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Dans un monde sombre et impitoyable régi par les Cylites, l'espèce humaine endure les pires atrocités. À vingt-trois ans, Marcy vit sous la coupe du danger. Activiste et fugitive, elle est prête à tout pour retrouver Judith, sa cousine disparue. Lorsqu'elle est capturée, puis vendue aux enchères comme une esclave à forte tête, elle se prépare à vivre un cauchemar éveillé. Pourtant, le Cylite influent qui la recueille semble différent des autres... Mais jusqu'à quel point ? Osera-t-elle se servir de lui pour atteindre son but ? Ou se laissera-t-elle happer par ce qui se dessine entre eux malgré elle ? Entre lutte pour la liberté et quête de vérité, Marcy devra faire face à des choix déchirants afin de survivre dans cette société corrompue.
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Seitenzahl: 765
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Cette œuvre de fiction traite de sujets difficiles tels que la violence physique et psychologique, l’esclavagisme, l’exploitation sexuelle, la torture et le suicide. De fait, ce roman contient des scènes susceptibles de heurter la sensibilité des lecteurs les plus fragiles. Et bien que ce récit soit fictif, les propos tenus par certains personnages ne reflètent pas mon opinion personnelle.
Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Chapitre 56
Chapitre 57
Chapitre 58
Chapitre 59
Chapitre 60
Chapitre 61
Chapitre 62
Chapitre 63
Epilogue
Le vrombissement sourd d’un moteur résonnait continuellement. Impossible pour quiconque de savoir depuis combien de temps celui-ci tournait.
Dans l’espace clos où soupirs, braillements, plaintes et lamentations se mêlaient, un seul filet de lumière transperçait les ténèbres environnantes du fourgon. Le jour déclinait, assombrissant l’intérieur du convoi où douze jeunes femmes et neuf jeunes hommes s’entassaient.
Assis sur les banquettes arrière, les uns à côté des autres, tous étaient amenés, contre leur gré, vers la nouvelle vie leur ayant été promise et qui leur ouvrirait bientôt les bras. Tous, y compris Marcy.
Collée près de la porte, elle scrutait chaque visage de son regard aussi sombre qu’aiguisé. Malgré la faible luminosité ambiante, elle pouvait distinguer chaque détail avec une clarté incroyable, tant ses sens étaient exacerbés. Si certains paraissaient simplement soucieux ou tracassés, d’autres affichaient une profonde tristesse et de l’inquiétude. C’était ce que Marcy parvenait à deviner. Il lui était facile de cerner le ressenti de chaque individu en s’attardant sur son attitude ou les traits de son visage. Presque trop facile.
La jeune fille à côté d’elle, en revanche, manifestait une grande nervosité. Le menton baissé, elle serrait un bijou entre ses mains jointes sur ses cuisses, comme si elle priait tous les Dieux de la sortir de ce pétrin. Sa jambe droite ne cessait, par ailleurs, de s’agiter, tressautant de manière frénétique.
Sans un mot, Marcy s’empara de la main frêle de sa cousine dans un geste qui se voulait réconfortant. La dénommée Judith était bien la seule personne dont le contact physique ne la hérissait pas ; il fallait dire qu’elle n’était pas de nature tactile.
Contrairement à elle, Marcy ne pouvait pas se permettre de s’abandonner à l’angoisse, elle n’en avait pas le droit. Pour elle, la seule façon de la protéger de cette situation était de se défaire de toute émotion et d’arborer un air confiant. Tant qu’elle serait à ses côtés, sa cousine ne risquerait rien.
Judith riva ses yeux pleins de larmes dans les siens, ne parvenant pas à dissimuler son émotion. Sa peine, sa détresse et son appréhension étaient facilement perceptibles pour Marcy, qui la connaissait mieux que personne.
À mesure que les secondes filaient, une tension désagréable se glissa dans ses membres. Quelque chose d’étrange planait dans l’air. Quelque chose qui n’avait rien de palpable. Comme si elle pressentait elle aussi que quelque chose d’anormal se préparait, le sourire de Judith se crispa.
Une décharge électrique parcourut soudain l’échine de Marcy, la raidissant d’un seul coup.
Les pneus du véhicule crissèrent dans un fracas assourdissant. Tous furent projetés vers l’avant. Des cris d’effroi, mêlés de panique, envahirent l’espace. Marcy et Judith furent davantage épargnées que leurs camarades, compressés les uns contre les autres. Le fourgon venait de percuter quelque chose d’assez gros pour causer une telle secousse.
Un claquement résonna, suivi d’un vent froid et d’un large filet de lumière qui s’engouffrèrent dans cet espace clos et obscur. La peur, une peur profonde, planait dans l’air comme un orage menaçant.
Éblouie par les phares d’un autre véhicule à l’arrêt, Marcy vit que les portes arrière étaient grandes ouvertes et que deux silhouettes, côte à côte, se dessinaient à contre-jour.
— Que chacun regagne sa place ! ordonna l’un des hommes d’un ton sec.
Vêtus tout de noir, les gardes, chargés de la surveillance, semblaient à la fois tendus et pressés de refermer les portes du fourgon. Les armes qu’ils tenaient fermement dans leurs mains indiquaient que leurs intentions étaient tout sauf amicales.
Marcy n’était pas dupe. Il lui paraissait évident qu’ils souhaitaient examiner l’état de leur marchandise et si, par le plus grand des malheurs, l’un d’entre eux envisageait de sortir de là, ils n’hésiteraient pas un seul instant à s’en servir contre eux. Elle en était persuadée.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’affola une jeune fille, encore étourdie. Où sommes-nous ?
Lorsqu’elle fut sur le point de faire un pas dans sa direction, l’homme tira un coup de feu en l’air.
— Assis ! répéta-t-il plus fermement.
Aussitôt, l’intérieur du fourgon se transforma en une ruche affolée. Par réflexe, Marcy s’empara à nouveau de la main de Judith, qui serra la sienne en retour.
Face à cette soudaine agitation, l’autre garde – silencieux jusqu’à présent – prit la relève et ordonna d’un ton plus posé :
— Si vous ne bougez pas d’ici, il ne vous arrivera rien. Et arrêtez de crier comme ça.
L’affolement ne dura que quelques secondes avant de se calmer brusquement. Saisis par leur timbre autoritaire, tous obéirent, sans exception. Cette situation fit naître la méfiance et l’insécurité chez certains, tandis que la panique atteignait son paroxysme chez d’autres.
Assise tout près de l’un des gardes, l’attention de Marcy fut retenue un bref instant par l’emblème qui figurait sur son brassard gauche : deux serpents blancs, qui s’entortillaient l’un autour de l’autre, la gueule béante.
Des éclats de voix résonnèrent au même moment hors du fourgon, accompagnés de bruits de pas pressés. Les deux gardes s’éclipsèrent très vite, s’éloignant du véhicule sans même avoir pris la peine de refermer les portes. Chaque jeune rapatrié avait conscience que toute tentative de fuite serait accueillie avec violence ; les agents n’étaient pas du genre à courir le risque de les laisser filer aussi facilement.
Les yeux de Marcy restèrent rivés sur la sortie, tandis que sa main serrait fort celle de Judith. Son cœur cognait entre ses côtes et ses sens paraissaient plus aiguisés que quelques instants auparavant.
Il y eut une seconde suspendue, avant qu’une explosion ne retentisse avec une force stupéfiante, à plusieurs mètres d’eux. Les hommes qui se trouvaient à l’extérieur devaient avoir été soufflés par la puissance de la déflagration.
Presque aussitôt, des cris de terreur s’élevèrent parmi les jeunes, bientôt accompagnés de pleurs, tandis que l’attention de Marcy restait obstinément braquée sur la seule issue de secours. Malgré la situation alarmante, elle demeurait imperturbable.
Désormais, plus personne ne se trouvait dans les parages. Plus personne n’était là pour les surveiller.
Fuir.
Elle devait fuir loin de là. Impérativement. C’était l’occasion rêvée pour elles de s’échapper.
