuil. Un autre deuil. Fulgurances de la douleur. Nuits d’encre.

Quant à Jonathan, lui, à ce moment précis, il ne s’était posé qu’une unique question. Ne sera-t-elle pas tentée de rester en Europe auprès de Florence, à titre définitif ou provisoire, et alors pour combien de temps ? Or un mois après l’enterrement, et quoique très éprouvée par une disparition qui l’avait ébranlée, elle était revenue vers lui. Et lui, il avait immédiatement compris qu’il importait de la laisser se reprendre. Aussi s’était-il mué en une ombre discrète, aussi sagace qu’attentive.

Or cette année-là à Tel-Aviv, après deux saisons de forte sécheresse, l’automne puis l’hiver avaient été providentiels, une journée de pluie battante ayant succédé à une autre. Une véritable bénédiction que cette manne liquide dont toute la région avait eu bien besoin. Toutefois le vent s’obstinait à souffler en rafales et à cause de cette mer qui n’en finissait plus de se déchaîner, menaçant de tout emporter sur son passage, le rivage était déserté. Un promeneur trop téméraire, qui s’était avancé jusqu’à l’extrémité d’une sorte de petite digue, avait même été balayé par les flots et son corps n’avait été repêché que quelques jours plus tard. Mais Geneviève ne faisait que marcher très sagement le long d’une plage boudée par ses riverains, de sorte qu’il était bien rare qu’elle y rencontrât un autre promeneur solitaire. Puis un jour où il avait plu sans désemparer, et en dépit de son entêtement et de son besoin vital de s’étourdir dans la marche, au bout de quelques heures elle avait été contrainte de déclarer forfait et de rester cloîtrée dans les salons de l’hôtel, ses bottes et ses deux imperméables étant détrempés. Or ce même jour, la pluie ayant brièvement capitulé, elle était vite revenue nourrir les chats qui vivaient dans une partie de la plage réservée aux Juifs orthodoxes, de sorte qu’hommes et femmes s’y baignaient à des heures différentes, et une fois de plus elle s’était efforcée d’y amadouer un de ses protégés, un chat noir et blanc rétif dont elle n’avait pas encore compris le manège puisque, d’aussi loin qu’il l’apercevait, perché là-haut sur son mur de séparation, c’était en trottinant qu’il venait à sa rencontre, mais sans jamais aller jusqu’à se laisser choir jusqu’à elle, et ce n’était que lorsqu’elle lui avait déposé quelques croquettes qu’il se décidait à amorcer sa descente tout en miaulant à fendre l’âme comme s’il avait eu peur du vide puis, réflexion faite, cet éternel indécis s’arrêtait à mi-chemin et miaulant toujours aussi désespérément, entreprenait de remonter à reculons avant d’amorcer une nouvelle descente. Une vraie tête à claques. Sans doute, mais à cause de ses caprices elle ne l’en aimait peut-être que davantage. À vrai dire, elle en était venue à supposer que c’était un chat d’un certain âge qui rechignait à ce genre de gymnastique. Aussi, pour l’encourager à descendre, elle lui déposait à intervalles réguliers un supplément de croquettes. Elle en était donc là de ses habituels pourparlers avec son protégé : « Allez Minou, un bon mouvement. On se décide. On descend et on cesse de miauler, et moi je vais te donner davantage de croquettes », lorsqu’une voix grave derrière elle… « C’est qu’il est récalcitrant celui-là. »Or cette voix c’était celle de Jonathan et elle s’était aussitôt retournée. Il était presque contre elle et pourtant elle ne l’avait pas entendu s’approcher. Si l’espace d’un instant il lui avait semblé que son regard était empreint d’une gravité inhabituelle, elle ne s’y était pas arrêtée. Elle avait songé qu’à l’instar d’autres promeneurs il se serait empressé de profiter de cette accalmie pour flâner le long du rivage. Plus tard, cependant, il lui avouerait l’avoir suivie de loin à plusieurs reprises, inquiet de ses trop longues errances solitaires. Aussi, pour cacher son trouble, l’aurait-elle taquiné. « J’imagine que c’était l’œil professionnel du médecin qui me surveillait. » – « Non, pas vraiment ! Bien sûr c’était un peu le médecin, mais plus encore c’était l’adolescent enfiévré qui voulait marcher sur la lune et vivre jusqu’au bout son coup de foudre. » – « Son coup de foudre ! Rien que ça ? » Elle n’avait pas voulu confesser qu’elle l’avait aussitôt deviné et lui avait simplement rétorqué de manière ambiguë : « Je me demande si les coups de foudre existeraient s’ils ne heurtaient dans leur chute un récepteur bienveillant trop heureux de les amortir ? » Un bref silence avait suivi tandis que Jonathan l’avait interrogée de ses yeux graves : « Un récepteur ? Vraiment ? » Elle n’aurait dit ni oui ni non, mais lui aurait simplement souri. Il avait donc continué à l’observer puis, encouragé par son sourire, il s’était décidé à lui parler ouvertement : « Voyez-vous, je me sentais tellement impuissant et désemparé à vous voir marcher des heures entières, d’autant que vous m’aviez dit incidemment avoir repris des somnifères. C’est que vous aviez érigé un mur autour de vous, un mur si hermétique qu’aucune brèche ne me permettait d’arriver jusqu’à vous. » Elle avait longuement soupiré avant de lui répondre : « Eh bien… croyez-moi, ce n’était pas délibéré. La réalité est plus simple et c’est que les grandes douleurs se vivent dans la solitude. » Puis elle avait ajouté après un silence : « D’ailleurs je me sens tout aussi impuissante devant la détresse de Florence. Alors vous voyez… »

Et ce jour-là, à Paris c’était le temps des fleurs, celles qu’elle était en train de replanter sur son balcon. Elle avait devant les yeux le vert frais des arbres dont les jeunes feuilles s’épanouissaient dans le vaste jardin entourant ce grand immeuble qui accaparait l’autre côté de leur petite rue paisible. Chaque année à cette époque, dès qu’elle tirait les rideaux au saut du lit, elle s’était émerveillée de la splendeur émouvante du cerisier rose qu’elle contemplait longuement au point qu’une brume de larmes lui montait aux yeux devant tant de beauté, tandis que des pâquerettes commençaient d’envahir la pelouse et que la glycine mauve qui courait en grappes sur les grilles se préparait à refleurir. Pourtant elle s’étonnait d’avoir cédé à l’attrait de toutes ces fleurs qui avaient flamboyé à l’étalage du fleuriste. C’était là un élan irrépressible, mais guère raisonnable puisqu’elle devrait bientôt repartir. Certes, elle savait que sa voisine, qui nourrissait pour les plantes une passion au moins égale à la sienne, serait heureuse de les arroser, néanmoins elle s’en voulait un peu de son engouement irréfléchi. Il est vrai qu’elle résistait mal à l’ivresse que les fleurs lui dispensaient. C’était toujours un ravissement qui l’atteignait en plein cœur comme un pur rayonnement de bonheur.

Repartir ? Sans aucun doute. Toutefois, si non seulement, elle le désirait toujours, elle n’avait pas encore réussi à larguer vraiment les amarres. En effet, bien que quelque deux ans auparavant elle se soit enfin décidée à un déménagement partiel, elle en était encore à faire des allers et retours entre Paris et Tel-Aviv.

