Disparu en Normandie, 1944 - Dominique Grouille - E-Book

Disparu en Normandie, 1944 E-Book

Dominique Grouille

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Sentant la mort proche, André fait jurer à son fils Philippe de retrouver la trace du héros de la famille, son propre père, médecin des commandos Kieffer, disparu en Normandie en 1944. Philippe, héritier d’une tradition patriarcale vouée à la médecine et l’armée, va se lancer dans une recherche difficile et dangereuse, orientée par les précieux témoignages des vétérans, d’un oncle, ancien maquisard limousin, et les lumières d’une jeune femme professeure d’histoire… Tiendra-t-il sa promesse ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Auteur de romans historiques, Dominique Grouille est médecin au CHU de Limoges. Dans Disparu en Normandie, 1944, il s’inspire de son patrimoine familial et nous fait revivre la Seconde Guerre mondiale.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Dominique Grouille

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Disparu en Normandie, 1944

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Dominique Grouille

ISBN : 979-10-377-6589-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À la mémoire de Martin, mortellement blessé dans les Dardanelles en 1915.

À la mémoire de Lucien, grand mutilé de guerre 14-18.

À la mémoire de Jacques, grièvement blessé lors du débarquement en Provence en 1944.

À la mémoire de Jean, ancien membre du maquis limousin.

 

À Martine, Pierre, Julien et Nicolas.

 

 

 

 

 

Avertissement

 

 

 

En dehors des personnalités historiques, tous les personnages de ce livre sont le fruit de l’imagination de l’auteur. Par contre, la trame historique des commandos Kieffer et du maquis limousin est scrupuleusement respectée.

 

 

 

 

 

Chapitre 1

 

 

 

L’homme se promène les bras dans le dos dans cette cour ceinte de hauts murs dont l’ombre envahissante gâche le temps agréable de ce début de printemps ensoleillé. Il écoute d’une oreille distraite une personne de connaissance rencontrée lors de ses séjours précédents. Il en a marre de ses jérémiades sur ses malheurs, de la drogue qui l’aide à tenir, et bla, bla, bla, il l’a entendu cent fois. Il fait semblant d’écouter mais évite de répondre autrement que par de hochements de tête et des « oui, oui » ou « ah bon ». Dit-il vrai, ce jeune abruti ? N’est-il pas là, pour lui tirer les vers du nez, lui faire avouer ses secrets ? Il en a assez de ces soi-disant compagnons d’infortune, dont beaucoup sont sûrement ici pour l’espionner. Des moutons, comme on dit. Marre aussi des interrogatoires en règle. Mais il sait mesurer ses paroles et dire ce que veut entendre celui qui tient son sort entre ses mains. C’est pourquoi l’homme ne se départit jamais du comportement modèle correspondant aux normes en vigueur en ces lieux.

En tout cas, il n’est pas question de croupir ici, car il doit absolument revenir chez lui à temps pour réaliser le projet qui lui tient tellement à cœur.

 

***

 

Philippe se tourne et se retourne dans le lit de son appartement de Limoges. Il cherche vainement un sommeil qui se dérobe sans cesse. Une heure du matin en ce 7 avril 1998 s’affiche narquoisement sur le cadran lumineux de son réveil. Pourtant il devrait s’endormir facilement après presque 36 heures de travail sur le qui-vive. Une journée d’activité de jour, suivie d’une nuit de garde – durant laquelle il n’a pu s’allonger que deux heures seulement – débouchant sur une nouvelle prise de fonction au bloc opératoire. Il est vrai que la dernière partie a été éreintante, encore plus que d’habitude, malgré la haute concentration en caféine. Car au lieu du train-train habituel il a dû s’occuper d’un polytraumatisé à problème. Et il ne parvient pas à en chasser les images.

