Deux bijoux - Zénaïde Fleuriot - E-Book

Deux bijoux E-Book

Zénaïde Fleuriot

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Extrait: "Deux femmes se rencontrent dans la rue. L'une a les cheveux gris, l'air posé, la physionomie sérieuse ; l'autre est une belle brune de vingt-deux ans, à la tournure élégante, au pas léger, dont les yeux scintillent sous la dentelle noire de son voile. Ce passé calme et digne, ce présent folâtre et charmant, se donnent la main."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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I

Deux femmes se rencontrent dans la rue. L’une a les cheveux gris, l’air posé, la physionomie sérieuse ; l’autre est une belle brune de vingt-deux ans, à la tournure élégante, au pas léger, dont les yeux scintillent sous la dentelle noire de son voile. Ce passé calme et digne, ce présent folâtre et charmant, se donnent la main. Ils se connaissent de longue date. La dame aux cheveux gris dansait au mariage de la mère de la jeune fille aux cheveux d’ébène, dont elle était la meilleure amie.

– Où allez-vous de ce pas, Marguerite ? demande le passé.

– Adresser mon compliment à Clotilde, Mademoiselle, répond le présent. Elle fait vraiment un mariage inespéré ; ne le trouvez-vous pas ?

– Elle fait un bon mariage, c’est certain ; mais, comme toujours, il a de bons et de mauvais côtés.

– M. de Branefort est veuf : voilà le hic.

– M. de Branefort a deux enfants : voilà la grande responsabilité.

– Quand on a commencé à parler de son mariage, Clotilde ne paraissait aucunement effrayée de cette responsabilité-là, Mademoiselle. Elle est pleine de courage.

– À votre âge, jeune fille, vous le savez bien, on ne doute de rien. Mais est-ce à dire que la vie réelle soit pour cela allégée de ses obligations ? En aucune façon. Il faudra bien qu’un jour ou l’autre Clotilde prenne au sérieux le titre de mère, assez lourd pour ses vingt ans. J’ai un peu l’intention de lui parler raison aujourd’hui ; mais elle préférera votre visite à mon sermon, et…

– Vous avez tout le temps de le faire avant mon arrivée, Mademoiselle, interrompit vivement Marguerite. Je veux passer chez ma lingère pour commander le souvenir que j’offre à Clotilde, et que je n’ai pas eu le temps de broder moi-même. Je serais vraiment désolée de la priver de vos bons conseils. Elle m’a souvent dit : « Je déteste les sermons en général ; et, parce que je n’ai plus ma mère, tout le monde s’imagine de m’en faire ; mais je tolère ceux de ma tante Brune ville, ce sont les plus courts et les plus vrais. »

Mlle Bruneville sourit à demi.

– Ce que je sais, c’est qu’elle en profite peu, dit-elle ; enfin, tout vient en son temps, la raison comme autre chose. Je vais annoncer votre visite à Clotilde. À bientôt, mon enfant !

La jeune fille salua et s’éloigna, suivie de sa femme de chambre. Mlle Bruneville continua son chemin. Arrivée devant une maison d’assez modeste apparence, elle frappa.

– Puis-je voir ma nièce ? demanda-t-elle à la servante qui se présenta.

– Mademoiselle est dans sa chambre, mais elle n’est pas seule, répondit-elle.

Ce n’était pas le compte de Mlle Bruneville, de trouver en compagnie celle qu’elle s’apprêtait à chapitrer ; cependant, après un moment d’hésitation, elle suivit la servante qui montait lentement l’escalier conduisant au premier étage. Sur le palier elle s’arrêta et ouvrit une porte. Au fond d’un assez grand appartement, deux jeunes filles riaient et causaient. En apercevant Mlle Bruneville, elles se levèrent ; l’une salua de sa place, l’autre vint au-devant de la visiteuse, et lui présenta son front, en disant :

– Bonjour ! ma tante.

