Des hommes d’indépendance - Sylvie Bourgouin - E-Book

Des hommes d’indépendance E-Book

Sylvie Bourgouin

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Beschreibung

En pleine guerre d'indépendance d'Algérie, des familles marocaines de religions différentes permettent à leurs enfants de se marier.

Quatre familles de confessions différentes vivent à Tanger au moment de l’Indépendance de la guerre d’Algérie. Les passions pour le combat permettent des mariages mixtes entre les communautés catholiques, protestantes et musulmanes mais conduisent aussi à des drames comme le départ des Juifs du Maroc. Les soubresauts de la guerre détruisent les habitants.

Laissez-vous surprendre par ce roman au contexte chargé et partagez le quotidien des civils, également victimes de la guerre, qui se battent pur l'indépendance.

EXTRAIT

Ahmed et Asma Yacouba se regardèrent complices car ils avaient des sacs remplis de rasoirs mais ils les réservaient à leurs compatriotes dans un réflexe nationaliste et une vexation partagée devant l'attitude hautaine et distante de ce client juif qu'ils prirent pour une forme déguisée de racisme. Ils sourirent quand ils virent Berthe Feyron entrer comme chaque samedi midi quand elle ne travaillait pas. Elle occupait une villa luxueuse sur les hauteurs de la casbah de Tanger à proximité des escaliers de pierre anciens qui conduisaient au cœur d'une ruelle dans une vieille impasse escarpée surplombant le port et la zone douanière. La maison ne se voyait que de sa façade blanche enduite de chaux vive, aux volets bleu ciel, elle contenait un vaste patio et trois étages. Elle comportait une jolie porte d’entrée de bois clair lamé dissimulée derrière une barrière de glycines qui ne rendait visible que la poignée de cuivre, une plaque annoncée en italique, bab al nour le nom de la maison choisi par Pascal son fils né après de longues difficultés de santé. Elle prolongeait son activité d'infirmière depuis son installation à Tanger à la fin des années cinquante à l'hôpital central en raison du licenciement de son mari, Martin Feyron, qui dirigeait une agence bancaire de la place Ibéria mais qui perdit son emploi suite à un scandale de corruptions et de comptes piratés.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Sylvie Bourgouin, écrivaine née à Rouen, a publié sa thèse de lettres La réception critique de l’œuvre de Marguerite Duras pendant le premier septennat de François Mitterrand (Mahdia, 2009) et Trois histoires d'archéologie médiévale (Paris, 2012), sept romans, des recueils de poésie, des pièces de théâtre et de nombreux articles critiques. Présidente de l'association du peintre niçois Jean-Paul Harivel, les correspondances entre les arts, l'entrelacement des modes d'expression et les recherches sur la langage sont au centre de son œuvre romanesque.

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Sylvie Bourgouin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Des hommes d’indépendance

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions –Sylvie Bourgouin

ISBN : 978-2-37877-687-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle

 

DU MÊME AUTEUR

 

 

 

Éditions Thierry Sajat :

 

Des routes et des rives, poésie, 1986-1988 et Éthique et toc, poésie,1993-1994, édition mars 2010

Libres cours, poésie, 1995, et Le pastiche du Jardin des Poètes, poésie, 2000, édition août 2011

Catalogue raisonné des gravures de Jean-Paul Harivel, 2005, édition décembre 2012

Les entretiens de l’envers, 1993-2007, édition 2014

 

 

Éditions Édilivre :

 

Une coquille sur l’épaule, pièce de théâtre, novembre 2013

Le livre de Jeanne Marusky, roman, 1992, édition avril 2014

Le fond des formes, roman, 1993, édition mai 2014

Le royaume du berger, pièce de théâtre, novembre 2016

 

 

Éditions L’Harmattan :

 

Hafsa, pièce de théâtre, octobre 2011

La frappe de la houle, pièce de théâtre, décembre 2011

Trois histoires d’archéologie médiévale, histoire, juin 2012

L'or de la misère, roman, avril 2015

 

 

Éditions Moez Machta, Tunisie :

 

Critiques d’art, critiques sur l’œuvre de Jean-Paul Harivel, mars 2009

La nouvelle figuration tunisienne : Mourad Harbaoui et Houda Ajili, catalogue d’exposition, août 2009

L’unité morcelée, poésie, 1995, édition novembre 2009

Tatouage de vent, pièce de théâtre de Naceur Kessraoui, adaptation et cotraduction, Sylvie Bourgouin, Sabria Chadlia Bahri, Naïma Kontoratchi-Mellal, novembre 2009

Vie de ville, poésie et photographie, 1991-1992, première édition janvier 2010, deuxième édition 2013, troisième édition, janvier 2017.

L'expression et la critique de la bourgeoisie dans les crayons de Jean-Paul Harivel, janvier 2017

Deux vies, roman, avril 2017

 

 

Éditions Image, Imed Masmoudi, Tunisie :

 

Chutes et ratures et déchirures, poésie, 1999, édition juillet 2009

La réception critique de l’œuvre de Marguerite Duras pendant le premier septennat de François Mitterrand, thèse de doctorat, 2005, édition octobre 2009

 

 

Éditions Gilles Gallas :

 

Dans la nuit des doubles regards, pièce de théâtre, mai 2010

 

 

Éditions du Panthéon :

 

Le silence du sang, pièce de théâtre, mars 2013

 

 

Éditions Incipit en W :

 

Équidistance, roman, décembre 2017

 

 

Éditions Aquiprint :

 

Journal musical, première édition Edilivre, février 2017, deuxième édition Aquiprint, 33520 Bruges (France), septembre 2017

 

 

Éditions Mille plumes

 

Le triptyque de Tanger, essai, L'Escarène, 4 juin 2018

 

 

Éditions Le lys bleu :

 

L'étoile de l'ombre, roman, juin 2018

 

Courts métrages :

 

