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"Des bruits fugaces" est un recueil de sept nouvelles qui plongent dans des vies hors du commun de la seconde moitié du XXe siècle. Elles explorent les conséquences des guerres, les remous de mai 1968, les tourments de l’amour, et des histoires passionnantes. Entre cauchemars, tragédies, quête spirituelle jusqu’à Calcutta et Bénarès, et souvenirs d’une époque révolue, ces pages vous dévoilent un regard non conformiste et parfois empreint d’humour.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jérôme Champetier de Ribes s’inspire de ses souvenirs de vacances à la campagne et de ses nombreuses expériences professionnelles. Fort de cela, il rédige "Des bruits fugaces", un témoignage destiné à la postérité.
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Seitenzahl: 453
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Jérôme Champetier de Ribes
Des bruits fugaces
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Jérôme Champetier de Ribes
ISBN : 979-10-422-1942-0
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Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ?
Que m’est-il permis d’espérer ?
Emmanuel Kant
Love is just a four letters word.
Joan Baez
Gisèle naquit en août 1914 dans les bas-fonds de Sauveterre.
Elle ne connut donc pas son père Anatole Merdon, savetier dans le civil et fantassin de troisième classe dans l’armée française en déroute, enterré vif par un obus allemand près d’Ablaincourt après avoir pourri pendant trois ans dans les tranchées de l’Argonne et de la Somme. Alors que la nuit était tombée, un caporal imberbe et sa petite escouade avaient été envoyés en reconnaissance pour relever les blessés. Un poilu avait buté sur le godillot éculé d’Anatole qui sortait de terre. Son corps asphyxié était pratiquement intact, il avait vingt-cinq ans.
L’Anatole de Sauveterre avait hérité d’un nom saugrenu. Alors que, selon la légende, le futur Henri IV dormait dans sa carapace de tortue, une aïeule à la cuisse légère avait fauté avec le frère cadet de son époux. Le félon s’appelait Léon. La femme adultère avait été répudiée et le fruit de son péché moult fois réitéré, bien que baptisé dans les règles, avait été surnommé « on ». L’aïeule était devenue la « mère d’on » et en avait fait son patronyme. Depuis trois siècles, les Merdon, véritables béarnais, étaient bourreliers de père en fils ; ils fabriquaient et rafistolaient les accessoires en cuir nécessaires à l’activité agricole.
Dernier rejet d’une souche étiolée, Anatole, orphelin très jeune, avait été trimbalé de familles d’accueil en foyer de l’assistance publique. Après une scolarité buissonnière, il avait échoué à l’examen du certificat d’études. On lui avait alors trouvé une place de domestique chez Igor Yevreiski et sa femme Léontine, héritière d’une terre ingrate au pays charnego.
Igor était une victime collatérale de la guerre de Crimée qui opposa les impérialistes russes du tsar Nicolas 1er aux Français de Napoléon III et aux Anglais. Ses deux parents avaient été fusillés parce qu’ils dépouillaient des cadavres sur le champ de bataille. Le petit garçon qui n’avait pas dix ans avait été épargné ; c’était un enfant charmant qui avait un peu d’instruction et qui baragouinait deux mots de français. Il fut confié à un sergent fourrier de l’armée française et à sa femme cantinière du régiment qui le ramenèrent dans leur Basse-Navarre natale.
Quand il eut vingt ans, Igor épousa Léontine. Ils firent alors un long séjour à Odessa, en Ukraine, où naquit leur fille Marie-Chantal puis ils revinrent cultiver la propriété familiale.
La vie d’Anatole suivait un cours lénifiant au rythme des travaux agricoles. Quand Léontine mourut d’une mauvaise grippe à la fin de l’hiver 1911, le père de Marie-Chantal, la sauvage ukrainienne, retourna vers les rives de son Dniepr natal en abandonnant sa fille sur les terres maternelles.
Cette dernière, avec toutes les ruses et la perfidie féminines, s’ingéniait depuis longtemps à mystifier Anatole. À la surprise générale, la solide donzelle à l’âme slave avait séduit ce grand benêt ; on imagina que son âge, elle avait bien trente ans quand il en avait dix-huit, et son analphabétisme ne lui laissaient guère le choix.
Le dernier des Merdon était un homme fort, honnête et travailleur qui aurait fait envie à plus d’une péronnelle mais il se laissa embobiner par cette femme déjà âgée avec qui, il concubinat, car ils ne pouvaient pas se marier : née à l’étranger, elle n’avait ni papiers officiels, ni certificat de baptême. Ils furent condamnés par la morale populaire et rejetés par la société rurale archaïque, quoique soi-disant bien-pensante ; dès lors, ils vécurent comme des parias.
Anatole et Marie-Chantal s’exilèrent à Sauveterre, au bord du gave d’Oloron dans une misérable baraque à moitié en bois aujourd’hui disparue, au sol de terre battue, avec un vieux fourneau à bois tout rouillé mais qui tirait bougrement bien. Deux gravures jaunies que Marie-Chantal avait subtilisées à son père constituaient l’unique décoration du bouge. L’une représentait les rivages de la mer d’Azov, berceau de sa famille, l’autre une scène de la guerre de Crimée qui, de la bataille de l’Alma gagnée par les zouaves à la prise de Malakoff et au siège de Sébastopol, avait dévasté la région. Quelques poules mal plumées partageaient leur logis, un porc engraissait dans l’abri mitoyen.
Anatole confectionnait jour après jour des semelles d’espadrilles en corde de chanvre qu’un artisan basque des environs de Mauléon venait lui acheter tous les trois mois. Marie-Chantal se louait à la journée comme servante chez les paysans du voisinage. Ces activités assuraient à peine la subsistance du jeune couple mais le tirage était bon et en novembre 13, la Marie-Chantal était prise. Son compagnon qui fut mobilisé au 18e régiment d’infanterie de Pau dès le premier août s’en fut vers son terrible destin quelques jours avant la naissance de Gisèle, leur enfant.
Quand, à l’automne 1917, on apprit qu’Anatole était mort au champ d’honneur, Marie-Chantal et Gisèle Yevreiska, qui ne furent ni veuve de guerre ni pupille de la nation, déménagèrent dans le canton d’Orthez distant de vingt kilomètres. Le curé du village, soit qu’il fut peu rancunier, soit qu’il ait voulu se débarrasser de cette brebis galeuse, avait dégoté à la mère éplorée une condition de femme à tout faire chez un métayer aisé ; il fallait remplacer la belle Marie Blanque qui était morte étouffée sous une avalanche de gerbes de foin.
Marie-Chantal, presque quadragénaire, avait encore la force de rendre bien des services. En revanche, elle donnait très peu de soins à son enfant que la nature avait vraiment oublié de favoriser. Ainsi la pauvre Gisèle grandit-elle dans un grand dénuement matériel et moral. Elle parlait le patois gascon et un peu de slave oriental mais méconnaissait le français. Avant douze ans, elle devint, comme sa mère, ouvrière agricole à la métairie Maisonaze. Les pires travaux lui étaient dévolus. Les porcs et les vaches, les poules, les dindons, les oies et les canards qui barbotent dans la mare, sans oublier les gros bœufs blonds, étaient ses relations quotidiennes et nocturnes car elle dormait tantôt avec l’un, tantôt avec les autres, au poulailler ou à l’étable.
