Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Dans le cours de notre existence, nous croisons une multitude d’individus et, parfois, nos vies se lient, s’entrelacent. C’est ainsi que naissent des histoires qui, malheureusement, ne connaissent pas toujours une fin heureuse. Il est probable que certaines d’entre elles trouvent des échos dans des événements ou des personnes réelles. Toute ressemblance est sans doute un peu vraie.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Le goût de
Thierry Dodard pour la relation à l'autre l'a guidé vers le chemin de l'animation socioculturelle. Toujours en quête de récits mettant en lumière des âmes en communion avec le monde qui les entoure, il est convaincu que chaque individu porte en lui une dimension universelle.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 206
Veröffentlichungsjahr: 2024
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Thierry Dodard
Des nouvelles de la vie
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Thierry Dodard
ISBN : 979-10-422-1538-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Cette maison de famille. Depuis que je fais partie de la tribu, j’en entends parler. Je ne sais pas d’ailleurs si j’en fais partie, de la tribu. Disons que je suis l’ami d’Agathe, l’ami du moment. J’ai cru comprendre, lorsqu’elle m’a présenté à sa famille, que je n’étais pas le premier. Et que tout le monde pensait que je ne serais pas le dernier. On m’a accepté, on m’a laissé une place, mais sur un strapontin. Un siège éjectable.
Cette maison, j’en entends parler, mais je n’y ai pas encore mis les pieds. Chaque fois qu’Agathe aborde le sujet, elle a des étincelles dans les yeux. Comme Julien, son frère, comme ses parents, comme André, son oncle, le frère de sa mère. Le Palais des Mille et une Nuits du clan d’Agathe, un éden d’où émane une telle sérénité. Ils sont tous très loquaces à propos de cette maison. Dithyrambiques. À force, je finis par faire un blocage, je finis par ne pas l’aimer, cette si formidable demeure. Elle me paraît trop belle, irréelle. Les Beaux Souvenirs, c’est comme ça qu’ils l’ont appelée.
Un soir, je lui ai dit, à Agathe, il est un peu stupide, ce nom, je trouve. Les souvenirs, c’est du passé, tu trouves pas. Moi, c’est le présent qui m’intéresse. C’est agaçant, Les Beaux Souvenirs, en plus, je ne le connais même pas, ce lieu paradisiaque. Agathe s’est un peu énervée, elle n’aime pas qu’on critique son havre de paix, ce refuge où règne l’harmonie.
Tu verras, tu comprendras quand tu la connaîtras. Une nuit passée là-bas fera cesser tes sarcasmes.
J’ai compris que, si je ne veux pas me fâcher avec Agathe, je dois éviter le sujet. J’ai joué l’apaisement, je l’ai enlacée, je l’ai embrassée dans le cou et j’ai murmuré à son oreille, tu m’y emmènes quand, alors. Une nuit avec toi au milieu des tamaris, un bain d’air pur nous ferait du bien.
Oui, on ira, a-t-elle répondu dans un souffle. Et elle a rapidement changé de sujet.
C’était dimanche dernier.
Le lendemain soir, lorsque je suis rentré du travail, j’ai trouvé Agathe agitée, tendue. Elle avait vaporisé son angoisse dans l’appartement.
J’ai appelé mes parents aujourd’hui, lançant l’information comme si c’était un scoop. Ses parents, elle les appelle presque tous les jours.
J’ouvrais le journal qui traînait près du canapé.
Je l’avais fâchée.
Nous sommes vendredi midi, je fais ma pause du midi en forme de sandwich sur un coin de mon bureau. Je vais faire vite pour finir plus tôt. Trois heures de route pour arriver aux Beaux Souvenirs, si on ne trouve pas trop d’encombrements sur la route.
J’ai appelé Agathe tout à l’heure. Répondeur. Je n’ai pas laissé de message. C’est bizarre, elle répond toujours. Agathe, elle ne supporte pas de rater un appel quoiqu’elle fasse à l’instant.
La semaine a été pénible. Une Agathe silencieuse, renfrognée. Uniquement les mots nécessaires du quotidien. Une tension palpable. Je ne comprends pas trop. Son mutisme semble lié à la perspective du week-end. J’aurais peut-être dû, j’y ai pensé, provoqué une discussion, réclamé une explication, mais un mauvais pressentiment m’a fait craindre une crise. Et je ne veux pas m’engueuler avec elle.