Son sang ne fit qu’un tour. Ni une ni deux, sa main tira celle de Judith, l’entraînant à l’extérieur du fourgon sans réfléchir. La première chose qu’elle vit en sortant, ce fut la forêt environnante. Aussitôt, celle-ci devint son point de mire. Une fois qu’elles se seraient suffisamment enfoncées dans les bois, ils ne pourraient plus les rattraper, ni les repérer.
Les deux cousines se mirent à courir, bientôt imitées par leurs camarades de route les plus téméraires, qui tentaient eux aussi de sauver leur peau. Très vite, des coups de feu couvrirent les sons environnants et immobilisèrent les fugitifs les plus proches.
Courant toujours à en perdre haleine, Marcy venait tout juste de s’engouffrer dans le bois en slalomant entre les arbres. Désormais, elle ne pouvait plus faire demi-tour, les circonstances la forçaient à se dépêcher, à accélérer davantage droit devant elle, vers l’inconnu.
Le plus loin possible d’eux.
Un nouveau tir retentit au moment où un cri s’échappait de la bouche de Judith. Sa main lâcha celle de sa cousine et ses jambes frêles cédèrent sous son poids.
Coupée dans son élan, Marcy fut forcée de s’arrêter pour lui venir en aide. S’était-elle pris les pieds dans les racines d’un arbre ? Ou pire, avait-elle été touchée par une balle ? Ses yeux examinèrent rapidement son corps à la recherche d’une tache de sang, mais elle ne vit rien d’alarmant.
Marcy s’apprêtait alors à la relever lorsque celle-ci l’arrêta en levant une main.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est ma cheville, elle me fait souffrir.
— Attends, je vais t’aider ! répondit-elle aussitôt en mettant ses paroles à exécution.
Malgré l’appui que sa cousine lui offrait, elle se rendit compte que sa cheville ne lui permettait pas de poser le pied au sol. Dans un râle de douleur, Judith tenta de se détacher d’elle, sans succès.
— Arrête…
— Hors de question. Il faut que tu essayes au moins d’avancer à cloche-pied !
— Je vais te ralentir ! souffla-t-elle en se laissant tomber sur le parterre couvert de feuilles mortes.
Pourtant bien décidée à ne pas se séparer d’elle, ses mots parvinrent à la figer. Elle ne pouvait pas s’enfuir et se résoudre à l’abandonner ainsi, c’était inconcevable. Cependant, Judith semblait résignée à ne pas bouger, à ne pas se battre pour aller à l’encontre de son destin.
À mesure que les secondes s’égrenaient, les éclats de voix, appartenant aux gardes, se rapprochaient.
— Va-t’en, lui ordonna-t-elle, immobilisée. Pars aussi loin que tu le peux ! Vite !
À la manière d’un coup de tonnerre, la réalité, l’effroi et la panique firent réagir Marcy. La mâchoire crispée, elle serra sa main et articula :
— Pas question. Pas sans toi.
Les traits du doux visage de Judith se déformèrent sous la douleur.
— Fais-le pour nous…
Elle accompagna ces mots en lui glissant son bracelet dans le creux de la paume. Son regard brillant la suppliait de fuir tant qu’elle le pouvait encore. Marcy sentit son cœur, au rythme effréné,
se comprimer douloureusement.
Alors que l’hésitation l’étreignait, les bruits de pas se firent plus proches et de nouveaux coups de feu retentirent dans leur direction, signe que les gardes n’étaient plus très loin.
La tension s’intensifia, la contraignant à devoir l’abandonner pour sauver sa propre peau.
— On se retrouvera. Je te le promets.
Un dernier regard. Marcy se releva et se remit à courir entre les arbres, cette fois-ci, sans s’arrêter.
Fuir. Pour sa vie. Encore et toujours.
Ses prunelles détaillaient le bracelet en argent qui ornait son poignet, faisant ressurgir un flot de souvenirs en elle.
Deux ans. Bientôt deux années s’étaient écoulées depuis sa fuite, et Marcy n’avait toujours pas réussi à retrouver Judith. Pas même une quelconque piste qui lui aurait permis de localiser son emplacement.
Même si elle comptait bien honorer sa promesse, les recherches s’avéraient bien plus compliquées que prévu, surtout depuis qu’elle était devenue une fugitive. Le mois qui avait suivi son évasion, une vaste chasse à l’homme avait été organisée pour la retrouver. Par chance – peut-être aussi par ruse –, elle avait réussi à passer sous les radars, et ce, jusqu’à présent.
Durant ces deux années, Marcy avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour échapper à son destin et, surtout, aux traqueurs, les agents travaillant pour le compte des Cylites.
Même si les recherches se poursuivaient encore, les moyens utilisés n’étaient, de toute évidence, plus aussi importants qu’auparavant. Certains pensaient sans doute qu’elle était morte depuis tout ce temps, mais d’autres persistaient à croire qu’elle courait toujours en liberté, là, quelque part. Ils pouvaient continuer à espérer réussir la débusquer, car il n’y avait quasiment aucune chance pour qu’ils la retrouvent.
Afin de bien assurer ses arrières, elle se méfiait constamment de chaque individu et tenait les autres à distance. Compte tenu de sa situation délicate, les apparences les plus familières pouvaient dissimuler des adversaires sans pitié : elle savait pertinemment que si elle se faisait livrer à ses ennemis, c’était la mort qui l’attendait.
Un changement d’identité et d’apparence s’était imposé afin de lui garantir une certaine discrétion dans ses déplacements. Ses longs cheveux ébène avaient cédé la place à la plus martiale des coupes courtes et elle s’habillait de vêtements amples afin de cacher son corps frêle.
Un bruit de pas, se rapprochant et se répercutant en écho, l’extirpa de ses pensées.
— Marcy ?
La concernée releva les yeux vers la femme qui s’immobilisa devant elle, les mains posées sur ses hanches. Il ne s’agissait de nulle autre que Martha, la cheffe du clan de rebelles qu’elle avait intégré. Ce n’était pas le seul dans la région, le pays ou même sur le continent ; il y en avait de plus en plus qui se formaient depuis les récents conflits, opposant les Humains aux Cylites.
Si ces derniers n’avaient pas vu le jour deux millénaires plus tôt, sa propre espèce n’aurait jamais eu à vivre dans de telles conditions. Le statut d’être humain ne lui était pas accordé. Elle était considérée comme du bétail, de la saleté, une vermine à exterminer.
Le monde entier avait peu à peu basculé dans la terreur dès l’instant où s’était produit l’explosion d’une bombe. La catastrophe avait non seulement causé des dégâts colossaux, mais elle avait également engendré de nouveaux êtres, dotés de capacités hors du commun : les Cylites. Leurs pouvoirs surnaturels les rendaient invulnérables et leur intelligence était supérieure à celle des simples mortels.
Vivant alors en retrait, ils avaient décidé de se révolter, prenant la terre et les villes par la force, avant de réussir à renverser les gouvernements terriens. Les nouvelles lois établies avaient conduit à l’amenuisement des espaces que les Humains pouvaient habiter. Les Cylites les avaient réduits en esclavage sans aucun scrupule. Après tout, que pouvaient-ils faire d’autre contre une espèce supérieure à la leur ? Impuissants face à ce qui survenait, ils avaient alors accepté avec résignation ce triste sort… Mais il était temps d’envisager les choses autrement, à commencer par inverser les rôles.
Marcy et son clan ne restaient jamais plus d’une semaine au même endroit, s’assurant de changer de lieu régulièrement pour ne pas être repérés par les traqueurs. En plus d’être toujours considérée comme une fugitive, elle était également une dangereuse activiste ; l’élite entraînée pour une vie de violence la traquait. Elle était devenue une déviante malgré elle.
Même si elle n’était pas souvent – ou presque jamais – du même avis que sa cheffe, elle lui devait le respect et l’obéissance la plus totale. Après tout, c’était grâce à elle que Marcy parvenait encore à survivre. Martha lui avait non seulement permis de recevoir de nouveaux papiers d’identité, mais elle lui assurait également une protection. Conditionnée à être méfiante, c’était l’une des seules personnes à qui la jeune fille accordait sa confiance.
