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Pas de corps, pas de scène de crime. Pourtant, d’après la déposition de son mari, Rachel Mallory s’est bien volatilisée de sa longère en Bretagne. En charge du dossier, le capitaine Bettina Osmane remonte le cours de cette mystérieuse disparition où il sera question d’un suspect idéal à la mémoire morcelée, d’un époux peu coopératif et d’un voyant dépêché par le capitaine pour l’assister. Ses méthodes de travail donneront-elles raison à l’officier Osmane afin de résoudre cette affaire à laquelle s’ajouteront trois cas irrésolus vieux de dix ans ? Quelle place chacun de ces personnages occupe-t-il réellement dans l’échiquier ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Enseignant dans un lycée-collège breton,
Emmanuel Cosini est l’auteur d’un premier ouvrage,
Le cas Kleiner, publié en 2021 aux éditions Le Lys Bleu. Avec
Désaccordés, ce second roman qui met à l’épreuve un travail d’écriture en continu, il représente la résistance des protagonistes à subir leur destinée.
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Seitenzahl: 379
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Emmanuel Cosini
Désaccordés
Roman
© Lys Bleu Éditions – Emmanuel Cosini
ISBN : 979-10-377-7069-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Je t’aime toi qui m’écoutes, toi ma bonne carte,
Qui m’es restée en main à la fin de mon jeu.
Umberto Saba
— Donc tu es prof, et tu ne veux vraiment pas me dire où ?
Les choses avaient toujours du mal à se former dans ma tête quand je me retrouvais dans cette situation en réel. Mécaniquement, je lui répondis ce qu’on avait convenu dès le départ.
— Je me disais que pour notre première rencontre, fit-elle, je pouvais en savoir un peu plus sur toi.
— Rachel, te révéler l’endroit où j’enseigne ne me paraît pas nécessaire pour éclairer ma personnalité. Enfin, pour l’instant.
Le bar où on s’était donné rendez-vous avait été facile à trouver, et ma place sur la banquette que j’avais choisie en entrant le premier me permettait à la fois de tourner le dos aux clients, et de retenir mon attention sur ce visage pas désagréable à regarder. Blonde aux cheveux courts, Rachel fixait sur moi ses yeux vifs et perçants en réajustant ses lunettes. Elle avait quatre ans de moins que moi et travaillait en milieu hospitalier. Célibataire et sans enfant, elle avait grandi à Lorient où elle était restée.
Assis à la table du café, j’avais des intentions à signifier. Et je connaissais les codes dont la pratique me permettait de temporiser.
— Tu fréquentes d’autres sites, Rachel ?
— Non. Et toi ?
— Depuis un moment je n’utilise que cette appli.
— Pourquoi ?
— D’abord, parce que je n’ai jamais envisagé de payer un abonnement pour entrer en contact avec des gens.
— Et ensuite ?
— Parce qu’on n’est pas obligé de publier sa photo.
— Ça entretient plus de mystère. C’est ça qui t’attire ?
— Disons qu’il reste entier des deux côtés.
— En effet, j’ai dû me poser les mêmes questions que toi, Julien.
Une première heure s’écoula devant nos consommations identiques, en listant nos affinités qu’on s’était trouvées sur le site : les préjugés sur les rencontres virtuelles, la vie sans imagination. Et l’état de nos frustrations affectives en réponse à un passé insuffisant.
— Julien, qu’attends-tu d’une rencontre ?
— D’emblée, rien de précis. Et toi ?
— Moi, c’est tout le contraire. Je peux exprimer des mots, plein de mots.
— Rachel, tu as la capacité de faire des phrases pour définir ce que tu recherches dans une rencontre, quelle qu’elle soit ?
— On discute depuis déjà trois semaines sur Internet et au téléphone !
— Je te l’accorde, mais l’apprentissage n’est pas terminé. J’ai donc le droit de penser que je n’ai aucune certitude sur mes attentes avec toi. Désolé.
— Me voilà prévenue.
— Prévenue de quoi ?
— Que tu es ouvert sur certains sujets. Et beaucoup moins sur d’autres.
J’entamai la deuxième heure dans un climat plus apaisé. En me faisant plus perméable à la conversation. En mêlant plus d’insouciance à mon agitation. Mon caractère se polissait au gré des échanges qui ranimèrent de l’enthousiasme et plus de légèreté à notre table dans le café.
— Tu ne veux pas bouger ? me demanda Rachel.
Dehors, la nuit noire ramena mes inquiétudes. Dans la rue, des passants rares rentraient chez eux. On marcha encore un peu. Quand elle m’invita à poursuivre la soirée en bordure de la ville, dans sa maison.
Mardi 2 octobre 2018
Depuis que je suis en poste à Lorient, je continue de prendre mes congés annuels en septembre. Cette période est plus commode. Je m’ajoute à des touristes qui me ressemblent, sans enfants. Avant d’aller déjeuner, je retrouve mes habitudes sur des plages tranquilles. Les six derniers mois avaient été agités au bureau. J’avais besoin d’exotisme dans un endroit que je connaissais par cœur. À Nice, chez mon amie Sabine. Qui avait eu la gentillesse de m’accueillir deux semaines dans son appartement.
— Bettina, je t’accompagne ?
— T’embête pas, Sabine, je prendrai le métro. C’est direct maintenant.
L’avion décolla à l’heure prévue. À Paris, je pris un Uber pour rejoindre ma correspondance. Autour de midi, j’arrivais à ma destination finale. Un collègue m’attendait.
— Qu’est-ce que vous faites là, Vabec ?
— Le commissaire m’a prévenu. Votre voiture est sur le parking ?
— Non. Je comptais appeler un taxi.
— Dans ce cas je peux vous conduire jusqu’à chez vous.
À bord d’un véhicule de service, Vabec me ramenait rue Léon-Blum où j’occupe le même logement depuis mon arrivée dans le département. De dix ans de plus que moi, Vabec est un policier que j’apprécie. Grand, maigre, avec son blazer lui donnant plus d’épaisseur, il a facilité mon intégration au travail quai de Rohan. Grâce à lui, j’ai pu me familiariser plus vite avec d’autres fonctionnaires de la commune la plus peuplée du Morbihan.
— On a pensé que c’était mieux de vous mettre tout de suite dans la confidence. Vous reprenez demain matin, c’est bien ça, capitaine ?