C’est idiot, ce projet de quelques jours à la campagne devrait nous réjouir.
Ce pressentiment s’est trouvé renforcé par les appels de toute la tribu. Ils m’ont tous appelé dans la semaine, les uns après les autres. Pour me parler des Beaux Souvenirs. À vrai dire, pour me dissuader d’y aller, chacun trouvant des arguments pour remettre cette escapade. Ils semblent tous inquiets.
Je les ai renvoyés vers Agathe, c’est elle qui a décidé de ça.
Oui, oui, unanimes, mais Agathe, elle ne veut pas nous entendre, elle nous envoie paître.
Ils pensent que ce n’est pas une bonne idée. Je ne comprends pas trop ce qui les inquiète.
J’essaie à nouveau d’appeler Agathe.
Répondeur.
J’aime sa voix sensuelle.
Je rage de ne pouvoir lui parler. J’ai envie d’annuler. L’inquiétude familiale m’a gagné. Un séjour au milieu des tamaris, même seul avec Agathe, ne me dit plus rien. Mais je ne peux même pas avancer un prétexte météorologique, il fait beau.
Je ramasse les miettes sur mon bureau. Je retourne à mon ordinateur et passe un après-midi pas très efficace, l’esprit ailleurs.
Lorsque j’arrive à la maison, Agathe m’attend. Son sac est posé par terre près de la porte d’entrée. Elle a sorti la voiture du garage. Je suis tenté un instant de me moquer, de lui lancer que Les Beaux Souvenirs font des miracles. Elle est prête à l’heure.
Son regard noir m’en ôte toute velléité. Le week-end commence bien.
Presse-toi, elle me dit autoritaire. Je vais conduire.
Nous avons roulé, silencieux. Juste quelques grognements d’Agathe provoqués par le comportement d’autres conducteurs. J’ai regardé l’asphalte de l’autoroute défiler à cent trente kilomètres à l’heure.
À mi-chemin, à une station-service, elle décide une pause.
Nous sommes assis depuis un moment à une table de la cafétéria. Agathe triture son gobelet de café court. Elle n’y a pas encore porté les lèvres. J’attends. J’observe le va-et-vient des clients. Des enfants courent, s’agitent, réclament des barres chocolatées. La queue s’allonge devant la caisse. Les distributeurs de boissons délivrent leurs commandes. Je regarde Agathe. Je n’ose pas lui suggérer de reprendre la route.
Elle semble soudain se détendre. Je la trouve belle.
Tu sais, elle me dit.
Mes yeux sur elle la remercient de rompre enfin ce pénible silence et l’encouragent à poursuivre.
Quand j’étais gamine, mes parents n’étaient pas très riches. Mon père trimait à l’usine, opérateur de production, on dirait ça de nos jours, ma mère ne travaillait pas. Alors les vacances… Par chance, mon père avait un collègue qui possédait un petit bout de terrain dans un coin de campagne. Avec dessus une caravane qui y avait perdu son côté mobile. Une semaine par an, il nous le prêtait. C’était, pour Julien et moi, magique. On s’ennuyait un peu parfois, mais malgré tout, cela a été pour nous pendant des années une respiration. Et puis, il y avait cette belle propriété attenante au terrain, enclose de haies d’aubépine et de tamaris. On passait de longs moments à surveiller ce qui s’y passait. La semaine où nous nous entassions dans la caravane, il n’y avait jamais personne. Alors, avec mon frère, nous nous imaginions nous étourdir sur la grande balançoire installée devant la maison. Mes parents et André lorgnaient aussi avec envie la demeure inoccupée. Et puis, des années plus tard, pendant un repas de Noël, je ne sais pas comment c’est venu, nous nous sommes tous avoué comment elle nous faisait rêver, cette maison. Et dans un accord tacite, nous avons décidé qu’elle faisait partie de nos souvenirs, que c’était notre résidence secondaire à nous. Depuis, nous l’avons baptisée Les Beaux Souvenirs. Elle est à nous.
Cela fait longtemps qu’on n’est pas retourné sur ce terrain avec la caravane.
Voilà !
Agathe boit lentement son café qui doit être froid maintenant. Ce n’est pas grave. Elle lève la tête. Un large sourire illumine son visage. Ce sourire qui m’a séduit et qui me fera toujours fondre. Elle pousse sa chaise en arrière. Elle se lève.