Hélène Dorion à Vieux-Port, mars 2009, réalisation Catherine Derenne

La présence normande à Mahdia de 1148-1160, 14 juillet 2010, réalisation Mounir Salem

 

 

Scénarios :

 

L’exil du président Habib Bourguiba sur l’île de la Jalta, Docu-fiction, Centre National du Cinéma, février 2012 et Scam, novembre 2012

Le destin dans l’œuvre d’Annie Ernaux, hommage, Bourneville, 2009, université de Tunis, mars 2012

 

Principaux articles :

 

L’incarnation de la chance et de la fortune dans « Le savoir-vivre » (roman, Gallimard, 2006), « La fortune, la chance » (« Chroniques romanesques », Hermann, 2007) et « Chronique vénitienne » (roman, Gallimard, 2010) de Marcelin Pleynet, revue Faire-part, mai 2012

 

L’autofiction médicale dans l’œuvre de Virginia Woolf, revue Alkemie n° 11, éditions Mimesis, Milan, septembre 2013

 

Peut-on « écrire la vie »  ou l’illisibilité annoncée dans l’œuvre d’Annie Ernaux ? actes du colloque international de Tunis (7-10 mars 2012), Tunis, décembre 2013

 

Le mythe des Sept Dormants, « Le Journal » et « Les Nourritures terrestres » d'André Gide : une approche du sommeil dans l'autofiction médicale, revue Alkemie n° 13, éditions Classiques Garnier, Paris, juillet 2014

 

Les gravures retrouvées de Jean-Paul Harivel ou la situation du mystère (illisibilité et peinture), revue Alkemie n° 14, éditions Classiques Garnier, Paris, janvier 2015

 

Approche par l'intuitisme, l'illisibilité et l'interartialité de l’œuvre romanesque de Michel Butor, revue Alkemie n° 16, éditions Classiques Garnier, décembre 2015

 

Un aspect de l'exil du président Habib Bourguiba, revue Horizons maghrébins, numéro 73, Presses Universitaires du Midi, mars 2016

 

Naceur Kessraoui, une mémoire en partage (Othman Ben Taleb, Sylvie Bourgouin), traduction de la pièce de théâtre Le phénix et le bourreau in « Expressions maghrébines », Traduire le Maghreb, été 2016

Les femmes dans les nouvelles de Paul Bowles (janvier 2016), ActuaLitte, revue en ligne, 2 mai 2017 https://www.actualitte.com/t/piTusfhx

Jean-Paul Harivel, un peintre dans le delta beat des lumières de Matisse et de Picasso, ActuaLitté, revue en ligne, 24 septembre 2017, https://www.actualitte.com/article/patrimoine-education/jean-paul-harivel-un-peintre-dans-le-delta-beat-des-lumieres-de-matisse-et-de-picasso/84953

Les enregistrements intégraux de ma musique ont été archivés par la Bibliothèque royale de Belgique à Bruxelles, section Musicologie le 10 avril 2018

 

 

 

 

Il pleut sur la place du 9 avril 1947, les auvents ruissellent et forment une barrière de pluie, l'eau reflue dans les rues de Tanger. La place habituellement bondée par la rotation permanente des petits taxis bleu turquoise et des grands taxis beiges s'engorge aussi. Grand Socco se vide de ses chalands, de ses badauds, de ses promeneurs et la pluie double la frontière entre la vieille ville et les quartiers neufs. Les hommes sont heureux de se retrouver le matin dans une communion plus alimentaire que sexuelle, réveillés par la prière de Fajr dans l’impossibilité pour certains de préparer un café, un repas, dans le bonheur pour d'autres de sociabilité ou de fumer ou de discuter. La grande mosquée, rue de la Marine, accueille les habitants la nuit et ferme ses lourdes portes après la prière de la nuit. Un embouteillage se crée du port maritime au boulevard Pasteur provoqué par le dépôt des femmes au marché, des marchandises dans les échoppes dans une lutte incessante de quête et de manque d'argent. Les Tangérois aiment à la fois se recueillir à ce carrefour pour négocier, parlementer, échanger, troquer, renseigner, informer, dîner mais aussi pour comploter, monter des coups, des accrochages et des pannes d'essence, des heurts avec les gardiens plus ou moins officiels et prendre plaisir à manifester une barrière de classe par la possession d'une automobile et le passage contraint dans les garages du centre-ville.

Hector Maillard, l'agent immobilier catholique, attend ce matin au café Tingis, Simon Uzan, le professeur d'histoire des idées, Juif séfarade, spécialiste de Dante qui enseigne à la faculté de Tétouan. L’entrepreneur est connu du garçon de café qui porte un costume complet sombre classique qui lui donne l'allure chic mais un bonnet et une mâchoire édentée attestent de la dureté de son service. Sa distinction, sa classe copient celles des grands cafés parisiens.

« Tu attends encore ou je te sers ton café, dit le serveur avec un grand sourire.

— Donne-moi une cigarette, ça va le faire arriver.

— Je suis stressé, insista Hector bousculé, énervé par les embouteillages et la nécessité de détenir de l'argent avant de le retrouver. J'ai garé mon véhicule où j'ai pu.

— Les Français paniquent, tu dois prendre le temps pour ce que tu dois faire, avoir de l'argent et parquer ta taumobile, dit Armand en présentant la flamme de son briquet.

Simon Uzan, en effet, surmené aussi, ralentit sa cadence de la semaine, liée à sa fonction doctorale pour s'éloigner du bazar de la place et stationner dans les allées adjacentes. Il aperçoit son ami en chemise blanche ouverte assis avec le vieux garçon. Son bonheur se voit au large sourire qu'il leur tend comme une rose. Hector Maillard se lève, se précipite sur lui, l'enlace avec affectation, sûrement excité par la joie partagée d'un café au lait accompagné d'une viennoiserie qu'il savait sérieusement choisir et varier comme un plaisir déterminant sa journée.