L’opération se termine et Philippe allège l’anesthésie. L’orthopédiste a fixé sans trop de difficulté le fémur fracassé à l’aide d’un long clou enfoncé sur toute la longueur de l’os. Il referme maintenant la plaie provoquée par un fragment osseux en regard de la fracture. Mais Philippe est inquiet en regardant l’écran de contrôle des paramètres vitaux. La tension artérielle reste basse. Pourquoi ? Il reprend le dossier du jeune blessé rédigé depuis son arrivée aux Urgences et dessine un tableau à deux colonnes sur une feuille blanche. Il s’adresse ensuite à l’infirmier anesthésiste qui a réalisé avec lui les transfusions au bloc.

— Regarde, si on note d’un côté le saignement provoqué par les lésions observées et de l’autre les flacons de sang administrés, ça ne colle pas. Scalp, on peut évaluer les pertes à près d’un litre répandu sur le dossier du siège de la voiture. Mais stoppée par le pansement compressif des collègues du SAMU. Fracture du bassin, un litre en moyenne dans l’hématome. Fracture ouverte du fémur, disons un demi-litre par la plaie et un bon litre pendant le geste chirurgical, en additionnant l’aspiration et les compresses imbibées. Bon, quelques côtes sont cassées à gauche, mais pas d’épanchement visible à la radio à ce niveau. Ça nous fait un total 3 litres et demi. Pourtant, si on fait la somme des transfusions qu’il a reçues, on arrive à plus de 4 litres…

Son assistant hoche la tête :

— Oui, tu as raison, normalement la tension devrait être remontée.
— Donc, il y a autre chose qui saigne !

Philippe se penche alors vivement sous les champs opératoires et palpe le ventre du patient.

— Oh, l’abdomen est très tendu ! Ce pourrait bien être une rupture de rate provoquée par le traumatisme du thorax de ce côté-là…

Il informe aussitôt le chirurgien :

— Laurent, nous avons un gros problème. Impossible de faire remonter la tension alors que tous les saignements ont été largement compensés. En l’examinant, je pense qu’il a une rate, en plus du reste…
— Ils ne l’ont donc pas examiné aux Urgences ? grogne ce dernier.
— Tu sais, la rupture peut être décalée dans le temps. Et avec les manipulations sur la table… Bon, si tu es d’accord, je vais appeler immédiatement le chirurgien viscéral.
— Oui, bien sûr, tu as raison, il ne faut pas perdre de temps !

Philippe se tourne vers l’infirmier :

— Bon, il ne faut pas le réveiller avant le transfert dans l’autre bloc. On « remet les gaz », on fait remonter la tension avec de l’Adrénaline au pousse-seringue électrique et on commande 4 culots globulaires et 2 plasmas de plus.

Quinze minutes plus tard, le patient est transporté sur un chariot quand le bip-bip du scope ralentit quelques secondes avant de s’arrêter en déclenchant le sifflement suraigu de l’alarme.

— Merde, arrêt cardiaque ! s’écrie Philippe. Vite, adrénaline 1 milligramme, intraveineux direct, et je commence à masser.

Et finalement le cœur est reparti. Mais Philippe n’a été rassuré que lorsque le jeune homme a ouvert les paupières en salle de réveil avec une tension normalisée et stable.

Une foule de questions tourne et tourne encore dans sa tête. N’aurait-il pas pu faire le diagnostic de lésion splénique plus tôt ? N’a-t-il pas tardé à commander plus de sang ? Le jeune homme ne va-t-il pas garder des séquelles cérébrales ? En effet, « bien réveillé » après une anesthésie veut dire que le patient garde les yeux ouverts et qu’il est capable de répondre « oui » ou « non » aux questions simples comme « avez-vous mal » ? Mais un arrêt cardiaque, même de courte durée, peut léser le cerveau et on ne s’en apercevra que les jours suivants. Lorsqu’il a parlé aux parents du blessé ce soir pour les tranquilliser, il a partagé leur émotion d’avoir failli perdre leur fils et leur joie qu’il soit sauvé. Mais comment réagiraient-ils dans le futur s’ils lui imputaient d’éventuelles séquelles ? S’il ne pouvait plus poursuivre ses études à cause de trouble de la mémoire ou de la concentration, par exemple ? Ou plus grave encore…

 

***

 

Le ronflement aigu d’un vélomoteur sans pot d’échappement déclenche l’aboiement d’un chien dans un appartement voisin. Philippe est brutalement tiré de la torpeur qui l’avait gagné.