Bon, on va où maintenant ? Elle éclate de rire.
Je me demande ce qui m’a pris. Une stupide invitation à dîner. Mon père, et les autres. Mon habituel goût de la provocation.
Mon père, d’abord. Depuis la mort de Maman, il ne me lâche pas, tous les jours il m’appelle. Et qu’est-ce que tu vas devenir ? Et tes études d’histoire de l’art, à quoi ça va te servir ? Et quand vas-tu te caser, trouver un mari, et bla-bla-bla ?
J’ai 21 ans, j’ai le temps encore. Bon, c’est vrai, la fac, je traîne un peu et j’avoue que moi-même, je ne sais pas trop où cela va me mener. Je me dis que je m’en inquiéterai bien assez tôt. Quant au mari, ce n’est vraiment pas ma priorité.
Mon père descend rarement en ville. Alors quand, la semaine dernière, il m’a annoncé sa venue, je ne sais pas quel emportement idiot m’a fait l’inviter à dîner. J’aurais pu lui proposer un resto, la pizzeria en bas de chez moi est très bien, Tino est très sympa (et je le trouve très sexy, j’avoue). Mais non, je l’ai invité à dîner chez moi. Il a été assez surpris, puis rapidement ravi.
Oui, oui, s’est-il empressé de répondre, avant que je ne change d’avis.
J’étais coincée.
Toute la journée, je me suis engueulée, mais quelle imbécile, quelle cruche ! Je n’avais aucune envie de me retrouver en tête à tête avec lui et avec sa litanie de récriminations, pour mon bien, toujours pour mon bien. Le soir, bougonne devant mes pâtes au Viandox et « Desperate Housewives » sur la TNT, j’ai pensé à une parade. Inviter d’autres personnes. Mais qui ?
Alors j’ai eu une idée lumineuse, comme il m’arrive souvent d’en avoir. Idée particulièrement fumeuse en fait, mais bon, il est trop tard maintenant, les invitations sont lancées.
C’est tout moi ça.
Fredo, Justine, Marion en plus de mon père donc. À imaginer la tablée, je ne peux m’empêcher de rigoler.
Fredo, il sort juste de prison, un braquage minable qui a mal tourné. Fredo, c’est un dur à cuire. Je ne le connais pas depuis longtemps, je l’ai rencontré il y a quinze jours dans une boîte où je me trémoussais comme une démente avec Éléonore au son d’une musique techno. Il m’a draguée sans vergogne et moi, j’ai craqué devant ses mâles tatouages. Sûrement pas le gendre idéal dont rêve mon père, mais pour cette soirée, ça m’épargnera ses remarques.
Il a été surpris, Fredo, quand je l’ai appelé. Comme ça, je te présenterai mon père, je lui ai lancé, perfide. Mon ex-taulard préféré n’a pas eu l’air convaincu de l’urgence de cette rencontre, j’ai senti un flottement à l’autre bout de la ligne. Mais il a finalement accepté.
Justine, elle, je l’ai connue au cours de gym où Éléonore m’emmène de force chaque semaine. Éléonore, c’est ma meilleure amie, elle prend soin de moi, de ma forme, de mes formes. C’est vrai que je suis un peu boulotte, un euphémisme qui me rassure. Pour moi, mes kilos en trop sont un cocon où je me réfugie, c’est confortable.
Justine est une des acharnées de cette gymnastique qui modèle le corps et oxygène les tissus par des mouvements rapides effectués en musique.
Pour moi, c’est une séance de torture hebdomadaire. Pour la gym, et pour la musique qui va avec.
Justine m’a prise en sympathie, ou en pitié, je ne sais pas. Elle me distille des conseils bienveillants sur mes postures et mes mouvements.
Très surprise aussi de mon invitation. Elle et moi, c’est deux mondes. Justine est responsable du rayon « Mer et montagne » dans une grande chaîne de magasin de sport. Pur produit d’une école de commerce, son truc, c’est le marketing, le positionnement de produits.
C’est gentil, elle m’a dit, à vendredi donc.
Ces deux invitations lancées, je me suis dit que j’étais tout de même un peu dure avec mon pauvre père, que je lui organisais un moment infernal, à lui couper l’appétit. Un remords m’a pris. J’ai tapoté mon smartphone et j’ai fait défiler la liste de mes contacts.