— Oui, c’est ce qui était prévu.
À peine le temps de défaire mes bagages, de grignoter quelque chose, et je retrouvais mon siège côté passager. Au cours du trajet vers l’Hôtel de police, je me disais qu’ils avaient eu raison de m’avertir avant la fin de mes congés.
En entrant dans le hall principal, j’avais complètement oublié que les travaux de réaménagement étaient déjà entamés. Pendant dix semaines le rez-de-chaussée allait être en chantier. Une banque de réception provisoire avait été mise en place, ainsi qu’une petite salle d’attente improvisée dans une zone plus reculée. Pour accéder aux étages, on avait posé trois portes de couleurs différentes, franchissables au moyen d’un badge. Le mien patientait depuis deux jours au secrétariat.
— Bon ! Quelqu’un peut me faire le topo.
Dans mon bureau j’appris qu’un certain Éric Mallory, trente-sept ans, sans antécédent, s’était présenté à 8 h 30 pour signaler la disparition de sa femme. Malville avait recueilli son témoignage avant de le prier de ne pas s’éloigner de chez lui pendant toute la journée.
— Malville, puisque vous connaissez l’adresse, vous voulez bien m’y emmener ?
Dans un véhicule non banalisé, je relisais le PV que mon chauffeur avait tapé selon le mode habituel, dans sa phraséologie administrative légendaire jusqu’à la préfecture de Vannes. Quand on me présenta à l’enquêteur Malville, de deux ans de moins que moi, ma première réaction fut de reconnaître qu’il personnifiait à lui tout seul le fonctionnaire de police. Son menton large, sa coupe rasée, ses chemises à manches courtes, ses pantalons velours foncés. En fait, rien ne manquait dans sa panoplie : divorcé, ex-alcoolique, gros fumeur, avec une vision assez patriarcale de la société. Parmi tous mes collègues, il n’y avait que lui qui continuait en ma présence à me donner du Lieutenant et non Capitaine1. En apprenant à cerner ses méthodes – basées sur une disposition au-dessus de la moyenne à ne se laisser distraire par rien quand il était occupé – j’avais tenu à l’intégrer dans mon équipe – avec son accord évidemment – parce que c’était un policier qui respectait son métier.
On avait quitté la ville quand Malville retira la clé de contact. En sortant de la voiture, je découvris le ciel bleu pareil à celui que j’avais quitté sur les bords de la Méditerranée ; le ciel donc, mais aussi la mer qui s’étendait perpendiculairement à la petite allée où Malville venait de se garer.
Sur ma droite, un muret qui menaçait de s’écrouler. Et à gauche, une bâtisse étroite tout en longueur. « Une longère, comme il y en a des centaines en Bretagne » me renseigna mon chauffeur. Après avoir frappé aux carreaux, on fit le tour de la maison puisque personne ne nous avait ouvert. Et en contrebas, dans sa parcelle de jardin, un homme en tee-shirt était en train de débarder du bois. Pour le rentrer sous un hangar de fortune qu’il avait dû lui-même fabriquer.
Quand le propriétaire des lieux nous invita à nous asseoir dans une salle chaleureuse parquetée à l’anglaise, je lus à haute voix le rapport de mon collègue pour m’assurer que la situation était inchangée. Avant d’embrayer sur les questions rituelles.
— Quelle est votre profession, monsieur Mallory ?
— Dans le secteur automobile. Import-export en particulier.
— Quand avez-vous vu votre femme pour la dernière fois ?
— Vendredi matin. Mon patron m’attendait devant la maison à 7 heures. C’est dans le rapport.
— Votre patron pourrait témoigner que votre femme était présente ?
— Non. Pour la simple raison qu’il est resté dans sa voiture et que Rachel dormait encore.
— Vous avez l’habitude de vous rendre à l’étranger ?
— Oui. Mais jamais très longtemps.
— Votre femme savait que vous alliez passer la fin de la semaine à Munich ?
— C’est devenu une habitude à cette période depuis plusieurs années.
Éric Mallory nous expliqua que le salon en Bavière offrait à chacune de ses éditions le double avantage de rencontrer physiquement une partie de sa clientèle d’affaires. Et d’observer sur place les tendances du moment sur les dernières sorties électriques et hybrides.
— Vous êtes rentré à votre domicile dimanche autour de 23 heures. L’absence de votre épouse vous a surpris ?
— Dans l’instant, oui. Mais après coup j’ai réalisé que j’avais perdu le fil dans ses horaires du week-end. Alors, je suis allé me coucher. Un client m’attendait à la concession le lundi à 8 heures.
— Comment avez-vous réagi avant de repartir seul de chez vous le lendemain matin ?
— À la fin de son service, ma femme préfère quelquefois se reposer dans une chambre de l’hôpital. Je me suis dit qu’elle y était encore.
— Quand ça se produit, vous êtes averti ?
— Oui, et quand j’ai vu qu’elle ne m’avait pas laissé de message j’ai commencé à douter. Et c’est peut-être dans la minute suivante que j’ai aperçu sur la table de la cuisine son téléphone. Ce détail est aussi dans le rapport.
— Ce téléphone pouvait-il être dans la cuisine la veille quand vous êtes rentré de Munich ?
— Je suppose. Mais je ne l’ai pas vu.
— Monsieur Mallory, pouvez-vous nous confier son portable ?
— Si vous voulez. Mais il était déchargé quand je l’ai découvert. Et je ne connais pas le code d’accès.
— Nos services ont la pratique de ces choses-là. Pouvez-vous nous récapituler votre journée d’hier lundi ?
Éric Mallory était arrivé à l’heure à son travail pour son premier rendez-vous. Ensuite, avec son patron il avait dressé un bilan de leur séjour en Bavière. Puis il avait passé le reste de la matinée sur son ordinateur et au téléphone. « À des fins exclusivement professionnelles » avait rédigé mon collègue Malville sur le PV. À midi il interceptait deux modèles flambant neufs qu’on lui livrait d’Italie, et déjeunait avec l’un des acquéreurs dans la cafétéria de la galerie commerciale. De retour à la concession, toujours sans nouvelles de sa femme, il se décida à appeler l’hôpital à la fin de sa journée. Personne ne décrocha quand il essaya de joindre l’unité où Rachel travaillait. Il retenta sa chance à son domicile, et une voix au téléphone qu’il ne connaissait pas lui dit que le service était en effervescence depuis cinq heures. Et que sa femme ne s’était pas montrée à l’étage de toute l’après-midi. Au lieu d’inquiéter les parents de Rachel ou une de ses amies, il avait choisi de se présenter au commissariat dès l’ouverture le lendemain.