Cette jeune fille n’était pas une de ces beautés qui ne se discutent pas, qui supportent l’examen et l’analyse. Ses traits, détaillés, étaient ordinaires ; mais elle avait les yeux brillants, les joues roses et veloutées ; une de ces chevelures opulentes, pleines de sève, à travers lesquelles le peigne ne trace qu’une raie invisible ; une taille pleine de grâce dans sa petitesse. De beauté réelle, point ; de physionomie, moins encore ; mais une expression rieuse, jeune, séduisante. C’était un plaisir de regarder ce frais visage, comme c’est un plaisir de regarder la rose qui vient de s’épanouir, le papillon qui voltige, la rosée qui pend comme une perle à l’extrémité d’une feuille ; toutes ces jolies choses enfin dont le charme passager fixe un instant le regard.

Après quelques paroles échangées, Mlle Bruneville s’assit en face des deux jeunes filles, et, tirant de sa poche un ouvrage au crochet :

– Voyons, Mesdemoiselles, je ne veux ni perdre mon temps ni interrompre votre conversation, dit-elle ; de quoi parliez-vous ?

Les deux jeunes filles prirent l’air embarrassé.

– Ma tante, ce que disent de petites folles comme nous ne saurait vous intéresser, s’écria Clotilde en riant.

Mlle Bruneville regarda fixement sa nièce, et hocha la tête.

– Il me semble que pour toi du moins, Clotilde, il serait temps de ne plus te poser en petite folle, dit-elle. Je ne sais pas jusqu’à quel point il est bon de l’être, passé dix-huit ans ; mais le mot devient déplacé, mon enfant, quand on épouse un homme de trente-huit ans, père de deux enfants.

– Par exemple, ma tante ! il n’a pas trente-huit ans, dit Clotilde avec une petite moue charmante. Il n’a que trente-sept ans et huit mois, et même je suis très fâchée qu’il ait dit son âge, et qu’on soit obligé de le connaître pour se marier. On lui donnait à peine trente-deux ans.

– Cependant l’âge de sa fille est là.

– On n’y pensait pas, à sa fille ; et puis, il avait pu se marier très jeune. Enfin, il est bien désagréable qu’on l’ait dit. J’ai l’air d’épouser un bonhomme ; n’est-ce pas, Louise ?

– Certainement, répondit Louise ; et justement, quand vous êtes entrée, nous parlions de cela, Mademoiselle. Clotilde et moi avons compté chacune de notre côté les cheveux blancs de M. de Branefort. Elle n’en a trouvé que dix ; moi, j’en ai trouvé quarante.

– Ne le dis pas, s’écria Clotilde en se levant d’un bond, et en plaçant sa jolie main sur la bouche de l’amie indiscrète. Je te défends de le dire.

– Mais on les voit, murmura Louise à travers la main.

– Qu’importe, je ne veux pas qu’on le dise. Il les arrachera, d’ailleurs ; et, s’il le faut, je les lui arracherai moi-même quand nous serons mariés.

Le hochement de tête de Mlle Bruneville se changea en un haussement d’épaules. L’enfantillage dépassait toute proportion.

– Clotilde, assieds-toi, dit-elle avec une certaine autorité, et sois un peu plus sérieuse. Que nous font les cheveux blancs de M. de Branefort, et en quoi cela peut-il te déplaire si fort ?

– Ma tante, vous en parlez bien à votre aise, vous ! Cela me déplaît beaucoup, à moi.

– Ah ! je t’en prie, sortons de ces niaiseries.

Tous les jours les choses que tu trouves importantes diminuent d’importance. Hier, c’était je ne sais quel détail de la toilette de noce qui t’occupait tellement qu’il n’y avait pas moyen de te parler d’autre chose. Demain ta corbeille elle-même te déplaira.

– Ah ! ma tante ! non, car elle sera splendide. Écartant ses doigts fins, elle se mit à compter :

– Deux cachemires, un long et un carré, une robe de velours bleu, une robe rose recouverte de dentelles noires, une parure de perles fines et turquoises, une masse de dentelles blanches provenant de toutes les dames de Branefort passées, une agrafe en diamants.

– C’est tout, Clotilde ?

– Oui, ma tante.

– Cherche bien. Tu as tout simplement oublié ce que M. de Branefort mettra certainement de plus précieux dans ta corbeille de mariage.

Clotilde arrondit ses jolis yeux brun clair si brillants sous ses cheveux blonds.