Puis elle avait marché jusqu’à son bureau. Elle en avait ressorti un disque de Sinatra pour réécouter « Strangers in the night », et le sortilège de cette nuit de tempête l’avait de nouveau chavirée. Elle le revoyait qui, vers vingt-trois heures, avait poussé la porte d’un de ces grands cafés de la plage pratiquement désert à cette heure diluvienne. Elle était si fascinée par ce spectacle grandiose d’une mer en furie qui lui rappelait son enfance, qu’elle dînait chaque soir dans ce café où elle aimait à converser avec l’une des serveuses récemment émigrée de Russie, car c’était aussi cette jeune femme qui la ramenait vers ce café puisqu’elles y parlaient le russe ensemble, et que cette langue faisait refluer tant de souvenirs…

Et lui, cet étranger, après avoir réussi à refermer la porte tout en luttant contre un vent en courroux, il avait commencé par s’ébrouer comme un chien fou tandis qu’elle, en le voyant entrer, elle avait délaissé son journal pour l’observer en riant. C’est qu’il n’en finissait pas de se secouer comme s’il peinait à émerger de cette tornade. Puis il était venu vers elle en lui adressant quelques paroles de circonstance, et ayant remarqué qu’elle lisait le Haaretz dans sa version anglaise, il était passé de l’hébreu à l’anglais, avant de s’exprimer en français lorsqu’elle lui avait répondu qu’elle venait de Paris ; et c’est alors qu’il lui avait demandé s’il pouvait s’installer à sa table et poursuivre leur conversation, lui qui adorait Paris.

Assis face à face au Gordon, ils avaient tout d’abord campé chacun sur leur rive, et quoique Geneviève s’efforçât vaillamment de résister au feu de son regard, face à cette mer qui déferlait, gonflée de l’orgueil de sa toute-puissance, chacun à sa manière avait très vite commencé à lâcher du lest. Éternel miracle d’un regard dont le mutisme ne laisse rien dans l’ombre.

Or, dès ce premier soir, elle avait eu le sentiment que cet étranger était intrigué par la double alliance qu’elle portait au doigt, et par la suite, à chacune de leurs rencontres, elle avait éprouvé ce même sentiment et il lui confirmerait plus tard qu’elle ne s’était pas méprise. Cette double alliance aimante le regard de cet inconnu dont elle se sent déjà étrangement proche. Et c’est précisément parce qu’il s’y brûle qu’il y revient sans cesse pour s’en détourner aussitôt avec brusquerie. Que signifie donc cette double alliance ? Tout lui crie en effet qu’elle revêt une signification à laquelle il est loin d’être indifférent. Serait-ce que… mais comment en être sûr ? Certes il ne lui aura posé aucune question, mais les remarques indirectes qui auront accompagné chaque voltige de son regard auront été autant d’interrogations avides. Aussi, ayant cru deviner ce qu’il cherchait à savoir, avait-elle mis un point d’honneur à lui filer entre les doigts ; ce qu’il avait aussitôt compris puisque, déjà, rien d’elle ne lui échappait. Certes le plus simple eût été pour lui d’abattre clairement ses cartes afin de dissiper tout malentendu éventuel. Certes, mais pour un premier soir c’était là un jeu délicat qui exigeait patience et doigté, toute précipitation risquant de lui être fatale.

Quant à Geneviève elle n’avait été certaine que d’une chose et ce n’était pas la raison, mais le cœur qui le lui soufflait. De la part de cet inconnu, il ne pouvait s’agir d’un jeu frivole ou aguicheur. Cet étranger n’était pas un quelconque séducteur qui se serait amusé à débusquer une proie. Son regard lui paraissait trop grave, et il y avait eu aussi autre chose. C’est que ce premier soir, dès qu’elle était revenue dans sa chambre d’hôtel, elle n’aurait cessé de s’étonner de la vigueur d’une impression. Une impression qui avait été bien proche d’une certitude aussi soudaine qu’aveuglante. À l’instant où cet inconnu avait ouvert la bouche, elle avait été submergée par une sensation à la fois très douce et très réconfortante, mais aussi très étrange, un sentiment aussi fort qu’inattendu, et c’était que ce parfait étranger était en réalité un ami auquel elle pouvait se fier de toute éternité.

Oui, c’était ainsi que cela avait commencé entre eux. La magie d’une nouvelle romance par une nuit de pluies torrentielles si fréquentes au début de la saison hivernale. Une nouvelle romance dont elle n’avait pas cherché à imaginer ni ce soir-là ni ceux qui allaient suivre, jusqu’où cela les emmènerait… Et pourtant, sans qu’ils en soient vraiment conscients, soudain le monde autour d’eux avait commencé de changer, car ce même soir un cœur avait été frappé d’amour. Puis, quelque trois ans auparavant et à cette même époque, il y avait eu ce jour radieux où, cédant finalement à un appel vibrant, elle avait repris l’avion.

Dans la pénombre d’une fin d’après-midi automnale, elle fouille l’une des étagères supérieures de sa bibliothèque. Elle est à la recherche d’un livre qu’elle voudrait emporter avec elle. Elle se dit qu’elle devrait allumer le plafonnier, mais elle n’a pas envie de descendre de son échelle. Elle vient de bousculer plusieurs volumes qui se sont effondrés avec un bruit mat, aussi s’est-elle résolue à quitter son piédestal. Parmi les livres épars sur le tapis, elle devine aussi une photo qui se serait échappée de l’un d’eux et qu’elle a également ramassée. Puis elle est allée jusqu’à son bureau et l’y a déposée avec la pile d’ouvrages. Or, à l’instant où elle a allumé la lampe, cette photo a happé son regard qui, brusquement, s’est embué. Elle a fermé les yeux et serré très fort ses paupières tandis que tout son être se crispait et se raidissait dans l’effort. Alors, en saisissant la photo de ses deux mains, elle aura osé la regarder.

Cette terrasse fleurie qui donne sur un joli jardin aux arbres centenaires, c’est le dernier vestige d’un très grand parc. Et sur la photo c’est elle sur leur terrasse à Hietzing. À Hietzing où ils auraient laissé leurs empreintes, celles d’une éblouissante promesse qui n’aurait pas poudroyé en vain. Un jour lointain déjà, semblable à une petite note de musique, cette promesse avait pris son envol sans même se préoccuper de leur consentement explicite. Certes, ce n’était qu’une petite note de musique, mais qui avait refusé de chanter à l’ombre.

Puis en s’avançant jusqu’au balcon, elle a gardé cette photo dans la main. Mais de nouveau son regard vacille et s’embrume. Cette photo l’a rappelée à une autre promesse qu’elle n’a pas encore eu la force d’assumer. Oui, elle avait fermement décidé que cette fois, elle ne repartirait pas vers ce lointain rivage sans emporter leurs photos avec elle. Avec les années, le temps était venu de dénouer ce nœud qui lui serre la gorge, l’oppresse et la paralyse. Elle avait collé son front contre la porte-fenêtre et semblait s’être absorbée, sans pourtant vraiment le voir, dans la contemplation chagrine d’un ciel pluvieux et maussade qui avait annoncé si soudainement l’arrière-saison. Un ciel que n’éclairerait plus, dans les mois à venir, qu’un soleil bien refroidi, messager des premiers frimas. La veille, tard dans la soirée, un orage d’une rare violence avait foudroyé les dernières chaleurs d’un été qui se serait longtemps attardé, en s’acharnant à dépouiller de leur parure aux tons de miel les grands arbres qui s’élançaient devant ses fenêtres. La nature avait commencé d’expirer et en quelques heures le trottoir avait disparu sous un épais tapis de feuilles mortes. Aussi Geneviève se réjouissait-elle d’échapper dès le lendemain à la mélancolie de ces cieux brouillés. Elle songeait également que si l’automne était la saison des vendanges, c’était dans le même temps celle des nouvelles semailles, et en un certain sens cela lui semblait signer un rapport secret avec ce qu’elle avait résolu. Or il était maintenant une heure du matin et si ses valises étaient bouclées depuis longtemps, elle en était encore à faire des allers et retours entre la salle de bains et sa chambre puisque c’était sur une des étagères de la salle de bains, dûment relégués hors de portée de sa main, de son regard même, que dormaient tous leurs albums-photos soigneusement enveloppés dans du plastique et bien enrubannés de scotch. Aussi était-elle de nouveau plantée là, les yeux levés vers les albums, perplexe et indécise, tout en se répétant pour la énième fois qu’il lui fallait déchirer ce voile et dénouer ce nœud qui l’étrangle comme aux premiers jours. Toutefois sa résolution faiblissait dès lors qu’elle attrapait l’échelle afin de les extraire d’un oubli qui n’en était pas un. Chaque fois le cœur lui battait et chaque fois ses mains devenaient moites d’appréhension. Aussi, comme figée dans une sorte d’hébétude, y avait-elle renoncé. Et maintenant, à cette heure avancée de la nuit, le réverbère qui se dressait de l’autre côté de la rue plongeait la salle de bains dans un clair-obscur moiré alors qu’elle y venait, mais pour chaque fois s’en retourner dans un va-et-vient trépidant qui ne faisait qu’accroître son désarroi, se saisir des albums lui paraissant une tâche insurmontable.