 

D’autres images pénibles qu’il voudrait oublier ressurgissent malgré lui. Ce jeune soldat était arrivé en même temps que d’autres moins touchés, à l’hôpital de campagne aux fins fonds du désert Irakien. Il était inconscient et couvert de sang. Tandis qu’il l’examinait, son cœur s’est arrêté. Il a réussi à le réanimer et à le maintenir en vie durant l’opération pour stopper l’hémorragie due à la section d’une artère du bras. Il a été heureux de le voir reprendre ses esprits les heures suivantes. Puis le blessé a été rapidement rapatrié en France par avion pour la suite de sa prise en charge.

Quelques mois plus tard, ses parents ont demandé à rencontrer Philippe. Son nom avait été cité par le chirurgien qui l’avait opéré ce jour-là et retrouvé en premier. Un couple d’une cinquantaine d’années était assis en salle d’attente et s’est levé à son arrivée. Auprès d’eux un grand jeune homme triste a simplement tourné la tête.

— Bonjour, mon Capitaine, ma femme et moi voulions absolument vous remercier d’avoir sauvé notre fils !

Bien qu’averti de cette visite par ses supérieurs, Philippe ne le reconnaissait pas avec ses longs cheveux bouclés et son visage un peu bouffi.

Le père s’est approché de lui pour l’aider à se lever :

— Stéphane, viens saluer le docteur qui s’est occupé de toi quand tu as été blessé.

Il s’est levé à grand peine et a fait quelques pas en titubant malgré le soutien de son père. Il a tendu une main agitée de tremblements à Philippe et a ânonné :

— Mer… ci do-docteur.

Philippe a senti son cœur se serrer. Le système nerveux du malheureux avait été gravement lésé par son arrêt cardiaque.

La mère a senti sa gêne et a expliqué d’un ton rassurant :

— Notre fils est en rééducation aux Invalides. Il fait des progrès, mais les médecins nous ont avertis que la guérison serait très longue.

Pauvres gens, a pensé Philippe. Croient-ils vraiment que leur fils va retrouver une vie normale ?

 

Il faut absolument qu’il dorme un peu. Il allume sa lampe de chevet et avale un Xanax. En attendant son effet, il se remémore comment il avait été entraîné dans cette guerre improbable…

 

***

 

Tout a commencé en 1975 quand il a débuté ses études de médecine en s’engageant dans l’armée, car les moyens de ses parents ne leur permettaient pas de financer dix ans d’études. Issu d’une famille de militaires, le port de l’uniforme ne lui posait pas de problème. Son grand-père paternel, Jean Fraisseix, est le héros de la famille, médecin des Commandos Kieffer, malheureusement disparu en Normandie en 1944. Être médecin et militaire comme lui a rempli de fierté son père André qui n’était que gendarme. Ce dernier ne tarissait pas d’éloges sur le glorieux Béret vert et lui avait répété maintes fois dans son enfance : « Nous t’avons baptisé Philippe en l’honneur de Philippe Kieffer, le chef de ton grand-père. »

C’est ainsi que Philippe a fait ses études à Lyon jusqu’en 1986 et qu’il est devenu médecin anesthésiste-réanimateur militaire. Ce n’est que depuis trois ans, en 1995, qu’il est revenu dans sa région natale avec le grade de commandant de réserve et exerce au CHU de Limoges.

Mais dans l’intervalle, la Guerre d’Irak l’a sorti de la routine des missions humanitaires en Afrique ou au Liban. Des mois interminables dans une chaleur écrasante l’attendaient dans les camps du désert d’Arabie Saoudite, tandis qu’hommes et matériels de tous les pays alliés affluaient encore et encore. Philippe n’échappait pas à la question lancinante : l’armée de Saddam Hussein était-elle aussi redoutable que décrite par beaucoup ?