— Tu n’as quand même pas oublié que c’était ton tour, aujourd’hui ?
Son ton se fit plus grave, alarmant, mais Martha n’avait pas besoin de se répéter pour être écoutée et comprise par Marcy. Au son de sa voix, elle se releva d’un bond et récupéra ses affaires presque dans la précipitation. Elle enfila son blouson, son bonnet et attrapa son chèche noir qu’elle noua derrière la tête, ne laissant entrevoir que ses yeux sombres.
Poignard dans la poche, sac à dos sur l’épaule, Marcy était sur le point de sortir lorsqu’elle entendit d’autres bruits de pas se rapprocher, l’immobilisant.
Un nouvel individu, dont le visage n’était pas encore dissimulé par son écharpe, fit très vite son entrée dans la pièce.
— Neil t’accompagnera, annonça Martha tandis que le susnommé les rejoignait.
Malgré le sentiment d’enthousiasme qui s’empara de Marcy, son expression demeura fermée et son regard impénétrable. Elle avait beau savoir repérer les émotions chez les autres, il lui était en revanche difficile d’exprimer les siennes. Il fallait dire qu’avec le temps, elle avait appris à les cacher et à contrôler tout ce qu’elle ressentait, peut-être un peu trop pour que ses semblables puissent la comprendre.
— Cache ta joie, ricana-t-il en lui adressant un clin d’œil.
Un sourire moqueur para les lèvres du jeune homme.
Moi aussi, je suis contente de te voir.
Pendant qu’il échangeait quelques mots avec Martha, Marcy se dépêcha de le contourner. Tout en rejoignant le couloir, elle garda un visage inexpressif et une attitude détachée.
Même si l’appartement était miteux, avec son papier peint qui se décollait, ses murs imbibés d’humidité et sa tapisserie laissant paraître d’énormes cloques où nichaient toutes sortes de nuisibles, il s’agissait d’un refuge idéal pour des rebelles. Sous leur tenue de camouflage, ils pouvaient facilement se mêler à la population, écouter les diverses conversations et détecter un éventuel danger.
Dans la cage d’escalier, le chemin de Marcy croisa celui de deux autres membres, qui revenaient tout juste de leur expédition. En apercevant une lueur étrange dans leurs yeux, une tension désagréable la submergea : elle sentait émaner d’eux un soupçon d’austérité, voire d’hostilité à son encontre. Elle avait beau les côtoyer depuis longtemps, elle ne connaissait rien d’eux, de leurs pensées, ni de leurs intentions. Etrangement, elle ne parvenait pas à leur faire confiance. Même s’ils partageaient le même but qu’elle – celui de survivre dans un contexte dangereux et d’éliminer leurs bourreaux –, ils avaient, à ses yeux, tous deux l’allure de traîtres.
— Ne m’attends pas, surtout ! grogna Neil dans son dos.
Pour seule réponse, il n’obtint qu’un signe de main de la part de Marcy, qui s’engagea dans l’escalier. Depuis son intégration au sein du clan, ses relations avec les différents membres n’étaient pas bien florissantes. Au contraire, elle avait dès le début placé une distance entre elle et eux, préférant se tenir à l’écart. Seul Neil avait cherché à percer sa carapace, à définir ce qu’elle cherchait et à savoir qui elle était réellement.
Même si elle avait appris à apprécier sa compagnie, Marcy n’oubliait pas qu’elle ne se servait d’eux que pour se venger des Cylites et, surtout, pour localiser sa cousine. Dès qu’elle aurait retrouvé Judith, ensemble, elles prendraient la fuite. C’était sa principale mission.
Elle dévalait les marches à toute vitesse avec un équilibre parfait, là où n’importe qui serait déjà tombé au moins une fois. En revanche, son partenaire du jour peinait à suivre son rythme et à la rattraper.
— Hey ! l’interpella-t-il.
Sans un mot, elle s’arrêta pour l’attendre, l’observant faire plusieurs grandes enjambées avant de la rejoindre.
— Si tu m’attendais, je n’aurais pas besoin de te courir après, tu sais ?
— Je sais aussi que si tu te dépêchais, tu n’aurais pas besoin de le faire.
Sa réplique parut amuser le jeune homme :
— C’est vrai. J’oubliais que tu avais réponse à tout !
Elle fronça les sourcils en se disant qu’elle n’avait certainement pas réponse à tout, comme il le prétendait. Puis, elle s’autorisa ensuite à reprendre sa descente, très vite imitée par Neil.
Les néons grésillaient et clignotaient de temps à autre, répandant une lumière jaunâtre. La cage d’escalier était aussi miteuse que l’appartement dans lequel ils séjournaient. Cet immeuble regroupait les locataires les plus pauvres qui, aux yeux des Cylites, ne valaient pas mieux que les insectes grouillant au sein des murs.
— Je vais finir par croire que t’apprécies ces sorties, la charria-t-il.
Ce n’est pas comme si on avait le choix.
— Plus vite ce sera fait, plus vite on pourra rentrer.
— Ou plus vite on se fera prendre, tu veux dire…
Cette fois-ci, Marcy tourna la tête vers lui pour le fusiller des yeux. Devant son regard sans aménité, Neil comprit qu’il venait de proférer des paroles qui lui déplaisaient et qui risquaient de leur porter la poisse.
Il exhala un profond soupir, comme pour refouler l’amertume qui lui montait aux lèvres.
— Tu sais aussi bien que moi que ça ne sert à rien de se dépêcher. Une fois dehors, tu risques surtout d’attirer l’attention des traqueurs sur nous et on n’a clairement pas besoin de ça.
Le ton de sa voix se fit plus bas, comme s’il craignait que les murs ne les écoutent. Son regard, lui, se fit plus intense, plus brillant.
Au même moment, leur chemin croisa celui d’un habitant, qui gravissait l’escalier avec difficulté en raison de son grand âge. Le badge attaché du côté gauche de son manteau représentait la tête d’une souris, l’emblème mis en place par les Cylites et utilisé pour désigner – ou du moins, pour reconnaître – les Humains.
Tout en continuant à suivre Marcy, Neil reprit la parole, encore plus bas :
— On doit rester discret et se fondre dans la masse.
Il avait raison sur ce point. S’ils désiraient conserver leur couverture, ils devaient agir non pas comme des dissidents ou des fugitifs, mais comme n’importe quel autre individu.
— Je sais, rétorqua-t-elle entre ses lèvres pincées.
— Alors, calme-toi.
Plutôt que de lui répondre, elle libéra un faible soupir et se rapprocha de la porte. La poignée abaissée, elle la poussa légèrement, juste assez pour passer un œil par l’entrebâillement. Un pâle filet de lumière s’engouffra dans le rez-de-chaussée sombre, tandis que l’air gelé obligeait Marcy à plisser les yeux.
— La voie est libre ? s’assura son partenaire, derrière elle.
— Affirmatif.
Elle franchit la porte en premier, ouvrant la marche en arborant un air confiant et déterminé. Intérieurement, elle sentit sa méfiance s’éveiller, la forçant à scruter les visages des personnes qu’elle croisait, mais également chaque centimètre carré du paysage urbain dévasté.
Aucune effervescence ne l’animait alors qu’ils avançaient dans les rues. À vrai dire, le décor faisait froid dans le dos. Dans ce quartier, nombre d’habitations étaient en piteux état. Chaque immeuble ressemblait à son voisin. Les murs étaient craquelés, fissurés, prêts à s’effondrer à tout moment. Les fenêtres cassées, condamnées pour certaines, les barreaux rouillés. La rare végétation présente était en friche. Il fallait dire que les clans de rebelles étaient loin de vivre dans des maisons proprettes et luxueuses.
Une tension désagréable se glissa soudain dans ses membres. Son cœur se mit à battre plus fort, sa peau à la picoter. Marcy jeta un coup d’œil en direction des toits, s’attendant presque à apercevoir une silhouette les observer.
— À part des sectes de pigeons, il n’y a personne sur les toits, lui murmura Neil en se penchant tout près d’elle.