Un bruit sourd, quoique assez léger, semblable à la chute d’un objet, lui avait semblé provenir du salon, mais accaparée par cette tâche impossible, elle l’avait aussitôt oublié. Elle venait de quitter la salle de bains pour aller se planter une fois de plus devant les valises, quand, après un long moment d’hésitation, elle s’était brusquement décidée à les ouvrir dans l’espoir insidieux qu’il ne resterait plus assez de place pour y caser les albums. Toutefois cet espoir frelaté avait été déçu. Et alors que tout en piétinant sur les charbons ardents de ses tergiversations elle s’était remise à errer dans l’appartement, elle avait découvert dans le salon, échoué là sur le tapis, un cadre – en fait un portrait d’elle peint à Rome quelque temps après leur mariage. Étonnée qu’il se fût décroché pour la seconde fois en l’espace de quelques mois, elle examina avec circonspection le clou qui le maintenait au mur ainsi que le solide fil de fer qui permettait de l’y suspendre. « Bizarre », avait-elle songé, avant de procéder à un second examen tout aussi minutieux et tout aussi tatillon, mais sans rien découvrir cette fois encore qui lui eut permis d’expliquer cette seconde chute. Ainsi le mystère demeurait. « Et si c’était un signe d’encouragement », s’était-elle dit subitement, car elle croyait aux signes. Elle était donc repartie vers la salle de bains, y avait grimpé sur l’échelle jusqu’à hauteur des albums et, tout en éternuant à plusieurs reprises tant ils étaient recouverts de poussière, elle les avait descendus l’un après l’autre puis avait entrepris de les décaper avec une éponge, mais le résultat laissant beaucoup à désirer elle s’était finalement résolue à ôter leurs enveloppes de plastique, et les larmes aux yeux, elle s’était empressée de les transporter jusqu’à sa chambre où elle les avait promptement fait disparaître dans les valises, trop consciente que si elle s’était avisée de les ouvrir, elle aurait été emportée par un torrent de larmes. Or d’ici quelques heures il lui faudrait prendre l’avion. Là-bas, oui là-bas, elle aurait tout loisir de le faire. Après tout, même si cela signifiait qu’elle avait de nouveau retardé l’échéance, elle n’en avait pas moins franchi le premier pas décisif. Et puis elle tombait de fatigue et de sommeil. Elle vérifia l’heure à laquelle elle avait réglé la sonnerie des deux réveils, se glissa dans son lit et s’endormit.

Hietzing, c’était aux portes du château de Schönbrunn, ce château qui avait été la résidence d’été de la famille impériale ; or le charme assez unique de ce quartier le plus prisé de Vienne, cette enclave privilégiée qui avait été celle de la noblesse, des hauts fonctionnaires ou de certains artistes en vue, c’était d’avoir préservé son côté bucolique. Hietzing se trouvait donc au cœur d’une épopée où à chaque pas vous butiez sur l’Histoire. C’était au point que son cimetière aurait pu faire l’objet d’une visite historique guidée. Dollfuss, le chancelier assassiné y reposait, Madame Schratt, la comédienne et amie du couple impérial également, et combien d’autres noms connus. Ainsi ce joli bâtiment ocre jaune – l’éclatante couleur impériale qui remontait à Marie-Thérèse – s’il abritait désormais la poste, avait été la résidence estivale des ministres des Affaires étrangères. Un peu plus loin, à une centaine de mètres, on rencontrait un autre jalon de l’histoire, mais sur lequel on ne s’attardait guère, et c’était ce très bel hôtel qui, au temps de la splendeur autrichienne, avait hébergé des têtes couronnées ou illustres, avant de se reconvertir dans le tourisme de masse. Or si on n’en parlait pas, c’est qu’il avait abrité le siège de la Mission Militaire britannique, Hietzing s’étant trouvée dans leur zone d’occupation. Rappel humiliant et amer de la Vienne occupée, celle aussi du film mythique de Carol Reed d’après le scénario de Graham Greene, Le Troisième Homme. D’ailleurs, sur le fond, les choses n’avaient pas tellement changé. Au cœur de la guerre froide, la Vienne de ces années-là était une plaque tournante de l’espionnage Est-Ouest. Aussi, dans certains milieux, était-il vivement recommandé d’être sur ses gardes…

Or, dès leur emménagement à Hietzing, ils allaient y côtoyer, plus encore que la grande histoire, la petite histoire qui avait tourné autour de François-Joseph et de ses proches, ce qui s’expliquait bien sûr par la topographie des lieux étant donné que parmi les quelque mille cinq cents personnes qui avaient travaillé au service de la Cour, certaines avaient été logées non pas dans les dépendances du château, mais dans ses environs immédiats.

Et si cette petite histoire bruissait toujours dans les rues calmes et ombragées de Hietzing, c’est que François-Joseph avait continué d’y personnifier des temps d’heureuse insouciance. Certes les beaux jours du Congrès de Vienne s’étaient bien estompés, néanmoins sous son règne l’empire avait encore compté sur la scène internationale, et ce en dépit de l’ombre portée de l’Allemagne. En un mot, avec François-Joseph on était encore bien loin de cette petite Autriche désormais rabougrie et réduite à une peau de chagrin.

