Douze jours chez l’auteur - Jean-Marie Le Guevellou - E-Book

Douze jours chez l’auteur E-Book

Jean-Marie Le Guevellou

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Beschreibung

François et son amie se voient confier la tâche d’organiser une exposition dans la maison d’un célèbre écrivain autrefois disparu dans des circonstances étranges. Au fur et à mesure de leur travail, ils découvrent des indices qui pourraient enfin lever le voile sur cette énigme non résolue depuis longtemps. Cependant, ce n’est qu’à la révélation finale qu’ils comprendront l’extraordinaire vérité qui se cache derrière cette mystérieuse disparition.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ancien professeur d’Histoire et de Géographie, Jean-Marie Le Guévellou a écrit de nombreux ouvrages pour la jeunesse, ainsi que plusieurs romans d’espionnage. Sa plus grande satisfaction réside dans sa capacité à captiver et à éveiller la curiosité de ses lecteurs.

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Jean-Marie Le Guévellou

Douze jours chez l’auteur

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Marie Le Guévellou

ISBN : 979-10-422-1578-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Devant eux allaient les jeunes époux. Eréna, de la main et du coude, relevait sa longue tapa blanche que balançaient à chaque pas ses fermes jambes nues. Son bras serrait la taille d’Aüté ; et lui-même, incliné sur elle, caressait ses cheveux luisants. Les doigts courbés rampaient autour de son cou, effleuraient la gorge et la nuque, enfermaient l’épaule ronde, et, se glissant dans l’aisselle, venaient, à travers l’étoffe limpide, presser le versant du sein. Le corps de la fille cambrait sous l’étreinte vers la hanche de l’ami. Ils allaient d’un pas égal, d’un pas unique.

Victor Segalen,

Les Immémoriaux,

1921, Bibebook

Le jour J

Il y a de l’électricité dans l’air, la chaleur est insupportable. On a ouvert en vain toutes les fenêtres du rez-de-chaussée : pas le moindre souffle d’air. Les visages luisent, l’assistance semble accablée ; dehors le ciel est noir. Par une des fenêtres, je vois, se découpant sur ce ciel d’encre, un châtaignier dont les feuilles vert-jaune brillent comme éclairées par un projecteur. L’orage va éclater d’une minute à l’autre ; il faut qu’il éclate, il est impossible qu’il n’éclate pas.

C’est l’inauguration de l’exposition. Je prononce une sorte d’allocution de circonstance dans laquelle je cite sans cesse Jacques Jore. Tantôt je l’appelle ainsi, tantôt je le désigne, comme le faisaient ses contemporains, par ses initiales : JJ.

Jacques Jore affectionnait l’art épistolaire. Le simple geste de tracer par écrit sa pensée installe une certaine distance entre cette pensée et le papier, mais cela vaut aussi pour les lettres sans doute encore plus chargées d’affectivité, de subconscient. Pense-t-on que des mots surgis du cœur, tracés à la main, puissent vraiment se comparer à des caractères anonymes fabriqués au clavier par

« tac-tac-tac »

 ? Ou, pire, au clavier et avec un logiciel de traitement de texte ?

Avant la photocopieuse, à l’aide d’un carbone, Jacques Jore gardait un double de ses lettres.

Dans la correspondance ici réunie, vous trouverez peu de lettres ou documents dactylographiés. Il écrivait à la main, introduisant entre sa pensée et sa rédaction une fraction de temps, si minime soit-elle. Cet écart explique, sans doute, que certains originaux n’aient jamais été glissés sous enveloppe puis postés : nous restent donc parfois des lettres qui ne sont jamais parvenues à leurs destinataires…

Aujourd’hui, ici, dans sa maison, à La Lucerne, qui sait ? Certains, certains d’entre vous vont peut-être, découvrir ce que Jacques Jore voulait leur écrire et qu’ils n’ont jamais lu…

J’ai très chaud, comme tout le monde ; la peau me pique, je ne cesse de tapoter mes tempes avec mon mouchoir. Je prends la mine de celui qui pèse bien ses mots, peaufine ses phrases, est pénétré par ses paroles ; en réalité, je suis très mal à l’aise. Mon esprit est ailleurs : je regarde certains de mes auditeurs. Voilà douze jours que je suis à Sergnac, douze jours que je hante cette maison dans laquelle je parle en ce moment, douze jours que je suis à la recherche d’une vérité qui m’échappe toujours. Or, parmi toutes celles et tous ceux qui m’écoutent, peut-être quelqu’un la détient-il, cette vérité.