Gisèle était monstrueusement laide ; on aurait dit le fruit maudit de la saillie d’une truie rousse à tête de poisson-chat avec un abominable bonobo alcoolique congénital. Plus grande que la moyenne, elle ne passait, hélas, pas inaperçue. Elle avait de grandes jambes maigres surplombées par d’énormes fesses flasques et difformes et les pieds plats ; ses bras courts, dodus et musclés supportaient d’épaisses mains velues ; son visage ingrat au teint rougeaud et au petit crâne pointu couvert d’une filasse blondasse sale s’ornait, sous de cruels petits yeux porcins, d’un disgracieux bec-de-lièvre qui découvrait des dents gâtées.
Son vocabulaire de charretière, international, polyglotte et multiculturel regorgeait de jurons. Aucun garçon n’avait tenté de la séduire. Les plus roués affirmaient même que les téméraires qui auraient osé la regarder d’un peu trop près risquaient de devenir d’immondes serpents à lunettes ou, pire, de voir leur bistouriquette changée en larve de charançon pustuleuse et nauséabonde. La terreur autant que la prudence sauvegardait son monstrueux pucelage d’autant qu’on lui attribuait un rôle occulte et primordial dans la mort mystérieuse d’un vagabond qui avait été retrouvé pendu à la fenêtre de la mairie avec un morceau de corde de chanvre utilisé pour la fabrication des savates.
Gisèle ne connut pas son seul amant, un vieil espagnol républicain à l’âme sombre originaire de Cadix qui avait fui la guerre civile espagnole quinze ans plus tôt. C’est lors d’une noire et grande nuit de soûleries et d’orage en avril 1949 qu’elle reçut la semence du minable hidalgo dans la sombre soue puante qu’elle partageait ce soir-là avec le porc Anicet. La porte était ouverte, l’espagnol partit et Anicet s’enfuit.
La misérable tomba enceinte.
Commencèrent alors neuf mois de félicité. Dès les premiers jours de sa grossesse alors que, bien entendu, elle l’ignorait encore, Gisèle se trouva belle et elle devint assez indifférente aux railleries des garçons du village. Quand, au mois d’août, son état devint évident, elle fut véritablement heureuse. Elle caressait tendrement son ventre où grandissait son bébé en même temps que sourdait cet amour maternel qui lui avait été refusé. Les exigences matérielles pourtant cruciales étaient le cadet de ses soucis. Jamais un automne n’avait été aussi beau. Souvent, Gisèle montait jusqu’à l’église et, du haut de la terrasse, restait de longs moments à admirer la ligne bleue des Pyrénées qui barrait l’horizon au-delà des coteaux verdoyants qui commençaient à se parer d’or et de cuivre. Plus tard, malgré les rigueurs de décembre, Gisèle, lourde de son fardeau chéri, conserva sa joie et son mode de vie sommaire. Elle avait juste déménagé son grabat dans l’étable où le froid était moins vif.
La nuit était glaciale. Sous les étoiles qui tapissaient un ciel d’encre, le givre, partout, faisait éclater l’écorce des vieux arbres. Vers trois heures, la maisonnée fut réveillée par les meuglements sinistres des vaches. Un cri perçant retentit puis les vagissements d’un nouveau-né.
Deux jours plus tard, un curé frigorifié expédiait à toute vitesse les obsèques de Gisèle. La défunte, profondément pécheresse, avait en effet très peu honoré l’église de sa présence. Derrière le caveau en ruine de la famille Portegard, des canards faméliques tentaient d’échapper au froid de gueux qui régnait en ce mois de janvier 1950. Depuis plusieurs semaines, le sol était profondément gelé et creuser une tombe s’avérait impossible. C’est donc dans la sépulture commune du petit cimetière d’Agralhoo que Gisèle Yevreiska fut inhumée provisoirement. Une poignée de villageoises que la vision de l’enfer terrorisait était venue réciter quelques prières avant de mettre en terre leur malheureuse concitoyenne qu’elles avaient toujours copieusement détestée. Elles jetaient sur le cercueil en planches de sapin mal équarries des gouttes d’eau bénite qui gelaient instantanément. Dans un coin, Marie-Chantal pleurait sans larmes en maudissant le sort et glissait gentiment vers sa folie.
Gisèle était morte en couches à trente-cinq ans après avoir connu deux guerres et, dans une chambre pouilleuse de l’hospice des miséreux, son nourrisson que les filles de la Charité avaient baptisé Yolande essayait de survivre.
Magnifique Yolande, poupon d’or, beauté prodigieuse, fleur presque immaculée. Ah… les morts et les estropiés forment les cortèges de la guerre. Les blessures béantes des survivants engloutissent les générations futures dans des souvenirs stériles et incertains où le feu de la revanche s’étiole lui-même. Mais de ces décombres de pierre et de boue jaillit tristement la sève la plus claire, la symphonie pastorale, mystique et charnelle, l’âme marmoréenne dans un cœur de roc épais.
Marie-Chantal Yevreiska, d’Odessa, la pauvre grand-mère cacochyme, sexagénaire et atrabilaire de l’orpheline, était devenue folle après tant de malheurs et de souffrances. Quelques jours après son entrée à l’asile des aliénés, elle trépassa. Au même moment mourut Amédée, le frère dément de son cher Anatole. Ce soir-là, à dix heures, ce fut l’extinction des fous.
Les vieux Maisonaze recueillirent Yolande ; une voisine qui venait d’enfanter accepta de nourrir la petiote.
Aussi loin que l’on ait recherché, sans toutefois aller jusqu’aux rivages de la mer Noire, il fut impossible de trouver la moindre famille à la petite orpheline. Les formalités d’adoption furent donc sommaires et rapides. Alors, dans ce monde dur et ingrat encore rythmé aux champs par le lent pas des bœufs bâtés, Yolande eut l’enfance choyée de la fille inespérée d’un couple stérile. Loïk et Lucienne Maisonaze entreprirent des travaux dans la maison de leurs ancêtres. C’était une belle maison béarnaise en galets du gave et mortier, avec des chaînages d’angles en pierre, crépie d’une couleur claire, contrairement à ses voisines toutes grises. Elle s’élevait sur deux niveaux ; la toiture à quatre pentes était couverte d’ardoises, signe d’une certaine aisance. Une porte et cinq fenêtres, dont trois à l’étage, égayaient la façade orientale de leurs contrevents peints en rouge. Les deux granges qui fermaient la cour au nord et à l’est étaient plus simples, leur toiture à double pente en tuiles plates reflétait le style local. L’une d’elles accueillait l’étable, on entreposait dans l’autre les chars et quelques engins agricoles. Pour leur petit ange, ils firent poser des carreaux de céramique sur la terre battue de la salle et de la cuisine. Ils achetèrent un grand poêle en faïence dont le tuyau traversait la chambre de Yolande et la chauffait. Enfin, ils installèrent une baignoire en fonte émaillée, un luxe insensé à cette époque en ce pays.
