Deux orphelines - Jacques-Melchior Villefranche - E-Book

Deux orphelines E-Book

Jacques-Melchior Villefranche

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Extrait: "Il y a quelques années, le long des larges rues sinueuses et des raides sentiers en lignes droites qui se croisent dans le village d'Overton-Brow, on entendait tous les soirs le tintement d'une petite clochette bien connue des habitants. Elle annonçait que la petite vendeuse de gâteaux faisait sa ronde quotidienne."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 314

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335102352

©Ligaran 2015

Préface

On pourra reconnaître ici quelques fragments d’une petite nouvelle anglaise « The muffin Girl » qui a paru sans nom d’auteur, à Londres, mais qui fait partie d’une collection publiée, croyons-nous, sous les auspices du regretté Père Faber et des Oratoriens d’Angleterre.

Certains procédés trop à la mode chez nos voisins d’outre-Manche me dispensaient pleinement, à ce qu’on m’a dit, de faire à mes lecteurs cette confidence d’une inspiration étrangère dont un bien petit nombre d’entre eux aurait eu l’occasion de s’apercevoir. N’a-t-on pas vu la littérature anglaise s’approprier, sans le moindre scrupule, nos romans ou nos pièces de théâtre, après s’être donné tout simplement la peine de les traduire, d’en défigurer les noms propres et d’en changer les titres ? Mais c’est là, il faut le reconnaître, une pratique peu faite pour rehausser l’honneur de la république des lettres, et dès lors qu’on la réprouve, on perd le droit de l’imiter, même de loin.

J’aime mieux remercier ingénument l’auteur inconnu de « The muffin Girl », et lui demander pardon d’avoir osé refondre son œuvre en la transportant dans notre langue, et essayer de faire un tableau d’une esquisse qui, en elle-même, était un chef-d’œuvre.

Du reste, n’exagérons rien. Si mes emprunts à l’opuscule anglais sont assez importants pour faire à ma loyauté un devoir de les mentionner, il s’en faut qu’ils le soient assez pour ôter à mon travail son caractère propre et son originalité. Je pourrais citer des situations culminantes, des personnages principaux, pivots du présent drame, qui ne sont même pas indiqués dans le récit anglais. Tels sont, par exemple, le personnage d’Olivier Waspson-Cleave et tout ce qui s’y rattache directement ou indirectement ; tels encore le protestantisme du landlord de Cleave-Hall et de sa famille, que le récit anglais suppose catholiques. En un mot, on compterait dans « Deux orphelines » jusqu’à cent ou cent vingt pages de suite dont pas une ligne ne se trouve dans « The muffin Girl ».

J’ai entremêlé dans le drame, tout en évitant de le surcharger et de l’alourdir, une série de courtes études des mœurs britanniques, en parallèle avec nos habitudes, nos goûts et notre caractère français. Le travail d’esprit de M. Réginald Cleave, relativement aux questions religieuses, et les raisonnements du Père Joseph sur le même sujet, me paraissent aussi répondre avec assez d’exactitude, si je ne me flatte, aux préoccupations providentielles de l’Angleterre contemporaine et à l’étonnante révolution morale annoncée par le génie prophétique, de Joseph de Maistre, il y a cinquante ans, alors qu’elle semblait impossible ; révolution que tant d’âmes pieuses sur le continent aident de leurs prières et que le monde entier, chrétiens et incrédules, surveille avec une attention pleine d’angoisses et d’espérances.

C’est par les excursions épisodiques de ce genre que je me suis efforcé d’instruire, sans rompre toutefois l’unité ni l’intérêt du récit. Plaire et amuser sont un résultat désirable, mais digne de peu d’efforts, à mon avis, quand il est seul, et la théorie de « l’art pour l’art », aussi bien que l’axiome latin : « Scribitur ad narrandum, non ad probandum », en dehors des ouvrages d’histoire, me semblent tout à fait au-dessous d’une plume sérieuse et chrétienne. Je l’ai dit ailleurs : Je me sens profondément incapable, non seulement d’écrire pour laisser au lecteur des impressions malsaines, mais de n’en pas rechercher de profitables et de salutaires, et de me contenter d’une passagère et stérile émotion.

CHAPITRE PREMIERLa petite clochette

Il y a quelques années, le long des larges rues sinueuses et des raides sentiers en lignes droites qui se croisent dans le village d’Overton-Brow, on entendait tous les soirs le tintement d’une petite clochette bien connue des habitants. Elle annonçait que la petite vendeuse de gâteaux faisait sa ronde quotidienne.

Overton-Brow est un spacieux faubourg, ou plutôt village de plaisance, adossé aux flancs d’une colline, au-dessus d’un vaste port appelé Marston, non loin de l’embouchure de la Tamise. Le rapprochement de ces deux centres de population fait ressortir entre eux un contraste auquel le voyageur étranger à l’Angleterre a toujours de la peine à s’habituer. Autant les habitations du premier s’étalent coquettes et somptueuses, autant celles du second, à l’exception de quelques hauts bâtiments publics en bordure des quais, sont serrées, noires et étroites.