Pourquoi Jacques Jore a-t-il disparu brutalement en 1990 ?

Ce que j’ai pu découvrir en douze jours est souvent éclairant, mais ne lève pas le mystère : quelques pièces du puzzle ont commencé à s’abouter sans qu’aucune figure d’ensemble ne se laisse deviner.

Qui est responsable de la disparition de Jore ? Un paysan qui vend des abricots ? Un maire peu scrupuleux ? L’armée ? Un responsable éditorial ? L’éternel amoureux de son épouse ? Un amant consolateur ? Une femme jalouse ? Et, dans ce cas, laquelle ?

Et puis, surtout, qui était Jacques Jore ? La question n’est pas nouvelle : France Desroches a rédigé une monumentale biographie de l’écrivain. France Desroches (ou Mademoiselle Desroches, je me sers des deux appellations), parlons-en justement : elle se tient au premier rang, m’observe attentivement, ne perd pas un mot de mon allocution, comme si je pouvais, moi, au détour d’une phrase, faire surgir la vérité. Comme si après douze jours de recherches, j’allais soudain lever un pan du voile.

Toute cette histoire a commencé par un appel téléphonique.

Je deviens secrétaire de l’Association

Le timbre représente une Marianne qui a les traits d’une « Femen ». L’enveloppe est cernée de noir. À l’intérieur, gansé de noir aussi, un faire-part : Léon Delbecq, de l’Académie Française, n’est plus.

Ce jovial et rondouillard immortel avait écrit la saga des Françoise en sept tomes, une illustration sans génie des transformations de la condition féminine au cours du XIXe et du XXe siècle. Ce pavé, peu lu, une fois adapté en feuilleton télé et servi par d’excellents acteurs, était devenu un succès populaire.

Hélas pour moi – vous allez bientôt comprendre – trop d’entrecôtes, de Bourgogne, de femmes et de cigares venaient de faire disparaître le prolixe académicien des salons et cénacles parisiens ! Son œuvre, selon moi, n’allait pas tarder à sombrer dans un oubli total.

Pourquoi m’avise-t-on de ce décès ? L’illustre homme de lettres avait aussi rédigé une biographie de Jacques Jore qui, aux dires mêmes de France Desroches, n’était pas si mauvaise que ça : Jore y apparaissait comme un digne successeur des fameux « Hussards », Roger Nimier, Jacques Laurent… En reconnaissance de cette étude, on avait offert à l’homme du Quai Conti la présidence de l’Association des Amis de Jacques Jore dont je suis membre.

La raison de mon affiliation ? Elle ne tient pas du tout, comme on pourrait l’imaginer, au fait que je suis un inconditionnel de Jore. La véritable explication est liée à mon ancien professeur de Lettres, France Desroches, avec laquelle je suis resté en relation après le lycée. Elle, oui, c’est une fanatique de Jacques Jore : elle se réveille avec lui, se douche avec lui, déjeune avec lui, ne jure que par le créateur de Mangareva, prix des Lices en 1966 et auteur d’innombrables romans, poèmes, pièces de théâtre, scénarios de films. En un mot, elle l’a spirituellement épousé !

En plus, France Desroches fait du prosélytisme : après le baccalauréat, elle m’a quasiment inscrit de force à l’Association des Amis de Jacques Jore. C’est tout juste si elle n’a pas réglé elle-même ma cotisation. Voilà pourquoi je reçois il y a un mois environ ce faire-part qui me laisse de marbre, mais me fait songer à mon ancien professeur.