Au demeurant, dans aucune ville si chargée d’histoire fût-elle, il ne leur était apparu que le passé s’y faufilât au même degré qu’à Vienne à la manière chafouine d’un vent coulis. Vienne respirait encore au rythme nostalgique de ce puissant empire dont l’hymne avait été chanté en onze langues, et qui, après son effondrement à la fin de la Première Guerre mondiale, avait été impitoyablement dépecé. Le Congrès de Vienne où le Congrès dansait sous les yeux éblouis du monde, ces temps n’étaient plus. Vienne avait connu non seulement l’amère déchéance d’un empire démembré, mais également son douloureux corollaire : la misère noire, le chômage massif, l’hyperinflation, sans oublier le froid des habitations qu’on ne pouvait plus chauffer puisque les mines de ce charbon qui y avait flambé si allègrement, appartenaient désormais à l’un des États successeurs. Mais plus que tout, peut-être, c’était la faim – voire la famine – qui avait décimé la population d’un empire qui avait été à son apogée le plus puissant d’Europe puisque « le rayonnement du soleil des Habsbourg s’était étendu vers l’Orient jusqu’aux confins de l’empire des tsars. »

Or chez eux – car ils se sentiraient pleinement chez eux à Hietzing – il leur apparaîtrait que, plus encore peut-être qu’à Vienne, on avait choisi de faire l’impasse sur les déboires, les pertes de prestige et les défaites militaires cuisantes qui avaient jalonné, et ce d’entrée de jeu, le très long règne de François-Joseph. Vienne avait donc préféré fermer les yeux sur une déchéance sournoisement programmée par les ennemis de l’empire, et plus particulièrement par Bismarck, lui qui avait rêvé de modifier le rapport de forces du continent européen au détriment de l’Autriche. Ainsi, à Sadowa, la Prusse lui avait-elle infligé une nouvelle défaite si catastrophique qu’elle s’était retrouvée définitivement exclue de l’espace germanique, et ce à tel point que François-Joseph assisterait en simple spectateur à la proclamation de l’Empire allemand, là-bas à Versailles. Et pourtant, cette Vienne cosmopolite aurait pu devenir la capitale d’une Europe danubienne florissante, mais l’Histoire en déciderait autrement. Peu à peu les Slaves de la nouvelle Monarchie austro-hongroise allaient accroître leur influence, ce qui inquiéterait très vivement les Allemands d’Autriche. Et cette inquiétude latente qui leur était apparue, à tort ou à raison, comme une menace existentielle, les amènerait à prêter une oreille par trop complaisante à une voix de sirène mortifère, celle du nouveau courant national-allemand.

Et ce serait Hitler qui, des années plus tard, aurait fait le vœu de rapatrier cette malheureuse petite Autriche, orpheline de son empire, dans le giron germanique. Ce vœu pieux avait d’ailleurs été partagé par bon nombre d’Autrichiens. Vœu de sinistre mémoire avec le recul du temps. Si sinistre en vérité que le refoulement de leur culpabilité semblait encore à l’œuvre à l’époque où ils s’étaient installés à Vienne. Or ce que les Viennois n’avaient pas su c’est que ce bon Samaritain, pour se venger d’une ville où il avait mordu la poussière, avait prévu de rabaisser Vienne au rang de simple ville de province, et de faire de Linz, qui lui rappelait des jours heureux, la nouvelle capitale. Toutefois c’eût été faire preuve d’ingratitude à l’égard d’une cité où Guido von List, le gourou d’une société secrète, avait prêché le retour au culte germanique, celui de ces Aryens appelés à dominer le monde. Et sur sa lancée, ce tenant d’une idéologie douteuse avait introduit… la croix gammée dans l’héritage de l’ultranationalisme germain. Un héritage qui allait être pieusement recueilli par le sieur Hitler alors que, par une coïncidence malheureuse, ce fut précisément à la même époque qu’il avait connu ses années les plus sombres dans les asiles de nuit de la Vienne cosmopolite. Ainsi écrirait-il que cette croix avait déterminé sa mission : « Lutter pour le triomphe de l’Aryen ». Bref passage, certes, mais années de formation déterminantes. Et pourtant, Hitler avait entretenu à Vienne des relations tout à fait amicales avec certains Juifs… D’ailleurs, dans Mein Kampf, il reconnaîtrait les « qualités intellectuelles » qui avaient permis à ce peuple de maintenir son unité ainsi que sa spécificité.

Hietzing, ce souvenir tendre et nostalgique, celui d’un bonheur sans nuages, ce souvenir ne l’a pas quittée. Hietzing c’était ce lieu reposant qui les accueillait au retour de la grande ville et de son agitation. Une sorte de grand village au charme désuet, inimitable, car suranné, avec sa petite église blanche surmontée d’un gracieux clocher élancé, et qui semblait sommeiller à l’ombre des deux platanes qui veillaient sur Am Platz, cette jolie place rustique et tranquille. Ainsi, dès qu’elle émergeait du Stadtbahn après une journée de travail, Geneviève retrouvait un lieu de villégiature. Deux fois par semaine, elle faisait d’abord une halte chez la fleuriste qui l’accueillait en souriant – et ce n’était pas un sourire commercial. Puis dès le début du printemps elle reviendrait plusieurs jours de suite les bras chargés de plantes qui fleuriraient leur terrasse tout un été. Enfin, l’automne venu, elle en ramènerait une profusion de bruyères et de chrysanthèmes qui tiendraient jusqu’aux premières neiges. C’était ce cadre naturel et son corollaire, l’alternance féconde des saisons, qui auraient bercé leur quotidien. Et lorsqu’elle quittait cette jolie femme blonde dont le visage est resté gravé en elle, elle rejoignait leur appartement en s’émerveillant à chaque pas de la beauté majestueuse d’un arbre, de la grâce d’un balcon ou d’une grille de fer forgé puisque ce quartier comptait de belles maisons Jugendstil, et elle remerciait pour cette paix qui nimbait les petites rues pastorales qu’elle empruntait jusqu’à ce dernier tournant, celui qu’elle guettait avec une joie impatiente au cœur, ce moment où surgissait leur petit immeuble, bordé sur sa droite par un grand parc aux arbres centenaires et balayé par la brise qui agitait les arbres plantés des deux côtés de leur rue endormie. Puis, autre rituel, après avoir jeté un regard vers le bureau de Samuel qui, lui, serait peut-être déjà rentré, elle poussait la grille du jardin, glissait sa clef dans la porte de l’immeuble, se lançait dans l’escalier et arrivée sur leur palier, ouvrait vite leur porte, déposait au passage ses paquets dans la cuisine, et en traversant l’appartement afin de rejoindre le bureau de Samuel, d’une pièce à l’autre son regard se posait sur une oasis de verdure, celle du jardin intérieur de leur immeuble ou bien, si elle tournait la tête vers la rue, alors c’était l’apaisement d’un autre grand parc, celui qui entourait une imposante villa ancienne où une très vieille dame, la veuve d’un des riches industriels viennois, y coulait ses dernières années.

Ainsi, depuis leur installation, ils avaient été introduits au cœur de la petite histoire. Leur femme de ménage, une toute jeune femme qui leur adressait gaiement chaque matin ce charmant salut viennois : Grüss Gott, leur raconterait ce que lui aurait raconté sa grand-mère qui avait été lingère à la Cour. Le vieux menuisier, un charmant bavard impénitent qui leur avait installé des placards, leur déviderait son chapelet de souvenirs personnels, car il avait travaillé très jeune à Schönbrunn, et le clou du chapelet en serait sa rencontre fortuite avec François-Joseph. Ou bien ce serait ce serrurier qui leur rapporterait que son père, jardinier à la Cour, avait aperçu très tôt le matin l’impératrice Sissi en train de faire des anneaux dans l’un des jardins réservés à la famille impériale – le parc de Schönbrunn étant ouvert au public. Oui, lui auraient-ils répondu, oui, ils étaient au courant. Ils savaient que Sissi soignait son corps et sa légendaire minceur avec un acharnement héroïque, et ils savaient également que de même que l’empereur elle aimait se lever aux aurores. Ainsi, chaque jour ou presque, la liste des anecdotes s’allongeait dont le ton était immanquablement celui d’un attachement indéfectible à la famille impériale, si bien qu’au hasard des conversations ils s’apercevraient bien vite qu’à Hietzing, dans la vie au jour le jour, François-Joseph et son entourage n’avaient pas encore déserté leurs lieux familiers. Mais surtout, c’était l’empereur qui continuait à étendre son ombre tutélaire sur tout ce petit monde dont les grands-parents, puis les parents avaient vécu ici et eux, leurs descendants, s’y seraient enracinés. Cette apparente monotonie d’un quotidien arrimé à la tradition impériale, celui de toutes ces personnes qui n’auraient pas estimé que leur histoire personnelle eût été digne d’un récit, mais qui vivaient de celle de l’empereur et de son entourage le plus proche, cette apparente monotonie respirait une harmonie certaine, tissée d’une enfilade d’heures humbles dans la succession du simple plaisir des jours. Après tout n’étaient-ils pas Viennois ? S’enivrer de l’écoulement du temps, « Vivre et laisser vivre », c’était la devise de cette ville dont les habitants cultivaient amoureusement l’art du bonheur, un art que résumait ce simple mot quasi intraduisible : Gemütlichkeit. Une sorte de confort et de bien-être, à la fois intime et indolent, une leçon de vie en filigrane, une halte au cœur de l’agitation des temps modernes, une saine respiration. C’était tout cela qu’ils leur auraient offert et dont ils leur auraient été reconnaissants. Ainsi le règne posthume de François-Joseph, qui continuait à incarner l’image rassurante du père, défiait-il le temps.