– Je sais ma liste par cœur, dit-elle en hochant la tête ; je vous assure qu’il n’y a pas autre chose.

– Ainsi, tu n’as pas une fois pensé que, sous ces riches futilités, M. de Branefort mettait en plus deux enfants, deux âmes ? dit Mlle de Bruneville lentement, sérieusement.

Clotilde se pinça les lèvres, et puis, éclatant de rire :

– Il n’y a vraiment que vous à avoir ces idées originales-là, ma tante, dit-elle. J’avoue que je n’aurais jamais songé à classer Béatrix et Pauline parmi mes bijoux.

– Et, sous ce rapport, ton insouciance m’afflige. Comment peux-tu ne pas accorder une pensée à ces enfants qui, en définitive, deviennent les tiens ?

– Mais j’y pense aussi, ma tante ; je les aimerai beaucoup, je les aime déjà, surtout Béatrix, qui est si gentille. Tous les jours elles me font une visite, et j’ai là un sac de pralines à leur intention. Tenez, elles montent, je crois. C’est bien la voix de Béatrix que j’entends… Oui, oui, ce sont bien elles. Bonjour, mes chéries !

La porte s’était ouverte devant deux petites filles : elles coururent en sautant vers Clotilde qui les embrassa ; et, les prenant par la main :

– Ma tante, je vous présente mes deux filles, dit-elle gentiment en s’avançant avec elles vers Mlle Bruneville.

Le groupe était charmant à regarder ; mais à voir cette grande enfant, rieuse entre ces deux enfants, personne n’aurait pensé qu’elles pussent lui donner dans quelques semaines le titre doux et sacré, mais très sérieux, de mère.

Mlle Bruneville baisa au front les deux petites filles, les fit s’approcher d’elle, et, tout en leur adressant deux ou trois questions enfantines, les regarda attentivement.

Les deux filles de M. de Branefort ne se ressemblaient pas. L’aînée, Pauline, était une enfant de dix ans, chétive, pâlotte, courte. En voyant ce petit corps ramassé sur lui-même, arrêté en sa croissance ; ce visage vieillot, osseux et allongé, ces mains disproportionnées par la longueur des doigts, ce grand œil pensif, on disait : « Voilà une petite fille qui deviendra certainement bossue ; » et on la prenait pour la sœur cadette de Béatrix, une belle enfant pleine de santé, de force élégante, de grâce, chez laquelle on voyait germer une beauté de premier ordre.

Les deux sœurs n’avaient de semblable que les yeux ; de beaux yeux noirs bien fendus, aux paupières richement frangées, et dans l’expression desquels se faisaient déjà remarquer de notables différences. Béatrix avait le regard timide, mobile, souriant d’une enfant ; Pauline, le regard intelligent, réfléchi, profond d’une femme.

– N’est-ce pas, ma tante, qu’elles sont gentilles, et qu’il me sera facile de les aimer ? dit Clotilde quand les petites filles quittèrent Mlle Bruneville pour son amie Louise, qu’entre elles, jeunes filles, elles avaient surnommée Moutonne, à cause de sa douceur inaltérable et passive.

– Elles sont fort gentilles, c’est certain. Cette petite Pauline a un bien beau regard.

Clotilde se pencha vers sa tante.

– Oui, dit-elle ; mais il y en a qui disent qu’elle deviendra tout à fait bossue. Est-ce dommage ! Et puis elle est drôle et triste, cette petite. J’aime bien mieux Béatrix, qui est si charmante.

– Imprudente ! tais-toi.

– Elles n’entendent pas, ma tante. Mais regardez-la donc. Vous les compariez tout à l’heure à des bijoux. Pour Béatrix, je ne dis pas, on aimerait à s’en parer, à la produire. Dis-donc, Moutonne, où as-tu mis le sac de pralines dans lequel nous pêchions avant l’arrivée de ma tante ? Il faudra le vider, et voici justement Marguerite qui arrive à point pour prendre sa part.

– Bonjour, Marguerite !

Marguerite, c’était la jeune fille à laquelle, on se le rappelle, Mlle Bruneville avait parlé dans la rue.