Marcy tourna la tête vers lui un bref instant, remarquant que les yeux de son partenaire étaient plissés, comme s’il souriait. Tout en redirigeant son attention droit devant elle, elle marmonna :
— Plutôt que de me dévisager, concentre-toi sur ce qui nous entoure.
— L’un n’empêche pas l’autre, voyons !
Il resta silencieux un court instant avant de reprendre la parole :
— On dirait que tu vas sauter à la gorge de la prochaine personne qu’on croisera. Détends-toi, Mar…
— La ferme !
Un peu plus et il prononçait son véritable nom en public ! À l’extérieur, ils avaient pour obligation de communiquer en s’appelant par le numéro qui leur avait été attribué à leur intégration. C’était une façon pour eux de se protéger en dissimulant leur identité.
Aussitôt, une bouffée de chaleur s’empara de Marcy qui eut l’impression que tous les regards convergeaient sur elle, qu’ils savaient tous qui elle était. L’instant d’après, les passants avaient détourné les yeux.
— Désolé, bredouilla-t-il.
Elle ne répondit rien et se contenta d’avancer en silence.
Peu à peu, ils quittèrent le coin reculé où ils séjournaient pour se diriger vers les quartiers nord, là où se situaient les commerces. Leur mission du jour consistait à refaire le plein de provisions. Ils ne possédaient cependant plus qu’un seul ticket de rationnement. S’en procurer de nouveaux prendrait un peu plus de temps qu’ils n’en avaient avant d’être à court de nourriture.
Comme c’était souvent le cas, ils se retrouveraient alors obligés de voler pour pouvoir nourrir tous les membres du clan. S’ils venaient à échouer et à revenir les mains vides, une sanction les attendrait. Rien que d’y penser, son estomac se tordit et le goût acide de la bile envahit sa bouche.
Marcy n’aurait jamais pu imaginer qu’elle en arriverait là un jour, à devoir voler pour pouvoir manger, à continuer de fuir pour ne pas être rattrapée. Il y avait des jours où elle désirait juste rentrer chez elle, comme si rien de tout cela ne s’était passé. Frapper à la porte d’entrée, prendre sa tante et sa cousine dans ses bras, sentir une délicieuse odeur de gâteau flotter dans l’air, puis monter dans sa chambre et se glisser dans des draps tièdes. Mais, elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait plus.
En sentant une douleur s’emparer de son cœur, elle chassa ses pensées, serra les lèvres et s’efforça de ramener son attention sur ce qui l’entourait.
— J’en ai cinq, lui souffla Neil, comme s’il avait capté sa pensée.
Aussitôt, elle lui adressa un regard interrogateur, l’invitant à développer.
— Des tickets de rationnement.
— Tu les as trouvés où ? se renseigna-t-elle, méfiante.
— C’est la cheffe qui me les a donnés tout à l’heure. Mais si tu m’avais attendu, tu les aurais vus !
C’est étrange…
Son instinct la força à soupçonner quelque chose d’anormal. Pourtant, Neil semblait à la fois serein et confiant, contrairement à elle qui sentait cette tension désagréable s’intensifier au fil des secondes.
— Comment a-t-elle pu les avoir aussi vite ?
Il haussa les épaules d’un air nonchalant.
— J’en sais rien, mais au moins, ça nous évitera d’avoir à voler quoi que ce soit.
Sa méfiance persistante la poussait à n’écouter que son instinct, à surveiller constamment ses arrières pour savoir s’ils étaient observés, suivis.
Sa mission du jour ne consistait pas seulement à ramener des provisions, mais aussi – principalement – à tenter de revenir à la base sans se faire débusquer.
Sur le chemin, alors que Marcy déambulait toujours aux côtés de Neil, ses yeux firent un tour d’horizon, s’attardant sur chaque individu qu’ils croisaient.
Parmi le flot de personnes, toutes les ethnies se mélangeaient et se côtoyaient, y compris les espèces : ici, les Humains n’étaient pas les seuls à se fondre dans la masse, il y avait également parmi eux les Elryniens.
Marcy savait que ces derniers étaient autrefois nés d’une union entre Cylites et Humains, ce qui faisait d’eux une race dite « impure ». Pourtant, ils avaient réussi à engendrer une descendance, qui perpétua l’espèce et diversifia la population. Leur puissance et leurs dons se révélèrent cependant bien plus limités, voire inexistants, apportant un avantage incontestable aux Cylites qui s’étaient donné pour mission de diriger le monde d’une main de fer.
Ils étaient semblables à n’importe quel autre être humain, seul différait le badge attaché du côté gauche de leur manteau, qui représentait la tête d’un lapin, et non celle d’une souris.
Sur le point de traverser la route, Neil attrapa le poignet de Marcy, l’arrêtant d’un coup sec. Au même moment, deux voitures sombres aux vitres teintées passèrent devant elle, suivies de fourgons semblables à ceux de ses souvenirs.
Des bribes d’images lui revinrent en tête, défilant sous la forme de flashs sans qu’elle ne puisse les conserver. Des bribes de ces hommes armés, des hurlements de terreur, de sa cousine à terre, de sa fuite, de sa promesse…
Son instinct lui hurla de se ressaisir et ses sens se mirent en alerte. Bien qu’ignorant l’identité des conducteurs, elle reconnut les Cylites escortés par leurs sbires. Personne d’autre ne circulait dans des véhicules similaires.
Inconsciemment, sa main libre rejoignit la poche de son blouson, là où elle pouvait sentir le manche de son couteau.
— Hey… Tu es pressée de mourir ? plaisanta Neil.
Malgré son ton léger, Marcy sentit l’inquiétude percer dans sa question. Tout en se dégageant de son emprise pour reprendre son chemin, elle lui rétorqua :
— De retourner à la planque, plutôt.
— Alors, assure-toi de regarder des deux côtés avant de traverser.
Neil s’interrompit un instant, puis reprit d’une voix plus rauque, plus basse :
— Je tiens à te ramener en un seul morceau.
Même si elle ne répondit rien, elle fut touchée par ses derniers mots et, en même temps, préoccupée. Ils étaient constamment exposés au danger, rien ne leur garantissait qu’ils parviendraient à retourner à la planque sains et saufs.
Des cris de protestation attirèrent soudain l’attention de Neil et Marcy. Des hurlements stridents plaintifs, comme si quelqu’un était soumis à une terrible violence.
Plus loin, un attroupement commença à se former autour de plusieurs personnes. Les deux partenaires avaient encore du mal à les identifier. Ils échangèrent une œillade hésitante avant de finalement se rapprocher, méfiants.
En apercevant les uniformes noirs, bien caractéristiques des traqueurs, Marcy comprit très vite qu’ils n’étaient pas seuls : ils escortaient deux Cylites. L’apparence de ces derniers se rapprochait de celles des humains, seulement, ils possédaient des oreilles plus pointues, un teint blanc comme neige et un regard spécifique, hors de portée. Ils utilisaient un loup blanc, chasseur redoutable, comme emblème de leur espèce.
Leur être tout entier transpirait l’élégance : leur style vestimentaire, leur physique, pourtant, derrière cette façade se cachaient des créatures sanguinaires, tortionnaires, dénuées de toute empathie, prêtes à tout pour répandre la terreur en usant de la violence si nécessaire.
Ils ne possédaient aucune éthique, aucune valeur morale. C’étaient des monstres.
Trois individus se tenaient agenouillés face à eux, les mains derrière la tête. S’agissait-il de rebelles ou de simples citoyens sans histoire ?
Cette vision lui fit l’effet d’un électrochoc. Aussitôt, des images glaçantes, dans lesquelles elle se revoyait dans la même posture, lui revinrent en mémoire, la tétanisant. Son cœur s’accéléra, ses poings et ses dents se serrèrent, sa respiration se fit plus rapide.
Même si Marcy ignorait ce qui les avait mis dans une situation aussi délicate, elle savait, au plus profond d’elle-même, que ces deux Cylites avaient simplement décidé de passer leurs nerfs sur les premiers venus.