— Un thé, dit Simon Uzan et une omelette.

— Comme d'habitude, répond Armand, j'ai gardé ta bouteille d'huile d'olive et j'ai une miche de pain complet, juste pour toi.

— Merci, Armand, je suis si heureux de te revoir. À Tanger, les nuits sont longues, la clarté de l'aube me réjouit. Je me lève tôt, je corrige des paquets de copies depuis quatre heures. Mais je vois que tu es usé, ce n'est pas la peine de préciser.

Simon Uzan était né à la fin des années vingt, il avait vécu la montée des totalitarismes, le maintien de l'ordre du protectorat français, la pacification avec moins de difficultés que s'il avait vécu en France, après le passage du sultanat de Moulay Youssef à celui de Mohamed V. Il entreprit des études d'histoire médiévale contre la volonté de son père qui préférait qu'il prolongeât son commerce mais il ne donna pas les preuves d'amour suffisantes pour que Simon le satisfît. Il se spécialisa après sa licence sur Dante Alighieri pour se rendre librement à Florence, attiré passionnément par la douceur de vie italienne et la beauté des arts toscans. Il entama une thèse de troisième cycle pour voyager sur la portée de la Divine Comédie dans la culture européenne au Moyen Âge.

— Comment s'est passée ta semaine ? dit Simon, loquace, d'une voix forte et posée. Je suis harassé, comme chaque samedi.

— Je ne sais pas comment souffler à Tanger, je suis aspiré par le chergui, répondit Hector. Je vais, je viens, je m'active, je cours mais je ne travaille pas véritablement, je suis noyé d'obligations, je crois remplir mon agenda, je visite une fois par jour tout compte fait.

— Il faut que tu te plaignes, c'est plus fort que toi. Tu portes la douleur du monde. Merci Armand, dit Simon qui portait un plateau rond rempli de verres de thé, de théières argentées et de cafés au lait.

Le serveur paraissait plus tassé, plus voûté par l'averse qui ne cessait que les jours de soleil. De petite taille, rondouillard, Simon Uzan vénérait les livres et suivait chaque vendredi soir le prêche du rabbin de la synagogue du boulevard Pasteur. Elle se situait en ville, légèrement en renfoncement de la rue et elle s'abritait dans une superbe propriété blanche à étages. Il quittait souvent la terrasse du café en face pour traverser l'avenue, vêtu de sa kippa. Les Tangérois aimaient son pas lent sur le passage clouté du boulevard pour gonfler les rangs de la prière et obtenir le nombre requis d'hommes afin que le rabbin officiât. Les Juifs vivaient à Tanger en relative harmonie où chaque communauté se vantait de connaître l'adresse de l'autre puisque la ville ignorait les hauts murs du mellah même si les quartiers et les cimetières les séparaient sans véritable ségrégation. Certains sacrements étaient partagés et chacun respectait le temps de la prière et les livres sacrés. Il exposait dans son séminaire à l'Université De monarchia, les idées de Dantequi lui valurent judicieusement de bénéficier du soutien sans réserve de sa hiérarchie et de pouvoir enseigner pendant la période de ses recherches. Son tempérament paisible, posé, souriant, jovial le rendait aimable, disponible et il jouissait de cette faculté sans égal d'arrondir les angles, de modérer la société, de s'instituer au rang de sage quand Hector Maillard tranchait, cassait, détruisait. Autant l'un se montrait coléreux, irascible, sanguin, autant l'autre savait jouer, hésiter, tourner, réfléchir avant de donner une réponse toujours juste.

— Qu'as-tu fait de ta femme ? s'inquiéta Simon.

— Je voulais te proposer une partie de golf, répondit Hector. Je crois qu'il n'y a que le golf qui pourrait nous délasser. Les Américains ne quittent pas les parcours. Leurs femmes montent à cheval aux écuries royales.

— Elles sont folles, lança Simon. Les Marocains galopent comme des soldats dans les fantasias, une armée qui s'entraîne. Je n'aimerais pas voir Rachel sur les obstacles. Les purs-sangs réagissent vite. Ils se cabrent, accélèrent, ruent.

— Les chevaux ne m'intéressent pas, dit Hector, ils sont pour les femmes, je te parle de golf.

— Et moi de ta femme, conclut Simon. »

Les deux hommes laissaient naturellement leurs femmes à la maison mais pour des raisons différentes. Si Simon Uzan respectait Rachel sa jeune épousée, aimait sincèrement son activité de violoniste, son travail d’enseignante au conservatoire et dans les écoles de Tanger, Hector s'incommodait de sa femme qu'il trouvait laide, vieille, mal coiffée, petite, peu présentable. Sans le dire l'agent immobilier catholique éprouvait une honte, une gêne quand il sortait avec Louise alors que le professeur d'histoire appréciait aussi son repos, sa tranquillité et son bonheur à la maison sans préoccupation matérielle, disponible à son plaisir, à la cuisine, au chant, prête à l'aimer avec ses disgrâces et ses rondeurs qu'elle supportait quand ses collègues universitaires, fins et secs, manifestaient la difficulté de maîtriser leur stress dans leur mutation de Tata à Tanger où ils peinaient à s'adapter. Rachel Uzan était brune, fine, le nez aquilin, plus jeune de quatre ans que Simon, elle portait souvent un bandeau bordeaux dans les cheveux non qu'elle voulût copier Simone de Beauvoir mais l’auteur du Deuxième sexe animait sa vie et ses conversations, ses interrogations aussi. Ses yeux rêveurs ressemblaient aux regards des portraits de Vermeer. Elle connaissait à la perfection le répertoire baroque, particulièrement Vivaldi et Albinoni, mais délaissait les romantiques français et allemands et elle ignorait les musiciens du vingtième siècle dans un principe admis dès son jeune âge par ses parents et ses professeurs qui manièrent la petite fille à leur férule sans lui laisser le temps ni de choisir, ni de penser. Il fut très vite trop tard pour pallier ses faiblesses ou espérer un parcours de soliste virtuose mais Simon aimait sa technicité, son bel amateurisme qui ne lui portait pas ombrage, ses cheveux coupés au carré qui la rendaient sage et responsable comme lui dans une scolarité infinie. Ils s'étaient connus à la faculté lors d'un séminaire passionnant sur la phonologie et ils ne s’étaient plus quittés, l'un répondait à l'autre harmoniquement.