Pendant tout ce temps, sa principale activité était de participer sans enthousiasme aux innombrables exercices de décontamination et aux séances de vaccination à la chaîne contre tous les agents infectieux possibles.

Philippe se voulait rassurant dans les courriers envoyés à ses parents. Mais il sentait bien que son père masquait son inquiétude par des phrases enthousiastes de fierté et d’encouragements le comparant à son glorieux grand-père Jean, lui aussi médecin militaire.

En février 1991, après des semaines d’intense matraquage aérien, débutait enfin l’offensive terrestre. Cette fois, enfin de l’action, une course contre la montre était engagée dans le désert Irakien. Au bout de quelques heures l’équipe médico-chirurgicale de Philippe était embarquée dans des hélicoptères de transport pour suivre les troupes de choc qui rencontraient peu de résistance. Avant le décollage, le chirurgien lui a demandé en lui tapant sur l’épaule :

— Sais-tu qui nous aide dans ce secteur ?

Philippe a secoué la tête d’un air interrogatif.

— La 82e et la 101e division aéroportée américaine, mon vieux. Oui, les descendants de ceux qui ont sauté autour de Sainte-Mère-Église le 6 juin 1944 !

Il s’est alors rappelé qu’il avait parlé à son collègue de son grand-père Jean et du Débarquement.

Philippe n’a plus d’autre souvenir marquant de l’avance foudroyante de l’armée française en territoire irakien : 150 km en 48 h. Le nœud routier, la base aérienne et le village d’Al Salman, objectifs de l’attaque, étaient tous pris sans aucune perte de leur côté. Ne se sentant pas la fibre guerrière de son aïeul, il s’était dit qu’il avait eu peur pour rien…

Mais le jour de la fin des opérations allait démontrer à Philippe l’absurdité de cette guerre. En investissant sans combattre le fort de la ville, ancien poste de commandement des Irakiens, les hommes ont été victimes d’explosions de mines d’origine américaine. Des bombes dites à sous-munitions avaient été larguées ici. Elles avaient dispersé une multitude de petits engins meurtriers. Philippe a compris qu’on était loin des « frappes chirurgicales » vantées par les états-majors alliés et à l’origine de « dégâts collatéraux », selon l’expression consacrée. Ce n’était pas seulement des troupeaux de chèvres et leur berger qui en étaient victimes, mais aussi des femmes et des enfants. L’apothéose de l’aberration était atteinte quand deux soldats français ont été tués et 23 autres blessés par ces engins de mort en explorant la place forte. Il en a résulté un brutal afflux de brancards sous la tente où Philippe et ses collègues officiaient. Suivi de plus de vingt-quatre heures ininterrompues d’anesthésies et d’opérations, dont celle du jeune en arrêt cardiaque qui l’a tant marqué…

Le lendemain soir, Philippe exténué, accompagnait le transfert aérien des blessés vers les hôpitaux français. Il terminait cette guerre insensée en avril à Koweit City en sécurisation des équipes de déminage en action dans la ville.

Cette dernière mission avait éteint sa vocation militaire déjà peu ancrée. Comment comparer ce qu’il avait vécu avec l’engagement de son grand-père contre les nazis ? Sa décision était prise, dès la fin de son engagement, il regagnerait la vie civile pour revenir exercer à Limoges, sa ville natale.

 

Il sent enfin l’engourdissement bienfaisant du sommeil le gagner quand la sonnerie du téléphone brise le silence de la nuit. Il a l’impression d’émerger d’un puits sans fond. Il se croit de garde à l’hôpital et manque de faire tomber le combiné en décrochant trop brusquement. Son cœur s’emballe en entendant la voix de son père.