Le travail n’est point rare à Marston, et les ouvriers qui y accourent en foule sont presque toujours sûrs d’y trouver de l’ouvrage. Le commerce s’accroît tous les jours : les manufactures s’ajoutent aux manufactures, et malheureusement aussi les tavernes aux tavernes ; mais l’ouvrier, comme partout, est imprévoyant, et si la richesse publique ne cesse de s’accroître, c’est en s’accumulant dans un petit nombre de mains privilégiées, où s’entassent des fortunes prodigieuses. À côté de cette haute et puissante aristocratie de la houille et du coton, la foule croupit ou même s’enfonce plus avant dans la misère, bien loin de remonter vers l’aisance.

Le nombre des pauvres à Marston est depuis longtemps en disproportion complète avec celui des logements qui leur sont destinés. Chaque nouveau dock ajouté aux anciens, chaque magasin agrandi par son opulent propriétaire, chaque restauration de quais ou élargissement de débarcadères a été un empiétement sur le quartier des pauvres. Celui-ci ne pouvait reculer à son tour sur les hauteurs d’Overton-Brow, dont aucun des gracieux jardins ou des élégants pavillons n’aurait consenti à disparaître ou à se rétrécir. Il ne le pouvait pas davantage sur les falaises qui couronnent le rivage. Là, il est vrai, les terrains à bâtir ne manqueraient point ; mais ils se vendent par grands lots, à des prix élevés, et, parmi les spéculateurs qui les couvrent de villas pour les visiteurs d’été, aucun ne s’est avisé, jusqu’ici, d’y construire des habitations modestes à portée de la ville et surtout à portée des petites bourses.

C’est ainsi que les pêcheurs, matelots, portefaix, ouvriers des fabriques et artisans de tous genres, malgré des salaires suffisants, continuent à s’entasser les uns sur les autres, depuis la cave jusqu’aux mansardes, dans des réduits mesquins, souvent humides, presque toujours mal éclairés et toujours insuffisamment aérés. Comment est-il possible à des familles d’habiter proprement et décemment dans de pareils bouges ? se demande-t-on en traversant les étroites ruelles ; aussi ne sont-ils habités, en général, ni proprement ni décemment. Il y règne une promiscuité forcée à laquelle la morale ne gagne rien.

Cependant, du sein de cette atmosphère fumeuse, on voyait monter chaque jour, aux derniers rayons du soleil couchant, la petite marchande, précédée du son argentin de sa clochette.

Elle portait devant elle, à la hauteur de ses bras, une corbeille ovale munie de deux anses, une de chaque côté. Un épais cordon noir était passé dans ces deux anses et suspendait la corbeille à son cou.

Qui était-elle et d’où venait-elle ? La plupart des acheteurs ne s’inquiétaient guère que de la qualité de sa marchandise, et comme celle-ci était excellente, leur curiosité n’allait pas au-delà. Ceux qui avaient voulu en savoir davantage n’avaient obtenu que des réponses polies, mais évasives.

Au nombre de ces derniers était la femme d’un capitaine de vaisseau qui n’habitait point d’ordinaire Overton-Brow. M. Barnold venait de prendre la mer pour une mission importante et lointaine, et Mme Barnold s’était installée dans un modeste, mais charmant cottage de la colline, afin d’y passer le moins tristement possible une de ces périodes de veuvage intermittent si fréquentes dans la vie des femmes de marins.

Mme Barnold, sur le continent, eût passé pour très riche ; mais au milieu des opulents landlords ou manufacturiers de son voisinage, sa fortune ressemblait plus à l’aisance qu’à la richesse. Femme sérieuse et d’habitudes très chrétiennes, elle vivait fort retirée. Une gouvernante française, du nom de Juliette, qui l’avait aidée à élever ses deux fils et leur avait servi d’institutrice pour le français et pour les études élémentaires, formait toute sa famille depuis la rentrée des classes au collège et le départ du capitaine.

Cette gouvernante avait cessé d’être jeune. Elle prétendait n’avoir jamais pu s’habituer à l’Angleterre, bien qu’elle évitât soigneusement toute occasion de s’en éloigner. Elle détestait en théorie tous les Anglais du monde, deux exceptés, bien entendu ; – on devine que c’étaient les deux jeunes Barnold ; – mais, dans l’a pratique, elle n’avait que des soins affectueux pour tous.