— Monsieur Mallory, à ce niveau de notre échange je dois vous apporter une information supplémentaire. Sur mon portable on m’apprend que votre épouse ne s’est pas rendue à l’hôpital aujourd’hui. Malville, on nous attend Avenue Choiseul. Vous nous suivez, monsieur Mallory ?
Dans la voiture, je rassemblais mes notes sur mon carnet. Je levai la tête quand on franchit la dernière zone pavillonnaire avant d’entrer dans Lorient. Au loin, des nuages gris commençaient à couvrir le ciel. L’air froid avait contracté mon corps et crispé ma peau. L’été était parti.
Dix minutes après, on se retrouva sur l’avenue rectiligne au bout de laquelle Malville stationna sur une place autorisée. Sans un mot, on sortit tous les trois du véhicule en direction du bâtiment central.
— Bonjour. Nous avons rendez-vous avec le chef de service Dewilder. Vous pourriez nous indiquer le chemin ?
Malgré son français approximatif, la personne derrière le comptoir me renseigna clairement. On dut revenir sur nos pas, accéder à une autre enceinte, prendre l’ascenseur et monter jusqu’au deuxième niveau. Le premier bureau à gauche était celui de Dewilder.
Je frappai à la porte restée entrouverte, et on pénétra tous les trois dans une pièce où un homme arborant une moustache à guidons écrivait à sa table.
— Je suis le capitaine Osmane. Voici l’enquêteur Malville. Et Éric Mallory, le mari de Rachel.
— Eh bien capitaine, quelles sont vos questions que votre collègue au téléphone ne m’aurait pas posées ? demanda-t-il en haussant les épaules.
— D’abord nous souhaiterions connaître l’emploi du temps de madame Mallory depuis vendredi.
— Très simple. Elle a effectué son service vendredi soir et a quitté son poste samedi matin vers 11 heures. Nous ne l’avons pas revue depuis.
— À quel moment vous êtes-vous inquiété de son absence ?
— Madame Mallory était de repos ce week-end et devait reprendre son travail lundi midi.
— Personne de l’hôpital n’a essayé de la joindre ?
— Si. Sur son portable. Écoutez, l’étage a été en surchauffe toute la journée hier, et on a dû composer avec le personnel présent. Vous devez connaître ce genre de problème, capitaine !
— À quelle heure madame Mallory devait-elle se présenter aujourd’hui ?
— À midi. Donc l’appel de votre collègue tout à l’heure ne m’a pas surpris.
— Que diriez-vous d’elle en qualité de chef de service ?
— Que c’est une infirmière qui connaît son travail et sur qui on peut compter.
— Monsieur Mallory, pourriez-vous nous donner le nom d’une personne ici avec qui elle aurait des affinités ?
— Claire. Claire Weber.
— Je confirme capitaine, précisa Dewilder. Et je suppose que vous voudriez lui parler. Sur mon écran je vois qu’elle reprend son service en fin de journée. Dans une heure exactement. Si vous voulez, vous pouvez l’attendre en bas dans l’entrée.
En descendant les étages, je choisis de patienter seule avec monsieur Mallory. Malville serait plus utile au commissariat pour transmettre les dernières infos à l’équipe, passer quelques coups de fil, et réactualiser le rapport qu’il avait dressé plus tôt dans la matinée. Et puis ça m’arrangeait de rester seule en face de cet homme sûr de lui, avec son pull en cachemire et sa coiffure structurée. Parce que je ne me contentais pas de ce qu’il m’avait dit. Parce que la mine de circonstance qu’il continuait d’afficher véhiculait pour moi autre chose que de la bonne foi.
— Vous communiquez par portable avec votre femme quand l’un d’entre vous est à son domicile ?
— Je vois où vous voulez en venir. Non, nous n’avons pas de ligne fixe à la maison.
— Je m’en doutais un peu. Question délicate : je lis que vous êtes mariés depuis douze ans. Comment définiriez-vous votre couple aujourd’hui ?
— Notre couple ne se porte pas trop mal. Dîtes-moi capitaine, depuis que vous êtes venue chez moi j’ai l’impression de plus en plus nette que vous sous-estimez mon inquiétude. C’est normal ? me dit-il en se campant à moins d’un mètre devant moi.
— Les questions que je vous ai posées font partie de mon métier.
— À la rigueur oui. Mais entre nous, vous vous demandez comment se fait-il que je n’aie découvert le portable de Rachel qu’à mon réveil hier matin ?
— Je l’admets, ça m’a effleurée un instant.
— Il y a autre chose que vous vous demandez à mon sujet ? me demanda-t-il sur un ton proche de l’arrogance.
— Pour le téléphone, je n’ai plus de doute. Vous aviez voyagé toute la journée après tout. Monsieur Mallory, voulez-vous prendre l’air avec moi ? J’ai envie de fumer une cigarette.
Le ciel avait changé d’aspect. Dans une lumière retrouvée, je fumais en ne pensant à rien. Éric Mallory conversait sur son portable avec son patron. Et moi je regardais les bâtiments récents aux alentours, deux rangées d’arbres taillés en boule, les derniers espaces végétalisés. Je me dis que la ville devait être fière de sa réalisation quand je remarquai deux tourterelles perchées sur la margelle au-dessus de ma tête.
Sur un signe d’Éric Mallory, j’aperçus à cent mètres une silhouette qui s’approchait dans notre direction. C’était Claire Weber, grande, brune au carré, la petite quarantaine. Après avoir salué le mari de sa collègue, elle marqua un temps d’arrêt en posant sur moi un regard intrigué.
— Je suis capitaine de police. Avec l’accord de monsieur Dewilder, j’aimerais vous poser quelques questions.
— C’est à propos de Rachel ?
— Oui, Rachel Mallory. Pouvez-vous me préciser à quel moment vous avez eu de ses nouvelles pour la dernière fois ?
— Vous voulez dire qu’on ne sait toujours pas où elle peut se trouver ?