Loïk et Lucienne Maisonaze, presque quinquagénaires, plutôt aisés dans cette contrée reculée où se contenter de peu faisait partie des traditions, se retrouvèrent donc nantis d’un héritier. Bien que la fille de Gisèle se révélât rapidement être un amour d’enfant, il fallut néanmoins pourvoir à son éducation. Sans doute parce qu’ils étaient plus âgés que le commun, les nouveaux parents avaient des idées précises à ce sujet ; familiers des animaux de la ferme, ils estimèrent que le préambule indispensable au succès éducatif est le dressage, considéré comme la modification de comportements innés ou l’acquisition de valeurs collectives, par des méthodes de conditionnement. Ils imposèrent donc à Yolande, sans violence mais avec fermeté, des réflexes dits « de bonne éducation » consistant à dire bonjour et merci, être propre, se tenir correctement à table et en toute circonstance et à accepter autorité et discipline. Instinctivement, ils avaient des idées fort éloignées de celles de l’Émile de Rousseau ; ils savaient que la « Nature » n’est pas bonne en soi et qu’il est indispensable d’inculquer les préceptes nécessaires à une bonne intégration sociale.
Leur deuxième principe était qu’élever un enfant consiste à l’amener peu à peu à un niveau supérieur à celui de ses parents. Dans ce but, l’instruction et l’éducation doivent conjointement développer les facultés intellectuelles et morales, et imposer l’exigeante nécessité du travail. Ils étaient tous deux assez ignares mais ils surveillèrent de très près les progrès scolaires de leur protégée. De même, dès l’âge de trois ans, Yolande assista à la messe dominicale dans le but évident de l’initier aux bienfaits de la religion mais aussi de l’amener à respecter une attitude faite de sagesse et de piété.
Toute petite, Yolande participa, à sa mesure, aux travaux de la maison et des champs. On lui donnait cependant beaucoup de temps pour se distraire, on lui en laissait aussi pour s’ennuyer. Tous les étés, Lucienne accueillait deux ou trois petits citadins qui devenaient les camarades de jeu de sa fille. Cela permettait de faire toutes les bêtises qui germaient dans leur tête mais qui n’étaient jamais bien terribles.
La veille de ses six ans, ses parents adoptifs l’emmenèrent à la veillée funèbre du sabotier, mort de vieillesse, de misère et d’un excès coutumier et récurrent de vin rouge. Le lendemain, 18 janvier 1956, Loïk et Lucienne l’amenèrent à l’école communale d’Agralhoo, le petit village rural dont dépendait leur terre. Elle comportait une classe unique pour les vingt-deux élèves qui aspiraient plus ou moins à réussir leur certificat d’études.
— Quel est ton nom, questionna Marcel Lemestre, le maître ?
— Yolande, Monsieur l’Instituteur.
— Yolande qui ?
— Yolande Merdon, je suis la fille Maisonaze.
Pauvre petite grenouille verte, poularde grassouillette, chèvre prétentieuse, bœuf détonant. À ses yeux enfantins, elle n’avait pas moins d’importance que le seul tracteur agricole de la commune qui faisait la fierté du châtelain local. Le tout neuf Ford-Ferguson gris à essence qui accomplissait le travail d’au moins six paires de bœufs était un cadeau du général Marshall.
— Va, Yolande. Va t’asseoir entre Georgette et Paulette.
Celles-ci étaient les garces de Vincente et de « Trotski », le cantonnier communiste du village. On n’avait pas osé le surnommer Marx bien qu’il se prénommât Charles ou peut-être Maxime, comme Gorki, on ne savait plus. Les socialistes largement radicaux voyaient rouge dans leur lointaine Gascogne lorsque l’on se moquait de l’auteur du Capital. Sauf Guy, bien sûr, un nœud dur pas assez cuit. Trotski était comme il se doit ivrogne, paresseux et sot, mais il était fort comme un Turc, endurant comme un chameau et passablement docile.
— Oui, maître.
Elle ne resta pas longtemps ainsi entourée. En effet, aux prunes, Paulette périt sous les roues de l’antique Panhard décapotable du docteur Lecouli qui allait soigner sa jumelle malade. C’est quand même ballot de mourir accroupie au milieu d’un chemin de campagne désert, les yeux fermés, à cause d’une indisposition intestinale douloureuse, fruit d’un rognon de mouton indigeste. Mais quand le ver est dans le fruit, il faut le boire et le battre tant qu’il est chaud.
Yolande et Georgette ne s’aimaient pas.
Sous les légères jupes d’une pauvre étoffe délavée, le gris bleu des pinçons maculait les peaux blanches. Les cheveux devenaient la proie de choix de leur ardeur furibonde. Dans le dos du maître, on se portait des coups de griffes et de dents sporadiques qui laissaient de vilaines cicatrices éphémères. Et les encriers perfidement renversés sur le cahier de la voisine, et les vêtements souillés, et les dénonciations mensongères, et tant, et tant…
Yolande cependant trouvait à l’école où elle était le meilleur élève autant de satisfactions qu’il y avait de garçons. Sa beauté brune au teint de lait, ses yeux d’azur sous d’épais sourcils, ses joues rosies encadrant un sourire d’ange carnassier, sa manière d’être pleine de charme et en germe de volupté les attiraient tous. Paul Lerroux, un garçon rêveur qui habitait Castérèque, la maison du tracteur, avait sa préférence mais il était le seul qui ne lui montrait jamais le moindre intérêt.
La pauvre fille du cantonnier n’avait pas cette chance mais, pour elle, Marcel avait toujours quelques berlingots dans la poche de sa blouse grise élimée. Proche de la retraite, il était une caricature de l’instituteur campagnard usé sous le harnais des leçons mille fois rabâchées mais il se souvenait avec ferveur et mélancolie des trois années qu’il avait passées en Espagne dans les collines verdoyantes du Pays basque. Compagnon de combat des brigades internationales pendant la guerre civile, il fut le cuisinier d’une escouade républicaine.
Marcel aurait dû préférer Yolande, petite-fille d’un camarade prolétaire lui-même compagnon d’une soviétique indigente. Mais elle avait le tort d’être belle, intelligente et de très bien travailler. Surtout, elle était sortie de sa caste et, pire que tout, elle fréquentait l’église les jeudis et le dimanche. Alors il ne punissait jamais Georgette de ses méchancetés.
On ne sut jamais qui de la pneumonie ou de la haine que lui vouait Yolande emporta Marcel le 23 mars 58 et laissa la seule classe de l’école sous la surveillance du cantonnier analphabète.
Or celui-ci n’aimait pas ses filles.
Il faut dire que ses jumelles étaient le portrait fidèle de leur mère Vincente qui avait été vachère dans une étable proche du village où les hommes l’occupaient autant que les bêtes. En effet, en dehors de la traite des douces mamelles qui constituait son occupation favorite, elle passait de longues journées dans les prés et au bord des chemins à surveiller les vaches car les clôtures de fils de fer barbelés étaient encore rares. Là, elle rêvait au gentil prince courageux et sobre qui viendrait la chercher un jour. Et pour être certaine de ne pas le rater, elle testait tous les prétendants de passage, derrière la haie ou sous le saule. Les vaches, sans doute par solidarité féminine et féministe, ne s’étaient jamais échappées pendant ces étreintes adultérines.