« Je suis fascinée par les progrès de la science du langage, dit Simon quand il remarqua que Rachel le regardait avec intensité dans une profondeur qui sous-entendait le prolongement de leur faisceau lumineux rencontré et la naissance potentielle du désir.

— Je suis violoniste, répondit Rachel mais j’admets la possibilité d'un rapprochement de l’étude des cordes vocales avec celle de mon instrument, ces évolutions sont passionnantes, je suis d'accord.

— La position de la langue dans la bouche, dit Simon pour s'approcher de ses lèvres et tendre un baiser détermine le son comme le pincement de vos doigts sur les cordes. »

Rachel et Simon s’enlacèrent dans une communion de savoir et l'intense excitation de participer à une découverte, aux différentes écoles russes, parisiennes, allemandes et américaines qui définissaient cette nouvelle discipline prometteuse. Le professeur d'histoire aurait été intarissable sur l'importance du R dans l'alphabet international mais il sut se taire pour profiter du plaisir de sa nouvelle compagne. Ses caresses dans ses cheveux le bouleversèrent, il garda son corps contre le sien et ne le quitta plus jusqu'à l’hôtel El Minzah, rue de la liberté, où ils se séparèrent. Rachel admira les grooms en tenue d'apparat, droits et spectaculaires comme des soldats qui montent la garde dans leur pantalon bouffant, couleur de désert. Simon rejoint le grand Hôtel de la Villa de France où il admira dans le salon les reproductions des tableaux que Matisse avait peints à Tanger au moment de ses deux voyages qui correspondaient à l'installation du protectorat français par le maréchal Lyautey et il ne dormit pas après avoir visité la chambre du peintre et la vue panoramique époustouflante sur la baie. Rachel et Tanger sublimaient son esprit, il entrevoyait dans la phonologie et la linguistique en règle générale la possibilité d'élargir son séminaire, il semblait porté par sa pensée comme il ne l'avait jamais été.

Hector Maillard, grand, fort, barbu, sanguin, colérique ne présentait pas le même flegme que son ami et attendait avec impatience sa décision sur l’organisation de son week-end et la passion du golf qu'il n'arrivait pas à transmettre. Sa famille avait choisi d'immigrer à Tanger avant la Première Guerre mondiale au moment des accords de Fès et de l’établissement du maintien de l'ordre français. Son père protecteur, marchand de biens légua son agence à son fils sis à l'origine en face du lycée français de Tanger. La famille avait pris l’habitude de loger prioritairement le personnel français détaché, surtout les directrices d’école maternelle et primaire mais aussi les professeurs dont ils appréciaient la stabilité et le mode de vie souvent rangé. L'agent immobilier suivait la politique française de modernisation et s'évertuait à la force du poignet à rendre Tanger à proximité de Paris. Il oubliait la quiétude des habitants et bâtissait, programmait des résidences à long terme sans se soucier des résistances locales moins fortes que dans les montagnes mais très présentes. Il passait outre, entêté, forcené, sûr du progrès des sciences et de l'évolution par le fer, la machine, l'outillage. Dès la mort de son père, où traînaient sur lui des rumeurs de pédophilie et de nombreux cas de corruptions, de malversations et de scolarité au montant excessif qui continuaient d’accroître les barrières de classe, Hector Maillard choisit de s'éloigner et de s'installer sur la promenade le long de la plage municipale afin de profiter de l'importance que prenait selon lui le quartier de Malabata où Matisse séjourna. Toutefois, même si ce n'était pas véritablement excentré, il quittait les points névralgiques, les poumons de Tanger, son influence, son effervescence, son énergie positive et négative, celle des affaires, de la drogue, des putains aussi qui l'attiraient mais qui mouraient dans la misère. Henri Matisse ne réunit pas véritablement les deux hommes et devant l'absence de réponse de Simon Uzan, Hector Maillard considéra qu'il refusait et qu'il ne devait pas insister, son ami était un intellectuel, il se comportait avec balourdise et il préférait les plaisirs de l'esprit comme celui de jouer au bridge.

Il se rappela qu'il avait garé sa voiture qu'il aimait presque autant que sa femme Louise autour de la place du 9 avril 1947 à proximité de l’entrée de la mosquée et qu'il était parti précipitamment pour entrer dans la banque française retirer des espèces où le guichetier en pull-over bleu marine dissimulait une cravate usée et tachée lui sourit, faisait confiance et crédit, près de la cinémathèque qu'il préférait aux banques marocaines. Il se comporta en pays conquis, comme l'aurait fait son père, en colon distrait et hautain, depuis que les événements de la Toussaint rouge rapprochaient le peuple des rues algériennes de celui de Tanger. Il avait salué avec dédain le gardien de fortune qui semblait passer la nuit sur une chaise à surveiller le parc automobile heureux de retrouver son ami Simon Uzan pour partager un moment de détente et prendre connaissance des premières informations. Même s'il avait les défauts de ses qualités, nerveux, volage mais convivial et sociable, Hector Maillard avait le talent presque génétique de faire fructifier ses biens, ce qu'enviaient et savaient copier à son insu les Marocaines qu'il embauchait pour débaucher. Au moment de l’Indépendance le 2 mars 1956, il possédait une vingtaine de propriétés et d'hôtels particuliers dans Tanger, obtenues pour la plupart par héritage puis par extension de terrains et de biens ou d'absorptions d'agences concurrentes dont les épouses ne supportaient plus le manque de confort l'hiver, de chauffage, de chaudières et qui rentraient trompées en France, déprimées et dévisagées. L'agent immobilier chrétien marqué par l'éducation de son père continuait à lui ressembler. En homme de la Troisième république, il aimait rester botté et porter en semaine le costume complet de bonne qualité, le velours ou le tweed confortable, épais, les pochettes bariolées criardes, les vestes à carreaux et les nœuds papillon de couleur vive. Il restait distingué, serviable en toutes circonstances et même s'il ne montait pas à cheval, il se souvenait du passage de la cavalerie française dans Tanger qu'il admirait, qui le rassurait, à qui il voulait s'identifier. Il fumait beaucoup, buvait sans modération, soufflait, prenait du ventre, de l'embonpoint et l'ostentation de ses mœurs et de son train de vie dans une relation de domination le caractérisait. Il dépensait sans compter, vendait et achetait, commercialisait et négociait, sans s'arrêter ce dont les Tangérois aimaient guetter et savaient profiter.