 

***

 

— Allô, Philippe ?
— Oui, qu’est-ce qui se passe ?
— Désolé de te réveiller, mais je suis très inquiet pour ta mère.
— …
— Elle a réussi à se sauver de la maison, pendant que je dormais.
— Tu es sûr qu’elle ne s’est pas cachée quelque part à l’intérieur ?
— Oui, j’ai cherché partout. Et je me suis enfin aperçu que la porte d’entrée n’était plus verrouillée.
— Bon, j’arrive, s’entend dire Philippe d’une voix rauque et pâteuse.

Un comprimé d’amphétamine comme à la guerre et il saute dans son petit roadster Mercedes SLK, son coup de cœur de l’année dernière. « Une voiture de frimeur » avait dit son père. « J’assume » avait rétorqué Philippe. En tout cas, il ne va pas mettre longtemps pour le rejoindre à Saint-Junien. L’air frais qui lui fouette le visage par la vitre ouverte finit de le réveiller complètement.

Il reconnaît que les troubles neurologiques de sa mère deviennent extrêmement difficiles à gérer pour son père. Au début, en 1992, il y a 6 ans déjà, elle se plaignait de quelques trous de mémoire. Elle oubliait parfois un rendez-vous chez le coiffeur – pourtant important pour elle – perdait ses clés, etc. Rien de trop inquiétant en prenant de l’âge. Puis de plus en plus souvent. Les accrochages en voiture se sont multipliés. Leur médecin traitant a annoncé le douloureux verdict à son père : Alzheimer. Au début celui-ci l’a caché à Philippe. Quand il rendait visite à ses parents, sa mère lui semblait, comme d’habitude, souriante et attentionnée. Mais elle se montrait évasive sur les sujets complexes et, sous le regard gêné de son mari, elle apportait des explications plausibles à ses difficultés :

— Je ne conduis plus car ma vue a baissé. D’ailleurs, j’ai aussi du mal à lire. Mais je vais bientôt consulter l’ophtalmologiste.

Philippe avait trouvé étrange que son père fasse la cuisine alors que sa mère était un fin cordon bleu :

— Ta mère souffre de rhumatismes dans les mains en ce moment, alors je donne un coup de main pour la popote.

Philippe était alerté mais ne voulait pas voir la réalité. Cependant, un jour où il passait le seuil de la maison, sa mère venue l’accueillir a eu un mouvement de recul et elle a appelé son père :

— André, viens vite, il y a un monsieur.

Philippe a dû alors affronter la vérité. Sa mère perdait complètement ses facultés intellectuelles. Peu à peu, la situation s’est aggravée. Elle parlait de moins en moins et restait assise dans son fauteuil le regard dans le vide. Elle prenait soudain une expression angoissée, traversée d’on ne sait quelle noire pensée. Ou elle se levait brusquement et tournait dans la pièce à la recherche de quelque chose connu d’elle seule.

Son père lui avait expliqué à voix basse et les larmes aux yeux :

— Maintenant je suis obligé de l’aider à s’habiller correctement, à se boutonner. Elle me dit « papa » par moments. Je dois la surveiller sans cesse. Je redoute qu’elle fasse des bêtises. Je ferme à clé la cuisine à cause du gaz. Elle cherche aussi à sortir de la maison…

Philippe a le cœur serré en se remémorant cette lente déchéance. Mais déjà il passe le panneau « Saint-Junien ». Peu après il voit son père qui l’attend devant sa maison.

— Merci, Philippe, d’être venu aussi vite. J’ai eu peur qu’elle soit tombée dehors. Alors j’ai fait le tour de la maison avec ma lampe électrique mais je ne la vois pas. J’hésite à appeler les gendarmes car je les connais tous et ça me gêne. Mais si à deux, on ne la retrouve pas, il faudra bien en passer par là.
— Oui, tu as bien fait. Heureusement, cette nuit il fait doux et sec. On va explorer le quartier chacun de notre côté. Donnons-nous une demi-heure de plus et après on appellera la gendarmerie.
— D’accord.