Elle fit son compliment à Clotilde, embrassa Béatrix, rit au nez de Pauline, et se joignit aux autres pour chercher le sac de pralines. Il avait glissé derrière un sofa ; ce fut Clotilde qui l’y trouva.

– Les voici ! s’écria-t-elle en élevant le sac rose en l’air hors de la portée de la main. Mon Dieu ! Moutonne, comme nous en avons mangé ! il n’en reste presque plus, aussi je vais les distribuer au hasard ; regardez.

Elle secoua le sac, les pralines tombèrent en pluie sur le plancher et y roulèrent dans toutes les directions.

Et elles se précipitèrent à leur recherche en jetant des cris, des rires d’enfants. Les deux petites surtout trouvaient le jeu amusant, et se montraient très ardentes à cette chasse aux pralines. Un moment, Pauline se trouva près de sa future belle-mère, et lui en enleva fort adroitement une qu’elle allait saisir.

– Tu en as déjà trois, c’est trop, dit celle-ci en lui prenant la main ; j’en veux une pour Béatrix.

– Béatrix en a trois aussi, répondit l’enfant sans desserrer les doigts et en se dressant dans une pose de résistance.

Qu’il s’agisse d’une dragée, d’un sac d’or ou d’une province, on n’est jamais disposé à céder ce qu’on vient de conquérir.

– Allons, donne, donne, reprit Clotilde qui s’animait ; est-ce que tu crois, d’ailleurs, que je n’ouvrirai pas de force cette petite main-là ?

Et elle se mit à essayer.

Pauline, de rouge qu’elle était, devenait très pâle ; mais elle luttait les dents serrées, la main toujours fermée, et elle commençait à regarder Clotilde d’un air qui changea soudain l’impatience qu’éprouvait la jeune fille en une véritable irritation.

– Donne-moi cette praline, je la veux ! s’écria-t-elle violemment, en secouant la petite fille ; je la veux pour Béatrix.

– Elle en a trois aussi.

– Eh bien ! si je veux qu’elle en ait quatre, si je l’aime mieux que toi, petite raisonneuse ! s’écria Clotilde, emportée par sa folle colère.

Le regard ardent de l’enfant se voilà ; elle détendit ses doigts, laissa tomber les pralines, et alla s’asseoir dans un coin.

Mlle Bruneville avait suivi des yeux cette petite scène, elle avait tout entendu. Elle soupira en voyant l’enfant regarder sa main rougie, compter les traces d’ongles qui y traçaient de blanches ellipses, et lancer vers Clotilde un regard empreint d’un intraduisible sentiment de crainte et d’aversion.

– Nous voilà presque en rond, dansons, s’écria tout à coup la brune Marguerite ; vous permettez, Mademoiselle ? Viens, Pauline !

Mais Pauline résista.

– Elle boude, laisse-la bouder, dit Clotilde en saisissant la main de Béatrix.

Et, d’une voix juste et perlée, elle entonna :

En m’en revenant de Paris,
En m’en revenant de Paris,
J’ai vu des coqs noirs et gris ;
Bonjour, mes coqs noirs ; bonjour, mes coqs gris, etc.

Mlle Bruneville les regardait tourbillonner, et son bienveillant sourire s’effaçait peu à peu sous l’influence de la pensée intérieure.

Depuis que les négociations de mariage avaient été entamées, sur la demande que lui avait faite le père de Clotilde, elle était venue tous les jours passer une heure près de sa nièce, espérant, sans effeuiller brutalement les fleurs dont les parfums enivraient sa jeunesse, l’amener à envisager sérieusement la vie qui s’ouvrait devant elle.

Elle s’était heurtée à un caractère capricieux, irréfléchi, porté aux petites ruses, à une intelligence médiocre que l’étude n’avait pas suffisamment développée ; à une volonté aveugle, à laquelle une piété solide, bien entendue, n’imprimait pas une direction haute et ferme ; à une gaieté d’enfant qui avait bien sa grâce, mais qui, charmante et bien naturelle dans la jeune fille, pouvait dégénérer en étourderie dans la jeune femme. Aussi Clotilde l’avait-elle à peine écoutée.