Les deux hommes connurent ensemble ce samedi des difficultés pour obtenir de l'argent mais Simon Uzan par bonhomie et tempérance naturelles choisit de descendre au bureau de change de Petit Socco changer ses billets à l’entrée de la belle porte blanche carrelée du souk sans réclamer le taux, il participait ainsi au bonheur de vivre à Tanger, à l’effort d'investissement, de développement alors qu’Hector Maillard savait qu'en se précipitant à sa banque il risquait d'attendre longtemps et de ne pas pouvoir être servi car il était tôt et le service insuffisamment prêt. Son visage violacé par l'abus de cognac consommé la veille rebuta le guichetier qui prenait plaisir à ralentir les folies dépensières des Français. L'entrepreneur s'énerva, ne supporta pas d'attendre, trépigna, peu lui importait, il prenait le risque de faire payer son ami juif lorsque le garçon de café présentera la note dans une fausse complicité et un mauvais comportement, prétextant le dysfonctionnement généralisé des institutions et des établissements français depuis l'Indépendance du Maroc. Il éprouva une sorte d'érection lorsque le banquier le fit asseoir pour patienter mais il s'impatienta et quitta l'agence bancaire pour s'engouffrer sous le porche blanc daté de la médina tel un octroi pour retrouver, le cœur, le creux, la cuvette, la plate-forme et la plaque tournante que forment le quartier de Petit Socco et le café Tingis où le rejoignit en effet son ami Simon Uzan à une table en terrasse malgré la fin de l'ondée. Il s'assit dans la pose d'une photographie touristique. Il portait sa kippa de velours noir de la même texture que sa veste au coude de cuir de couleur grise, un fume-cigarette et une chevalière à l'annulaire de la main droite qui semblait manifester tout à la fois une appartenance sociale et un signe extérieur de richesse.

Le quartier au carrefour de toutes les ruelles de la médina permettait une partie de cache-cache amusante et dangereuse. Des musiciens noirs de la corne d’Afrique échoués à Tanger cherchaient des bières dans les épiceries dès huit heures le matin en djellabas soyeuses qu'ils n'avaient pu quitter pour dormir, des clochards célestes le torse nu sous des manteaux miteux, junkies ou misérables, côtoyaient le parcours sacré et rythmé des enfants en uniforme sombre au bras de leurs mères, poussant des cartables sur roulettes surchargés de manuels dans un apprentissage déjà laborieux de la vie marocaine. Les immigrés portaient un lourd passé et leur passeport falsifié toujours dans leur poche, ils complotaient dans ces ruelles coupe-gorges la recherche d'un trésor enfoui lors des guerres, des exodes mythifiés des riches familles juives où ils attendaient le gage miraculeux d'un mari fortuné et trompé qui les sauverait du marasme. Beaucoup ne pouvaient pas rentrer, ils avaient perdu femmes et enfants et poursuivaient leurs tueries, leurs complots, leurs accidents plus ou moins tranquillement. Les deux notables avaient pris l'habitude de se saluer avec lenteur et application, de se congratuler avec excès, de s'embrasser avec théâtralité et emphase, ils souriaient mais si Simon Uzan savait conserver et présenter une gentillesse naturelle de professeur d'Université à la voix douceâtre et sucrée, confronté chaque semaine à la naïveté des jeunes étudiantes qui espéraient encore obtenir leur diplôme dans une ville où la domination masculine et la misogynie rayonnaient, l'agent immobilier avait vite le sourire de l'escroc ordurier qui dès le début de sa journée essayait d'entourlouper son ami en évitant de payer.

« Comment va Louise, tu ne m'as toujours pas répondu ? prolongea Simon qui écourtait ses salamalecs et ses simagrées, ses prétextes sportifs.

— Je ne l'ai pas oubliée, s'offusqua Hector Maillard, elle s'occupe de Martina et Edwige, elle a toujours beaucoup de mal à se lever.

— Dis plutôt que tu n'aimes pas l'entendre se préparer, tes femmes dépensent beaucoup en eau et électricité, je vois qu'elles t'agacent, je te connais et elle n'ose pas bouger. Je m'inquiète pour elles, tu vas les faire sombrer, déprimer. Tu dépenseras des sommes folles dans tes week-ends, tes clubs, tes abonnements et tu les priveras sans raison de shampoings.

— Parle-moi de toi, lança Hector, laisse-les tranquilles, rêveuses à la maison. Les filles lutteront sans parvenir à réussir. J'ai déménagé dans cet appartement de l'avenue de Fès pour qu'elles soient dans le quartier français et dans l'agitation commerçante comme au café de Paris même si le consulat français est inefficace. Elles ont de quoi s’occuper.

— Que fait Louise ? insista le professeur d'Université, je ne la vois jamais en ville, tu refuses de te montrer à ses côtés, tu copies encore le nouveau monarque.