Dès les premiers jours de son arrivée à Overton-Brow, Mme Barnold avait entendu la petite clochette et observé qu’elle n’avait point l’impatience et la brusquerie des clochettes ordinaires des marchands des rues, mais un son égal, mesuré, plein de douceur. On eût dit une voix calme, mélancolique, à la fois tendre et résignée, et l’on était encore plus frappé de cette impression lorsqu’on apercevait la figure pâle, d’une blancheur maladive et en quelque sorte transparente, mais d’une inaltérable sérénité, qui se penchait au-dessus de la corbeille, et les doigts effilés, blancs comme la cire, qui vous en offraient le contenu. Mme Barnold se leva de sa broderie et se dit qu’elle voulait acheter des muffins.

Il est à supposer que la même idée était venue à Juliette, car celle-ci passa sans bruit devant la porte que sa maîtresse allait ouvrir, et Mme Barnold entendit la conversation suivante :

« Ici, petite !

– Voici, Madame.

– Avez-vous des muffins ?

– Oui, Madame, choisissez.

– Et ils sont bons ?

– Excellents, bien que nous soyons en plein été. Vous n’avez qu’à les goûter, Madame.

– Je m’en garderai bien. Je ne suis pas si friande, pour ma part, de vos fades pâtes anglaises. C’est vous qui les faites ?

– Non, madame, je vends pour M. Houston, qui a la plus belle boutique de la ville. Tout le monde connaît M. Houston.

– J’en prendrai une douzaine. Quel âge avez-vous ?

– Plus que je ne parais : près de quinze ans.

– Quinze ans ! On dirait plutôt douze. Avez-vous des frères et des sœurs ? »

L’enfant répondit avec quelque hésitation :

« Une sœur.

– Plus âgée ou plus jeune que vous ? ajouta Juliette qui parut n’avoir pas remarqué son hésitation.

– Plus âgée.

– Vend-elle aussi des gâteaux ?

– Non, madame.

– Que fait-elle donc ?

Ici plus de réponse. L’enfant, sérieuse, mais toujours paisible, tendit la main pour recevoir la monnaie.

– Un instant, insista Juliette tenant l’argent dans sa main. Et votre mère ? Vous n’avez donc point de mère ?… Pas de père non plus ? Où demeurez-vous ? Quelle terrible existence pour une jeune fille au milieu de cette Babylone là-bas ! Avez-vous au moins quelqu’un qui prenne soin de vous ? »

L’enfant, sans répondre, retira sa main toujours tendue et traça, d’un mouvement imperceptible, un signe rapide sur son cœur. Elle avait sans doute exécuté ce geste bien des fois sans que personne le remarquât ; mais il n’échappa point à l’œil attentive son interlocutrice.

« Qu’est cela, mon enfant ? Refaites-le ce signe que vous venez de tracer… Le signe de la croix. Pauvre, mais heureuse enfant ! vous êtes donc catholique ? Vous êtes encore plus riche et mieux gardée que des milliers de filles de votre âge dans ce pays où l’on fait tant d’argent. Tenez, voici votre monnaie. Je ne vous retiens pas en ce moment, puisqu’il vous plaît d’être muette. Allez finir de vendre votre marchandise, et revenez me parler dès que vous aurez terminé. »

L’enfant leva ses yeux d’un bleu sombre et profond, un bleu de violette : ils étaient remplis de larmes. Elle indiqua d’un geste gracieux la grande ville qui grondait à ses pieds, semblable à un monstre vomissant de la fumée.

« Il faut, dit-elle, que je traverse toutes ces rues avant minuit. Bonsoir, ma bonne dame. Puisque vous êtes catholique aussi et que vous me témoignez de l’intérêt, songez à moi dans votre prière ce soir, et moi je penserai à vous en redescendant toute seule là-bas. C’est la volonté de Dieu, et jamais il ne m’arrive de mal. Bonsoir. »

La petite-clochette se remit à promener ses notes argentines, et Juliette, tout émue, parut devant Mme Barnold et lui offrit les muffins pour le thé.

« J’ai tout vu, Juliette, lui dit Mme Barnold, et tout entendu. Cette petite, avec sa tristesse et sa piété angéliques, cette petite m’intéresse. Il y a quelque chose là-dessous, peut-être quelque infortune secrète à soulager, très certainement un exemple d’édification à recueillir. Tâchez de conserver votre curiosité éveillée jusqu’à demain et d’interroger encore.

– Oh ! pour cela, Madame y peut compter, dit Juliette. Je suis Française, mais cela ne m’empêche pas d’être curieuse, au contraire. Je vais m’endormir en rêvant au meilleur moyen de faire causer l’enfant. »

Il plut toute la nuit, pluie fine, calme, incessante. Il faisait plutôt chaud que froid. Mme Barnold contemplait de sa fenêtre l’obscurité qui s’étendait au-dessous. Il en sortait un roulement continu, bas comme un murmure, à travers lequel perçaient par intervalles des jets bruyants de fumée ou de flammes qui rougissaient l’atmosphère au sommet des hauts fourneaux, des sifflements de locomotives, des battements de routes de bateaux à vapeur et quelquefois la voix imposante de la mer. C’était, pensait Mme Barnold, la respiration d’une grande cité, d’une vie industrielle composée de milliers de vies humaines ; et elle se demandait si la petite fille à la clochette argentine avait aussi sa part dans ce concert immense qui couvait, pour ainsi dire, sous l’épaisseur de la nuit et sous la pluie toujours incessante et toujours silencieuse.