En revanche, elle ne saisissait pas bien la raison de leur présence : habituellement, ils évitaient de se mêler à la foule, ne désirant pas se confronter aux clans de rebelles qui pullulaient dans la région et qui les traquaient.
— Laissez-nous partir, par pitié ! implora la jeune femme agenouillée auprès de ses compagnons.
Les six traqueurs gardaient leurs armes braquées sur leurs têtes, prêts à tirer si l’ordre en était donné. Quant aux deux Cylites, ils arboraient une expression indéchiffrable, bien plus inquiétante et menaçante que celle de leurs sbires.
— S’il vous plaît, épargnez-nous !
Toutes les personnes qui assistaient à cette scène affichaient un air terrifié, faisant en sorte de ne pas croiser le regard de ces monstres. Aucun d’entre eux ne levait le petit doigt pour leur venir en aide. Personne n’osait les défier pour protéger leurs victimes, car ils savaient qu’en intervenant, ils signeraient leur arrêt de mort. L’absence de contestation verbale rendait l’instant encore plus angoissant.
Estomaquée devant cette injustice, sentant la rage s’emparer d’elle, Marcy dut se faire violence pour ne pas intercéder. Ses poings se fermèrent, son cœur se mit à battre plus fort, tandis que des envies de destruction la prenaient à la gorge. C’était un véritable supplice, mais pour sa propre survie, elle n’avait pas le droit de prendre un tel risque.
Lorsque l’un des Cylites leva son bras, tous retinrent leur souffle, comme s’ils s’attendaient à ce qu’il leur assène une gifle.
— Vous pouvez partir, autorisa-t-il d’une voix glaciale.
Il accompagna ses paroles d’un geste extravagant de la main, leur faisant signe de déguerpir le plus rapidement possible.
Ces simples mots étonnèrent aussitôt l’assemblée. Seuls Neil et Marcy restèrent méfiants, ne relâchant ni leurs gardes, ni leurs muscles : ils savaient que cette « bonne grâce » dissimulait une intention plus sombre, plus sordide. Lentement, ils commencèrent à reculer juste au cas où la situation viendrait à dégénérer, sans pour autant quitter la scène du regard.
Les trois jeunes gens hésitèrent à se relever, comme s’ils craignaient d’avoir mal entendu.
— Dépêchez-vous avant que nous ne changions d’avis, répliqua le second Cylite, un sourire sournois aux lèvres.
Sans plus attendre, ils se remirent sur pied avant de les remercier d’un signe de la tête. Ce fut lorsqu’ils eurent le dos tourné que l’horreur débuta. Les traqueurs, qui avaient toujours leurs armes braquées sur eux, tirèrent lorsque les deux Cylites leur en donnèrent l’ordre. Les balles traversèrent les corps des pauvres victimes, tandis que le sang jaillissait dans l’air gelé, éclaboussant les personnes les plus proches.
La scène glaçante, où le claquement de l’attaque chirurgicale retentissait, effraya tous les spectateurs, qui commencèrent à fuir comme des bêtes sauvages traquées. Tous fuyaient, sauf Marcy.
Au milieu de la foule affolée, prise de terreur, elle resta figée, le regard braqué sur ces monstres qui se délectaient du spectacle. Ils avaient instauré la peur dans le cœur et l’esprit de chacun pour mieux régner ; ce qu’il venait de se passer en était une preuve irréfutable.
Diriger le monde ne leur suffisait plus, ils cherchaient à tyranniser le peuple, à le brimer. Les Cylites franchissaient bien des limites depuis plusieurs années et ne voulaient en aucun cas épargner ceux qu’ils souhaitaient exterminer.
— La vermine mérite d’être traitée comme tel, sans aucune considération ! clama haut et fort l’un des Cylites. Vous terminerez toujours dans les bas-fonds. Que leurs morts vous servent d’exemple !
Un jour, ce sera vous qui terminerez dans les « bas-fonds ».
Les cris, les hurlements couvraient presque la voix de ce monstre. Marcy parvint néanmoins à l’entendre distinctement, avant que quelqu’un ne s’empare de son poignet pour la tirer en arrière : Neil la ramena brusquement à la réalité.
Juste avant qu’elle ne se détourne de cette scène effroyable, ses yeux croisèrent un court instant ceux de l’un des Cylites ; celui-ci l’avait regardée avec une mine indéchiffrable et elle fut incapable de deviner s’il l’avait reconnue ou si elle se faisait des idées. Quant au second, elle l’avait aperçu inspirer l’air à pleins poumons, humant l’odeur métallique du sang qui se répandait, comme pour s’en délecter.
Pour le moment, la seule préoccupation de la jeune fille était de s’éloigner suffisamment de cet endroit pour ensuite tenter de se fondre dans la masse. Tout en s’assurant de ne pas être suivis, Neil et Marcy s’autorisèrent à ralentir peu à peu le rythme de leur course effrénée. S’ils continuaient encore à courir au milieu d’une foule calme, ils risquaient d’attirer l’attention sur eux.
Pendant qu’elle déambulait aux côtés de son partenaire, elle fit tourner ses neurones à plein régime pour comprendre l’absence de rebelles armés dans le secteur.
— Pourquoi t’es restée plantée sur place comme un lapin pétrifié ? lui demanda son compère entre deux inspirations.
En guise de réponse, elle haussa simplement les épaules, sans émettre le moindre bruit. Alors, tout en enfouissant les mains dans les poches de son blouson, Neil prononça avec un timbre plus grave :
— Tu sais, ils auraient très bien pu tirer dans le tas et t’abattre…
— Oui, mais ce n’est pas ce qui s’est passé, rétorqua-t-elle, les poings serrés.
— Il n’empêche que ça aurait pu arriver. Je m’inquiète juste pour toi.
Marcy exhala un soupir las, tout en continuant à scruter avec attention les alentours.
— Je ne suis pas encore aux portes de la mort donc, pour le moment, il est inutile de s’inquiéter.
— T’es irrécupérable… souffla-t-il en tentant de réprimer ses émotions.
Marcy haussa à nouveau les épaules de manière nonchalante, puis croisa les yeux plissés de Neil, comme à chaque fois qu’il souriait. Très vite, elle remarqua que son expression redevint sérieuse, presque grave.
— Dès le début, j’étais persuadé que ces enfoirés allaient les tuer, lâcha-t-il d’une voix vibrante d’indignation.
— De leurs propres mains ?
— Bien sûr que non. C’est bien connu que ce sont leurs sbires qui se chargent du sale boulot à leur place.
— Je me dis que ça aurait été l’occasion rêvée de tous les neutraliser, grommela Marcy en touchant le manche de son couteau, le regard sombre.
En effet, la présence exceptionnelle de ces deux Cylites au milieu de la foule aurait été une opportunité idéale pour les abattre et se débarrasser d’une partie de leurs sbires du même coup.
Marcy ignorait si une telle opportunité se représenterait. Du moins, pas dans l’immédiat.
— Depuis les hauteurs, peut-être, mais il n’y avait aucune tour à proximité. J’ai aussi l’impression qu’il n’y avait aucun autre rebelle dans le secteur… songea Neil.
Souffrant de ces conditions de vie désastreuses, une grande majorité d’Elryniens et d’humains s’étaient enfin décidé à se rebeller, à leurs risques et périls. Ce climat de tensions et de conflits durait depuis plusieurs années déjà, même s’il semblait se détériorer bien plus rapidement ces derniers mois.
Au gré de leur avancée, la masse d’individus se fit plus dense, signe que Marcy et Neil se rapprochaient de la place centrale. Puis, très vite, ils se mêlèrent à la foule, tout en s’assurant de maintenir une certaine proximité.
Les lieux étaient bondés, étouffants et, comme presque à chaque fois, les deux rebelles se faisaient tous deux bousculer par des personnes plus pressées que d’autres. Le vent transportait différentes odeurs, mêlant celle du poisson, des fruits de mer et de la charcuterie, provenant de tous les recoins et parvenant à leurs narines.
Marcy examina les divers étalages devant lesquels ils passaient. Tout en profitant de l’inattention de certains vendeurs, elle subtilisa un ou deux produits qu’elle glissa dans ses poches. Tout comme son compère, elle restait attentive, surveillant du coin de l’œil que personne ne les surprenne.