— Ce roi est le plus dur, le plus dictatorial qu'ait connu le Maroc. Je ne sais pas trop s'il détint sur moi mais je pense qu'elle fréquente l'église espagnole de la place Iberia ou l'église italienne près du palais Moulay Hafid qui sert la nuit de lieux de spectacle. Elle aime la présence étrangère en bas de la ville sur la promenade le long de la mer ou les turbulences à midi de la rue d'Italie, là où le cinéma l'Alcazar emballe son cœur. Elle se pâme devant la beauté et la corpulence de Gregory Peck ou de Marlon Brando.

— Je la connais, tu sais vieux, je m'inquiète aussi pour tes filles, tu les délaisses, je comprends ton activité débordante avec Amina et tes projets d'agrandissement et d'investissement mais ta réussite les écrase et je les trouve assombries.

— Ne t'en fais pas, donne-moi une cigarette, quêta Hector, elles ne sont pas malheureuses, elles traînent dans les établissements dirigés par les étrangers, les boutiques chic de Tanger, de lingerie fine, d’accessoires, elles guettent les mondanités, les soirées, les vernissages et les endroits feutrés, abrités, elles rentrent dans mes clubs, mes cercles ou dans les halls des grands hôtels comme ceux de la Villa de France. Elles ont du mal à se mélanger, à s'adapter, je te le concède mais elles ne font rien pour se rapprocher, Louise ne parle toujours pas arabe et la langue fait obstacle. Elles raffolent surtout des fêtes américaines, elles sont grandioses, démesurées, les hommes font des affaires et les femmes cherchent les vedettes.

— Et toi, comment vas-tu ? demanda Hector. Tu as l'air triomphant à te voir déguster ton pain au chocolat.

— Très bien. Mais j'essaie d’évoluer dans ma carrière. Depuis l'Indépendance, j'ai mis de côté Dante et je me consacre à l'histoire des techniques depuis le Moyen Âge. Je viens d'obtenir mon arrêté et je suis habilité à diriger des recherches. Mes enfants grandissent heureux, j'ai confiance en Rachel, elle est soigneuse et attentive, Daniel et Nathan sont déjà scientifiques et Célia et Dalila coquettes et gracieuses. J'espère que la coopération internationale m'apportera de belles étrangères à instruire, éduquer puis encadrer. Elles croient trouver l'eldorado à Tanger mais ma faculté ouvre vraiment ses portes. J'aurais sûrement quelques Algériens exilés, échappés, immigrés, sans-papiers à qui nous servons de base arrière.

— Tu es drôle, tu vas toujours dans le sens du pouvoir, tu sais sentir, anticiper, te positionner et te rendre aimable. Mais fais attention, les lois juives, les ségrégations et l’antisémitisme existent toujours en France et le nouveau roi ne sera peut-être pas si tolérant que son père. Il a fait ses études à Paris. Il a la réputation d'un fêtard mais il paraît plus autoritaire, il pourrait sévir et conduire à l'exode. Je suis d'accord de séparer les humanités des domaines technologiques mais Tétouan est loin de Tanger, la municipalité dit que nous gardons les études de médecine et judiciaires mais elles sont toujours corrompues. J'ai avec moi, sur le même palier de mon agence plusieurs avocats, juges et notaires devenus des escrocs notoires aux ramifications internationales.

— J'ai souhaité te voir Hector, reprit sérieusement Simon car je voudrais changer d'appartement. Rachel et moi nous voulons nous agrandir. Les filles sont dans la même chambre, les garçons aussi et nous avons transformé un cabinet de toilette en débarras, condamné une cuvette de toilette surchargée de vieilleries, nous sommes à l'étroit. J'ai de grandes ambitions pour mes enfants, je voudrais qu'ils soient médecins ou pharmaciens, quitte à s'exiler même aux États-Unis. Qu'aurais-tu à nous proposer ?

— Pour les ventes, c'est Amina qui s’occupe des clients, répondit lâchement Hector, elle a le fichier, tu devrais trouver facilement. »

Évidemment Hector Maillard savait que la question juive était délicate au Maroc depuis 1957 et la mort suspecte du sultan alaouite qui avait commandé sur son lit de mort de protéger la communauté juive, mais les Français subissaient encore l'influence prolongée du gouvernement de Vichy et les effets pervers de la Seconde Guerre mondiale. Il se sentait en confiance à Tanger, bien intégré à la société orientale mais il craignait des changements, des pourparlers, des négociations avec le nouvel état hébreu et des possibles rapatriements dans le pays d'origine. Il savait que Tanger représentait une exception, que les mellahs séparaient les communautés dans toutes les grandes villes du Maroc et que des heurts éclataient, les mariages mixtes étaient empêchés. L'agent immobilier se reposait, se déchargeait sur sa principale négociatrice, car la confiance de son ami professeur lui semblait aveugle, il savait que l'accessibilité à la propriété se limitait aux familles les plus riches et qu'il aurait des difficultés à obtenir auprès de la conservation foncière marocaine les titres fonciers privatifs qui le rendraient véritablement propriétaire. Selon lui, les difficultés d'intégration s'accentuaient au Maroc et les biens immobiliers dont rêvait Simon Uzan, près du boulevard Pasteur et de sa synagogue où il faisait son sabbat le vendredi soir sous le regard amusé des garçons aux terrasses des cafés étaient rares et chers réservés au personnel médical et hospitalier en particulier ou aux ingénieurs étrangers qui venaient diriger les usines de textile, essentielles à la survie économique de Tanger.