Mademoiselle Desroches ressemble un peu à un animal de bande dessinée, une gentille petite souris qui porterait des lunettes. Elle s’exprime avec volubilité, douceur et répète : « en fait » au minimum une fois toutes les minutes. Déjà, au lycée, ses cours étaient ainsi régulièrement émaillés d’« en fait ». Consciente de ce tic d’expression, elle cherchait parfois à s’en débarrasser. S’il arrivait, au prix de violents efforts, que les « en fait » se raréfient, voire disparaissent, au bout de quelques instants, nous, ses élèves, ressentions vite un manque et nous étions perturbés par un vide inhabituel.

Je la réentends : « Comment faire quand se trouve fermée, pour cause de travaux, en fait, la voie naturelle qui mène de Sénèque et Euripide à Racine, de Sophocle à Giraudoux ? Jamais, en fait, les tragédies grecques n’ont été plus proches de nous, jamais la Grèce elle-même et ses temples, ses statues, ses lieux chargés d’histoire n’ont été, en fait, visités avec tant de zèle et de curiosité ? ».

Cheveux teints en châtain et un peu filasse, pas mal de rides, mais de l’éclat dans les yeux, telle nous apparaissait… déjà Mademoiselle Desroches. Je supposais qu’elle avait dû être fort mignonne et – intuition ou fantasme d’adolescent – certains de ses propos me laissaient souvent supposer que la gent masculine avait tenu une place non négligeable dans sa vie. Je lui prêtais même un grand amour, ce en quoi je ne me trompais pas, la suite me le prouva.

En tous les cas, hyperactive secrétaire de l’Association des Amis de Jacques Jore, elle lui avait consacré en 1980 une thèse volumineuse d’où fut tiré un livre de 934 pages sous un titre qui se voulait prometteur : La silhouette du Lion. En couverture, l’éditeur avait placé une des photos les plus connues de JJ, une des meilleures aussi. Large front bombé, abondante crinière, rejetée en arrière, regard perçant : l’aspect léonin du personnage était indéniable.

Le décès de l’académicien Léon Delbecq passa relativement inaperçu, car un homme politique célèbre mourut au même moment. Peu de temps après, France Desroches me téléphona et me donna rendez-vous un matin dans la cafétéria de la Fac de banlieue où, devenue assistante, elle s’épuisait à expliquer les Belles Lettres à des étudiants chevelus, mollassons et souvent imbus de leur génie.

Je revois très bien ce sombre matin : le jour n’est pas encore levé, il fait un froid de chien dans cette immense salle humide aux murs verdâtres ; les lumières électriques se reflètent dans de grandes baies plus ou moins cassées qui n’ont pas été lavées depuis une éternité. Dans un coin, près d’un distributeur de boissons cabossé, couvert d’affiches et de graffiti, deux ou trois étudiants hirsutes qu’on pourrait prendre pour des SDF discutent en agitant des gobelets en carton.

France Desroches m’offre un café, prend pour elle un thé, et nous nous installons autour d’une petite table maculée de taches et jonchée de miettes. Pendant que je tente d’avaler le breuvage imbuvable – ça ne devrait pas être en vente libre ! –, elle me remercie abondamment d’être venu jusqu’à elle. Nous échangeons quelques banalités, elle se lamente comme elle le faisait souvent autrefois au lycée que plus personne ne connaît le grec… Enfin, elle m’explique pourquoi elle tient à me parler : elle vient de prendre la place de Léon Delbecq comme Présidente des « sectateurs » de JJ.

Je l’en félicite. Me fait-elle venir uniquement pour m’annoncer cette promotion ? J’en doute et j’ai raison. Soudain, elle me dit :

François, nous avons besoin que quelqu’un prenne le secrétariat de l’Association.

Vous imaginez ma réaction ? Après un instant de surprise, j’opère tout de suite un tir de barrage :

Je ne suis ni professeur ni chercheur. Et puis, surtout, j’ai honte, mais je connais assez mal l’œuvre de JJ. Vous m’avez fait découvrir :

En mai,

et puis aussi,

Les Systalgies…

J’ai bien aimé ces deux ouvrages, mais, sans parler de

Cap au large

, certains de ses autres romans ne m’ont pas enchanté.

À ces mots, France Desroches me jette un regard sévère. Elle est visiblement choquée comme si j’avais proféré une obscénité.

— Cap au large, vous parlez du roman ou du film qu’on en a tiré ?