Geneviève avait sursauté en jetant un coup d’œil à sa montre qui lui avait semblé s’être arrêtée, et s’était aussitôt précipitée dans son bureau pour y lire l’heure sur un réveil qui lui indiqua que le taxi devait arriver d’une minute à l’autre. Elle avait donc attrapé sa chatte et, afin de prévenir son habituelle résistance, elle l’avait glissée la tête la première dans son panier de voyage puisque c’était toujours au dernier moment qu’elle l’y enfermait. Puis à l’aéroport elles retrouvèrent le rituel d’un embarquement sur El-Al, à savoir le minutieux interrogatoire qui permettait de s’assurer qu’aucun quidam malveillant ne vous aurait habilement confié un objet répréhensible, et que personne d’autre que vous n’aurait préparé puis bouclé vos valises ; et venait ensuite le non moins minutieux examen des bagages. Toutefois, en dépit de cette longue attente – une routine pour elles – demeurait la joie du départ. Pour d’évidentes raisons de sécurité, les comptoirs de la compagnie israélienne étaient situés à l’écart et cette fois des soldats armés de mitraillettes veillaient sur leur embarquement alors qu’on ne les voyait d’ordinaire qu’à l’arrivée. Probablement des rumeurs d’attentat. Elle repartit donc aux premiers frissons de l’automne, au son de grandes orgues qui vibraient dans de longs sanglots saccadés en s’échappant de ces nuages si lourds qu’ils crevaient l’un après l’autre dans un furieux déluge de pluie. Certes elle n’était pas chavirée par de tumultueux ravissements et n’éprouvait pas davantage de ces joies désordonnées qui vous fouettent dans un transport de passion ; néanmoins, elle aurait si souvent tressailli au rappel d’une voix dont elle aimait le timbre grave et chaleureux, dont elle aimait également le léger accent américain et cette manière qu’il avait de prononcer son nom, longuement, sans avaler les voyelles : Ge-ne-viè-ve. Et puis encore, elle avait été si bien, blottie dans son regard. Aussitôt devinée puis acceptée pour ce qu’elle était vraiment, elle y avait existé pleinement.

Dès le premier soir qu’aurait-elle lu dans ce regard ? Qu’aurait-elle cru déceler dans ces yeux mordorés qui l’auraient fixée avec une franchise singulière et désarmante ? Immédiatement, elle avait su, et de façon certaine, irréfutable, que d’emblée, il avait cherché à pénétrer l’essence secrète de cette étrangère qu’il venait de rencontrer. Dès ce premier soir en effet il s’était employé à la déchiffrer en ce sens que, venant d’elle, il avait guetté le moindre signe d’inattention. Aussi s’était-elle surveillée. Souriante et impassible, elle n’avait pas baissé la garde et s’était dérobée à ses interrogations habiles, muettes ou indirectes ; tandis que lui, sans se décourager, car il saurait attendre, avait continué à étudier cette forteresse aussi enjouée que récalcitrante, dont il avait aussitôt perçu qu’il ne faudrait surtout pas l’effaroucher, mais veiller au contraire à l’apprivoiser à pas de velours. Il avait donc pagayé vers ce lac aux eaux faussement calmes d’une rame sûre, mais légère. Quant à elle, elle avait voulu ignorer un désir obscur. Il lui avait semblé que cet homme au regard grave s’était trouvé sur son chemin au moment où, enfin, elle était peut-être prête à l’accueillir. Et cette voix, alors qu’elle piétinait dans l’attente de l’embarquement, cette voix lui murmurait tant de choses à l’oreille.

Une voix… Il y a une vérité qui sourd dans la voix, ce microcosme d’un être. Se souvenir d’une voix c’est convoquer une présence. Certes il y a celles que l’on oublie, mais la voix qui s’entête, la voix qui chante au creux des songes, la voix dont le souvenir ressuscite les émois, les sensations qu’elle a fait naître, celle-là confère à celui qui la possède un attrait irrésistible et durable.

Or cette voix elle l’entendait encore, n’avait pas cessé de l’entendre depuis un certain jour de ce joli mois de mai lorsque Paris se veut irrésistible. Ce jour-là le boulevard Saint-Germain distillait les effluves d’une sève vigoureuse qui montait à l’assaut des grands arbres, et telle une caresse ondoyante, un soleil printanier glissait sur leurs feuillées d’un vert tendre et luisant, tandis qu’une brise légère s’amusait à faire danser leurs ramures avec une grâce primesautière. Et ce renouveau de verdure s’accordait aux couleurs plus vives qui égayaient les parures de printemps d’une foule qui tanguait, insouciante, comme portée par un souffle de fête. C’était une flambée d’ivresse qui redonnait force et confiance à tous ceux qui déambulaient sur le boulevard ou qui paressaient en prenant le soleil aux terrasses des cafés, tout en remerciant de la clémence d’un ciel qui avait enfin chassé les grisailles déprimantes d’un hiver qui s’était trop attardé, les rafales d’avril ayant enfin étuvé des cieux qui brillaient depuis la veille d’une fraîcheur limpide. Quant aux moineaux ils pavoisaient en célébrant ce renouveau, et leur allégresse vous titillait le cœur. En voltigeant de branche en branche et d’arbre en arbre, ce n’étaient plus des pépiements timides et frileux, mais des trilles joyeux et hardis qu’ils lançaient à la cantonade. Alors, au sortir d’une librairie et toute à la joie de cette journée de mai, elle s’était laissé fléchir par une cabine téléphonique qui lui avait tendu les bras. Elle avait appelé Jonathan. Elle avait eu envie de lui faire partager ce bonheur de Paris au mois de mai, lui qui aimait tant cette ville qu’il avait découverte au printemps. Un effroi soudain l’avait jetée hors de la cabine. Ce fut quelque chose de si inattendu qu’elle s’était aussitôt réfugiée quelques centaines de mètres plus loin au Relais de l’Odéon. Haletante encore, telle une biche aux abois, elle avait préféré s’installer un peu en retrait des clients et de leur brouhaha. Des pensées contradictoires, incohérentes, affolées autant qu’affolantes, se pressaient en foule dans son cerveau en ébullition. Elle ne savait plus par quel bout les prendre et moins encore comment interrompre leur galopade effrénée. La voix de Jonathan, cette voix chaude et vibrante, dominait son tumulte intérieur, et cette voix lui répétait en boucle sa déclaration fracassante : « Geneviève quittez tout. Laissez l’Europe derrière vous. Rappelez-moi lundi, je ne suis pas seul dans mon cabinet. » Troublée autant qu’interdite, elle avait balbutié :« Lundi… lundi… je… non je ne pourrai pas… je… » Alors elle aurait voulu fuir. Fuir cet appel impérieux. Mais à l’autre bout du fil, une voix s’était figée. Cet appel, une part d’elle-même brûlait d’y répondre et une autre part en avait peur. Et elle était là, frémissante devant sa tasse de thé, là à se rouler en boule, là à s’interroger, submergée par un ruissellement d’émotions et de pensées confuses dont l’incessant bourdonnement lui interdisait de se reprendre. Était-elle prête, enfin, à répondre à un nouvel amour ? Or une petite voix cabotine venait de lui souffler à son insu : « Où en es-tu de ton refus farouche ? » Cette petite voix impertinente, Geneviève, soudain, n’avait eu qu’une envie et c’était de l’envoyer au diable, ou mieux, beaucoup mieux, de lui tordre le cou. Un meurtre. Oui, un meurtre. Tout simplement. Mais la petite voix en rajoutait : « Allons, avoue ! Je te dérange, cependant tu n’as pas osé me traiter de menteuse. » Or voilà que cette idée de refus s’était accrochée à elle. Une vraie sangsue. Et Geneviève, désemparée, se débattait contre ses tentacules et aurait souhaité l’enfouir au plus profond de son inconscient, puis l’y laisser s’y noyer dans l’oubli. Impossible. La cavalcade continuait. C’est qu’elle ne savait plus où elle en était. Son seul argument c’était que l’amour était irréductible à la raison, que rien n’avait fondamentalement changé, rien d’essentiel en tout cas, qu’on pouvait marcher sur la lune, mais que c’était toujours la flèche de Cupidon qui réglait les débats amoureux. Alors que faire d’autre, sinon reconnaître la défaite de l’esprit cartésien en la matière, puisque dès lors que ce diable de Cupidon aurait décidé de foncer sur vous comme un condor, c’en était fini de vous. Votre liberté de choix n’existait plus. Vous étiez son prisonnier. Toutefois il n’avait pas vraiment foncé sur elle. Sur quelqu’un d’autre, peut-être, mais sur elle certainement pas. Or les idées ont leur vie propre. Elles se poursuivaient, se heurtaient, se répondaient dans son cerveau en ébullition. Comment leur échapper ? Par la méditation bien sûr. Une vraie trouvaille pour les réduire au silence, mais rien qu’un temps, car elles étaient têtues et reviendraient à la charge. Et retranchée dans son café, elle l’avait revu ce jour-là, peu de temps après leur première rencontre nocturne.