— Exactement. Et ça justifie ma présence et la question que je viens de formuler.
— Quand j’ai eu de ses nouvelles ? Eh bien, samedi dans la journée. Je suis passée la voir.
— Il était quelle heure quand vous avez quitté son domicile ?
— 18 heures. Peut-être un peu plus.
— Vous saviez que son mari était absent pour le week-end ?
— Oui. Et je savais aussi qu’elle était de repos jusqu’à lundi.
— Vous n’aviez donc rien prévu ensemble jusqu’à la reprise de son travail ?
— Non. Enfin si. Je lui ai proposé qu’on se retrouve chez moi dans la soirée. Mais elle a prétexté qu’elle s’était engagée pour autre chose.
— De quoi s’agissait-il ?
— Elle ne m’a rien dit.
— Vous avez travaillé hier ?
— Oui, j’étais du matin. Et je n’ai pas vu Rachel quand j’ai quitté l’hôpital en milieu d’après-midi.
— Vous avez essayé de l’appeler ?
— Évidemment ! Éric, on sait quelque chose ?
— Claire, je suis au même point que toi.
— Madame Weber, voudriez-vous me laisser votre numéro personnel, il est possible que je vous appelle. Monsieur Mallory, mon collègue a laissé la voiture sur le parking. Je vous dépose quelque part ?
— Si vous prenez la route du commissariat, je veux bien que vous me laissiez sur le chemin.
Dans mon bureau, le commissaire Trévise venait de me confier l’enquête préliminaire. Je pouvais disposer de mon équipe habituelle, Vabec, Malville et l’aspirant Scheftel. Avant de quitter la pièce, Trévise avec qui j’ai des rapports francs et cordiaux me demanda mon opinion sur le mari, Éric Mallory. En réponse, je lui dis qu’il manifestait de l’inquiétude à sa façon.
Sur ma chaise, je mesurais l’étendue de ma journée depuis mon réveil sur la Côte d’Azur. Oui, ils avaient eu raison de me prévenir à peine arrivée. Pour gagner du temps, pour se répartir les tâches plus rapidement. Et puis les disparitions c’était mon terrain de chasse, et ça les garçons, ils le savaient.
Quand j’ouvris la fenêtre principale de mon bureau, le soir était tombé. En attendant la fin de l’expertise du portable de Rachel sur lequel travaillait l’équipe de la Scientifique, je rassemblai mes idées sur une page blanche de mon carnet. Avant d’écrire toutes les questions qui m’étaient passées par la tête. Sur monsieur Mallory d’abord, il y avait trois points qui méritaient d’être éclaircis.
Pourquoi avait-il attendu la fin de sa journée hier lundi pour se décider à appeler l’hôpital où sa femme travaillait ?
Pourquoi n’avait-il pas pris l’initiative de se rendre directement sur les lieux le soir même, puisque personne dans l’unité ne lui avait apporté la preuve factuelle de la présence de Rachel à l’hôpital ?
Après s’être rendu compte que sa femme avait oublié son téléphone dans la cuisine, pourquoi n’avait-il pas pensé à recharger la batterie dans l’espoir d’un appel providentiel ?
Ensuite, au sujet de Claire Weber, j’avais bien fait de ne pas avoir poussé trop loin mon questionnement. Il y avait un point que je tenais à aborder sans la présence du mari de sa collègue Rachel Mallory.
— Bonsoir. Capitaine Osmane à l’appareil. Je vous dérange ?
— Bonsoir. Vous avez du neuf ?
— Hélas non. Il y a une question que j’aimerais vous reposer seule à seule, vous comprenez ?
— Je vous écoute.
— Rachel vous a fait comprendre samedi dans la journée qu’elle était occupée le soir même. Quelle pouvait être la nature de son engagement ?
— Vous pensez que j’en sais plus que son mari ?
— Je pense que ça pourrait nous aider si vous avez des éléments à me faire partager.
— Je peux me tromper, mais dans sa manière de m’apprendre qu’elle était occupée, je me suis dit qu’elle comptait voir quelqu’un sans être dérangée.
— Ça pourrait être un homme ?
— C’est possible.
— Puisque nous n’avons relevé aucune trace de sa voiture personnelle ni recensé aucune découverte macabre dans les environs depuis samedi soir, Rachel aurait-elle pu organiser sa fuite seule, ou avec cet individu ?
— Sans m’en parler ? Non. On se connaît depuis notre formation. Mais tout est possible, je suis désolée.
Tout est possible, tout est à considérer dans cette histoire. Partir sans une explication. Sans donner le moindre indice ni à sa famille ni à ses proches. Cette pratique porte un nouveau nom depuis quelques années dans nos services, le ghosting, et dans l’affaire qui nous intéresse, on ne peut pas faire grand-chose si la personne disparue n’est plus mineure.
D’après les dernières données statistiques de la police en Europe, le ghosting – ou la disparition volontaire d’un individu selon l’ancienne formulation – se justifie par le choix délibéré d’échapper à une situation motivée par deux causes principales : fuir des problèmes financiers, ou fuir la cellule familiale sur le point d’éclater. Dans le cas où le corps n’est jamais retrouvé – ce qui exclut la plupart des suicides – les études les plus récentes démontrent que le ghosting peut aussi concerner des personnes atteintes de troubles de la démence ou de psychoses déclarées. Enfin il y a les motifs criminels – rapts, homicides, violences conjugales – qui peuvent être une réponse à ce phénomène défini par un criminologue américain dans son ouvrage de référence comme « le phénomène d’évaporation ». Quelques pages plus loin dans le même chapitre, j’y avais appris qu’en Argentine on avait édifié à la demande des familles un cimetière sans morts. Avec des tombes à la mémoire de tous les « évaporés » de la région.
La Scientifique avait fini son boulot. Vabec et Malville connaissaient l’origine de tous les appels manqués. Et le téléphone les renseignait sur les derniers appels donnés. Ainsi que les SMS que Rachel Mallory avait conservés.
— Quel est son dernier SMS envoyé ? demandai-je à Vabec.
— « J’aurai un peu de retard, merci. » 19 h 40 samedi.
— Et son dernier SMS reçu ?
— « Je suis déjà arrivé. Je serai patient », expédié sur son portable deux minutes après.
— Pas d’autres SMS depuis samedi soir ?