Alors qu’elle avançait toujours, son partenaire l’arrêta d’une main ferme sur son épaule.
— Attends-moi ici, je m’occupe d’aller récupérer nos rations. J’en ai pour quelques minutes, l’informa-t-il.
— Très bien, je vais faire le guet.
En guise de réponse, Neil hocha la tête, puis s’éloigna pour pénétrer dans une échoppe. Pendant ce temps, Marcy se plaça devant l’étalage, observant la vitrine un court instant.
Son cœur rata un battement. Elle s’immobilisa, comme paralysée. Face à elle, une affiche abimée, usée par le temps, sur laquelle figurait son portrait. En dessous du cliché étaient inscrits son nom, son âge et sa taille en grosses lettres, mentionnant bien évidemment qu’elle était recherchée.
Aussitôt, elle baissa la tête, comme par crainte que quelqu’un fasse le lien entre elle et cet avis de recherche. Impossible. Seul son regard étant apparent. Il était impossible que quiconque puisse la reconnaître. Sans compter sur le fait qu’elle ne ressemblait même plus à sa photo.
D’un air détaché, elle observa les différents produits, laissant ses oreilles s’égarer. Son attention fut soudain retenue par une discussion entre deux femmes, non loin d’elle, qui se rapprochaient de plus en plus.
À bien les écouter, elles parlaient d’une cérémonie qui aurait lieu le soir même dans la ville de Callisto. Organisée qu’une seule fois par an, c’était l’événement à « ne pas rater ». Ce même événement auquel Marcy avait failli participer deux années plus tôt…
— Tiens, ils ne l’ont pas encore retirée, fit remarquer l’une des deux femmes, se tenant désormais à côté d’elle.
— Quoi donc ?
— L’affiche.
Le cœur de la jeune fille rata un nouveau battement, tandis qu’elle serrait les poings, toujours enfouis dans les poches de son blouson. Par réflexe, elle tourna la tête dans la direction opposée, craignant cette fois-ci qu’un échange de regards ne vienne leur mettre la puce à l’oreille.
— Il paraît qu’elle court toujours…
Heureusement, elles ne se doutaient pas que la fugitive se trouvait juste à côté d’elles à cet instant précis.
— Je pense qu’elle doit être morte depuis.
Si seulement elles savaient… Mais, tout compte fait, il est préférable qu’elles ne sachent rien.
Les deux femmes restèrent sur place durant quelques secondes, avant de finalement reprendre leur chemin.
— Pourtant, j’ai cru comprendre que les recherches continuaient, et même que…
Sa voix devint inaudible, absorbée par la foule, avant que Marcy ne puisse entendre la fin de sa phrase.
Figée depuis plusieurs minutes déjà, elle releva les yeux dans l’espoir de revoir Neil, en vain. Aucune trace de son partenaire. Son absence se prolongeait et commençait à l’inquiéter.
Sur le point de bouger, un insecte volant vint lui tourner autour, la faisant presque sursauter. Marcy avait beau en avoir horreur, elle ne pouvait pas se permettre d’attirer l’attention sur elle.
En réalisant qu’il ne s’agissait que d’un papillon, elle s’autorisa à se détendre. C’était la première fois que Marcy en voyait un à cette période de l’année, où le temps était si froid. Sa couleur était à la fois étrange et hypnotique, elle n’avait jamais vu de nuances si intenses de jaune et de noir. Elle put presque jurer qu’une poudre dorée tombait de ses ailes.
Avant qu’elle ne puisse le toucher, l’insecte ailé lui échappa, s’envolant hors de sa portée. Ce fut seulement à cet instant qu’elle décida de tourner la tête, en sentant son pouls s’accélérer.
Au moment où ses yeux scrutateurs se rivèrent sur deux hommes vêtus de noir, plus loin, une vive décharge électrique parcourut son échine. Sans même avoir vu leur emblème, elle savait de qui il s’agissait. Des traqueurs.
S’ils passaient par là, ce n’était pas pour faire leurs petites emplettes. Ils avançaient à un rythme soutenu vers un but bien précis. Ils la fixaient elle précisément, comme s’ils l’avaient repérée malgré son visage dissimulé et tentaient de se frayer un chemin pour pouvoir passer.
Neil refit enfin son apparition en réajustant la sangle de son sac, l’air serein :
— Je viens de…
— On se tire ! ordonna-t-elle tout en se mettant à courir.
À ces mots, il ne réfléchit pas et emboîta le pas à sa partenaire. Dans leur dos, les éclats de voix des passants mécontents résonnèrent.
Sans tenter de savoir ce qu’il avait cherché à lui dire, Marcy serpenta entre les nombreux individus et dut jouer des coudes pour parvenir à passer. Dans la précipitation, elle heurta une ou deux personnes, faisant tomber la moitié de ce qu’elles transportaient.
Un coup d’œil derrière elle suffit pour qu’elle aperçoive les traqueurs courir dans sa direction. Ils les avaient bel et bien repérés, elle et Neil. Ils étaient là, à leurs trousses !
Elle poursuivit sa course, tentant d’avancer dans cette masse de citoyens. Son instinct lui ordonnait de fuir au plus vite, tant qu’elle le pouvait encore, mais son cerveau, lui, ne pouvait s’empêcher de penser à son partenaire ; parmi tout ce monde, elle avait rapidement perdu la trace de son compère. Il n’y avait sans doute pas lieu de s’inquiéter, ils finiraient bien par se retrouver au point de rassemblement.
Une fois qu’elle eut réussi à quitter la place centrale, Marcy prit la direction d’un quartier plus reculé. L’endroit était désert, elle ne croisa personne, pas même une voiture. Absolument rien. Être la seule âme qui vive ne la rassurait pas et la situation commençait à lui faire froid dans le dos.
Elle s’efforça toutefois de contrôler ses émotions. Garder son sang-froid. Rester calme.
Même si Marcy courait depuis un moment, elle sentait qu’un traqueur, au moins, était encore à ses trousses. Pour le moment, son objectif consistait simplement à lui échapper. Alors, elle devait continuer à courir.
Malgré la situation, ses neurones continuaient de tourner à plein régime. Avait-elle été dénoncée par un membre de son clan ? Cette simple idée expliquerait certainement la présence des traqueurs en ville, ainsi que l’apparition soudaine des tickets de rationnement que Martha avait confiés à Neil. Finalement, certains humains n’étaient pas si différents des Cylites : ils étaient prêts à toutes les horreurs pour servir leurs intérêts.
Le froid prenait possession de chacune de ses respirations, mais seules ses jambes devaient fonctionner. Malgré le point de côté qui essayait de la faire ralentir, elle ne pouvait pas s’arrêter. Pas maintenant.
Arrivée devant un immeuble abandonné, elle crut apercevoir dans le reflet d’une vitre cassée une silhouette sombre derrière elle. Sa main droite trouva la poignée, puis elle s’engouffra dans le hall plongé dans l’obscurité.
Malgré le foulard qui lui couvrait le nez, une odeur âcre et nauséabonde lui parvint aux narines : celle d’un cadavre en décomposition. Pour en avoir déjà vus et sentis, Marcy aurait pu la reconnaître entre mille. Mais, à cet instant, ce détail lui importait peu. Elle se dépêcha de gravir les étages avant de tourner à un angle pour se cacher derrière le mur du couloir.
Une soudaine envie de vomir la saisit devant la scène qui s’offrit à ses yeux. Elle venait de comprendre d’où provenait cette horrible odeur qui empestait les lieux. Face à elle, plusieurs corps en décomposition, gonflés et couverts de mouches. Certains cadavres étaient dénudés, le visage tourné vers le ciel et leurs parties intimes massacrées. D’autres avaient le cou tordu et les mains ou les chevilles tranchées.