À la fin de la guerre, elle avait subi le funeste sort de tant d’autres femelles qui, les sens exacerbés par l’absence de leurs fiers maris, avaient culbuté sur leur grabat quelque minable soldat allemand. Elle ne comprenait toujours pas que ce fût la tête qu’on lui avait rasée en guise de châtiment bien que son crime relevât plutôt du paillasson à roupettes. On eût ainsi évité cette vilaine cicatrice qu’un barbier malhabile lui avait laissée à l’oreille.
Vincente adorait les fleurs, surtout les tournesols et les iris qu’elle caressait du regard tout en enfilant des colliers de grains d’ail sur des brins de lin tressés. Le docteur la surveillait.
Dans cet enfer idyllique elle fut séduite par Fernand, un artisan citadin, plus ou moins plombier, vraisemblablement spécialisé dans l’installation de chiottes à cette époque où l’on commençait à remplacer les malodorantes cabanes du fond des jardins par des turques hygiéniques. Sauf à l’heure de la préparation des repas où elles étaient à la cuisine, c’est là que les mouches tenaient leurs réunions.
Derechef, mais cette fois définitivement, elle quitta son révolutionnaire époux cocu dont la sobriété ne survécut pas à cette ultime humiliation et partit s’installer en ville pour ouvrir une boutique. Son enseigne arborait fièrement deux importantes informations : son gagne-pain : « Vincente vend gogues » et son adresse : « Vincente rue de la Paix ».
Vincente vécut oisivement avec son nouveau mari en s’adonnant à la peinture à l’huile. Elle s’enticha de Théodore, le tripier du canton, qui devint son amant. Hélas, sa félicité fut brève. Fernand périt horriblement en tombant dans les latrines pestilentielles du bedeau où il se noya. Trotski mourut lui aussi à ce moment, assassiné d’un coup de piolet par un certain Raymond qui l’avait confondu avec l’amant de sa fille. Il fut remplacé par Josef Koba que l’on surnomma aussitôt Staline.
Peu avant ces trépas immondes deux charmants petits veaux de la race blonde des Pyrénées étaient nés à la ferme du Bagout, jumeaux de la plus radasse des bovines. Madame Maisonaze les acheta peu après qu’on leur eut coupé les attributs et ils devinrent de fidèles compagnons de Yolande.
Spécialisée en pléonasmes en tout genre, Lucienne Maisonaze n’hésitait pas à qualifier de vision prémonitoire de l’avenir de les avoir nommés Aube et Pine. Autant Aube était longue, autant Pine était raide. Les botanistes autant que les linguistes pensent d’ailleurs que c’est la raison pour laquelle les Américains appellent leurs sapins red pines.
Les animaux grandirent et furent attelés. Yolande éprouvait une joie sauvage à sentir sous le joug la force tranquille de ses amis. Le défilement du temps et de ses tracas s’accordait alors à la lenteur de leur pas. Aube et Pine avaient une mère cocue très dolente. Cela leur donnait l’air un peu sale, la bouse s’incrustait. Mais quel bonheur les soirs de fin juin de suivre les chars emplis de foin dont l’odeur enivrante déformait l’image des jeunes gens mouillés de sueur, le torse nu et brillant, qui remplissaient granges et fenils pour quelques pièces de monnaie et une chopine de vin rouge. L’air vibrait encore sous la chaleur. La rivière coulait paisiblement entre les galets et murmurait déjà la douceur moite de la nuit.
Dorénavant, les jeunes gens restaient bien sages. En effet, quelques années auparavant, l’un des leurs avait été occis d’un tir de chevrotines par un mari jaloux qui l’avait surpris s’ébattant joyeusement et fougueusement avec sa bergère. Or le mari était un braconnier notoire.
Les bœufs mugirent ; ils sentaient que l’heure de regagner l’étable pour y goûter un repos mérité s’approchait. Des milliers de mouches, sorties des latrines ancestrales au fond desquelles pourrissait le cadavre d’un général mexicain, bourdonnaient autour des animaux protégés par de lourdes toiles basques rayées de bleu et de rouge. Leur tête était recouverte, depuis leurs augustes cornes en forme de lyre jusqu’à leurs naseaux fumants et soyeux d’un fin linge de dentelle pour protéger leurs yeux humides des assauts des misérables insectes.
— Jean Luc, les mouches, hurlait Loïk Maisonaze afin qu’il les chassât sans s’étonner parce que Jean Luc hait les mouches tout autant que les hippopotames avec des cris de sauvage.
— Yes, répondait avec flegme le beau roux péteur amateur de choux, salsifis, fayots et autres féculents gazogènes.
La métairie Maisonaze couvrait à peine une vingtaine d’hectares à flanc de collines. En outre, Loïk était propriétaire de sa maison, d’une grange et d’un lopin de terre attenants dont il avait hérité de sa mère Barbara morte en 1945 écrasée par le command-car du major Hotrabbit of Horse qui sortait d’un bordel de Bayonne qu’il avait auparavant libérée de l’occupant.
Mais que faisais-tu, Barbara, devant l’Écu d’Or ?
Jean Luc, le chauffeur du major, était ivre. La police militaire américaine le condamna à quelques mois de prison qu’il purgea placidement à Châteauroux. En recouvrant la liberté, il décida de revenir dans le sud-ouest et de s’installer définitivement dans le Béarn. C’est ainsi que le soldat Mac O’Peene natif de la presque île de Kintyre, aux confins de l’Écosse et de l’Irlande, émigré aux États-Unis peu après sa naissance, devint ouvrier agricole à Agralhoo à trente-sept ans.
C’était le règne de la polyculture qui associait culture de la vigne, du blé, du maïs et des prairies, élevage de bovins, de porcs et de volailles – poulets, canards et oies – production de lait et d’œufs. Chaque paysan avait son jardin potager qui permettait presque une autosuffisance vivrière. C’était, entre autres corvées, le domaine des femmes.
La fierté du paysan était sa vigne.
L’abominable piquette, entre rouge pâle et rosé sombre, faisait son ordinaire. Sa faiblesse alcoolique et son aigreur acétique tenaient à une vendange trop précoce censée la préserver de la voracité des petits oiseaux et à une vinification empirique dans des barriques séculaires. La meilleure part du nectar d’enfer était vendue à un négociant de Libourne qui concoctait de savants mélanges pour les litrons étoilés à l’usage des mineurs du Nord et des ouvriers parisiens.
Évidemment, Loïk Maisonaze ignorait toutes les bitures nées dans ses sept parcelles de vigne, comme il ignorait quasiment tout. Né en 1900, il avait échappé par hasard à la conscription et à la circoncision. Ses seules lectures, outre les notices techniques nécessaires à son art, étaient l’almanach Vermot et l’Éclair des Pyrénées. Lucienne était un peu plus instruite. Née Portegard, elle était la dernière représentante locale de cette famille autrefois aisée dont une branche éloignée existait encore à Paris. Cette petite femme effacée entretenait une passion violente pour tous les trépassés de l’histoire de France, d’Henri IV à Marie-Antoinette, de Jacques de Molay à Charlotte Corday. Jeanne d’Arc avait sa préférence.