Ils partent chacun de leur côté. À une centaine de mètres, passé l’angle de la rue, l’attention de Philippe est attirée par une silhouette immobile, assise dans un Abribus sous la lumière blafarde de l’éclairage public. Il accélère le pas et arrivé plus près, il reconnaît sa mère très digne, en robe de chambre, un foulard sur la tête et son sac à main sur les genoux. Elle lève les yeux et lui sourit :

— Ah bonjour Philippe. C’est gentil de venir me chercher, le bus n’arrive pas.
— Bonjour maman. Où veux-tu donc aller ?
— Je veux rentrer à la maison, répond-elle l’air étonné de sa question.

Avec beaucoup de douceur et de paroles apaisantes, il réussit enfin à la ramener chez elle. Il fait tout pour lui cacher les larmes qui coulent sur son visage…

 

***

 

L’homme est allongé sur son lit, immobile dans la pénombre. Son regard est fixé sur la fenêtre dont les volets clos laissent filtrer la vive lueur de la pleine lune. Il perçoit une sourde menace et sa poitrine est serrée par une angoisse diffuse. Il redoute que le sommeil ne le plonge à nouveau dans un monde peuplé de visions effrayantes. Mais il a pris soin de faire semblant de dormir quand il a entendu la porte s’ouvrir doucement, des pas discrets s’approcher et un regard insistant se poser sur lui.

Il sait qu’il doit absolument ne rien laisser transparaître de ses démons s’il veut réussir à convaincre celui qui décide de son avenir. Il attend avec de plus en plus d’impatience le jour de la décision. Mais quel en sera le résultat ?

 

***

 

Une semaine après la fugue de sa mère, au retour de sa journée de travail, Philippe tourne la clé de la serrure de son appartement. Il est heureux d’avoir eu confirmation que son jeune réanimé ne garde aucune séquelle apparente de son arrêt cardiaque au bloc opératoire. Seule la consolidation de sa fracture du fémur demandera un peu de temps pour n’être plus qu’un mauvais souvenir. La porte à peine ouverte, la sonnerie du téléphone retentit. Philippe se précipite pour décrocher en se demandant s’il n’a pas oublié quelque chose à l’hôpital. Non, c’est encore la voix de son père :

— Allô, Philippe, excuse-moi de te déranger à nouveau.
— Non, pas de problème. Que se passe-t-il ?
— Je t’appelle de l’hôpital de Saint-Junien.
— …
— Rien de grave, ne t’inquiète pas. J’avais juste mal au ventre et de la fièvre cette nuit. Comme mon docteur est en congé aujourd’hui, je suis allé aux Urgences ce matin. J’ai eu une prise de sang et des radios. Le docteur Broussaud m’a dit : « je pense que vous avez des calculs dans la vésicule biliaire, je vous opérerai demain si ça ne va pas mieux. » Mais avec les perfusions et la vessie de glace, je me sens déjà mieux !
— Bon, d’accord. Rien de trop méchant a priori et de toute façon, je connais bien Dominique Broussaud. C’est un excellent chirurgien. Et aussi très gentil, ce qui ne gâte rien. Mais qui s’occupe de maman ?
— Les voisins d’à côté ont proposé de la garder le temps où je serai hospitalisé. Comme elle les aime bien, ça devrait aller.
— Oui, ça ira pour cette nuit. Mais demain c’est samedi et je ne suis pas de service. Je descendrai vous voir.
— Tu n’es pas obligé Philippe. Tu as besoin de repos les week-ends où tu es libre.
— Allez papa, ne te soucie pas de moi, je vais bien. À demain.

Le lendemain à 8 heures, le Dr Broussaud a appelé Philippe pour l’avertir qu’il allait opérer son père. À la fin de l’échange, il a eu une phrase sibylline : « J’espère que ce sont bien des calculs que je vais trouver… » Philippe n’a pas relevé sur le moment, mais il y repense durant le trajet de Limoges à Saint-Junien.