Il ne faisait aucun doute que cette boucherie était l’œuvre macabre des traqueurs, engagés pour pourchasser et abattre les dissidents. Marcy se rendit compte que cet endroit était sans aucun doute un piège. Que lui avait-il pris de s’engouffrer là ? Elle n’était même pas sûre de parvenir à trouver une sortie de secours à proximité…
Alors qu’elle était sur le point de bouger, un claquement de porte retentit. Elle se figea, sentant son cœur se serrer et son souffle se couper. Dans sa main droite, elle tenait fermement le manche de son couteau à cran d’arrêt.
Les traqueurs possédaient une ouïe bien plus développée que celle des humains. Mais que percevaient-ils réellement et, surtout, à quelle distance ? Elle l’ignorait. En revanche, s’ils la trouvaient, c’était terminé pour elle. Alors, elle ne devait faire aucun bruit. Pas même une respiration.
Des pas étouffés se firent entendre dans l’escalier. Elle colla son dos au mur, retenant son souffle. Son cœur battait à ses oreilles comme une mer déchaînée, bien qu’elle s’efforçât de se calmer. Elle devait parvenir à refouler sa peur comme elle avait pour habitude de faire.
Tous ses sens en alerte, Marcy écouta. Les secondes s’écoulèrent… les bruits de pas, de plus en plus nets, se rapprochèrent, puis s’arrêtèrent, comme si l’individu percevait distinctement sa présence.
À son grand soulagement, les pas s’éloignèrent et, au bout d’un moment, elle n’entendit plus rien. En préférant jouer la carte de la prudence, elle s’autorisa à respirer très lentement, de façon à peine perceptible, puis à bouger après cinq longues minutes passées dans un silence des plus profonds.
D’abord, elle se pencha en avant pour vérifier que personne ne se cachait dans la cage d’escalier. Malgré l’obscurité qui habitait les lieux, la voie était libre. Elle longea alors le mur du couloir en tentant de rester silencieuse.
Marcy n’avait fait que trois mètres lorsqu’un craquement la figea. L’instant d’après, quelque chose surgit dans son dos. Ce fut bien trop rapide pour qu’elle parvienne à le distinguer.
Son souffle se bloqua au moment précis où quelqu’un l’attrapa par le cou pour la tirer brutalement en arrière. Comprenant qu’elle allait devoir se défendre, elle utilisa son couteau qu’elle enfonça dans l’avant-bras qui la retenait. Une fois la lame retirée, du sang chaud gicla sur elle et fit hurler de douleur son bourreau, qui la relâcha aussitôt. L’adrénaline qui pulsait dans ses veines lui donna la force de le faire tomber en arrière et de s’enfuir.
Sans perdre de temps, Marcy commença à dégringoler les marches, quatre par quatre. Elle atteignait à peine le premier étage qu’un coup s’abattit sur l’arrière de son crâne. Marcy tomba à genoux sous la violence du choc, son couteau lui échappant de la main.
Incapable de lutter, elle s’abandonna à l’emprise des ténèbres.
Installée sur la banquette sous sa fenêtre, Marcy contemplait la cour extérieure d’un air détaché. La vue n’avait rien d’exceptionnel, elle donnait simplement sur un petit jardin et, au-delà, sur la maison des voisins.
Aujourd’hui, comme chaque année, un immense tirage au sort aurait lieu parmi tous les humains de vingt-et-un ans. Malgré la promesse de lendemains radieux et d’un avenir meilleur, aucun retour n’était possible pour les « heureux » gagnants. En réalité, personne ne savait ce qui attendait les jeunes sélectionnés. Personne, sauf Judith et Marcy, qui en avaient une vague idée.
Quelques jours plus tôt, Marcy avait soufflé sa vingt-et-unième bougie avec le cœur serré et la boule au ventre. Tout comme sa cousine, elle savait que cette année-là, elles ne pourraient pas échapper à cet événement.
À mesure que les secondes filaient, le moment de l’annonce se rapprochait. C’était une étrange sensation que de sentir l’instant T approcher en sachant que sa vie pourrait changer à tout jamais. La douleur qui lui tordait les entrailles lui donnait l’impression d’avoir avalé un sac entier de billes de plomb.
Trois coups contre la porte de la chambre la tirèrent de ses pensées.
— Tu ne viens pas ?
Se heurtant à un mur de silence, Judith vint s’installer face à elle, découvrant son air songeur. Sans un mot, elle lui attrapa les mains pour les serrer entre les siennes.
— Il y a très peu de chances pour que ça tombe sur nous, lui murmura-t-elle en ayant compris ce qui la préoccupait.
Pourtant, Marcy ne pouvait pas s’empêcher de redouter l’annonce des résultats. La pression sur sa main se resserra un peu plus.
— Ça va aller.
Marcy serra les dents, puis décida de se relever, imitée par sa cousine.
— Il reste combien de temps ?
— Dix minutes.
Il fallait donc retenir son souffle pendant encore dix minutes. Dix longues et interminables minutes !
En regagnant le rez-de-chaussée, les yeux de Marcy tombèrent d’abord sur Hortense, sa tante, postée devant la télévision allumée, puis sur les informations affichées à l’écran. L’annonce officielle avait lieu en direct.
Toute l’attention de Marcy était retenue par le compteur où s’affichait le temps restant, au bas de l’écran. L’attente fut interminable, insoutenable, insupportable.
Une tension naquit dans ses membres et, inconsciemment, ses poings se serrèrent. Il restait un peu plus de cinq minutes lorsque le bruit d’un moteur résonna dans la rue.
Interpellées, toutes les trois tournèrent la tête en même temps vers la fenêtre. À travers les rideaux translucides, elles purent apercevoir plusieurs véhicules s’arrêter devant chez elles.
Marcy éprouva soudain un étrange sentiment, un mélange de peur et d’amertume, qu’elle devait à tout prix dominer.
— C’est quoi, ça ? interrogea sa cousine, quelque peu nerveuse.
Une seconde plus tard, le signal de la télévision se rompit.
— Allez à l’arrière de la maison. Tout de suite, leur intima la cheffe de famille qui se rapprocha de la fenêtre.
Elle n’eut pas besoin de se répéter, Marcy et Judith se dépêchèrent de se rendre à l’arrière de la demeure, tout près de la porte qui donnait sur la cour extérieure.
Tout comme sa cousine, Marcy entendit plusieurs coups s’abattre contre la porte d’entrée. Ils étaient là. Ils étaient venus pour elles. Elles avaient été choisies, elles n’avaient plus le choix.
Les yeux de Judith étaient écarquillés et son regard exprimait une telle peur que Marcy se sentit perdre pied ; elle eut du mal à garder son sang-froid. Chaque seconde qui passait paraissait aussi longue qu’une journée, ne faisant qu’accroître leur terreur.
Après un instant bien trop long, Hortense fit son apparition. Son visage n’avait jamais exprimé un tel mélange d’inquiétude, d’impuissance et de culpabilité avant ce jour.
— Ils sont là, annonça-t-elle, l’air grave.
Puis, sans un mot, la cheffe de famille abaissa la poignée de la porte menant à la cour, prête à ordonner à ses filles de fuir. Elle l’ouvrait à peine que deux hommes apparurent, les armes braquées sur elle.
Un court silence s’ensuivit, avant qu’un coup de feu ne retentisse et que le corps d’Hortense ne bascule vers l’arrière…
Peu à peu, la scène se troubla et un bruit, encore lointain, se rapprocha, ramenant Marcy à la réalité.
Visiblement, elle n’était pas morte. Son esprit, en revanche, semblait rejeter ce bourdonnement si caractéristique. Mais, au fil des secondes, ce vrombissement devint impossible à ignorer et insupportable à écouter.
Sentant qu’elle était allongée à même le sol, elle savait qu’elle se trouvait à l’arrière d’un véhicule. Incapable de bouger les bras, un lien emprisonnant fermement ses poignets. Ils en avaient également profité pour lui retirer le bonnet et le foulard qu’elle portait. Autour d’elle, aucun autre bruit. Marcy était vivante, dans un fourgon, et seule.