— Je n’ai pas lu le roman, c’est juste, mais si le film lui est fidèle…

— Le film est médiocre ! tranche-t-elle sur un ton sans appel. Jacques a été trahi.

Le ton de sa voix est devenu très froid.

— Quel livre de Jore n’avez-vous pas aimé ?

Les traits tendus, elle attend une réponse. Je suis paralysé. Jamais, lorsque j’étais son élève, je ne l’avais entendu poser une question de cette façon. Adressant au ciel une rapide prière muette pour ne pas être foudroyé sur place, je hasarde :

— Eh bien, son Journal de la rue Vavin, par exemple…

Cette réponse ne semble pas du tout l’apaiser.

— Et pourquoi ?

Il faut que je m’explique et cette perspective me fait craindre le pire. Je vais perdre pied, c’est inévitable.

— C’est un peu… ennuyeux. Il s’amuse tous les soirs de la même façon, toujours dans les mêmes endroits. Les filles et les femmes qui se succèdent dans sa vie se ressemblent toutes…

Mademoiselle Desroches devient alors blanche comme un comprimé d’aspirine. D’une voix tremblante et solennelle à la fois, elle me coupe :

— Pas Nina !

Je l’observe, perplexe :

— Nina est très différente des autres femmes, renchérit-elle avec conviction.

Que lui répondre ? Aucun souvenir de cette « Nina » ! Pour moi, toutes les jolies filles peu farouches que Jore rencontrait – levait ! – à Paris dans les années 70 chez Régine, chez Castel ou au New Jimmy’s, s’avéraient interchangeables : pas grand-chose sur le dos, peu de vocabulaire, de notables aptitudes au déhanchement sur piste de danse et… hors-piste.

Mademoiselle Desroches ajoute alors :

— Je sais de quoi je parle, croyez-moi, François : ne le répétez pas, mais…

Elle jette un rapide coup d’œil à droite et à gauche, comme pour s’assurer que personne n’écoute et, baissant la voix, me glisse :

— … Nina, en fait, c’est moi !

Une lumière rouge s’allume dans mon cerveau. Cette fois, c’est grave ! Avec l’énergie du désespoir, je traque de toute urgence, j’implore le moindre souvenir que le Journal de la rue Vavin aurait pu me laisser de cette « Nina », mais en pure perte !

Heureusement, France Desroches poursuit en se radoucissant :

— Lorsque j’ai fait la connaissance de Jacques, j’étais sous le coup d’une terrible rupture : un homme marié qui m’avait longtemps promis de quitter sa femme et qui venait de m’avouer qu’en fait, il ne la laisserait jamais. Enfin, bref, vous comprenez…

Elle reprend en scrutant mon visage comme pour s’assurer que ce qu’elle m’explique me pénètre pleinement :

— Suite à cette déception, je m’étourdissais. Jacques était un des rois de la nuit, chez Régine et ailleurs… Je savais qu’il avait une liaison avec l’actrice Annie Dumay et que, en plus, il ne se privait pas de papillonner avec des nymphettes, mais, que voulez-vous, je suis tombée sous son charme. Il était séduisant, et beau parleur, prévenant, charmeur…

Je repense au visage de JJ. C’est vrai que l’homme avait dû beaucoup plaire : le côté flamboyant, et puis une curieuse façon de parler à la fois douce et incisive, délicate et déterminée qui lui avait valu de vifs succès d’audience en radio et en télévision. Sans parler de ses « sorties » tout à fait surprenantes. Avec une politesse exquise faussement rassurante, il lui arrivait en direct de tirer soudain au lance-flammes : avait-on à faire à un diplomate ou à un boxeur ? Curieux, tout de même, d’imaginer Mademoiselle Desroches sortant en boîte de nuit avec ce condottiere surgi d’une autre époque.

Je bredouille :

— Mais vous…

Elle attend la suite.

Je trouve un biais :

— Vous avez bien tous les traits de Nina ? Il n’a rien retranché dans son journal ? Rien ajouté ? C’est bien vous ?

La question a l’heur de lui plaire. Elle se rengorge presque :

— On va dire que, dans l’ensemble, je dis bien dans l’ensemble, le portrait est fidèle. À quelques détails près, vraiment des broutilles… Par exemple, dans le journal, vous vous souvenez, je porte toujours des pantalons. En velours l’hiver, en lin l’été…

J’acquiesce alors que, bien sûr, je n’en sais rien du tout !