— Je pense à votre vie passée, que je ne connais pas vraiment, et que je doute de connaître jamais dans le détail. Tant de bonheur, puis tant de souffrances et de pleurs. C’est tout ce que j’en devine.

Elle s’était arrêtée. Elle l’avait regardé en souriant d’un air lointain, puis elle s’était remise à marcher tandis que la mer se calmait peu à peu depuis que la pluie avait cessé, car ils aimaient marcher sous la pluie. Enfin, comme si elle avait refusé de l’entendre, elle avait dit :

— J’aime mieux la mer déchaînée et vous ?

— Comme vous je préfère son déferlement sauvage, mais j’aime aussi le velours de ses flots, si apaisant après la tempête.

Cependant, après un silence il avait repris :

Aimer encore ? Je veux espérer qu’un jour vous y parviendrez, même si ce ne sera pas nécessairement moi l’heureux élu.

À ce moment-là, une sorte d’exaltation s’était emparée d’elle. Elle s’était sentie si remuée, si prête à s’abandonner, au point qu’elle avait failli appuyer son bras au sien en se laissant bercer par sa voix grave. Tout dans le bruissement plus mélodieux des eaux lui avait paru annoncer un nouvel amour qui semblait vouloir l’étreindre et ne plus la lâcher ; quelque chose de très différent, de moins passionné, de moins absolu aussi que ce qu’elle avait vécu avec Samuel, néanmoins de si pénétrant, de si sûr, de si profond. Et Jonathan, comme s’il avait surpris ce mouvement d’abandon qui l’avait portée vers lui, lui avait dit :

Pourtant je me dis une fois encore qu’il faut vous laisser le temps et qu’alors vous me répondrez. Après tout quel étrange hasard que ces deux choses qui nous sont communes.

Et il s’était tourné vers elle comme s’il avait attendu une confirmation enthousiaste de sa part. Mais elle s’était immobilisée et l’avait invité d’un sourire à poursuivre sur sa lancée, tandis que lui continuait à se taire et ne faisait que l’observer. Bien sûr ils savaient l’un et l’autre à quoi il avait fait allusion. Ils avaient découvert non seulement que tous deux étaient végétariens, mais également qu’ils avaient le même groupe sanguin. Une sorte de lien charnel qui avait préexisté entre eux puisqu’ils pourraient se sauver mutuellement la vie, ce dont tant d’amants violemment épris auraient certainement rêvé. Et puis, au-delà de nombreux goûts communs, il y avait cette sensation si apaisante, si rassurante, cette certitude de pouvoir être pleinement elle-même auprès de lui.

Toutefois elle s’était aussitôt demandé si Jonathan, comme d’autres avant lui, finirait par reculer, apeuré ou intimidé par le poids de cet amour qui l’avait unie à Samuel, à moins que lui aussi ne soit dévoré par la jalousie ou par un autre handicap, à savoir la conviction mutilante et absurde, qu’il n’en serait jamais à la hauteur. Puis, un beau jour, elle avait ressenti qu’elle avait commencé de s’attacher très sérieusement à lui au fait que, sans crier gare, des larmes brûlantes lui étaient montées aux yeux. C’était là un signe infaillible, quoique si rare désormais, si éphémère aussi, comme si quelque chose en elle s’était tari. Au cours de toutes ces années grises sans Samuel elle ne se souvenait pas qu’une secousse véritable, de celles qui vous emportent corps et âmes dans de fougueuses envolées, eût vraiment chaviré son existence, rien que son existence, car sa vie, elle, était ailleurs.

Certes elle avait rencontré des cœurs attachants, et même certains d’une réelle noblesse, mais qui auraient passé assez rapidement dans son existence, car en dépit de ses sourires et parfois de leurs fous rires ensemble, son cœur serait demeuré obstinément muet.

Toutefois si elle était consciente que l’amour qui la liait toujours à Samuel resterait au cœur de sa vie, elle était suffisamment lucide pour comprendre que ces larmes signifiaient qu’elle s’était aventurée sur le sentier d’un autre amour, mais aussi qu’elle avait peur de s’avancer sur ce chemin périlleux. Une sorte de sonnette d’alarme qui la mettait en garde contre elle-même en lui conseillant de ne pas succomber à une ivresse sentimentale qui risquait de l’emporter assez loin. Aussi, dans un mouvement de fuite inconscient, elle se serait brusquement écartée de lui, lui qui l’avait regardée comme hébété ; mais la meurtrissure qui avait éteint son regard l’avait aussitôt ramenée à ses côtés. Alors, en posant doucement une main sur son bras, elle lui avait murmuré, à la fois honteuse et désemparée :

— C’est tellement vrai ce que vous m’aviez dit l’autre jour, oui j’ai peur de me livrer en m’engageant, et pourtant je sens que si j’étais jetée dans la gueule du loup, pieds et poings irrémédiablement liés par des liens officiels comme vous me l’aviez laissé entendre, alors… oui alors… une fois au pied du mur – et elle était partie d’un rire espiègle – j’en ferais quelque chose de bien. Non, alors… je ne renâclerais plus, seulement voilà…

Mais craignant de le blesser, elle n’avait pas osé terminer sa phrase et lui, en hochant la tête, il avait ébauché un sourire indéfinissable.