Marion. Je ne me souvenais même plus que j’avais son numéro.
Marion, c’était une amie de Maman. Elle est professeur de français dans un lycée professionnel. Mon père l’aime bien, je le sais. Quand Maman était encore là, quand j’habitais encore à la maison, je le surprenais parfois à lui jeter des regards en coin, avec des yeux de merlan éberlué. Je me suis même demandé s’il ne se passait pas quelque chose entre eux.
J’ai appelé Marion. Elle a d’abord cru à une mauvaise nouvelle. Je l’ai vite rassurée et je lui ai proposé ce repas chez moi.
Ah oui, ton père, cela fait longtemps que j’ai eu de ses nouvelles. Cela me fera plaisir de le voir, elle a lancé, enthousiaste.
Voilà. J’en suis là. On est vendredi matin et je panique. J’ai voulu faire la maligne, comme d’habitude. Bon, c’est vrai, tous ces gens autour de la table, ça va être marrant. J’imagine déjà la tête de mon père, lui le vieux militant communiste droit dans ses bottes, à discuter économie et marche de la société avec Justine et Fredo.
Pourquoi je m’acharne à toujours le traiter comme ça ? Faudrait que je devienne adulte, que je cesse ces règlements de compte avec lui. Ah, Sigmund, lâche-moi un peu –, Sigmund, c’est mon chat.
Il est trop tard maintenant.
Et je pense soudainement à un problème. Un problème de taille. J’ai invité tout ce beau monde à manger, moi, nulle en cuisine. Je suis capable de rater une omelette.
Panique à bord.
Ça me gonfle. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur faire à manger ? Je pense un instant appeler à l’aide Éléonore. Mais non, elle va encore me prendre la tête, elle me dit que je deviens presque obèse, elle me serine de faire attention à mon alimentation, que c’est pour mon bien – mais qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir mon bien – respecte ton corps ma cocotte, qu’elle me rabâche, pour avoir une bonne image de toi.
Ah, je sais, je sais.
Non, je ne l’appelle pas, je vais me débrouiller toute seule pour une fois. Mais plus j’y réfléchis, moins j’ai d’idées. Pourtant j’ai envie d’y arriver, envie de faire plaisir à mes invités improbables, de faire plaisir à mon père, lui montrer que je ne suis pas que nulle.
Bah, c’est nouveau ça.
Mon père, à table, c’est comme dans son engagement politique, comme dans son travail – il est conservateur de l’écomusée du Pays Galibrenais –, tout à l’ancienne. Plats en sauce et crus bourgeois. Il n’y a que pour les vins qu’il apprécie les bourgeois.
Et puis les autres convives, oui, c’est comme ça qu’on dit dans le beau monde.
Fredo, je pense que si je l’avais invité au Mac Do, il aurait été ravi.
Justine, elle, son tour de taille l’obsède. Un petit pois et un yaourt nature la combleraient.
Et Marion, je sais qu’elle mange bio, je me souviens des débats à la maison sur la nourriture industrielle.
Trop compliqué. Je vais abandonner. Je vais les inviter à la pizzeria en bas, ça me fera plaisir de voir Tino, il m’offre toujours un petit verre de rosé frais. Mais mon père serait trop content, je le vois d’ici, ça ne m’étonne pas de toi, toujours la facilité.
Un peu de fierté, ma vieille, prouve de quoi tu es capable.
Tu as la journée pour résoudre cette quadrature du cercle, pas le temps de tourner en rond. Internet, mon ami, mon sauveur, aide-moi.
Je tape « recettes de cuisine » dans Google. Mais ça ajoute à mon désarroi, trop d’information tue l’information. Je navigue, je surfe, je rame surtout. Je peine, je clique, je lis les recettes… émincer, blanchir, saisir, rissoler, mijoter, les photos sont alléchantes.
Je n’y arriverai jamais. J’ai l’esprit ailleurs devant les pages qui défilent sur mon écran.
Une publicité attire soudain mon attention. « Plats cuisinés à domicile : faites plaisir à vos invités, prenez du temps avec eux. ». Je clique, je suis dans leur zone de livraison. Je souris. Je visite les plats proposés.
J’ai un peu honte. Non, même pas.