Yolande grandissait. Après le certificat d’études primaires, ses parents décidèrent qu’elle poursuivrait ses études en pension à l’Immaculée Conception, à Pau. Ce fut un déchirement pour tous mais une nécessité qui s’avéra fructueuse. Un autocar la ramenait à la maison le samedi soir, Loïk la raccompagnait au pensionnat le lundi matin de bonne heure dans sa vieille fourgonnette Citroën d’occasion. La fillette timide et maigrelette devint une belle adolescente qui faisait tourner la tête des garçons du lycée Louis Barthou tout proche, mais elle restait d’une sagesse exemplaire. Avec son amie Thérèse Larrère, fille de notables palois, elle allait souvent au cinéma le jeudi. Plus tard, elle fut invitée à Guéthary, sur la côte basque, où les Larrère avaient une villa. Elle découvrit l’océan, les bains de mer et les loisirs. Elle en garda le souvenir traumatisant d’une troupe de sauveteurs entourant un plaisancier parisien qui s’était noyé en jetant sa barque sur les rochers de flysch à côté du petit port.
C’est l’année de ses seize ans qu’elle se cassa la jambe. Les parents Larrère avaient organisé une excursion à la montagne avec leurs trois enfants et Yolande pour fêter la fin de l’année scolaire. On irait prendre le téléphérique au lac de Fabrèges en vallée d’Ossau. Puis le petit train touristique qui avait servi à la construction du barrage en 1920 les emmènerait au long de son frisquet, parcours de dix kilomètres à deux mille mètres d’altitude jusqu’au lac d’Artouste. Un grand panier empli des provisions que madame Larrère avait faites chez le meilleur traiteur palois renfermait le bon pique-nique prévu au bord d’un petit ruisseau qui maintiendrait bien fraîches les bouteilles de limonade.
À cet endroit, la montagne ne présente pas grand danger. Néanmoins, en sautant sur une pierre branlante, Yolande glissa et tomba de deux mètres de haut. Outre une magnifique bosse sur la tempe, elle se brisa le tibia. À cette époque, les secours en montagne étaient inexistants, ce qui causait de nombreuses morts chaque année. Il fallait donc rentrer par où l’on était venu. Fort heureusement, l’on trouva deux planchettes et une corde pour improviser une attelle. Le trajet dans le petit train brinquebalant ne fut pas une partie de plaisir ; la variation de pression due aux huit cents mètres de descente en téléphérique lui causa une migraine abominable. On put enfin appeler des secours qui mirent bien du temps à arriver avec un antalgique salvateur. Bientôt, elle fut à l’hôpital d’Oloron. Les Larrère, furieux d’avoir été privés de leur saucissonnade pyrénéenne, étaient rentrés directement à Pau sans se préoccuper le moins du monde de l’amie de Thérèse ni même songer à prévenir ses parents. L’amitié des deux fillettes ne survécut pas à cet abandon. Une infirmière perspicace réussit à joindre les Maisonaze qui vinrent dès le lendemain réconforter leur chère enfant. Ils durent cependant repartir rapidement car les travaux des champs ne pouvaient pas attendre.
Quand elle se réveilla le troisième jour, Yolande eut la surprise de découvrir un très vieil homme dans le second lit de sa chambre. Le corps médical avait estimé qu’à titre exceptionnel on pouvait les faire cohabiter. C’était un très gentil retraité des mines qui attendait de se faire opérer d’une tumeur abdominale. Le papayot était bavard, cela la distrayait, il lui confia des secrets.
— Tu vois, ma petite, je suis maintenant octogénaire. La fatalité a voulu que je fisse la guerre. J’étais alors un solide garçon de vingt-cinq ans plein d’avenir. Je travaillais dans les mines de cuivre de Banca, au Pays basque, j’allais me marier. Et cette maudite Grande Guerre a tout bousillé. Je n’ai jamais raconté mes années dans l’enfer du nord mais, maintenant que le bon Dieu va bientôt m’appeler près de Lui, je vais te la dire.
La guerre c’était terrible et horrible. Nous étions jeunes et suivions des sous-officiers qui obéissaient fanatiquement à leurs supérieurs. Nous endurions des tirs d’artillerie qui déchiquetaient les corps au cœur des tranchées. Nous lancions ou subissions des assauts qui décimaient les compagnies à coups de fusil et finissaient au corps-à-corps à la baïonnette ou au couteau. Il y avait tant de morts, de cadavres, qui pourrissaient à quelques mètres de nous, que nous y devenions indifférents. En revanche, nous ne pouvions plus supporter l’invasion de toutes les vermines, rats, puces, cafards, mouches, poux. Nous étions sales, puants, malades, la nourriture était infecte, nous pataugions sans fin dans la boue. J’ai été blessé cinq fois. Après la troisième, on m’a donné la Croix de Guerre et le médecin a voulu me réformer et me donner une affectation à l’arrière. Je lui ai répondu : « Non, mon capitaine, je veux retourner tuer du boche ». La cinquième fois, j’ai reçu un éclat de ferraille mal placé qui anéantit mes espérances conjugales et paternelles ; là, j’ai été réformé et je suis devenu fou pendant plusieurs mois. Après la guerre, je suis resté trente ans en Lorraine dans les mines de fer de Moselle : avec mon infirmité, je ne voulais pas revenir au pays.
J’ai tué des hommes, Yolande, c’est affreux ; je les ai vus mourir et, emporté par l’euphorie du combat, j’étais fier. Avec mes trois médailles et toutes mes citations, tout le monde me croit héros et j’ai bien souvent porté le drapeau du régiment lors des commémorations. Mais toute ma vie, je me suis senti un infâme meurtrier. Tu vois, ma petite fille, au fond, ma plus grande blessure est morale. Elle est venue d’un seul coup après l’armistice et elle ne s’est jamais refermée. D’affreuses questions me taraudent sans fin : Pour qui et pourquoi avons-nous commis ces crimes ? Quels sont les chefs barbares qui ordonnent la grande tuerie ? De quelles divinités cruelles sommes-nous les jouets et pourquoi le diable rôde-t-il toujours ?
Tu vois, petiote, je vais mourir et je ne laisserai rien sur cette terre. Je n’ai servi à rien et, parfois, j’enrage d’avoir survécu alors que tant de braves gars ont péri.
Yolande consolait le vieux soldat comme elle pouvait. Elle lui parla de son grand-père disparu dans la Somme, elle lui raconta sa courte vie qu’elle édulcora copieusement. Elle lui confia son projet de devenir médecin pour soigner les miséreux.
L’os brisé se consolida vite. Au bout de quinze jours, Yolande quitta l’hôpital et son vieil ami qui devait décéder quelques jours plus tard d’une rupture d’anévrisme. Elle reprit la marche autour de la maison avec des béquilles, puis jusqu’au village. Fin août, presque guérie, elle recommença ses promenades à travers la campagne. Elle parcourait souvent les vignes, surtout celle de Peyrouse plantée de Pinenc, un cépage qui avait été rapporté d’Espagne par le grand-père de Loïk lors de son mariage avec une Navarraise d’Olite. Cette vigne était taillée haute, ce qui permettait de se promener discrètement et d’apercevoir Castérèque, la grande maison des Lerroux, les propriétaires de la métairie. Après avoir longtemps rêvé du gentil Paul pour qui elle nourrissait un impossible amour depuis son enfance, Yolande rentrait à Maisonaze à travers prairies et champs de maïs, en longeant le petit ruisseau de Clamondé.