Le lendemain fut un jour radieux, et le soir surprit Juliette et sa maîtresse, la maîtresse presque aussi attentive que sa gouvernante à guetter le son de la clochette aux petits gâteaux ; mais elles guettèrent vainement. Elles attendirent trois heures : point de muffins ! Ce fut comme un évènement sur la rue en terrasse qu’elles habitaient.

La concierge de la maison d’en face venait à chaque instant sur le pas de sa porte et se fatiguait les yeux à regarder en haut et en bas. La servante d’une voisine d’à côté, l’apercevant, sortit lui demander où pouvait être la petite marchande. Juliette ne put résister au désir d’intervenir à son tour et de changer en trio le dialogue commencé. Elle accosta les deux commères, dont elle obtint, sans la moindre difficulté, toutes les confidences. Elle apprit que la petite fille faisait sa ronde tous les jours depuis trois ans, et toujours si gentille, si modeste, si comme il faut, qu’on n’eût jamais attendu un tel langage et de telles manières d’une simple marchande foraine. Mais son nom, sa demeure, personne ne les connaissait.

La soirée suivante arriva et les trouva encore aux aguets ; elle s’écoula sans amener la petite marchande. Mme Barnold se sentit irrésistiblement poussée à faire quelques recherches à son sujet. Elle appela Juliette et lui dit :

« Vous feriez bien, je crois, d’aller chez Houston et de lui demander quelle est cette petite.

– Très volontiers, Madame ; seulement il est déjà nuit, et la distance est de plus d’un mille.

– C’est à quoi je pensais aussi de mon côté, Juliette ; aussi vaudrait-il mieux ne pas aller à pied. Faites chercher un fiacre : j’irai avec vous. »

Quelques minutes après, une voiture était à la porte, et les deux dames roulaient vers le centre de Marston, jusqu’à la porte de M. Houston, le pâtissier à la mode, le premier fabricant de pains de fantaisie, de biscuits et de muffins. C’était une grande boutique et pleine de monde. Mme Barnold fit quelques emplettes, puis elle demanda à une jeune femme d’un air fort respectable, si l’on pouvait parler à M. Houston.

« Je crains que non, répondit la jeune femme, du moins en ce moment. Il est excessivement occupé. Mais je suis Madame Houston, et peut-être pourrez-vous me confier ce que vous avez à lui dire. »

Mme Barnold expliqua l’objet de sa visite et apprit que la petite marchande était connue sous le nom de Margaret, ou, par abréviation, de « Meg, Meg la commissionnaire. »

« Et il y a longtemps que vous la connaissez ?

– Un peu plus de trois ans, Madame, et voici comment. Nous avons l’habitude d’aller à l’église tous les matins, quand nous le pouvons, et d’assister à l’office divin.

– Pardon, interrompit Mme Barnold ; comme il n’y a d’office quotidien que dans la chapelle catholique, est-ce à la messe que vous voulez dire ?

– Précisément, Madame ; je n’ai aucun motif de vous le cacher ; mais je ne vois pas…

– Oh ! reprit Mme Barnold en appuyant doucement sa main sur celle de la pâtissière, cette circonstance n’est pas de nature à vous nuire dans mon esprit : je fais moi-même exactement comme vous.

– Vous êtes catholique aussi ? dit Mme Houston ; Dieu en soit loué ! et permettez-moi de m’en réjouir pour l’objet même qui vous amène : vous comprendrez mieux le peu que j’ai à vous raconter. Vous savez qu’il y a deux messes.

– Oui, l’une à sept heures, et l’autre à huit.

– Notre commerce nous oblige d’aller à celle de sept, et s’il y en avait encore plus tôt, ce serait celle-là que nous choisirions ; car, voyez-vous, Madame, un pâtissier qui veut faire ses affaires doit être sur pied de bonne heure. On ne se figure pas ce qu’il y a de besogne dans notre partie. »

Et mistress Houston, qui avait la parole facile, entama un cours complet de pâtisserie. Mme Barnold, dont le but n’était point de se faire initier aux secrets du gouvernement d’un four, ni à l’histoire des affinités réciproques du lait, du sucre, du beurre et des œufs, eut quelque peine à retirer son interlocutrice du milieu de la pâte et de toutes les préparations savantes inventées pour la modifier.

« Pour en revenir à la messe, Madame, est-ce là que vous avez rencontré Meg la commissionnaire ?

– Justement, Madame, à la messe de sept heures. Là je remarquais depuis longtemps une jeune enfant belle, oh ! mais fort belle. Elle en a perdu beaucoup de cette beauté, mais elle est trop jeune pour n’en pas garder quelque chose.