— Aucun, capitaine. Quant aux appels manqués, ils viennent de deux numéros différents. Ils sont suivis de messages audio provenant des deux mêmes expéditeurs.
— Allez, épargnez-moi cette attente !
— Les deux individus sur la messagerie sont la mère de Rachel à deux reprises, et Claire Weber à sept reprises.
— Merci Vabec. Qui est l’homme patient qui est arrivé en avance ?
— Abel Collani, 42 ans, domicilié à Quimper. Inconnu de nos services. Célibataire et sans enfant.
Rentrer chez moi par le bus me permet une plus grande liberté. Et puis je me suis toujours bien entendue avec les transports en commun. J’envoyai un SMS à Vabec et Malville pour les presser d’obtenir des réponses auprès de nos homologues à Quimper : j’espérais retrouver le véhicule de Rachel à proximité du domicile d’Abel Collani.
Avant de me coucher je reçus un appel de Denis Helbecq, star locale du Télégramme.
— Capitaine, je sais qu’il est tard.
— Au fait Helbecq, venez-en au fait je suis claquée.
— Rachel Mallory nous intéresse.
— L’actualité est si maigre en ce moment ?
— Capitaine, vous savez quoi de plus que moi ?
— Je vous rappelle d’ici 48 heures. Ça vous ira ?
J’avais besoin de temps. Pour me familiariser avec tous les acteurs de mon affaire. Pour obtenir d’autres infos et évaluer toutes les circonstances qui nous échappaient au stade 1 de notre enquête. En l’occurrence, les conséquences d’une mésaventure – j’affectionne ce terme dans son usage administratif – après un rendez-vous avec un homme résidant dans un département voisin.
Il me fallait un élément, un seul et vite, pour être autorisée à dépasser le cadre préliminaire de mon travail. En France, chacun a le droit de disparaître sans laisser d’adresse s’il est majeur. En revanche, sur la base de solides indices, la procédure judiciaire peut s’accélérer avec le soutien des parents proches. On appelle ça la recherche dans l’intérêt des familles – la RIF – et pour être honnête, j’étais faite pour ça.
Ce matin, j’ai décidé de laisser ma voiture au parking. On ne s’est pas revu depuis une éternité, l’attente sera donc supportable. Mon bus est à l’heure. Je m’assieds près d’une jeune femme vêtue d’une robe jaune paille. Dehors, il fait beau à travers la vitre. Je ne pourrais pas me présenter dans cette tenue à mon travail. Je ne suis pas libre dans mes choix vestimentaires, peu importe, je fais un métier que j’ai choisi.
Je suis née à Paris, il y aura quarante ans cet hiver. D’une mère normande et d’un père tunisien. J’ai grandi en banlieue où j’ai poursuivi mes études, de la Fac de Droit jusqu’à la préparation aux concours. Après un passage obligatoire d’un an et demi à l’ENSP, je suis retournée en région parisienne pour faire mes armes en qualité de lieutenant. Avant d’être affectée à Lille, sous les ordres du commissaire Privat, pendant huit ans.
Depuis septembre 2016, je suis en poste en Bretagne où l’environnement est plus facile. Les homicides et les vols à main armée sont rares ici. Le risque moyen d’être victime d’un crime ou d’un délit est de 1 sur 30 – il est de 1 sur 15 dans les Hauts-de-France. Malgré la prolifération de logements sociaux – près de 12 000 – et un taux de pauvreté qui avoisine les 20 %, le nombre de viols et d’agressions sexuelles à Lorient a augmenté de 30 % en 3 ans. Comme partout ailleurs dans le pays.
Sur le plan personnel la plage est à dix minutes de voiture, et en décembre la gare sera équipée d’une ligne TGV. La ville offre cependant un horizon culturel limité : pas d’opéra, un théâtre, un seul cinéma, et les loisirs pour la plupart se situent dans les communes limitrophes. Comme à Lanester où on trouve un bowling et une patinoire. Je vis dans une ville bétonnée, minérale, sans la moindre préoccupation architecturale. Une banalisation extrême de l’habitat, pas de pistes cyclables, peu d’espaces verts. Ici, on ne se préoccupe pas de planter des arbres de façon industrielle ou dans des pots.
Après être descendue à l’arrêt habituel, j’étais en train de remonter le quai de Rohan quand mon téléphone sonna dans ma poche. Vabec de son domicile venait d’avoir du nouveau.
— Quimper vient d’identifier l’Austin de Rachel Mallory.
— À quel endroit ?
— À deux rues de chez Abel Collani. On procède comment maintenant ?
D’abord passer au bureau. Et puis en raccrochant, il ne me restait plus que cent mètres à faire. Besoin de prendre la température sur mon lieu de travail. Sur ma table, le rapport complet de la Scientifique. Malville, matinal comme à son habitude, était déjà dans la confidence.
— Lieutenant, je crois qu’on n’a plus le choix.
— On attend Vabec et Scheftel, et on y va. Vous pouvez réserver une voiture pour la journée ? Je laisse une note au commissaire.
Lorient-Quimper. Un peu moins de soixante-dix kilomètres. Au volant Malville, moi côté passager, et mes deux autres équipiers sur la banquette arrière. J’avais décidé qu’il était inutile de partir trop tôt dans la matinée. À Quimper, on irait déjeuner dans un endroit tranquille pour faire le point avant de manœuvrer. Aujourd’hui mercredi, il valait mieux établir le premier contact directement chez lui, pendant sa demi-journée de repos, depuis qu’on savait qu’Abel Collani était prof dans la vie.
— On dirait que vous avez retenu les chevaux, lâcha Vabec en brandissant le journal.
— Helbecq tiendra parole quarante-huit heures, je lui répondis.
— Dis-moi, Scheftel, tu ne pouvais pas rêver mieux pour ta reprise ! lança Malville.
Antoine Scheftel conclut sa formation de stagiaire. Entre ses cours théoriques et sa présence deux jours par semaine à l’Hôtel de Police, Antoine est parvenu petit à petit à trouver sa place dans notre équipe. J’apprécie son esprit posé, son absence de bavardage superflu. Et son choix de porter un costume différent par semaine en notre compagnie.
— Quelle est votre opinion sur notre initiative ? lui demandai-je.
— Je n’aimerais pas être à la place de monsieur Collani.