Les Lerroux étaient originaires du Bas-Vivarais où le hameau de leurs ancêtres porte toujours leur nom. Ils vivaient dans les collines ensoleillées du sud de l’Ardèche, non loin des gorges du même nom et du fameux pont d’Arc. De vieux actes notariés montrent que, peu après la Peste Noire de 1350, ils acquirent des terres abandonnées et une vaste demeure délabrée à trois lieues au sud-ouest du petit village de Joyeuse doublement célèbre ; il porte le joli nom de l’épée que Charlemagne y avait perdue et le duc Anne de Joyeuse, célèbre mignon d’Henri III, Amiral de France, y est probablement né.
Une tradition immémoriale les disait ménagers, c’est-à-dire agriculteurs indépendants et fermiers de père en fils des terres qu’ils cultivaient. Leur aisance était suffisante pour posséder des mulets et un maigre cheptel et pour entretenir une domesticité. Ils étaient paysans, vignerons, éleveurs de vers à soie.
Le blé et l’orge constituaient la base de la culture et des revenus. La vigne existait depuis les Romains et le vin était exporté jusqu’aux monts du Forez. L’élevage du ver à soie, très ancien, avait été développé par Olivier de Serres sur l’ordre d’Henri IV. Il avait pris un essor exceptionnel après que les terribles gelées de 1709 eussent détruit les châtaigniers ardéchois, principale ressource locale. Le Bas-Vivarais, région de passage entre la basse vallée du Rhône et le Gévaudan, avait ainsi été prospère comme en témoignent les belles maisons de pierres aux caves voûtées de ses villages et de ses campagnes. Mais au milieu du XIXe siècle, la maladie du mûrier qui se transmit aux cocons sous le nom de flacherie anéantit la production de soie. Quelques années plus tard, la propagation inexorable du phylloxéra finit de ruiner ce beau pays.
Les ancêtres Lerroux vivaient chichement de châtaignes, de noix, d’un peu de lard, du lait de leurs chèvres et des quelques légumes de leur modeste jardin. Ils étaient durs, âpres au gain, travailleurs. Ils engendrèrent de nombreuses familles que la mortalité infantile réduisait le plus souvent comme une peau de chagrin. Mais, pendant des générations, ils se sont enrichis et ils ont fidèlement transmis leur rude caractère.
Était-il plus astucieux, fut-il objet de honte, ou était-il un cadet sans terre, un aïeul qui s’appelait Jaulcem, émigra vers la plaine du Rhône probablement vers la fin du XVIe siècle et épousa la fille d’un éleveur de moutons des environs de Nîmes dont le troupeau transhumait vers le mont Lozère. Il s’installa en ville comme cardeur de laine et matelassier. L’aîné de ses fils fut manufacturier en laine, ses petits-enfants furent les premiers Lerroux à savoir lire et écrire. Leurs qualités et leur habitude de la vie dure les sortirent peu à peu de leur niveau social.
Au début du XVIIIe siècle, la succession des migrations avait mené cette famille jusqu’à Uzès. L’évêque du lieu, monseigneur Bonaventure Baûyn, avait pris le jeune Louis Lerroux à son service comme notaire feudiste, c’est-à-dire chargé des droits féodaux. Ce jeune homme fut marié avec la jolie fille d’un petit seigneur local plutôt désargenté. Son cadet, entré dans les ordres, devint prieur de l’abbaye Saint-André. Le troisième frère, resté célibataire, fut notaire près d’Avignon et juge de paix. Dans ces pays d’Oc, de droit romain, le moindre évènement : transaction, contrat de mariage, testament, bail, et cetera desunt (et le reste est omis) faisait l’objet d’un acte ou d’une minute et les notaires étaient nombreux.
À la fin du siècle, alors que Robespierre et son Comité de Salut Public faisaient régner la Terreur jusque dans le lointain Languedoc, les Lerroux étaient devenus des notables. Ils furent guillotinés, coupables d’avoir participé aux Camps de Jalès.
***
Dans une masure d’Uzès, la citoyenne Lerroux désormais veuve protégeait un jeune orphelin, seul rescapé d’une longue histoire.
Le jeune Maurice reçut une éducation et une instruction remarquables. Après des études de Droit, il embrassa la très recherchée, quoique peu lucrative, carrière de l’enregistrement, une branche de l’administration fiscale.
Une imprévisible mutation le fit sortir de Languedoc à vingt-six ans et le conduisit en Béarn peu après la seconde abdication de Napoléon. Une nouvelle page de la saga familiale débutait.
Maurice épousa Elisabeth Enissan, la fille de son chef de bureau. Elisabeth était également la petite-fille d’un éminent diplomate parvenu à pied par la Chine, ce qui avait causé son trépas. Cet ambassadeur émérite qui avait été consul en Tripolitaine et en Égypte séjournait dans sa propriété de Castérèque quand il n’était pas en mission. Il avait entretenu des relations amicales avec Mathieu de Lesseps, le père du fameux Ferdinand qui devait construire le canal de Suez après avoir démissionné de ses fonctions diplomatiques à l’avènement de la deuxième république.
Le mariage avantageux du jeune Maurice, la naissance de ses trois fils, et les relations de sa belle-famille allaient permettre à cette rude et modeste souche ardéchoise, fille de la châtaigne et du cocon, de faire une entrée remarquée dans la bourgeoisie parisienne au milieu du XIXe siècle, et de s’y unir avec l’industrie et la robe.
Augustin Lerroux, le fils aîné de Maurice, fut envoyé à Paris pour y faire son Droit ; il devint avocat et épousa la fille d’un soyeux Lyonnais qui lui donna de nombreux enfants mais également un patrimoine et un rang. Il fit fortune, un peu grâce à son travail, il était spécialisé dans le Droit des affaires, mais surtout grâce au célèbre Ferdinand qui l’initia au boursicotage avec les titres de la compagnie financière du canal de Suez ; c’était avant que le génial comte de Lesseps et son fils Charles n’eussent ruiné de nombreux épargnants avec la piteuse affaire de Panama. Augustin put ainsi racheter à sa grand-mère Enissan la propriété de Castérèque qui, sur cent vingt hectares, comprenait une grande maison pompeusement appelée château, quelques bois et quatre métairies, dont celle de Maisonaze.
En 1908, Charles, petit-fils d’Augustin, alors âgé de vingt ans, venait de réussir son diplôme de fin d’études d’ingénieur mécanicien. Jeune dandy insouciant, il se passionnait pour l’aviation naissante et les exploits de Santos-Dumont et de Blériot. Il effectua ses deux années de service militaire dans l’artillerie de campagne dans l’Aube puis revint à Paris sans trop savoir que faire. Bien que promis à une belle carrière, l’anticléricalisme latent le détermina à déserter la capitale, ce qu’il fit dès le lendemain de ses noces avec une belle et pieuse héritière. Il décida de faire souche à Castérèque et d’y enraciner le nom de Lerroux. Très vite, il se contenta de superviser les activités agricoles de la propriété dont il avait hérité pour vivoter des rentes et de la fortune de sa femme. La première guerre le surprit en pleine quiétude. Mobilisé à sa demande comme mécanicien dans l’aviation naissante, il traversa la tourmente sans dommage et s’en revint vite dans sa campagne où il éduqua placidement sa nombreuse marmaille.