Or depuis qu’elle s’était retrouvée seule, chaque fois qu’elle avait ressenti un quelconque émoi alarmant – et ce fut aussi rare que fugace – elle s’était laissé aller à une habitude sans doute néfaste puisqu’elle la protégeait indûment, et c’était d’analyser ses propres sentiments ainsi que ceux, connus ou délibérément supposés de la partie adverse, jusqu’à tourner en rond sur elle-même pour enfin reculer devant le spectre d’un engagement durable, tant elle était persuadée qu’elle ne voguerait pas vers la plénitude, mais se passerait une solide corde au cou. Or avec Samuel, lui comme elle avait préféré taire, sans le disséquer, ce quelque chose dont ils avaient été immédiatement conscients jusqu’à ce jour où, enfin, ils se seraient livrés sans dérobade.

Et pourtant, quelques mois plus tard elle s’était embarquée dans cet avion qui venait de s’élever dans les airs, et tandis qu’elle caressait doucement Mélodie qui appuyait la tête contre la grille de son panier, cette remarque qui avait pincé en elle un nerf à vif, lui tournait de nouveau dans la tête. « Aimer encore. » Pourquoi ces mots s’acharnaient-ils à la poursuivre, car en vérité ils la poursuivaient. Valse lancinante et dérangeante. Cette simple remarque qui avait jailli du cœur aimant de quelqu’un de vraiment bien, l’avait attendrie et n’aurait plus cessé de la bercer, si bien que plus d’une fois elle se serait laissé soudoyer par cette brise caressante et d’une ineffable douceur qui l’emportait de l’autre côté de la Méditerranée. Et maintenant, cet avion la ramenait vers Jonathan… Jonathan c’était un autre monde qu’elle avait entrevu. Avoir accepté d’y revenir n’était-ce pas déjà accepter d’y entrer ? Et de nouveau surgissait cette interrogation lancinante : cette fois était-elle enfin prête ?

Elle venait de jeter un regard machinal à sa montre pour s’apercevoir que l’heure du repas approchait, ce qui lui fut confirmé par le bruyant remue-ménage qui avait commencé à agiter le fond de la cabine où des hôtesses s’affairaient et s’interpellaient. Alors elle avait déposé le livre qu’elle s’apprêtait à lire dans le filet situé devant son siège et était revenue bien des années en arrière…

C’était une fin d’après-midi. Soudain la porte de leur petite salle de travail s’était ouverte. Deux regards s’étaient croisés. Stupeur muette. Dans son regard la foudre et dans ses yeux l’éclair. Puis, comme guidé par un aimant secret, Samuel s’était dirigé vers elle et avait engagé la conversation d’une manière qui aurait pu donner à croire qu’ils se connaissaient de longue date. Cette entente souterraine, ce sourire dans leurs yeux, cet engourdissement diffus qui fourmillait jusque dans leurs membres : deux inconnus qui venaient de se reconnaître. De longs mois, et alors qu’ils se retrouvaient régulièrement dans un café proche de l’université, ils s’en étaient tenus à une complicité intellectuelle qui masquait un sentiment tellement plus profond. Un rituel d’abord hebdomadaire, puis au fil des mois frôlant le quotidien. C’était elle qui le raccompagnait jusqu’à l’arrêt du tram, et au passage il achetait Le Monde au kiosque voisin, pour elle et pour lui. Or, pendant toute cette période ni l’un ni l’autre n’avaient cherché à nommer, moins encore à disséquer, ce qui se tramait entre eux. Puis il y avait eu une certaine fin d’après-midi. Lors d’une réception à l’université quelques jours auparavant, elle avait fait brièvement la connaissance de sa femme ; aussi, en le quittant l’avait-elle prié de saluer son épouse de sa part. Un bref silence avait suivi qui lui aurait paru interminable. Le regard de Samuel avait imperceptiblement vacillé sans toutefois se détourner du sien. Il lui avait semblé en plein désarroi et l’avait fixée avec une stupéfaction silencieuse mêlée d’une douceur étrange… Comment décrypter ce regard sous tension ? En effet, en cette fin d’après-midi plus longuement étirée qu’à l’ordinaire, et alors qu’il lui avait offert un livre de poèmes russes, une édition très rare, interdite en Union soviétique et publiée aux Etats-Unis, et ce fut son premier cadeau, ce livre auquel il tenait tout particulièrement et dont il s’était séparé pour elle, sa main avait effleuré la sienne. Or ce geste qui n’aurait pas été délibéré les avait secoués de frissons comme s’ils avaient ressenti la brûlure cuisante d’une flamme. Si lui s’était vite ressaisi, elle en revanche avait flanché. Elle n’avait pu soutenir son regard. C’est qu’elle venait de lire la dédicace qu’il avait inscrite sur ce livre : « Chacun de nous est porteur d’un message. J’essaye de déchiffrer le vôtre. »

Aussi, pour masquer son trouble, s’était-elle entendue dire n’importe quoi. Et lui il avait ouvert le livre au hasard et s’était mis à lui lire un poème tandis qu’elle, la gorge serrée, avait vidé machinalement le reste froid de son café. Elle perdait pied. Ce secret tapi au cœur de chacun d’eux venait de leur sauter à la gorge d’une manière aussi tacite qu’évidente. Elle se sentait glisser dans l’abîme que creusait chaque jour davantage cette attraction irrésistible entre eux, ce besoin avide et impérieux d’être ensemble. Aveu muet, quoique explosif, de leurs tout premiers émois. Néanmoins, cet aveu implicite, ils continueraient à feindre de l’ignorer quelque temps encore.

Or ce fut à l’instant où elle avait reposé sa tasse qu’une fois de plus un rêve, qui à chaque résurgence s’imposait à elle de manière despotique en la rendant sourde et aveugle à tout ce qui l’entourait, l’avait aspirée. Ce rêve, comme elle eût souhaité échapper à son emprise, à cette confiscation totale, quoique momentanée, de tout son être. Samuel aurait-il remarqué sa main qui s’était brusquement crispée ou bien une sorte de fixité dans ses yeux, d’absence surprenante de sa part, son inconscient ayant enregistré sans le voir son regard incandescent et plein d’étonnement, qui s’était soudain rivé à elle.

Ce rêve lancinant c’était un arrêt sur image. S’il l’obsède et la hante, c’est que ce genre de rêve lui a toujours annoncé quelque chose à quoi elle n’a jamais pu échapper par le passé. Perplexe, mais aussi secrètement terrifiée, elle avait cherché à le déchiffrer. Cette nuit-là elle était seule, Robert se trouvant au loin pour un reportage dans une zone de conflit. Haletante, le cœur défaillant, elle s’était réveillée en sursaut. Ce tombeau, ce tombeau de marbre noir ! En proie à une panique indescriptible, elle avait cherché, mais en vain, à le joindre, ce qui en d’autres circonstances ne l’eût pas inquiétée. Elle avait bien tenté de se rassurer en se disant que les tuiles tombaient toujours à l’improviste et jamais, au grand jamais, quand on les aurait attendues. Néanmoins, incapable de se calmer, elle était restée longtemps éveillée à se retourner dans son lit. Elle savait d’expérience que ce genre de rêve prémonitoire n’était pas anodin et eût tant souhaité s’en délivrer. Que signifiaient ces deux tombeaux, car il y en avait deux, côte à côte et identiques. Or depuis cette fin d’après-midi où brusquement une porte s’était ouverte en laissant entrer un flot d’éblouissante lumière, depuis ce choc de leurs regards, elle n’était plus seulement captive d’un rêve, elle était également captive d’un visage, or ce visage… C’est un tombeau de marbre noir dont la dalle s’abaisse lentement, inexorablement, pour se refermer en semblant broyer le corps qu’il contient. Du moins est-ce ainsi qu’elle l’a ressenti. Ce corps elle ne le voit pas, mais il lui est apparu comme une évidence que ce ne pouvait être que celui de Robert. Et juste à côté, en parallèle, un autre tombeau identique, de marbre noir lui aussi. Et dans ce deuxième tombeau elle a vu le visage d’un inconnu qui n’aura plus cessé de la hanter, et la dalle a commencé de s’abaisser tout aussi lentement, tout aussi inexorablement, comme pour le broyer lui aussi, lorsque soudain, à mi-chemin, c’est elle qui relève cette dalle, elle qui a délibérément choisi cet inconnu, cet inconnu et non Robert. Certes elle n’a pas compris, mais son cœur a saigné. Or un an plus tard, ce visage elle allait faire sa connaissance. Ce visage c’était celui de Samuel…