— Surtout s’il n’est coupable de rien ! ajouta Malville.
— Vabec, vous n’avez pas oublié de prévenir Quimper de notre arrivée ?
— C’est fait, capitaine. On nous dépêche un serrurier devant la voiture de madame Mallory pour 13 h 30.
J’avais choisi de ne pas avertir tout de suite le mari. Je voulais qu’on agisse à ma manière. On se gara sur les quais peu avant midi. Malville, natif de Quimper, avait réservé une table pour quatre dans la plus ancienne crêperie en activité depuis 1880. Au cours du repas, il m’apprit que malgré la distance réduite qui nous séparait de Lorient, on déjeunait dans une commune dont le taux de pauvreté par rapport à Lorient était inférieur de moitié. « Ici à Quimper, le nombre de victimes de coups et blessures a augmenté de 120 % en 20 ans. » Chez nous sur la même période, on en est à plus de 300 %.
Une heure après, on entamait notre marche en direction de la voiture de Rachel Mallory. On longea le Théâtre Max Jacob, natif lui aussi de Quimper, et à hauteur de la cathédrale datant du treizième – nous renseigna Malville – on emprunta une rue pavée bordée par des maisons à colombages avant de déboucher sur une place – la Place au Beurre – avec ses habitations à pans de bois et en granit du seizième. La pluie fine qui venait de faire son apparition ajoutait sa touche finale à tous les clichés bretons. On passa derrière les Halles Saint-François, puis à proximité d’un parc – le Jardin de l’Évêché – on tourna à droite, et on aperçut sur le côté passant de la rue, en tête devant tous les autres véhicules en stationnement, l’Austin Mini de madame Mallory. Un homme avec son outillage nous attendait en fumant une cigarette.
— Scheftel, vous m’accompagnez chez Collani. Vous deux, vous essayez de trouver quelque chose à l’intérieur de la Mini. Rejoignez-nous quand vous aurez terminé, je vous remercie.
L’aspirant Scheftel enregistra l’itinéraire sur son téléphone. On ne déambula pas plus de trois minutes avant de faire face à un immeuble Art Déco, aux fenêtres qui débordaient largement sur la façade principale.
À l’interphone, une voix masculine nous répondit, et la grille s’ouvrit. L’ascenseur nous éleva au dernier étage et nous déposa sur un palier privatif.
— Que se passe-t-il ? nous demanda un homme qui patientait sur le seuil de sa porte. Brun, de taille moyenne, avec un gilet boutonné jusqu’en haut.
— Vous êtes Abel Collani ?
— En personne. Que me voulez-vous ?
— Je suis le capitaine Osmane, et voici mon collègue Scheftel. On peut entrer pour une simple formalité ?
Le hall d’entrée distribuait un couloir sans ouverture à l’éclairage insuffisant. Qui débouchait sur un salon trois fois plus vaste que le mien avec vue sur les toits. Debout, je remarquai le retour du soleil qui se promenait dans la pièce sans y pénétrer durablement. Et puis on s’assit sur un canapé d’angle panoramique, Antoine et moi. Tandis que monsieur Collani prit place dans un fauteuil minimaliste jaune mimosa.
— Monsieur Collani, je suis officier de police à Lorient. Nous savons que vous y étiez samedi soir.
— Je confirme, et alors ?
— Nous savons que vous y avez passé un moment avec Rachel Mallory.
— Je confirme aussi. Mais j’ignorais son nom de famille.
— Quand vous êtes-vous quittés ?
— Pourquoi cette information vous intéresse-t-elle ?
— Parce que madame Mallory a disparu depuis dimanche. Son mari est venu nous trouver.
— Vous avez le droit de garder le silence, ajouta Scheftel.
Aussitôt, monsieur Collani plongea sa tête dans ses mains, les coudes posés sur ses cuisses. Puis, sur son fauteuil, il se redressa lentement. Son inquiétude avait assombri son visage. Une peur palpable avait contracté sa figure.
— Je ne savais pas non plus qu’elle était mariée. Elle a des enfants ?
— Non, répondis-je. Pouvez-vous nous dire à quel moment vous vous êtes quittés ?
— C’est compliqué. Et je suppose que ça ne va pas arranger mon affaire.
— On vous écoute, monsieur Collani, lui dit Scheftel.
— Depuis dimanche, j’ai du mal à rassembler mes souvenirs. Je vais être direct avec vous, je reste persuadé que je suis complètement étranger à ce qui lui est arrivé. Vous commencez peut-être par me prendre pour un fou, mais c’est vrai aussi que des circonstances dans la nuit de samedi à dimanche ont fait que les choses ne se sont pas déroulées telles que je les avais prévues. Et Rachel non plus, après ce que j’ai entendu.
Abel Collani et Rachel Mallory s’étaient donné rendez-vous dans un café dans le centre de Lorient pour 20 heures. Ils se voyaient pour la première fois. Deux heures plus tard, ils quittaient l’établissement. Sur l’initiative de Rachel, ils prirent la direction de son domicile chacun dans sa voiture. Dans la longère, ils poursuivirent leur soirée alternant alcool et cannabis à disposition. Quand au bout d’un moment Abel perdit la notion du temps. Il se rappela s’être étendu près de Rachel sur un sofa blanc. Avant de se réveiller autour de 6 heures du matin, seul au même endroit. Il se souvint avoir appelé Rachel dans la maison. Puis il reprit son véhicule pour regagner Quimper et son appartement.
— Vous n’avez pas cherché à avoir de ses nouvelles depuis dimanche ?
— Non, enfin si, mais pas sur son portable. On s’est connus sur un site de rencontres.
Il se leva pour quitter la pièce. Quand il revint avec sa tablette, monsieur Collani s’assit entre Scheftel et moi et nous fit connaître le site en question. Ainsi que le contenu de leurs derniers échanges. Dimanche 16 h 10 : de Julien à Rachel : « Bon dimanche/ Repose-toi bien. »
— En fait, Julien c’est vous ?
— Oui, capitaine. Et je pense ne pas être le premier à m’attribuer un pseudo sur un site.