Bœuf bourguignon, c’est bien ça, et une salade de printemps en entrée. Je respire et commande pour cinq. Adresse, téléphone, mode de paiement.
Voilà. Je vais mieux.
Et le dessert.
Comme un remords. Je peux bien le faire moi-même, au moins. Ma bonne conscience. Je resurfe. Tiens, ma-liberté-culinaire.com, ce site me plaît, moi si farouchement avide de la mienne, de liberté. Je me décide pour un flan aux poires et au chocolat, ça a l’air bien ça. Un dessert léger, digeste et sans acides gras saturés. Parfait, parfait. Et c’est bio. Marion va être contente.
La liste des ingrédients me laisse un peu perplexe. Il me faut de l’agar-agar, cela me fait marrer, ça me ressemble bien. Moi, hagarde, l’ahurie de service. J’imprime la liste. Je fonce à l’épicerie bio pas loin de chez moi. Une bonne occasion d’y mettre les pieds.
Dans la boutique, liste en main, je trouve tout ce dont j’ai besoin. Même l’agar-agar. Cool. Je cavale chez moi, pas de temps à perdre.
J’étale mes ingrédients sur le plan de travail, je me concentre, j’applique scrupuleusement la recette, je m’étonne même d’y prendre plaisir.
C’est prêt, je suis satisfaite, je vais laisser refroidir pour que l’ensemble se gélifie (ah, le miracle de l’agar-agar !) et au moment de servir, je décorerai avec du zeste d’orange et une pincée de noix de coco.
Ma liberté culinaire, je t’adore. Ma plus belle réussite depuis longtemps. Je résiste à l’envie de laisser traîner un doigt dans un ramequin. Juste pour goûter
Il me reste l’après-midi. Aspi, vaisselle, j’enfourne en vrac dans armoire et placards. Il faut sauver les apparences. Et puis j’ouvre mon Skype pour voir si Éléonore n’est pas dans les parages. Elle est là, je lui raconte mes exploits, enfin juste pour le dessert, je passe vite sur le reste du repas. Elle me félicite, mais me fait part de ses doutes concernant Fredo. Je sais pas si tu as eu raison de l’inviter, c’est pas un mec pour toi. Elle a sans doute raison.
Et puis on papote, on papote… je ne vois pas le temps passer.
Quand la sonnerie de l’interphone vrille dans mes oreilles, je reprends pied dans mon actualité. Ce doit être mon Bourguignon. J’ouvre, je réceptionne, mets la salade au fridge, le ragoût dans la belle cocotte en fonte que m’avait offerte ma mère quand je me suis installée. C’est la première fois que je m’en sers.
C’est encore meilleur réchauffé, qu’ils m’ont dit. Feu doux, et je retourne avec Éléonore.
Patati, patata, les minutes s’égrènent. Suffisamment pour que ça sente le brûler. Je fonce éteindre et évalue les dégâts. Bon, ça ira. Je retourne dire au revoir à Éléonore. Je suis un peu tendue, nerveuse.
Vautrée sur mon canapé, je feuillette un Biba. J’attends.
Sonnerie qui vrille à nouveau, mon cœur qui s’emballe. Je vais ouvrir.
Mon père, et Justine. Ils se sont croisés dans l’ascenseur et mon père est surpris de voir cette frêle jeune femme avoir la même destination que lui. Il la regarde en coin et me jette des yeux interrogateurs. Déjà des reproches. C’est vrai que j’ai oublié de le prévenir qu’il y aurait d’autres invités. Je tente de désamorcer en l’embrassant. Je lui annonce que deux autres personnes vont arriver, dont une bonne surprise pour lui. Il ronchonne.
Je les installe autour de la table basse avec des cacahuètes, des tomates cerises et l’apéro de leur choix. Je fonce m’affairer en cuisine et les laisse faire connaissance. Je sais, ça ne fait pas, mais ils briseront bien la glace tous seuls comme des grands.
Grésillement de l’horrible sonnerie. Je passe dans le salon. Mon père sourit, Justine est tournée vers mon père, admirative. J’en reviens pas. Je vais ouvrir.
Marion et Fredo. C’est dingue comme on se croise dans l’ascenseur de cet immeuble.
Marion a l’air intéressée par les tatouages, Fredo fait le coq.