Tout un tas de questions jaillirent soudain dans sa tête : pourquoi ne l’avaient-ils tout simplement pas tuée comme les autres cadavres qu’elle avait découverts dans l’immeuble ? Depuis combien de temps roulaient-ils et, surtout, où l’emmenaient-ils ? Quel sort lui réservaient-ils exactement ? Elle l’ignorait, même si ce moment lui rappelait précisément le jour de sa fuite. Ce n’était pas qu’un mauvais souvenir ancré dans sa mémoire, le danger refaisait surface.
Pourquoi avait-elle laissé Neil ? Avait-il réussi à s’en sortir ? Si seulement il n’y avait pas eu autant de monde, elle aurait réussi à le suivre et aurait sans doute pu retrouver son clan. Une colère sourde, teintée de culpabilité et d’impuissance, s’éveilla en elle.
Pendant un instant, elle se demanda si elle devait ouvrir les yeux ou chercher à retomber dans l’inconscience. Une douleur vive commença à la lancer dans la tête. Les muscles de son dos lui faisaient mal, un goût âcre stagnait dans sa bouche.
Plutôt que de décoller ses paupières pour analyser son environnement, Marcy continua de simuler son inconscience. Au bout de plusieurs minutes, elle entendit un homme se racler la gorge. Il s’agissait soit du conducteur, soit de son co-pilote.
— Tu crois pas qu’on aurait plutôt dû la tuer, elle aussi ?
Malgré le bruit constant du moteur, Marcy parvenait à les entendre assez distinctement. Elle n’eut aucun mal à comprendre qu’elle était leur sujet de discussion.
— Pas touche à la marchandise.
À ces mots, elle sentit sa mâchoire se crisper et ses dents grincer.
Comme c’est étonnant…
Le premier homme à avoir pris la parole soupira bruyamment.
— T’es bien sûr que c’est elle, au moins ?
— Le test ne se trompe pas, rétorqua-t-il d’un ton froid. Le résultat indique clairement que c’est elle.
Il y eut un silence pesant durant lequel Marcy sentit la colère s’emparer d’elle. Aussitôt, elle comprit qu’ils avaient profité de son inconscience afin de récupérer ses empreintes– ou peut-être un échantillon de sang – pour connaître son identité. Son destin venait de la rattraper brusquement en la ramenant à l’endroit où elle aurait dû être deux années plus tôt.
— J’suis persuadé que les offres vont pleuvoir dès qu’elle arrivera. Depuis l’temps qu’ils la cherchent…
— Du moment qu’on touche notre commission, le reste m’importe peu.
L’un des deux hommes soupira bruyamment.
— Quoi ?
— J’espère juste qu’il n’y aura pas de nouvel incident pendant la soirée. Les Elryniens deviennent totalement barges en ce moment.
Un court instant de silence s’installa avant que son acolyte ne reprenne la parole.
— En même temps… t’as vu nos conditions ?
— On a connu pire. De toute façon, ce n’est pas l’endroit pour en parler.
Son ton se fit plus bas sur la fin de sa phrase.
— Elle est toujours inconsciente ?
— Ouais, je crois qu’ils y sont allés un peu trop fort.
Un nouvel instant de silence.
— Elle pourrait très bien faire semblant, aussi.
Ils étaient loin d’être dupes, évidemment qu’ils devaient douter d’elle. Même s’ils ne possédaient pas de véritables capacités surhumaines, ils pouvaient au moins faire preuve de discernement.
La sonnerie d’un téléphone portable retentit soudain, interrompant Marcy dans ses réflexions.
— On se rapproche, indiqua l’homme qui avait pris l’appel. Dans cinq minutes, on sera là.
Il s’assura de baisser suffisamment la voix pour que Marcy ne parvienne pas à entendre la suite de son échange téléphonique. Un sentiment de frustration, ou peut-être de contrariété, s’empara d’elle.
Cette tension familière refit surface dans ses membres. Son corps se mit en alerte, l’avertissant d’un nouveau danger.
Marcy décida d’entrouvrir les yeux : depuis son emplacement, elle ne distinguait rien d’autre que le dessous sale et poussiéreux des banquettes arrière. Elle put également prendre connaissance des menottes qui liaient ses poignets entre eux. Immobilisée et sans la moindre arme, il lui était impossible d’atteindre ses ravisseurs. Néanmoins, elle refusait de s’avouer vaincue.
Petit à petit, le véhicule commença à ralentir et à se déporter sur le côté. Ils n’étaient quand même pas arrivés ? À cette pensée, son cœur s’affola, tandis que ses neurones s’activaient pour trouver une échappatoire.
À l’extérieur, plusieurs éclats de voix résonnèrent, se rapprochant du fourgon.
— Vous arrivez à c’t’heure-là ?
Marcy ignorait qui venait de prendre la parole. Probablement l’agent qui se chargeait de la sécurité des lieux.
— On a eu quelques complications.
— J’vois. Bon, dépêchez-vous, ils vous attendent.
— Bien.
À ce simple mot, le fourgon se remit à avancer. Un filet de lumière s’infiltra dans l’espace clos, permettant à Marcy d’apercevoir des néons blanc, bleu, vert et doré provenant de l’extérieur. Elle refusait de croire que son sort était scellé. Elle refusait de fléchir, d’abandonner sans se battre.
Alors, une idée lui traversa l’esprit. Elle la mettrait à exécution dès que ses ravisseurs ouvriraient les portes du fourgon. Évidemment, elle avait conscience que si elle tentait quoi que ce soit, ils risquaient de la malmener, voire de la tuer. Mais, en pensant qu’elle aurait au moins une chance de s’enfuir, Marcy était prête à courir le risque.
Quelques instants plus tard, le véhicule ralentit à nouveau, se déporta sur la droite, puis s’arrêta. Ils étaient arrivés. Les portières avant claquèrent presque de manière synchronisée. Marcy se tint prête, concentrée sur les bruits de leurs pas qui contournaient le fourgon.
Une… Deux… Trois secondes et… les portes arrière s’ouvrirent.
— Sérieusement ? s’exclama l’un des deux hommes en se rapprochant d’elle.
Simulant toujours son inconscience, Marcy l’entendit grimper à bord du véhicule, puis s’agenouiller tout près d’elle, certainement pour vérifier si elle dormait toujours.
— Allez, ramène-la. On n’a plus de temps à perdre, là, s’impatienta le second.
Plutôt que de se pencher sur elle, il utilisa un objet dur et froid – peut-être bien une matraque – qu’il pressa contre son bras. En voyant qu’elle ne réagissait toujours pas, il entreprit d’accentuer la pression afin de lui faire mal.
Marcy décolla ses paupières et, malgré ses poignets liés, elle lui arracha son arme pour riposter en lui décochant un violent coup sous la gorge. Dans ce genre de situations, la rapidité et la précision étaient primordiales.
Stupéfait, il en eut le souffle coupé, les yeux écarquillés et chancela en arrière, se heurtant contre la banquette.
— Eh ! s’écria l’autre homme.
Avant que ce dernier ne puisse intervenir, Marcy profita de l’effet de surprise pour sauter au cou de l’acolyte et tenta alors de l’étrangler. Presque dans un état second, elle était enragée comme jamais elle ne l’avait été. Il avait beau faire le double de son poids, il ne se trouvait pas en mesure de se défendre contre elle.
Marcy s’apprêtait à en venir à bout lorsqu’elle ressentit une violente décharge électrique qui lui fit relâcher sa prise. La sensation douloureuse traversa son bras, puis son corps tout entier se tendit comme un arc. Sa bouche, elle, s’arrondit sur un hurlement muet. Il n’avait pas hésité un seul instant à tirer sur elle à coup de taser.
Étendue sur le sol, Marcy ne sentait plus rien. Ses muscles ne répondaient plus à sa volonté et sa conscience palpitait encore.
— Putain ! Quelle… saloperie, celle-là… articula-t-il en toussotant, éprouvant quelques difficultés respiratoires.
Le deuxième homme voulut alors lui asséner un coup de pied, mais se ravisa au dernier moment pour se pencher, à la place, vers son acolyte.
— Ça va aller ?
— O-Ouais, souffla-t-il en se massant le cou. Il… Il en faut plus pour réussir à me… tuer.