– En effet, observa Mme Barnold, ses traits ont pour le moins une véritable distinction.

– Oui, Madame ; il y a des beautés éclatantes et tapageuses ; d’autres qui n’ont pour elles que la fraîcheur de la jeunesse, ce qu’on appelle la beauté du diable, je ne sais trop pourquoi… »

Mme Barnold fut obligée d’interrompre encore et de couper court à une dissertation sur la théorie de la beauté. Mais une fois rentrée en plein dans l’histoire de Meg, Mme Houston laissa voir bientôt qu’elle avait du cœur, autant au moins que de langue. Elle se laissa, sans plus d’écarts, entraîner par son sujet et, de bavarde, elle devint presque éloquente.

« Je vous disais donc, Madame, que sa beauté m’avait frappée. Ce qui me faisait encore plus d’impression, c’était son attitude. Je vous assure, Madame, que cela faisait du bien à l’âme d’observer cette petite à la messe. Elle me paraissait s’occuper si peu de ce qui l’entourait qu’elle ne se doutait certainement pas d’avoir pu attirer l’attention. Elle était misérablement habillée : des haillons, de vrais haillons, qui parfois tenaient à peine autour d’elle ; mais toujours décente. Ses pieds seuls étaient nus. Jamais ni bas ni souliers. À mesure que la pauvre enfant entrait dans l’église et portait ses doigts à l’eau bénite, son visage se transformait : on eût dit un ange. Le monde entier restait pour elle en dehors ; cela se voyait dans toute sa démarche. Elle s’avançait humblement ; mais avec une révérence tendre, et jetait vers l’autel des regards chargés d’amour. Pendant le Saint-Sacrifice, elle ne perdait aucun des mouvements du prêtre. Elle restait suspendue, en quelque sorte, à tout ce qu’il faisait, se signant avec lui, se frappant la poitrine avec lui, s’inclinant imperceptiblement à chaque fois qu’il s’inclinait, et toujours à genoux. Il fallait la voir surtout au moment de l’élévation ou quand le prêtre, se tournant vers les fidèles qui vont communier, présente la divine hostie entre ses doigts en disant en latin les paroles de Jean à l’aspect de Jésus : Voici l’Agneau de Dieu, voici celui qui efface les péchés du monde. » Je ne pouvais m’empêcher de jeter un regard sur ce visage d’enfant, tant il exprimait de bonheur ! Plus d’une fois alors, bien que sa tête fût penchée, j’ai vu un sourire radieux sur ses lèvres, et des larmes brillantes dans ses yeux.

Quand la messe était finie, elle s’agenouillait une minute devant l’image de la Sainte-Vierge ; ensuite elle sortait reprendre, avec l’eau bénite, le fardeau sans doute bien lourd pour elle de la vie extérieure.

Voilà tout ce que j’ai connu d’elle pendant longtemps. Elle ne paraissait jamais à l’école du dimanche ni à la grand-messe.

L’hiver arriva, et il fut particulièrement rigoureux. L’enfant avait ses pauvres petits pieds nus si rouges, quelquefois si bleus que cela faisait mal à voir. Ils enflèrent ; alors elle les enveloppa d’un mauvais chiffon, mais ils saignaient à travers l’étoffe, et malgré cela elle paraissait toujours laisser ses souffrances à la porte de l’église, et elle continuait à venir à la première messe et à la suivre avec tant d’attention qu’on eût dit, pardonnez-moi l’expression, qu’il n’y en avait que pour elle. Le froid n’ôtait rien à l’air de contentement de son pâle et maigre visage. Aussi un jour je n’y pus tenir et, la touchant sur l’épaule, je lui dis ces quelques mots à l’oreille : « Écoutez, petite, j’aurais des bas et des souliers à vous donner. » Comme la messe était à peine terminée à ce moment, elle ne me répondit que par un léger mouvement de tête, qui fut à peine pour elle une distraction ; mais elle sortit en même temps que moi et me dit, après avoir reçu de l’eau bénite de ma main : « Merci, ma bonne Dame. Oh ! il y a longtemps que je vous connais, Madame Houston, et je me demandais si vous voudriez me confier quelques-unes de vos pâtisseries à vendre dans les rues. – Venez, lui répondis-je, venez parler à M. Houston et nous verrons. »

Il me fut aisé de décider mon mari à accéder à sa demande. Nous lui donnâmes des habits décents, une corbeille et la petite clochette que vous connaissez. Elle commença le soir même à colporter des petits gâteaux pour nous. Les gens ont pris goût à elle autant qu’à sa marchandise et, pour notre part, nous n’avons rien perdu à l’employer, bien au contraire. Je la vénère à part moi comme une petite sainte. Après qu’elle a fini de débiter sa provision, elle nous fait nos commissions dans les boutiques ou tavernes du voisinage. Elle est aussi connue à Marston que le lord maire, et le plus souvent elle est par les rues jusqu’à minuit, sans que personne lui ait jamais manqué de respect.