Une femme d’une haute intelligence devait l’écrire plus tard : « Il faut que chacun trouve son mot dans l’énigme de la vie ; il ne sert à rien qu’on vous le dise : les uns ne l’écoutent pas, les autres le prennent à contresens. »

Mais ce mot, qui est la lumière, ce mot révélateur qui change les cœurs et affermit les volontés, comment Clotilde le déchiffrerait-elle ? N’ouvrirait-elle les yeux pour le lire que quand l’énigme serait sur le point de recevoir son explication complète, suprême, trop tard par conséquent ? Voilà ce qui occupait les pensées de l’amie de sa mère, et en voyant d’un côté cette enfant songeuse, de l’autre cette jeune étourdie qui passait de la tristesse la plus ridicule en ses motifs à la gaieté la plus folle, et qui s’embarquait sur la mer orageuse de la vie sans gouvernail et sans ancres, elle se demandait ce que serait, dans un avenir prochain, un intérieur dont ces deux femmes seraient appelées à faire le charme ou le tourment.

Les réflexions de Mlle Bruneville et la ronde furent interrompues en même temps par la bonne de Béatrix et de Pauline, une vieille fille qui les avait élevées et qui les aimait uniquement.

Elle venait annoncer à Clotilde que la sœur aînée de M. de Branefort était au salon.

Cette nouvelle jeta Clotilde dans un véritable désespoir.

– Je ne suis pas habillée, dit-elle, je suis seule, je ne la recevrai certainement pas.

Et comme ses amies riaient de la voir si désolée.

– Mais ne savez-vous pas, reprit-elle, que je ne la connais pas du tout, cette sœur de M. de Branefort ? qu’elle est vieille, savante et très drôle ? Que lui dirai-je, mon Dieu ! que lui dirai-je ?

– Tu déraisonnes, Clotilde, dit Mlle Bruneville assez sévèrement ; Thérèse de Branefort a quarante-cinq ans, c’est vrai ; elle habite la campagne depuis sa jeunesse, ce qui lui a donné certaines manières que quelques-uns qualifient de drôles ; mais c’est une femme sensée, d’un caractère franc, d’une intelligence pratique, dont tu feras très bien, plus tard, de suivre les avis. Ce n’est point du tout une savante de la manière dont tu l’entends. À vingt-cinq ans elle s’est retirée à la campagne pour se dévouer uniquement à sa sœur cadette qui est sourde et muette, et elle a profité de cette retraite absolue pour s’instruire et pour acquérir la capacité de gérer elle-même ses propres affaires, sa fortune n’étant pas considérable, voilà tout. Avec une femme de cette espèce, les petites considérations de toilette sont déplacées, et d’ailleurs tu ne peux remettre à un autre jour ta belle-sœur future.

– Alors, ma tante, restez avec moi ; papa sera encore sorti, et vous l’avez beaucoup connue autrefois, m’avez-vous dit.

– Je resterai volontiers, je vais même te précéder au salon avec Béatrix et Pauline, si tu veux absolument t’habiller.

– Oh ! certainement, je ne paraîtrai pas ainsi.

– Pourquoi ? il serait beaucoup plus aimable d’aller tout simplement embrasser tout de suite Thérèse ; c’est une campagnarde pur-sang, et les frais de ce genre seront complètement perdus pour elle.

Mais Clotilde était dans ses jours d’opiniâtreté ; elle refusa, et Mlle Bruneville, invitant Béatrix et Pauline à la suivre, descendit avec elles au salon. Elles y trouvèrent une femme d’une cinquantaine d’années, grande, robuste, au front hâlé, couronné d’épais bandeaux de cheveux gris, simple dans sa toilette, dans ses manières, manquant un peu trop de cette grâce toute féminine qui n’a pas d’âge, mais possédant en revanche la franchise de regard, la netteté d’expression, qui révèlent un caractère franc et énergique.

Elle commença par entourer de ses deux grands bras ses nièces, en les confondant dans une même étreinte, et puis elle embrassa chaleureusement Mlle Bruneville. Elles avaient vécu quelques années dans la même ville, à cette période heureuse de la jeunesse où les cœurs se lient vite, et, bien que n’ayant pas conservé de relations très suivies, elles s’écrivaient de temps en temps et étaient sincèrement enchantées de se revoir.