Juste après, on sonna dans l’entrée. J’expliquais à monsieur Collani que deux de mes collègues avaient prévu de nous retrouver ici. Avant d’ouvrir la porte pour m’entretenir avec Vabec et Malville, je fis un signe à Scheftel en mimant une femme et une voiture. Il était plus commode qu’Abel Collani apprenne par mon jeune partenaire l’existence de l’Austin garée à deux rues de chez lui. Pendant que mes deux équipiers sur le palier me faisaient une synthèse de l’intérieur de la Mini.
Sur le point de partir, je dis à monsieur Collani de se tenir prêt à court terme en vue d’un interrogatoire plus approfondi.
— Qui aura lieu dans vos bureaux j’imagine ?
— Oui, c’est à craindre. Quel mot de passe utilisez-vous pour vous connecter sur le site ?
— Zeno29.
— C’est noté. Avez-vous un moyen de prouver que vous avez fait les deux trajets avec votre voiture ?
— Pour un trajet, oui. J’ai pris de l’essence et je pense avoir gardé le ticket.
— Voici mon 06. Vous pouvez m’appeler dès que vous revient quelque chose.
Rien ne nous autorisait à rester plus longtemps. Collani avait accepté de répondre à toutes les questions, et pour le moment ça me convenait. On n’avait rien découvert d’anormal dans l’Austin de Rachel Mallory. Malville avait relevé les empreintes, et Vabec avait eu une conversation avec un collègue de Quimper. Si Abel Collani n’apparaissait sur aucun fichier dans le Finistère comme chez nous dans le Morbihan, il avait été interrogé en 2015 dans les locaux d’un commissariat des Côtes-d’Armor. Fucking technology !
De retour à Lorient, on se divisa le travail. Vabec se chargerait des empreintes à la Scientifique, Scheftel éplucherait le contenu du portable de Rachel Mallory, et Malville ferait un bilan des échanges virtuels entre les deux tourtereaux à partir de l’historique sur le site de rencontres. Moi j’étais curieuse de prendre connaissance du rapport de mes collègues costarmoricains, qui patientait dans ma boîte mail depuis une heure.
Avant d’être affecté dans un lycée de Quimper, Abel Collani avait enseigné dix ans à Saint-Brieuc. On l’avait interrogé dans une affaire de disparition : Catherine Hamel, trente-cinq ans, célibataire, salariée dans une entreprise de communication à Lannion. À une soixantaine de kilomètres du chef-lieu du département 22. Selon le rapport de la police locale, Abel Collani et Catherine Hamel avaient entretenu une liaison amoureuse sur un autre site de rencontres et s’étaient vus plusieurs fois. Un matin d’hiver, Fanny Hamel s’était présentée au Commissariat de Lannion pour signaler la disparition de sa sœur. On avait interrogé une cinquantaine de personnes, on avait ratissé la région : Catherine Hamel s’était bel et bien évaporée, emportant avec elle son secret bien gardé.
D’après les sources du SRPJ, 50 000 personnes disparaissent en France tous les ans. La plupart des cas comptabilisés sont résolus rapidement – autour de 45 000 – et concernent des individus qui ont fugué principalement. Dans les autres cas non élucidés on relève deux catégories : les suicides, et les fuites organisées. Au cours de mes études de droit, j’avais suivi avec intérêt la mésaventure en 1996 de cette adolescente de quinze ans dans le Tennessee. De retour au domicile familial après une fête nocturne à l’église, Cayce Mac Daniel s’apprêtait visiblement à aller se coucher puisque sa mère, rentrée deux heures après, avait découvert dans sa chambre un verre de lait et des petits gâteaux que Cayce avait prévu d’avaler avant de s’endormir. Mais il était trop tard, sa fille avait disparu de la maison. Pendant des mois la police locale travailla d’arrache-pied, interrogea plus d’une centaine de personnes, et collabora avec le FBI dans l’espoir d’un indice. Une agente eut l’idée de communiquer sur les réseaux sociaux en créant un faux compte. Elle entra en contact avec un individu dont le comportement présentait des similitudes avec les codes établis entre Cayce et un homme sur le même site. Dans un hôtel du Mississippi, l’agente finit par piéger le coupable qui avoua tous ses crimes dont celui de Cayce Mac Daniel.
Un an plus tard je me passionnai pour un autre fait divers toujours aux États-Unis, à Baltimore. Le 26 avril 1997, Cynthia Haag signala la disparition d’une de ses filles, Crystal, âgée de seize ans. Pendant des semaines, des mois, elle mena son enquête, soutenue par les autorités municipales. Aucune piste ne déboucha. La disparition de Crystal restait inexplicable. En 2010, la police conclut à un cold case, estimant que tous les efforts nécessaires avaient été accomplis. Cynthia ne bougea pas de chez elle : elle avait la certitude que Crystal était en vie. Un soir d’hiver en 2017, soit vingt ans après la disparition de sa fille, Cynthia eut un appel de Bianca, l’aînée de la fratrie, qui venait de recevoir sur Facebook un message de sa sœur Crystal. Vivant dans la banlieue de New York, à trois heures de route de Baltimore, Crystal apprenait à sa grande sœur qu’elle se portait bien et qu’elle était mère de quatre enfants. Interrogée par les services de la police, elle expliqua qu’elle portait un lourd secret depuis l’âge de neuf ans. Un voisin l’agressait sexuellement et les abus avaient duré jusqu’à ce qu’elle se décide un soir à prendre le dernier bus pour New York. Persuadée à tort que sa mère était dans la confidence depuis le départ, Crystal avait organisé sa fuite et s’était inventé une nouvelle identité, grâce à son apparence qui pouvait la confondre à l’époque avec une femme majeure.
Pour en revenir à Catherine Hamel en Bretagne à Lannion, mes collègues des Côtes-d’Armor avaient fait le job. Au terme d’une année d’enquête, ils avaient rédigé et délivré à la famille le certificat de vaines recherches qui atteste que la personne est portée disparue. Ce document est suffisant juridiquement si le mari — absent dans le cas de Catherine – veut entamer une procédure de divorce.
Abel Collani avait été convoqué parce que son nom figurait dans les contacts du téléphone de la disparue. Selon le rapport de l’interrogatoire, ils s’étaient rencontrés sur un site où ils échangeaient des conversations à connotation érotique de façon consentie. Ils s’étaient vus à trois reprises, toujours à Lannion, et leur dernier rendez-vous précédait de deux jours le signalement de la sœur de Catherine au commissariat. Dans cette affaire, aucun indice ne permettait d’aller plus loin pour nourrir son développement progressif. Sur le principe que tous les phénomènes ont une cause, le mystère de cette disparition restait entier. Pareille à une anomalie statistique.