Quelle étrange existence ! s’écria Mme Barnold.

– Oui, continua Mme Houston, très étrange en vérité, bien qu’il nous fût possible d’en trouver de plus étranges encore, je suppose ; mais on ne les connaît pas toutes. Tenez, madame, par exemple, si je vous racontais tout ce que je suis à même de voir de jeunes filles rôdant comme des ombres, le soir, devant ma boutique, depuis la chute du jour, jusque vers une heure après minuit…

– Pardon, vous me direz cela une autre fois. Ne perdons pas de vue notre petite commissionnaire. Vous ne l’envoyez donc plus à Overton-Brow ? Elle n’y a pas paru hier, ni aujourd’hui.

– Elle n’a pas paru non plus chez nous, Madame.

– Est-ce qu’elle laisserait à désirer sous le rapport de l’exactitude dans son service ?

– Bien loin de là, Madame. Ses habitudes de régularité sont telles que je suis surprise, presque inquiète de son absence. Mais on est si occupé ici qu’on n’a pas le temps de se retourner. Si elle ne vient pas demain, il faudra bien que je trouve un moment pour chercher de ses nouvelles. Elle ne me sort pas de l’esprit.

– Vous ne savez donc pas où elle demeure ?

– Non vraiment. Je le lui ai demandé une fois ; ma question parut l’embarrasser et je n’insistai point. Ces gens-là, ça ne demeure nulle part.

– Comment, nulle part ? que voulez-vous dire ?

– Ah ! reprit la pâtissière, on voit bien, Madame, que vous ne connaissez pas le fond des misères de notre Marston ! Quand je dis nulle part, j’entends nulle part de fixe. Il y a ici des centaines de familles qui changent de logis ou plutôt de chambre à chaque terme de sept jours, faute de pouvoir s’acquitter exactement du terme échu. L’émigration catholique irlandaise nous fournit beaucoup de ces familles, et c’est à l’une d’elles, je présume, qu’appartient Meg. Pauvres âmes errantes, que Dieu leur soit en aide !

– Savez-vous au moins ce que font ses parents ?

– Elle n’en a plus, de parents, si ce n’est, ce me semble, une sœur, mais que je n’ai jamais vue.

– N’importe, répliqua Mme Barnold avec un soupir de regret, je voudrais bien savoir où elle demeure.

Mme Houston, pendant cette conversation, n’avait cessé de suspendre à chaque instant son récit pour servir des pratiques. En ce moment elle parut tout heureuse d’avoir devant elle quelques minutes de liberté.

« Voudriez-vous entrer un instant ? dit-elle en ouvrant une porte vitrée. Il me revient que notre bonne doit savoir quelque chose. Ces deux filles causaient quelquefois ensemble. »

Mme Barnold fut introduite dans une chambre où une servante robuste et proprette lavait des moules de gâteaux et des verres de toute forme, de toute espèce.

« Emma, commença Mme Houston, nous sommes étonnées de l’absence de Meg. Savez-vous ce qu’elle peut être devenue ?

– Malade, je suppose, fit la jeune fille.

– Mais où ? Demeure-t-elle loin d’ici ?

– Je n’en sais rien ; Meg n’est pas parleuse ; avec elle il n’y a guère moyen de jaser.

– Mais, si elle était malade, quelqu’un serait venu de sa part.

– Pas facile, elles ne sont que deux.

– À quoi ressemble sa sœur ?

– Ma foi, je ne sais guère ; à personne autre de ma connaissance, pas même à Meg.

– Vous l’avez vue ?

– Oh ! oui.

– Eh ! bien, faites-nous son portrait.

– C’est une grande, haute et hautaine créature. Je ne puis vous en dire davantage, sinon que, malgré la différence des caractères, la petite Meg lui est joliment attachée.

– Où l’avez-vous vue ? à la messe ? »

La servante se mit à rire :

« Non pas, certes ; elle n’y vient point ; elle n’y a jamais paru, à ma connaissance.

– Mais où donc ? Dans les rues ? Sa conduite laisserait-elle à désirer ?

– Oh ! je ne dis pas cela non plus, la sœur de Meg !… Oh ! non ! Pour mieux dire, je ne sais rien. Moi je ne fréquente pas les grandes demoiselles en guenilles.

– Grandes demoiselles en guenilles ! que voulez-vous dire, Emma ? De quelle façon entendez-vous ceci : grandes demoiselles ?