– Et ma future belle-sœur, où donc est-elle ? demanda Mlle de Branefort en se rasseyant.

– Elle va venir, répondit Mlle Bruneville, elle reconduit ses amies.

– Et elle fait sa toilette, ma tante, ajouta Pauline, qui, depuis la scène des pralines, avait conservé un air tout vieillot, tout douloureux.

Mlle Branefort regarda ses gants de filoselle, sa robe de mérinos, son châle où se dessinaient d’énormes et antiques palmes.

– Vraiment, dit-elle en riant ; elle prend là un soin bien mutile, vous eussiez dû le lui dire, Fanny.

– C’est ce que je n’ai pas manqué de faire ; mais vous savez, les jeunes filles ! Vous lui faites une certaine peur, ma chère, et elle veut au moins que sa toilette vous paraisse irréprochable.

– Je veux croire que Mlle Clotilde a les meilleures intentions du monde, répondit Mlle de Branefort ; mais elle oublie qu’une fermière comme moi est fort brouillée avec la mode. Or, j’ai si peu de temps à passer ici que j’aurais voulu en perdre le moins possible.

Et, rapprochant son fauteuil de celui de Mlle Bruneville :

– Et vous devez supposer qu’il me tarde de faire sa connaissance, ajouta-t-elle à demi-voix. Depuis la mort de ma belle-sœur, je me suis particulièrement intéressée à ses enfants ; je les aime et je ne serai rassurée que quand j’aurai, de mes propres yeux, reconnu que celle qui la remplace a ce qu’il faut pour bien remplir la mission délicate qu’elle accepte.

– Vous pouvez le penser, répondit non sans embarras Mlle Bruneville, que le regard interrogateur de son ancienne amie embarrassait ; M. de Branefort n’a pu faire un mauvais choix.

– Mon frère m’a parlé de son mariage plutôt en amoureux qu’en père, dit Mlle de Branefort avec une certaine vivacité, et, je vous l’avoue, Fanny, j’ajouterais foi plus volontiers à votre pénétration qu’à la sienne. Mlle Clotilde est votre parente ; mais enfin notre amitié déjà ancienne me donne bien un peu le droit de vous demander la vérité sur son caractère, sur…

– J’aimais beaucoup la mère, mais je connais peu la fille, je vous en avertis, interrompit Mlle Bruneville.

Et, prêtant l’oreille, elle ajouta :

– La voici : vous la jugerez par vous-même, ce qui vaudra infiniment mieux.

Clotilde entrait en effet, moitié souriante, moitié rougissante, et mise avec une élégance de très bon goût. Son père et M. de Branefort qu’elle avait rencontrés sur le palier la suivaient. M. de Branefort, malgré les quelques cheveux blancs mêlés à ses cheveux noirs, était jeune d’aspect. Son regard intelligent, mais dur, éclairait une figure sèche, fine et nerveuse. Une toilette soignée contribuait à mettre en relief la distinction de sa personne.

En les voyant entrer, Mlle Bruneville s’était levée.

– Quoi ! vous partez déjà, Fanny ? dit Mlle de Branefort.

– Ma tante, je vous en prie, restez à dîner avec nous, ajouta Clotilde, que le tête-à-tête avec cette femme au regard pénétrant, à la parole brève et incisive, effrayait.

– Je ne puis pas, mon enfant, j’ai promis ailleurs.

– Ainsi vous passez la soirée dehors, Fanny ? dit Mlle de Branefort.

– Non, je serai chez moi à sept heures.

– Cela vous dérangerait-il que j’allasse vous faire une petite visite ? dites-le-moi franchement.

– Pas plus que quand l’une et l’autre nous avions vingt-cinq ans, Thérèse.

– Alors, je ne vous retiens plus ; à ce soir. Clotilde alla reconduire sa tante jusqu’à la porte extérieure, se plaignant de ce qu’elle la laissait seule avec sa future belle-sœur, dont elle trouvait le regard si sévère et la voix si impérieuse.