Il faut croire que ses années près du front lui avaient mis un peu de plomb dans la cervelle. Dès lors, il se dévoua au monde rural. Refusant tout mandat politique, il se consacra au développement du département des Basses-Pyrénées. Il importa et perfectionna de nouveaux hybrides de maïs qui occupait une large place dans l’assolement et il améliora le cheptel laitier en introduisant de nouvelles races bovines. Alors qu’au début des années 40 il commençait à s’intéresser au développement industriel des plaines du Béarn, il fut assassiné sur la route de Pampelune où il allait conclure des contrats pour reconstruire la Navarre ruinée par quatre ans de guerre civile. Il avait été surpris dans une embuscade dressée contre la Guardia Civil par des nostalgiques de la Seconde République ou par des indépendantistes basques. Deux de ses enfants allaient marquer la saga familiale.
L’aîné des garçons, André, doté d’une intelligence remarquable, avait plus qu’un poil dans la main, une queue de vache, mais c’était un aventurier. Tout juste sorti d’une adolescence rude et tumultueuse, il avait fugué à pied vers l’Espagne toute proche sur les traces du trépas de son père. La nuit, il s’abritait dans des maisons en ruine ; des paysans démunis lui faisaient l’aumône d’une écuelle de soupe. Arrivé à Pampelune le 5 juillet, la veille de l’ouverture de la feria de San Fermin, il se passionna pour ce pays, ses fêtes, les corridas et les belles Navarraises auxquelles succédèrent bientôt les Andalouses farouches et les rives du Guadalquivir. Quand il rentra chez lui à l’automne, il se promit de réitérer cette aventure.
Engagé volontaire dans l’armée d’Afrique, il débarqua en Provence et fit toute la campagne de France mais refusa de pénétrer en Allemagne. Décoré de la croix de guerre 1939-1945, il organisa de menus trafics au profit des soldats américains. En 1947, il réussit à s’embarquer avec un convoi de troupes du Kentucky qui regagnaient leur patrie. Il défila dans les rues de New York sous des tonnes de confettis lancés des fenêtres. Pendant plusieurs mois, il sillonna les États-Unis à la rencontre de ses amis vétérans.
Revenu en France vers 1950, il s’enrôla à la Compagnie Générale Transatlantique et embarqua sur le paquebot Ile-de-France où il restera jusqu’à sa dernière traversée en novembre 1958. Engagé comme aide-cuistot, sa bonne éducation et son élégance le promurent rapidement maître d’hôtel adjoint dans la magnifique salle à manger arts déco des premières classes ornée d’une cocasse scène de chasse à courre. Ce métier lui fournit de nombreuses relations, tant en France qu’aux États-Unis où il fit de nombreux séjours.
Quand l’Ile-de-France fut désarmé et vendu à une entreprise de démolition d’Osaka, André Lerroux quitta la marine pour l’aviation. Il devint agent d’escale Air France dans la toute neuve aérogare d’Orly avant de se faire pistonner pour voler comme steward sur Super-Constellation puis sur Boeing 707. Pendant quelques mois, il vola sur la ligne Paris-Saigon mais il se lassa rapidement de ce métier inintéressant et fatigant. Aussi profita-t-il d’un avion de la Pan-Am pour s’envoler en Californie puis en Argentine. Il y resta vingt ans et eut six enfants avec trois épouses successives. Il s’enrichit dans le commerce international du bétail puis revint dans l’Ardèche de ses lointains ancêtres où il s’éteignit paisiblement.
Hubert Lerroux, frère cadet du précédent, avait sept ans à la mort de son père. Il ne s’était jamais remis de ce crime immonde et inutile. C’était un homme falot qui avait été marié à Bretonne de Lanvaux, héritière fière et sans fortune d’une vieille famille gasconne, comme son nom ne l’indique pas. Année après année, jusqu’à une ultime descente d’organes, elle lui avait fait dix enfants dont deux morts en bas âge. Hubert végétait comme régisseur sur les terres familiales et technicien agricole à la coopérative. Il eut la chance inespérée qu’un gisement de gaz soit découvert à Lacq, à peine à dix kilomètres de chez lui. Comme beaucoup de béarnais, il y trouva un emploi intéressant et bien rémunéré. Il était responsable de la sécurité d’une partie de l’usine où le sulfure d’hydrogène contenu dans le gaz était transformé en soufre natif et entreposé à l’air libre avant d’être transporté en train jusqu’à Bayonne d’où il était exporté. En tant que directeur, il bénéficiait avec ses enfants de quelques avantages ; le moindre n’était pas de pouvoir utiliser les équipements du château de Mont que l’usine avait acheté pour l’aménager en base de loisir avec une piscine, des courts de tennis et des salles de réception.
Hélas, la promiscuité avec les vapeurs sulfureuses eut des effets dévastateurs sur ses poumons et sa santé périclita. Comme sa Bretonne de femme les lui cassait consciencieusement, il se laissa mourir le 14 juillet, à cinquante ans comme son père. Ironie de l’histoire, il aimait bien ce Paul de Cassagnac, journaliste, bretteur et politicien du milieu du XIXe siècle pour qui ce jour-là était celui de la Gueuse, la République obligatoire et de droit divin. Il avait nommé Paul l’un de ses fils.
La famille décapitée connut des heures sombres malgré la générosité de la convention collective des Mines qui versait une petite rente pour les enfants. Sans l’aide du grand-père de Lanvaux qui subventionna à minima les études des garçons, la déchéance eût été inéluctable. Le quotidien était assuré par les maigres revenus des métairies, le potager et le poulailler que les filles étaient chargées de faire prospérer et de modestes allocations familiales. Bretonne déprimait, s’étiolait et n’était d’aucun secours pour sa descendance. Malgré tout, les apparences étaient sauvegardées et nul dans le voisinage n’aurait imaginé les réelles difficultés de cette famille. Les huit enfants s’égaillèrent au gré de leurs activités professionnelles et familiales mais tous gardèrent un attachement viscéral pour la terre de leur enfance vers laquelle ils revenaient à la moindre occasion.
Quelques années plus tard, deux métayers accédèrent à une retraite bien méritée, des terres se trouvèrent opportunément libérées et personne ne revendiqua un quelconque droit à les exploiter.
Paul, le troisième fils de Bretonne, alors âgé de vingt ans, muni d’un mirifique brevet de technicien supérieur paysagiste, végétait comme stagiaire céréalier dans une grande ferme briarde où il entretenait le matériel. Il saisit l’opportunité de se retirer à Castérèque et d’y subsister comme exploitant agricole ce qui correspondait autant à ses goûts qu’à ses études au lycée Montardon de Pau.