— Capitaine, je peux vous déranger ?
Vabec avait examiné les empreintes relevées dans l’Austin Mini. La Scientifique n’avait recueilli aucune autre trace que celle de la propriétaire de la voiture. Quant à Scheftel, il n’était pas parvenu à identifier un numéro suspect dans le répertoire du portable de Rachel. Avec l’aide d’Éric Mallory, il avait repris un à un l’ensemble des contacts hormis celui de Collani, et tous avaient une légitimité de l’avis du mari. Scheftel avait aussi jeté un œil sur les réseaux sociaux que Rachel avait l’habitude de fréquenter : en dehors du site de rencontres que Malville était en train d’éplucher de son côté, rien d’anormal dans les conversations, dans les commentaires, ni sur les photos publiées par l’infirmière. Plus de trente heures s’étaient écoulées depuis le signalement du mari, et les seuls soupçons qu’on avait convergeaient vers Abel Collani. Avec Vabec, je gravis d’un étage les escaliers en direction du bureau du commissaire Trévise.
— Vous voulez faire quoi par la suite ? nous dit-il après avoir entendu le résultat de notre travail.
— Malville examine l’historique des conversations entre Rachel Mallory et Abel Collani sur le site de rencontres. On pense qu’il y a quelque chose à creuser dans cette voie.
— Le mari est au courant ?
— Non, répondis-je sur un ton catégorique.
— Quelles sont les chances de fuite organisée ?
— La disparition est de nature inquiétante, enfin, c’est mon ressenti.
— Bon ! Le quotidien n’est pas plus agité que d’habitude. Je m’occupe du reste.
En France, la législation ne définit pas de critères explicitement clairs pour juger du caractère inquiétant d’une disparition. Cela dit, le doute est permis si un individu qui ne présente pas de troubles psychologiques déclarés ne donne plus de ses nouvelles auprès de ses contacts réguliers. Rachel Mallory n’était manifestement pas sujette à une dépression, et elle avait disparu sans ses affaires personnelles, sans laisser le moindre indice. Le reste dont se chargeait mon supérieur, c’était de prévenir un magistrat avant d’inscrire en toutes lettres le nom de la disparue sur le FPR, le fichier des personnes recherchées. De ce fait, j’étais autorisée à poursuivre mon enquête sur le plan administratif. Et à lancer légalement la procédure sur le plan judiciaire. Pour être franche, c’était ce que je voulais. Et les garçons aussi.
Pendant que Malville analysait les échanges entre nos deux tourtereaux sur le site de rencontres, je sortis sur le coup de 18 heures pour me rendre à mon café habituel au bout de l’avenue. En chemin, mon regard s’arrêta sur le trou béant où se situait la Maison de la mer, détruite un an auparavant. Le restaurant qui jouxtait l’ancienne structure continuait de servir. Avant de mettre un jour ou l’autre la clé sous la porte.
Quand j’ai été nommée ici, je ne savais rien du passé de Lorient. Ayant d’abord fait office de base de repli en 39 pour contrer l’avancée allemande, la ville avait subi en juin 40 sur ordre des alliés la politique de la terre brûlée. Trois ans après, Churchill désignait Lorient comme cible prioritaire pour réduire les approvisionnements ennemis. Un mois plus tard, la ville était rasée par des raids anglais et américains à 80 %. Reconstruite à toute vitesse, la ville offrait aujourd’hui un visage paradoxal, entre dureté architecturale datant des années 60, et réalisations ambitieuses plus récentes dans le temps. Sur une brochure que j’avais lue à l’Office du Tourisme, on comparait Lorient au symbole du perdant. Là où encore s’exprimait la puissance des nazis.
Originaire d’une ville nouvelle de banlieue parisienne, fille d’un arabe natif d’un petit village sud tunisien, je m’imprégnais de l’histoire d’une autre commune, d’un autre paysage où on m’avait appris à regarder les couleurs du ciel, à guetter les signes précurseurs du temps. Quand ils peuvent être annonciateurs d’une journée faite d’ensoleillement.
— Alors quoi de neuf, capitaine ? me demanda le patron du café.
— J’ai vu Quimper, c’est joli ! répondis-je amusée.
— Vous avez vu la mer ?
Évidemment, il n’y a pas la mer à Quimper. La première découverte que j’ai faite en arrivant ici, c’est la constante mobilité de l’esprit breton, que ce soit au niveau linguistique – l’origine du vrai parler breton — gastronomique, climatique, historique et géographique. Où s’arrête la Bretagne reste une question fondamentale d’un département à l’autre. Et pas seulement dans la péninsule bretonne, mais aussi en Loire-Atlantique.
Assise au bar, je regardais les photos et les cartes postales punaisées derrière le comptoir. Dans mon dos, trois habitués commentaient l’actualité en lisant la presse locale. Qu’est-ce que j’allais dire à Helbecq demain soir au téléphone ? Je pouvais botter en touche, tablant sur le ménage pas très heureux des Mallory. D’ailleurs, ils n’avaient pas d’enfants. Je pouvais orienter mes soupçons vers un acte prémédité de la part de Rachel. Avant de faire partager au journaliste mon travail, je devais prendre connaissance de ce qu’il savait. Dans un échange de bons procédés. Le cas s’était déjà produit au printemps dernier. Quand Helbecq et moi on avait collaboré. Pour démontrer la culpabilité d’un médecin de campagne mis en cause dans une affaire de pédophilie.
Dans l’affaire en cours, je voulais surveiller mes arrières. Avant de sceller un accord de principe avec le journaliste, je voulais attendre encore un peu. Évidemment, il y avait Abel Collani mais aussi Éric Mallory, le mari, dont l’attitude ne créait aucune ouverture pour le moment. Il ne semblait pas avoir fourni tous les efforts suffisants. Pour preuve, sur le portable de sa femme – seul moyen de communication entre les deux conjoints – il n’avait pas une seule fois appelé son épouse depuis son départ pour Munich : aucune trace d’un appel ni d’un SMS. Et réciproquement.
— Aucun mouvement sur les comptes bancaires depuis samedi soir, m’apprit Vabec tandis que j’entrais dans son bureau.