Il se dirige d’abord vers la maison des voisins de ses parents pour s’assurer que tout se passe bien pour sa mère. Rassuré, il se rend ensuite au centre hospitalier. L’infirmière qui le reçoit en service de chirurgie lui explique que son père est déjà en salle de réveil et que le Dr Broussaud l’attend dans son bureau. En s’y rendant, Philippe est étonné sur la rapidité de l’opération. Il se dit que c’est bon signe, car enlever une vésicule pleine de calcul ne prend pas longtemps pour un bon praticien. « Dr Dominique Broussaud » est inscrit sur une plaque métallique apposée sur la porte. Après un instant d’hésitation, Philippe frappe :

— Entrez, fait une voix forte.

Le médecin se lève et serre la main de son visiteur, puis il se rassoit derrière son bureau en l’invitant à en faire autant dans le fauteuil en face.

— Bon Philippe… je voulais te voir… commence le Dr Broussaud la mine grave, en cherchant ses mots.
— Oui ?

Philippe pressent qu’il y a un problème et, sentant le malaise de son interlocuteur, il lui demande :

— Comment s’est passée l’opération ?
— Eh bien, pas du tout comme prévu, car j’ai trouvé une… grosse masse au niveau du pancréas.

Philippe sent son corps se glacer.

— Tu penses que c’est un cancer ? parvient-il à articuler.
— Oui. Et je n’ai pas pu l’enlever. Il y a aussi des localisations au foie. Et peut-être aux poumons au vu de sa radio thoracique.

Philippe sonné se tait. Le Dr Broussaud respecte son silence avec une expression sincèrement désolée. Puis il reprend la parole sans conviction :

— Il est quand même possible de lui proposer une chimiothérapie.
— Un cancer du pancréas compliqué de métastases hépatiques et pulmonaires. Une chimio pourra lui faire gagner tout au plus quelques mois. Sans parler des effets secondaires.

Le chirurgien opine en soupirant puis reprend :

— Philippe, penses-tu que je pourrai lui annoncer la vérité ? Pourra-t-il l’affronter ? Ne pas faire de bêtise ?
— Oui, je pense que tu pourras tout lui dire. Mon père est un ancien militaire. Il a toujours été un battant.

Deux jours se sont écoulés quand le malade est autorisé à se lever. André est au fauteuil dans sa chambre d’hôpital une couverture sur les genoux et sourit à l’arrivée de son fils après sa journée au CHU. Philippe s’assoit face à lui, satisfait que son ami chirurgien lui ait trouvé une chambre seule. Pour la première fois il se rend compte de l’amaigrissement de son père. Lui qui était solidement charpenté, flotte dans sa chemise d’hôpital. Ses yeux ont pris une curieuse couleur jaune. Cependant André veut rassurer son fils :

— Je me sens beaucoup mieux, même si je sais que le problème n’est pas réglé.

Philippe sent alors qu’il peut avoir une véritable conversation avec son père et questionne :

— Tu as parlé avec le docteur Broussaud ?
— Oui, il m’a rendu visite hier soir et il m’a tout expliqué.
— Que t’a-t-il dit exactement ? demande prudemment Philippe qui a peur de commettre un impair.

André joue avec la tubulure de la perfusion d’un prend un air pensif et répond :

— Il m’a dit que j’avais un cancer du pancréas inopérable. Le seul traitement possible est une chimiothérapie.

Philippe approuve de la tête. Son père continue :

— D’après ce que j’ai compris, la chimio ne peut que freiner la maladie. Elle provoque souvent des effets indésirables aussi déplaisants que le cancer lui-même. C’est pourquoi j’ai décidé que je ne voulais aucun traitement. Juste ne pas souffrir. Mais, avec un fils anesthésiste, je ne m’inquiète pas. Le chirurgien m’a conseillé de prendre du temps pour mieux réfléchir et d’en discuter avec toi. Mais ma décision est irrévocable.