– Thérèse, au fond, est une excellente femme, lui dit Mlle Bruneville. Elle a toujours eu l’écorce assez rude, une certaine brusquerie de manières, qui lui faisaient tort dans l’esprit de beaucoup ; mais cela n’empêche pas que ce ne soit le dévouement en personne. Je t’avertis seulement que la niaiserie lui semble insupportable, que la coquetterie la plus innocente l’impatiente, et qu’elle s’attend à trouver en toi une femme qui va devenir la mère de ses nièces, et non une enfant frivole et sans raison.

– Je le sens, dit Clotilde ingénument, je ne dirai que des bêtises ce soir.

– Ma chère enfant, ne serait-ce pas le résultat de l’habitude ? Il y a longtemps que je t’en ai prévenue, ces bêtises que M. de Branefort veut bien trouver maintenant des naïvetés adorables ne conserveront pas longtemps en ménage ce poétique nom. Secoue donc un peu ton apathie, prends en main les rênes de ta volonté, et romps une bonne fois avec cette vie capricieuse et nonchalante qui te perd. Il serait inutile de te poser en femme sérieuse devant Thérèse, qui a le coup d’œil juste et prompt, mais sois avec elle naturelle, sensée, montre-toi pleine de bonne volonté intelligente. Dans une jeune fille de vingt ans on se contente de cela. Eh bien, que regardes-tu ?

– La passementerie de votre manteau, ma tante ; voilà huit jours que j’en cherche inutilement de semblable.

Mlle Bruneville rabattit son voile et ouvrit la porte de la rue.

– C’est que tu as mal cherché, dit-elle. Adieu !

Et elle sortit.

II

Il était à peu près huit heures du soir ; Mlle Bruneville, assise au coin de son feu, attendait la visite de son ancienne amie. Son fauteuil était prêt, et sur le guéridon, à la portée de la main, un petit écran présentait son manche d’ébène. Rien ne troublait le recueillement dans ce salon situé pourtant à quelques pas des quartiers les plus mouvants de la ville. Mlle Bruneville avait choisi son appartement avec le tact exquis qu’elle mettait en toutes choses. Peu lui importait, à elle, moitié recluse et moitié femme du monde, que sa maison fît bonne figure sur la rue, qu’elle annonçât à tous l’aisance dont elle jouissait. Ce qu’elle voulait, c’était, avec le confort intérieur et la sécurité de la ville, l’air, le silence, la liberté, et elle avait trouvé tout cela. Dans une vaste maison de la vieille ville, elle avait rencontré une sorte d’aile invisible de la rue, et donnant sur un grand jardin ; elle s’en était rendue propriétaire. Six mois plus tard, l’aile restaurée devenait un frais et joli appartement meublé avec une simplicité élégante, mille fois préférable au luxe qui s’étale, qui s’impose au regard. L’été, les portes vitrées du salon s’ouvraient pour laisser passer l’air, le soleil, le parfum des fleurs, le bourdonnement des insectes, les gazouillements d’oiseaux ; l’hiver, un feu clair s’allumait dans le foyer, le piano laissait échapper plus souvent ses mélodieux murmures, et dans les jardinières s’épanouissaient les mélancoliques fleurs de la saison.

En hiver comme en été aucun des ennuyeux bruits de la ville ne traversait ces épaisses murailles et ne venait offenser l’oreille délicate de Mlle Bruneville. Cela était si vrai, qu’à certains moments du jour elle était obligée d’ouvrir sa fenêtre pour entendre les cloches, ces voix religieuses et vibrantes de l’air qui ont un écho dans l’âme.

Mlle Bruneville avait poétisé en quelque sorte ce nom de vieille fille, qui ne se prononce qu’avec circonspection parce que de sottes gens ont voulu en faire une injure. Elle avait su éviter les manies, les ridicules, écarter l’égoïsme, donner à sa vie calme un but et une incontestable utilité. Or, avec les relations de la famille et celles de l’amitié, les sympathies actives pour l’humanité déshéritée et souffrante, le goût éclairé des lettres et des arts, et surtout la présence permanente de Dieu au fond de l’âme, on défie l’isolement et on se rit de l’ennui. L’isolement ! l’ennui ! voilà cependant les deux fantômes qui semblent couvrir d’ombre le sentier du célibat, et qui font aux pusillanimes contracter, presque au seuil de la vieillesse, des unions dont le monde s’étonne.

Ce soir-là Mlle