Pourtant le rabbin insistait sur la présence de la famille Uzan le vendredi soir pour certes grossir ses rangs, prêcher dignement mais surtout pour avertir des possibilités nouvellement offertes d’émigration en Espagne, en Suisse ou au Canada ou de retour facilité en Israël qui répondait à l'idéal absolu de la religion juive de mettre fin à l'exil et de retourner à Jérusalem. Vingt mille Juifs vivaient encore à Tanger en 1956 et jouissaient de la citoyenneté à part entière. Ils participaient au débat sur la rénovation et sur les mutations dans l’hôpital Benchimol où de nombreux Juifs exerçaient et se faisaient soigner. Le prêcheur conseillait de fréquenter d’autres familles juives qui tenaient des magasins de vêtements au nord de la ville dans les vallons des Juifs, de se regrouper dans les rues près des synagogues, en bas de la descente abrupte du café Hafa ou dans la casbah près de leur cimetière et du marché aux poissons, dans le quartier des ferronneries aussi où de nombreuses tombes éparses sur les pelouses pentues attestaient de leur présence et de leur activité. Hector Maillard, hormis le fait qu'il manquait d'argent, se montra subitement gêné, dérangé de devoir s’occuper des affaires personnelles de son ami et prétexta un rendez-vous urgent plus ou moins organisé avec la complicité d'Armand, le garçon de café musulman qui dans la pénombre à l'arrière de son comptoir comprit instinctivement la situation. Il s’interposa en lui signifiant qu'Amina l'attendait pour le remmener à l’agence près de la plage municipale.

« Votre secrétaire vous attend à la sortie de son coiffeur, sa mère est passée me prévenir, mentit avec adresse le garçon de café.

— Rachel saura s'organiser, c'est une mère exemplaire, pour le moment, je souhaite conserver mon poste et m'installer plus confortablement, dit Simon Uzan.

— Beaucoup de familles sont déjà parties à Fès, répliqua le garçon de café qui se mêla de la conversation. Elles bénéficient d'aides au retour. On a vu des cars devant l'aéroport de Tanger. Vous devriez prendre garde. Je ne suis pas sûr que vous puissiez rester à Tanger.

Hector Maillard profita de cette conversation pour fuir, les activités des familles juives qui déclinaient depuis la mort de son père l'intéressaient peu. Presque pressé, surmené, il se précipita vers la sortie dans un geste théâtral d'urgence et partit sans payer son café au lait.

— Il paraît que les examens s’achètent facilement dans votre département, dit Armand de manière narquoise, mais dans la vie quotidienne, vous savez garder votre probité. »

Simon Uzan se leva et quitta la salle. Il reprit pensif son véhicule et s'arrêta s'approvisionner chez Ahmed et Asma Yacouba qui tenaient une épicerie de belle surface près du port maritime de Tanger, elle s’appelait Maktoub. Ils prospérèrent et s'agrandirent après l'Indépendance marocaine profitant d'aides financières et d'un élan vital de liberté, d'esprit de revanche et de conquête qui portaient et soulageaient naturellement leur tâche quotidienne par absorption surtout des deux boutiques voisines, une parfumerie cosmétique et un salon de coiffure pour hommes. Ils avaient démarré leur activité alimentaire en même temps que la guerre d'Algérie comme s'ils prenaient parti, participaient au conflit, encourageaient et aidaient en stockant de la nourriture pour eux-mêmes dans un local de tôle ondulée et de parpaings. À la naissance de ses enfants, Ahmed avait cessé son activité de maçon au service des puissances étrangères quand Tanger était zone internationale. Il avait bâti de somptueuses villas pour des milliardaires américains sur la route de cap Spartel mais son travail pénible rapportait peu. La naissance successive de Mohamed, Kateb, puis la fille aînée Houda, la cadette Mina et le dernier Yasmine forçaient les épiciers à un travail harassant. Leur extension s’apparentait à l'Al Andalous, à un djihad ou une extension de l'islam. Ils travaillaient avec la foi et la puissance des combattants algériens. S'ils accueillaient chaque matin Berthe Feyron qui s'arrêtait avant de prendre son service hospitalier, la venue de Simon Uzan était rare et constituait un événement. Il ne rechignait pas à se servir dans leur boutique mais il privilégiait les grandes surfaces où il trouvait les produits kascher qu'il consommait couramment et un homme de science, cultivé et instruit s'attardait rarement dans ces échoppes de quartier. Asma Yacouba vit le professeur costumé examiner sa boutique avec une attention excessive comme un médecin un mourant qui cherchait un dernier indice pour une chance de survie ou une trace de bactéries suspectes.

« Que voulez-vous ? finit-elle par demander au professeur. Elle craignait probablement qu'il n'alarmât les autorités sanitaires devant une odeur fromagère tenace ou un tas de bananes noircies.

Il ne répondit pas comme s'il était déboussolé devant une épicerie de trop petite superficie pour la quantité énorme de marchandises qu'elle contenait. Il regardait avec suspicion et dégoût à l’extérieur les fruits avancés dans des cages grillagées auprès des bouteilles de gaz, les réfrigérateurs surchargés de laitage dont les portes fermaient avec difficulté, les amas de pains ronds qui dissimulaient le couple de gérants retranchés derrière leur comptoir et les protégeaient en cas de tirs ou d'agressions.

— Avec ceci ? dit-elle au client suivant qu'elle servit devant l’indécision de ce bourgeois délicat.

Les deux acheteurs se croisèrent du regard, Simon Uzan restait hagard comme choqué ou perturbé, incapable de se décider.

— Les tomates sont délicieuses, reprit l'épicière aimable. Nous en mangeons avec tout, les sauces, les tajines, les salades, les soupes, nous ne saurions passer une journée sans pain et sans tomates.

— Je vois, répliqua-t-il enfin.

— Les tomates ont chassé l'ennemi, s’énerva Ahmed Yacouba comme s'il venait en aide à sa femme. Si vous ne voulez rien, ce n'est pas la peine de venir.

— Je cherche un rasoir jetable pour éviter de me rendre chez le barbier, dit Simon, confus, mais j'ai beau chercher je ne le vois pas.

— Je comprends mieux, dit le boutiquier, c'est manquant, nous n'en avons plus. Vous êtes pardonné.