– D’aucune façon, Madame ; j’ai voulu dire seulement que cette sœur prenait des airs, qu’il n’y avait pas moyen de causer avec elle, pas plus moi que les autres bonnes ou ouvrières, quand on la rencontre. Ça fait sa princesse, et ça n’a peut-être jamais mangé que des pommes de terre ! ça se laisse appeler miss, miss, clic, vie, clive, cleave… Je ne me rappelle pas au juste. »

On ne put en obtenir davantage. Mme Houston elle-même en fut pour ses frais d’interrogations multipliées et d’exclamations naïves, elle qui ne comprenait pas qu’on pût négliger une aussi belle occasion de parler. Emma paraissait avoir été blessée quelque part dans son amour-propre par la sœur de Meg, et elle refusa d’entrer dans de plus longs détails. On ne pouvait du reste douter de sa sincérité quant à son ignorance de la demeure des deux sœurs, car elle avait pour la petite commissionnaire une certaine affection protectrice et eût certainement aidé, si elle en avait connu le moyen, à découvrir ce qu’elle était devenue.

Mme Houston parla à ce propos de constables, de registres de la police. Cette proposition attrista vivement Mme Barnold ; elle n’éprouvait aucun empressement à l’accueillir malgré sa sagesse évidente, lorsque Juliette et Emma, qui s’étaient mises à chuchoter ensemble, prononcèrent le nom de « Père Joseph. »

« Père Joseph ! c’est cela, répéta Juliette d’une voix triomphante. La petite devait se confesser et, pour sûr, le Père Joseph doit la connaître. »

Cette idée, en effet, était un trait de lumière ; mais il se faisait bien tard. Neuf heures sonnaient tout à côté, du haut du clocher de Saint-Nicolas. Mme Barnold prit congé de Mme Houston, qui l’eût volontiers retenue encore, et remonta en voiture. Mais ce ne fut pas sans hésitation qu’elle ordonna au cocher de la conduire chez le Père Joseph.

Le nom de miss Cleave – si toutefois ce nom était exact – l’avait vivement frappée. Ce nom était précisément celui de son père, le nom qu’elle avait porté avant son mariage. Il avait été comme un coup d’aiguillon à sa curiosité, aiguillon bien absurde, selon toute apparence. Quel rapport une pauvre Irlandaise ?… Ah bah ! se dit-elle, Irlandaise ou Anglaise, cette enfant est une chrétienne et elle a peut-être besoin de moi ? Elle dit à Juliette de donner au cocher l’adressé du Père Joseph.

Décidément la soirée tournait en aventure : Mais, après tout, Mme Barnold allait tout simplement chez un prêtre qu’elle connaissait déjà et qu’elle estimait ; elle n’allait pas au-delà, pour le moment, et il n’y avait pas de quoi s’effrayer.

La voiture s’arrêta ; Juliette sonna ; une femme âgée parut.

« Le Père Joseph, demanda Mme Barnold.

– Il n’est pas à la maison.

– Quand rentrera-t-il ?

– Je l’ignore.

– Pourriez-vous du moins me dire où il est ; je désirerais fort lui parler ce soir.

– Il est auprès d’une malade et je ne puis deviner le moins du monde le temps qu’il y restera. Peut-être une heure, peut-être moins, peut-être beaucoup plus. »

Il y eut une pose.

Il est chez elle, dit Juliette, incapable de contenir son impatience ; et regardant fixement la vieille femme : Je parierais que le Révérend Père est justement auprès de la personne dont madame voulait l’entretenir ; je le sens aussi sûrement que s’il me l’avait dit. N’avez-vous aucun moyen de vous en assurer ? Nous sommes à la recherche d’une pauvre petite fille que nous supposons malade.

– Attendez, répliqua la vieille. Elle rentra, puis ressortit avec un chiffon de papier qu’elle présenta.

Mme Barnold y lut : « Miss Cleave, Baltic Buildings, cour de la Couronne, 75, trois portes après la taverne des Cinq Bals ; ouvrir la porte et descendre ; deuxième porte à gauche, à la treizième marche de l’escalier. »

« C’est bien cela ! s’écria-t-elle ; et elle ajouta à part elle : miss Cleave ; absolument le même nom qui fut le mien pendant vingt ans de ma vie ! » Elle était de plus en plus intéressée.

Cependant ce mot de « Baltic Buildings, » désignait le recoin le plus misérable du plus misérable quartier de Marston, et du plus mal famé. Mme Barnold regarda sa montre : il était neuf heures et demie. Au mouvement de perplexité qu’elle fit à cette vue, Juliette devina sa pensée :

« Baltic Buildings n’est pas une place convenable pour vous, Madame, à une pareille heure ; mais moi, je me sens le courage d’y aller avec le fiacre. Voulez-vous m’en donner l’autorisation et m’attendre ? »

Elle avait les larmes aux yeux.