Une porte s’ouvre puis se referme, prélude à cette harmonieuse cadence qui, depuis ce jour lumineux, n’aura plus cessé de bercer leurs heures au rythme des regards, des paroles, mais aussi des silences qu’ils allaient échanger. Et ce jour où leurs yeux s’étaient rencontrés, où leurs destins venaient de se croiser, elle s’était attardée au point d’oublier l’heure. La tête dans les étoiles, elle avait conduit la voiture en pilotage automatique, puis pareille à une somnambule, elle s’était retrouvée à tourner machinalement sa clef dans une serrure qui, par chance, était encore la sienne. Mais au moment où la porte avait cédé devant elle alors, et alors seulement, elle avait replongé dans sa réalité quotidienne et retrouvé ce drôle d’ennui devenu quotidien lui aussi. Et pour corser son atterrissage elle avait perçu sans plaisir, lui parvenant du bureau de Robert, une voix féminine qui se ruait dans les aigus en dépassant allègrement le diapason des convenances. Alors, dans un soupir qui signait sa lassitude et frisa ce soir-là l’exaspération, elle avait songé une fois encore, mais une fois de trop, que décidément ces deux-là ne s’entendraient jamais. Et soudain, cela lui était apparu comme parfaitement insupportable, elle qui, en toutes circonstances, recherchait la convivialité et l’harmonie. Et pourquoi justement ce soir-là, même si elle était de plus en plus excédée par leurs sempiternelles querelles. Aussi se garda-t-elle de rejoindre Robert et sa sœur qu’il leur faudrait supporter pendant ces quelques jours de vacances chez eux. Elle entendait que le ton de leur polémique éculée montait et s’envenimait et savait que, de houle en houle hargneuse et vindicative, les gladiateurs seraient bientôt exténués, à bout de souffle et d’arguments, et pire, inutilement meurtris par leur jeu de massacre. Or si elle s’était sans cesse efforcée d’apaiser leurs querelles, ce soir-là elle y renonça. Elle ne se sentait vraiment plus d’humeur à jouer les médiatrices, et ce d’autant moins qu’elle venait de se persuader que cet aliment les sustentait et que ce serait une dépense d’énergie inutile. Aussi avança-t-elle dans l’appartement à la recherche de leur petite chienne qu’elle n’avait pas trouvée à l’attendre derrière la porte, contrairement à son habitude, et qu’elle découvrit exilée sur leur terrasse. Câline, qui détestait les scènes et les criailleries, aurait sans doute aboyé et on l’y aurait reléguée, mais Dieu merci elle ne s’y serait pas trop ennuyée. D’un coup d’œil rapide autant qu’incrédule, Geneviève évaluait l’ampleur des dégâts, tandis que leur chienne, toute à la joie de revoir sa maîtresse, trépignait et se dandinait, puis bondissait contre la porte-fenêtre qui tremblait sous ses assauts, dans l’attente impatiente que Geneviève se décidât à lui ouvrir. Alors Câline, l’âme en bandoulière et la queue frétillante, se précipita sur elle en marquant sa jupe de ses deux pattes terreuses. Et son allure fière le clamait. Oui, c’était elle, c’était bien elle qui avait consciencieusement et méthodiquement piétiné et saccagé toutes les fleurs, sans oublier les arbustes qu’elle avait même réussi à déraciner. Aussi levait-elle vers sa maîtresse des yeux tendres et humides qui réclamaient des louanges pour être venue à bout de ce dur labeur, mais déçue, troublée et interdite, ne récoltait ni les félicitations ni les caresses escomptées. Lui aurait-on changé sa maîtresse ?

Entre Robert et elle, les nuages s’accumulent. Au fil des mois, dans l’ombre, insidieusement, patiemment, le temps était à l’œuvre et accomplissait son travail de sape. Temps morts pernicieux et trompeurs. Grondement sourd de l’orage qui s’approche. Querelles feutrées qui signaient leur mutuelle métamorphose intérieure. Quelques mois plus tard, et sous prétexte qu’il était de plus en plus difficile de se garer en ville, elle avait renoncé à la voiture. Elle ne prenait même pas le bus pour rentrer, mais préférait marcher. Certes elle n’était pas dupe de son ardeur à marcher. Toujours captive de ce rêve qui la talonne avec obstination comme un inquiétant présage, elle marchait pour fuir l’angoisse. Parfois, sous le martèlement de ce fréquent rappel à l’ordre, elle se surprend à essuyer de ses deux mains un visage ruisselant de larmes. Or désormais, et quoiqu’elle fît, le chemin du retour lui pesait chaque jour davantage, et bien que ponctuelle de nature, elle était trop souvent en retard. Il lui arrivait même de s’égarer. Un acte manqué qui en disait long sur son tumulte intérieur. Dorénavant c’était le plus doucement possible qu’elle glissait sa clef dans la serrure, espérant ainsi tromper l’oreille aiguisée de Robert. Mais il y eut un soir où, après un unique tour de clef, la porte s’était ouverte. Il l’avait devancée et se tenait devant elle. Elle ne douta pas qu’il n’avait fait que l’attendre. Or il partait bientôt en mission et croulait sous les préparatifs.

Regard rauque. Silence de plomb. Il ne l’avait pas embrassée. Enfin il s’était déridé, mais de toute la soirée elle allait ressentir sa présence comme un dard qui s’enfonçait dans sa chair. Certes elle en connaissait la raison. Quelques jours auparavant il l’avait surprise en arrêt dans la cuisine. D’une main elle tenait un torchon et de l’autre une assiette qu’elle avait cessé d’essuyer. Figée telle une statue de pierre, elle était ailleurs. « À quoi penses-tu ? » lui avait-il lancé d’un ton rogue en se plantant devant elle comme surgi de nulle part, tandis qu’elle, prise au dépourvu, était revenue sur terre. « À personne », lui avait-elle répondu alors qu’elle eût aussitôt tout donné pour pouvoir se rattraper, car elle s’était trahie. Hélas c’était trop tard et c’était irrémédiable. Elle venait de recevoir la gifle de son regard meurtri. Et lui, lentement, d’une voix fêlée qu’elle ne lui avait pas connue, il avait martelé : « J’ai dit à quoi, pas à qui. » Ce long regard comme à la pointe d’un glaive, comme elle eût aimé s’y soustraire. Ainsi elle ne s’était pas méprise. Ces derniers temps il ne faisait que l’épier. Il scrutait ses moindres gestes et cherchait à lire en eux.