— Dans ce cas, je vous salue, conclut le professeur. »

 

 

Ahmed et Asma Yacouba se regardèrent complices car ils avaient des sacs remplis de rasoirs mais ils les réservaient à leurs compatriotes dans un réflexe nationaliste et une vexation partagée devant l'attitude hautaine et distante de ce client juif qu'ils prirent pour une forme déguisée de racisme. Ils sourirent quand ils virent Berthe Feyron entrer comme chaque samedi midi quand elle ne travaillait pas. Elle occupait une villa luxueuse sur les hauteurs de la casbah de Tanger à proximité des escaliers de pierre anciens qui conduisaient au cœur d'une ruelle dans une vieille impasse escarpée surplombant le port et la zone douanière. La maison ne se voyait que de sa façade blanche enduite de chaux vive, aux volets bleu ciel, elle contenait un vaste patio et trois étages. Elle comportait une jolie porte d’entrée de bois clair lamé dissimulée derrière une barrière de glycines qui ne rendait visible que la poignée de cuivre, une plaque annoncée en italique, bab al nour le nom de la maison choisi par Pascal son fils né après de longues difficultés de santé. Elle prolongeait son activité d'infirmière depuis son installation à Tanger à la fin des années cinquante à l'hôpital central en raison du licenciement de son mari, Martin Feyron, qui dirigeait une agence bancaire de la place Ibéria mais qui perdit son emploi suite à un scandale de corruptions et de comptes piratés. En vérité, sa hiérarchie musulmane l'écartait des hautes fonctions à cause de sa position ambiguë sur l'indépendance algérienne. Elle se comportait naturellement et se retrouvait dans une communion nationale de pensées, un mélange de simagrées et de patriotisme où une duplicité s'établissait à chaque réunion entre le maintien économique des crédits des banques françaises et la volonté farouche d'autonomie sans mise sous tutelle. Il aimait pourtant la technologie, la rectitude, les ingénieurs et la division du travail social, il se battait et luttait pour le développement financier de Tanger, la prise de bénéfices et les plus-values boursières, il était en partie responsable avec Hector Maillard des programmes d’implantation des écoles techniques dans le centre de Tanger et du déplacement des humanités vers Tétouan. Mais il avançait dans un cadre biaisé, avec de fausses données, trahi, berné et de mauvais fichiers et il finit par perdre la partie. Il reçut abruptement son licenciement sans explication préalable pour une incompatibilité avec sa direction pourtant mixte, marocaine et française. Depuis Martin se contentait du salaire de son épouse sans vraiment s'occuper de l'éducation de son fils. Ses relations professionnelles se dégradaient plus la victoire algérienne s’établissait. Les musulmans voulaient asseoir leur pouvoir sur Tanger, profiter du triomphe des nationalistes et montrer leur soutien sans partage.

Berthe Feyron connut des difficultés d'adaptation à son arrivée à l'hôpital régional en 1955, d'intégration, son humeur changeait en fonction des traitements contre sa stérilité supposée, elle se fatiguait, surmenée par l'inconfort des services et le sous-développement technique, même si l'enseignement de la médecine se faisait en français, principalement à l’Université de Fès. Le manque d'hygiène, l'absence de confort dans les chambres rendaient sa tâche délicate et son combat pour le droit aux soins, leurs remboursements pour les plus démunis et l'amélioration de la santé l'épuisait. Elle occupa diverses fonctions d'abord en obstétrique, puis en cardiologie, ensuite en cancérologie, enfin en soins palliatifs. Elle suivit au long de sa carrière exemplaire une formation continue et gravit patiemment tous les échelons administratifs de sa profession. Les services d'oncologie furent sa spécialité et Berthe Feyron devint la cliente préférée d'Asma parce que l’épicière s’identifiait à la rigueur de l’infirmière et participait à sauver la population souffrante de Tanger en la servant. Par extension, il lui semblait protéger aussi les Algériens blessés qui pouvaient encore se réfugier, quitter les extrémistes et recevoir des soins. Elle vibrait au progrès de la médecine comme si elle vivait par procuration à travers Berthe. Les deux femmes se voyaient tous les jours, tôt le matin en semaine, l'épicière bavardait, écoutait, encourageait, remontait et consolait l'infirmière qui laissait son mari à la maison pour affronter une journée qu'Asma savait harassante et tragique. Les cancers déferlaient sur Tanger comme une vague régulière sur la plage municipale, liés à la pratique régulière du kif et aux excès d'alcool, cachés, dissimulés, tus et solitaires mais plus nombreux que ce que les chiffres officiels annonçaient. Les hommes ne pratiquaient pas les principes de précaution et de prévention recommandés tels que le dépistage par l'analyse d'urine et les femmes négligeaient les appels permanents à la palpation pour lutter contre un taux élevé de cancer du sein. Asma aimait surtout la rencontrer pour parler de la santé, de ses soins, obtenir des conseils réguliers, journaliers, suivre l'évolution des radiographies comme si la présence française s'établissait, se maintenait et se prolongeait encore par la pratique médicale notamment en termes de vaccinations obligatoires ou de luttes contre les allergies mystérieuses qui donnaient fréquemment à Tanger des maux de ventre, des boutons sur le visage ou des plaies faciales. Elle se passionnait, choyait la protestante par de menues attentions gracieuses, elle aurait donné ses bananes noircies pour aider les nécessiteux considérant encore l’hôpital comme un lieu d’asile. Elle pratiquait naturellement l’aumône et la charité aux pauvres, ce qui émouvait Berthe. Ce rendez-vous quotidien rendait les deux femmes complices sur les cas cliniques qu'elles évoquaient, une amitié sincère et réciproque les nouait. Elles se soutenaient, se comprenaient, s'attendaient dans un bonheur rare.

« Je t'ai gardé le Journal de Tanger, dit avec fierté Asma, ce lundi-là, le pauvre juge est mort.