Quelle lucidité et quel courage ! songe Philippe avec admiration. Je reconnais bien mon père.

André tend le bras et attrape une boîte sur sa table de nuit. Il la présente à son fils qui reste silencieux :

— Tiens, prends donc une pâte de fruits, c’est un cadeau des voisins qui m’ont rendu visite hier.

Philippe se sert machinalement.

— Ne sois pas triste. J’ai bien réfléchi à tout cela. J’estime que j’ai réussi ma vie. Ta mère et moi avons eu une vie agréable et la chance d’avoir un fils unique dont nous sommes très fiers. Je sais que tu t’occuperas bien d’elle, même s’il faut maintenant que nous la mettions en maison de retraite. Je ne sais même pas si elle s’apercevra de son changement de résidence et de mon absence. La mort ne me fait pas peur, car j’ai la foi et je sais que je vais bientôt rejoindre mes chers parents.

 

***

 

Deux semaines plus tard, André est rentré chez lui. Il est encore en capacité de se débrouiller seul, mais s’occuper de sa femme est devenu de plus en plus difficile pour lui malgré le passage journalier de l’aide-ménagère.

Philippe est assis au salon avec ses parents et sirote à petite gorgée le tilleul menthe brûlant préparé par son père qui s’active autour de lui. Sa mère est devenue totalement passive depuis l’hospitalisation de son mari. Elle est incapable de boire seule et attend son tour le regard vide, un bavoir attaché autour du cou. André a attendu que l’infusion refroidisse et l’a épaissie avec une poudre spéciale. Il porte les cuillérées à la bouche de sa femme avec une grande douceur. Il se tourne vers son fils avec un triste sourire :

— Tu vois, on se demande qui est le plus malade ici.
— En tout cas, tu as mis tout le monde au tilleul menthe dans la maison, essaie de plaisanter Philippe.

Pendant que le père termine sa tâche, il redécouvre la pièce si familière dans le passé. Des photos et décorations sous verre tapissent les murs. Photos de lui enfant dans différentes villes de France où son père a été affecté, car les gendarmes ne doivent pas rester trop longtemps dans la même ville pour éviter le « copinage ». Cliché de sa mère jeune, l’allure et le regard déterminé d’une femme très active. Qui n’a pas exercé son métier d’aide-soignante pour suivre son mari dans sa carrière militaire. Toujours en mouvement, s’occupant de son mari et de Philippe sans répit. « Ma petite fourmi » ou « ma petite abeille » la surnommait son père, car elle avait des réparties parfois piquantes. Ne pouvant s’imaginer ce que le destin lui réservait. Au milieu de cette exposition de toute une vie sur quelques mètres carrés de papier peint trône une photo. C’est un agrandissement flou de Jean Fraisseix en uniforme britannique, celui des hommes du commandant Kieffer, les premiers Français qui ont foulé le sol de la mère patrie le 6 juin 1944.

Un craquement sort Philippe de sa rêverie. Il tourne la tête et voit que son père a pris place à côté de lui sans qu’il s’en rende compte. Sa mère somnole sur son siège.

André se penche vers lui :

— Il faut qu’on parle fils.

Suivant le regard de Philippe, il ajoute :

— Oh ! On peut échanger librement devant ta pauvre mère.

Philippe pose sa tasse sur la table basse en hochant la tête. André fait alors part de ses dernières volontés. Croyant et pratiquant, il a déjà eu un entretien avec le prêtre de la paroisse. Il a aussi contacté la Maison de retraite pour y installer sa femme le plus confortablement possible, entourée de ses objets familiers. Il sent bien qu’il ne pourra plus l’accompagner bien longtemps. Comme Philippe est fils unique, il lui lègue sa maison et son épargne, sauf un don à l’Hôpital et au Secours catholique.

André se lève et va retirer de son support la photographie de son père Jean et revient s’asseoir. Il la pose lentement, d’un geste quasi mystique sur ses genoux. Il la caresse du regard les yeux humides et explique :

—