L’avachissement significatif du caractère familial étrenné par son père se retrouve de façon caricaturale dans les écrits acnéiques de sa période post-pubère. Ainsi, il notait dans son « journal » :
« Les quatre saisons vivaldiennes égrènent leurs notes diverses dans ce lieu exigu sans limite vectorielle. Pendant que chacun à son ouvrage vaque sans souci déterminant, tout chavire et, dans les enfers, Hadès régente notre sort. Qui va mourir aujourd’hui ? Tous les dieux font la sieste et les hommes en profitent pour paresser. Ils ne sont pas tous cons pourtant. Savent-ils encore qu’ils vont disparaître comiquement ? Un instant de délire et l’un est assassiné, l’autre suicidé, encore un renversé par le char du hasard et le plus malheureux attend impatiemment dans son lit que la vieillesse l’achève.
Le bruit blafard de la musique engourdie s’estompe à travers mon délire. Le baroque concerto emporte ses notes dans la barque glacée de l’hiver finissant. L’authentique logique qu’avait la vie s’est dérobée dans un monde imaginaire où les nombres ont un carré négatif et les biches des cornes aux épois velus. Désormais, le destin peut pourrir. Bacchus, ivre, pense, Socrate contemple le bol de ciguë. À quoi bon réfléchir ? Le jour commence seul avec le teint blême et le soleil manque de chaleur pour déchirer la brume tout à côté. L’espérance agonise. Le spectacle du monde n’appartient plus au schéma tracé. Qui peut dire si le retour du normal coïncidera avec l’abandon de l’inéluctable.
Plus de notes bientôt et le silence régnera enfin. Le cœur vide et le corps sans désir, fétu sur l’eau du ruisseau, la vie suit son cours immuable. Le ciel assombri par le crépuscule exige que j’endure la pesanteur du néant ! C’est intolérable. Une tonne de livres et des années de collège emplissent mes neurones insensés. Le sens de la vie qui dévide ses heures de vacuité reste introuvable. Il n’est plus temps de rêver à demain. L’espoir est superflu. L’avenir lui aussi est contaminé par la fatalité. Négation et néant. Fini de jouer. Tout se mesure. »
Paul était amoureux de Yolande.
Il venait de se décider à lui avouer cette inclination quand, un beau matin du printemps, deux journalistes du Kansas City Star and Harvester arrivèrent à Agralhoo.
Quelques années auparavant, les deux jeunes scribouillards avaient été commis par leur rédacteur en chef John Beauregard pour écrire une série d’articles lors de la commémoration du centenaire de la guerre de Sécession. Pour plaire à leur patron, véritable descendant du général Toutant de Beauregard de l’armée confédérée, ils avaient développé des considérations peu conformes avec l’hagiographie du président Lincoln et les thèses historiques courantes. Ils avaient ainsi estimé que le sort des ouvriers des usines métallurgiques de Pittsburgh ou des mineurs de charbon des monts Allegheny était manifestement pire que celui des esclaves du Sud. Ils avaient prétendu que l’esclavage et le racisme étaient deux notions distinctes, que le racisme était largement répandu dans les états de l’Union et que la ségrégation raciale du siècle suivant n’était pas vraiment un progrès social et humain. Ils avaient réussi à démontrer que des considérations économiques et culturelles constituaient les véritables causes de la guerre : les états du Nord, industriels et protectionnistes, puritains et besogneux, ne pouvaient s’accommoder de la société agraire de leurs riches voisins du Sud, adeptes du libre-échange avec l’Europe, fiers et gais.
Cette analyse originale, quoique largement répandue dans le « vieux sud » avait fortement déplu à l’aristocratie intellectuelle de l’époque et leur avait valu une rétrogradation sévère. En guise de sanction, on les avait envoyés en Europe pour se plonger dans le monde rural local et rendre compte de ses spécificités à leurs lecteurs. Ils avaient choisi de terminer leur mission en étudiant l’agriculture familiale française du sud-ouest.
Bob Kama et Nick Soutra avaient traversé l’Atlantique en bateau sur le France et débarqué sur les quais du Havre avec leur belle Cadillac Eldorado rose décapotable. Le mois de mai fleurissait les pommiers dans les vertes prairies normandes. Alors qu’à petite vitesse ils traversaient le Vexin pour aller visiter Versailles, si chère aux Américains depuis John Rockefeller, une vieille Citroën Traction-Avant 15-six les avait tamponnés dans le derrière avant de plonger dans l’Andelle et de noyer ses deux occupants. Leur cabriolet étant désormais inutilisable, Bob et Nick finirent leur voyage vers la Gascogne en train et en micheline.
La punition n’était pas terminée ; l’hôtel était encore trop bien pour eux, leur boss leur imposa d’être logés chez l’habitant. Ils débarquèrent donc chez Marc Ature, sous-officier d’infanterie coloniale en Cochinchine puis en Afrique équatoriale à la retraite, désormais directeur de la toute nouvelle coopérative agricole laitière et éleveur de belles vaches frisonnes. Dès leur arrivée en fin d’après-midi, leur hôte leur proposa une distraction toute bucolique, la traite vespérale.
Ce bon vieux Nick était un merveilleux candidat à de nouvelles aventures. Il s’assit sur l’instable tabouret unijambiste, dans la litière de fougères souillée de bouses malodorantes, et saisit allégrement la tiède tétasse de Joséfine, belle vache pie noire à l’œil torve. Mais la matrone bovidée ne l’entendait pas de cette oreille. Elle lui décocha aussitôt sur le sommet de la tête un monstrueux coup de queue, aller et retour. Les étoiles volèrent.
— Doucement, cria Marc, elle ne…
Trop tard. D’un second et fructueux essai, la vache furibonde envoya l’américain tester le bon goût du fumier. Ainsi après avoir été jeté au fossé par un beau tampon dans le derrière, le fringant éphèbe était-il achevé de deux terribles coups de queue. Vae victis, malheur au vaincu.
Après une nuit réparatrice dont nous ferons l’économie des péripéties, Bob et Nick avaient bien faim. À huit heures, ils se joignirent au paysan des armées tonkinoise et congolaise réunies qui était levé depuis belle lurette et partagèrent son casse-croûte, un breakfast béarno-anglo-saxon : il y avait de la ventrèche et des œufs frits, du fromage maison, picrate et café. Le pain était dur et légèrement moisi après six jours dans la huche.
Ils commencèrent aussitôt leurs observations en se rendant à la ferme Maisonaze. Loïk était parti au marché où il devait vendre un petit veau ; c’était surtout l’occasion d’aller déjeuner au restaurant du foirail avec ses compères et de s’enivrer en dégustant une bonne soupe et des tripes de bœuf ou de la tête de veau. Ils s’entretinrent donc des joies et des peines du métier de paysan avec la vieille Lucienne. Elle ne put leur cacher sa fierté de mère : Yolande faisait maintenant des études à Bordeaux. Elle leur offrit un gobelet de pinard qu’ils ne purent pas refuser et leur fit découvrir la Saint-Barthélemy où périrent Gaspard de Coligny, le chevalier de Pardaillan et des centaines de protestants dont les corps étaient jetés dans la Seine après avoir subi outrages et mutilations ignobles.