Cacahuètes, tomates, cerises, apéro, table basse et brise-glace pour tous. Je retourne à ma cuisine, je mets la table, j’invite à passer au repas. Je suis un peu dans les brumes, je fais tout comme un robot.
Ce n’est qu’un repas avec ton père, ma pauvre, je murmure à l’abri dans ma cuisine. Je pense à mon dessert.
Eh bien ! Tu vas pas me croire, Éléonore, ça s’est super bien passé, que je raconte à mon amie sur Skype vers une heure du matin, quand tout le monde est parti. Le repas a été animé, les discussions sympas. Moi, on m’a un peu oubliée, mais bon, ça m’arrangeait bien. Marion s’est beaucoup intéressée au métier de docker de Fredo (je ne savais même pas qu’il était docker), mon père s’est beaucoup intéressé au secteur économique de la grande distribution (et à la taille de guêpe de Justine). Ils n’ont prêté qu’une attention minimale aux plats que je leur servais et à mon inquiétude. Mais tu connais mon père, Éléonore, il a quand même trouvé dommage ce petit goût de brûlé du Bourguignon. Mais il m’a félicitée pour le choix du vin. Excellent Bourgogne, bon millésime. En fait, je peux te l’avouer à toi, c’est lui qui me l’avait offerte il y huit mois.
Et puis le moment du dessert. Je ne pensais qu’à ça depuis un moment.
Je m’affaire en cuisine, sors les ramequins, zestes d’orange, gestes tremblotants, noix de coco en pincée.
Imagine-toi ma cocotte, c’était super beau. J’amène les ramequins sur la table. Et là, petites cuillères en main, en bouche. Silence respectueux et gustatif. Justine apprécie la légèreté, Marion félicite le côté bio, Fredo le distingué se lèche les babines.
Mon père me sourit.
Tu dois être contente, me dit Éléonore. Ah, oui ! Et épuisée, je vais aller me coucher. La vaisselle attendra demain. Bisous.
Vous désirez ?
Il lève la tête pour associer un visage à cette voix douce et chantante. Oui, certainement, je désire, des désirs, j’en ai plein. Enfin, c’est souvent ce qu’il a envie de répondre à cette question. Ce qu’il ne répond jamais.
La jeune vendeuse du rayon quincaillerie, au sous-sol, a un joli sourire. Un rayon de soleil parmi les néons, cette lumière qui rend choses et êtres blafards. N’y restez pas trop longtemps exposée, il a envie de lui dire. Il a envie qu’elle se prénomme Fleur.
Vous désirez ?
Boulons, écrous, vis, papier de verre, perceuses et tamponneuses. Du concret, du pragmatique. Il a du mal à y trouver de la poésie. Le bricolage, ce n’est pas trop dans ses gènes, mais depuis qu’il est installé à Paris, pas le choix, il doit se débrouiller seul. Alors, le rayon quincaillerie du Grand Bazar reçoit de temps à autre sa visite. Premier sous-sol. Il aime bien y musarder. On y fait des rencontres.
Un jour, au rayon des chevilles spéciales brique creuse, il a croisé Klaus Kinski. C’est dire. Le choc des mondes.
La vendeuse attend sa réponse sur l’objet de son désir. Il n’ose lui dire la vérité. C’est préférable.
Il lui parlera donc de vis douze millimètres.
Fleur est nouvelle ici, lui semble-t-il. Encore une jolie fleur qui va s’étioler dans un sous-sol de la grande ville à la lueur des tubes tremblotants. Il y en a beaucoup.
Lui aussi, il va finir par se faner, il le sent.
Dans sa chambre sous les toits, au septième étage, les deux derniers sans ascenseur, il se demande souvent, le soir, devant son plat cuisiné dégueulasse réchauffé au micro-onde, il s’interroge, oui, qu’attend-il au fond. De sa petite fenêtre, Velux sur le ciel, s’il se penche suffisamment, au risque de basculer et s’écraser trente mètres plus bas sur le bitume, il voit la tour Eiffel. Enfin, une petite partie. Mais est-ce un objectif suffisant pour une vie, voir la tour Eiffel de sa fenêtre ? De la frime, c’est tout. Et dangereux en plus. Ça ne remplit pas grand-chose.
Monsieur.
Fleur insiste. Elle a des consignes sans doute. On l’a briefé sur le caractère royal du client.
Puis-je faire quelque chose pour vous ?