« Aucune voiture ne peut passer par là, observa la servante du prêtre, et quant à y descendre à pied, je ne le conseillerais point à ces dames, encore moins à mademoiselle toute seule. »

La justesse de cette remarque mit le comble à l’embarras des deux chercheuses. Mme Barnold se reprochait presque d’être venue. Elle craignait de s’être embarquée à la légère dans un roman ridicule, une pure folie ; que n’était-elle encore tranquillement à Overton-Brow ? Complètement étrangère en ce lieu, elle poursuivait une jeune fille qu’elle avait entrevue à peine, une inconnue après tout. Quelle situation absurde de courir en pleine nuit, seule avec une gouvernante, au travers des ténébreux mystères d’un faubourg perdu !

Elle était sur le point de faire tourner en arrière, du côté d’Overton-Brow, lorsque la peinture si vive qu’avait faite Mme Houston de la piété de Meg lui revint à l’esprit. Une pareille enfant, à n’en pas douter, n’était pas la première venue ; elle avait quelque chose que n’ont pas les autres, et l’on pouvait bien pour elle hasarder une démarche insolite. Mme Barnold ne courait du reste aucun danger, sinon celui du ridicule ; mais ce qui pourrait paraître tel aux yeux des hommes n’était-il pas de sa part un sérieux désir de faire le bien, et Dieu n’en jugerait-il pas autrement que les hommes ? Si son ange gardien avait à choisir en ce moment pour elle, quelle direction indiquerait-il ? Overton-Brow ou Baltic Buildings ?

Et elle cria au cocher penché sur son siège :

« Baltic Buildings, 75, cour de la Couronne, ou du moins aussi près que vous pourrez aller vers cet endroit.

CHAPITRE IIDeux orphelines

Mme Barnold observa que tout en ramassant ses rênes dans une main et en prenant son fouet de l’autre, le cocher faisait à la servante du curé un signe d’adieu.

« Bonsoir, Mills, dit la vieille. À propos, Madame, ajouta-t-elle avec sa tête à la portière, je ne le reconnaissais pas d’abord, mais cet homme est un solide catholique autant qu’un solide gaillard, ce qui n’est pas peu dire, eh ! »

Cette remarque ne laissait pas que d’être doublement encourageante.

La voiture recommença à courir entre deux haies de réverbères beaucoup plus rares que dans l’intérieur de la ville. Elle roula pendant dix minutes, puis le cocher parut à la portière.

« C’est ici, dit-il.

– Je croyais qu’on n’y pouvait pas arriver en voiture.

– Oh non ! pas d’après la direction qu’on vous avait donnée et qui est bonne pour venir à pied : j’ai fait un détour, plus bas et par une rue moins étroite. Car il y a des rues carrossables même au travers de ces misères. Il en faut bien, ajouta-t-il avec un sourire triste et quelque peu sardonique, il en faut bien à l’usage des riches qui ont parfois la fantaisie de les traverser. »

Il avait fait cette remarque à demi-voix, plutôt pour sa satisfaction personnelle que dans l’espoir de la voir relevée par une lady. En effet, si l’on trouve sur le continent peu de grandes dames capables de condescendre à redresser les appréciations erronées d’un homme du peuple, en Angleterre on n’en trouve pour ainsi dire point. Une lady ne parle qu’avec les gens qui lui ont été présentés, et un cocher ne saurait être dans ce cas. Mais Mme Barnold savait se mettre au-dessus des préjugés de caste.

« Mon ami, fit-elle observer à Mills, vous auriez tort de supposer que les riches y viennent uniquement pour trouver dans un spectacle de détresse un motif de mieux apprécier ensuite leurs propres jouissances.

– Oh ! non pas tous, et vous en êtes une preuve, Madame.

– Ne soyons pas trop exclusifs, mon ami : je sais que vous avez comme moi le bonheur d’être catholique, mais ce n’est pas une raison pour juger mal si aisément tant de millions de nos compatriotes moins favorisés. Il y a des protestants très charitables.

– Sans doute, Madame, il y en a qui donnent beaucoup, beaucoup, mais bien peu qui apportent et qui fassent comme vous la charité de leur personne. Allez, Madame, à vous voir entrer en pareil lieu et à pareille heure, on n’a pas besoin de votre profession de foi pour savoir ce que vous êtes. »

Mme Barnold avait fait elle-même cette réflexion trop souvent pour avoir à la contredire ; toutefois cet encouragement, quoique dans la bouche d’un cocher, acheva de la raffermir dans sa résolution d’aller jusqu’au bout.

La gouvernante ajouta de son côté, par manière de conclusion :

« Vous pouvez vous vanter, cocher, d’avoir causé aujourd’hui avec la meilleure lady des trois royaumes. J’ai toujours dit qu’elle était plus chrétienne qu’Anglaise.

– Et vous avez dit juste, morbleu ! répliqua Mills : si simple que soit ce qu’elle vient de faire, on n’en trouverait pas deux qui en soient capables.

– Par où passerons-nous, demanda Mme Barnold à Juliette, car du côté ou nous entrons, au lieu de descendre, je présume qu’il faut monter. »