— … Et bien, à cette époque, en fait, précise France Desroches, je mettais surtout des mini-jupes.

Et d’ajouter :

— Ainsi que des pulls très courts. En fait, c’était déjà la mode des nombrils apparents.

Impossible de ne pas pouffer intérieurement en me représentant mon ancien professeur en mini-jupe et mini-pull !

Pendant qu’elle fait ainsi revivre devant moi son passé amoureux, et les folles nuits des années 60, le jour, lui, s’est péniblement levé, un jour blafard. France Desroches jette un œil aux vitres de la cafétéria et semble soudain revenir au présent.

— François, depuis que j’ai succédé à Delbecq, nous n’avons plus de secrétaire !

Je prends un air compatissant :

— C’est très ennuyeux !

L’attaque se précise.

— Il nous faut absolument quelqu’un !

Cette fois, je me tais. Pas décontenancée pour autant, elle pose sa main sur la mienne, approche son visage, et, les yeux dans les yeux, sur un ton suppliant, elle me décoche :

— Vous devez accepter le poste !

— Moi ?

— Mais oui, vous ! C’est un travail peu prenant : je sais, je l’ai fait. Quelques convocations, un ordre du jour à établir pour l’AG annuelle. Au jour dit, vous donnez la parole à ceux qui la demandent et puis vous rédigez le compte-rendu de la réunion. Le reste du temps, si un journaliste vous interroge à telle ou telle occasion au sujet de Jore, vous vous documentez rapidement, vous lui répondez brièvement et le tour est joué. Au besoin, je serai toujours là pour vous aider.

J’ai eu un tout petit peu de temps pour préparer ma défense. Voyons, il faut que j’avance des noms ; je connais qui au sein du Conseil d’Administration de l’Association ?

— Brézillon serait mieux placé que moi !

— Paresseux !

— Tamart ?

— Égocentrique : ce qui ne le concerne pas l’indiffère.

— Le Professeur Lancier ?

— Incapable !

— Lancier, incapable ?

— Mais oui, soupire-t-elle. C’est le secret de polichinelle : depuis la mort de sa femme, il n’a plus rien produit, rien du tout ! Et pour cause : c’est elle qui effectuait les recherches, mettait en forme ses cours, écrivait ses bouquins…

Dégagé, Lancier !

Et elle ajoute :

— Il faut quelqu’un de sérieux, qui ait l’esprit de synthèse, et puis qui possède des qualités de diplomate : vous !

Si on m’avait expliqué un jour qu’être entré au Quai d’Orsay me prédisposait en quoi que ce soit à gérer une association de fins lettrés qui ont succombé au charme de Jacques Jore, j’aurais été surpris. Mais, après tout, un ancien ministre des Affaires étrangères avait bien écrit sur Jean Giraudoux, lequel devait une partie de sa carrière dans la diplomatie à Aristide Briand. Et puis tous ces ambassadeurs auteurs, Claudel, Rufin, Parot, Rondeau, etc. Un diplomate dit-il « non » ? Et puis, refuser à mon ancien professeur, peut-être… Mais à… « Nina » ?

Je cède :

— Je veux bien rendre service. Pour que dans l’organigramme, on puisse accoler un nom à une fonction, j’accepte, mais vraiment pour aider : il ne faut rien me demander de précis…

Voilà comment un matin blême, dans une improbable cafétéria de fac, l’obstination de Nina-France Desroches me propulse au secrétariat de l’Association des amis de Jacques Jore. Je suis loin, très loin, à l’époque, de me douter des implications pour le moins inattendues de cette fonction.

Jacques Jore

Jacques Jore… De nos jours, ça ne dit sans doute plus grand-chose ce nom… Comme un certain nombre d’écrivains qui connurent la gloire de leur vivant, Jore a sombré dans les oubliettes de l’histoire littéraire. Il a pourtant beaucoup publié pendant dix ans, entre1966, date de son retour en métropole, et 1976 : des romans, des poèmes, des journaux, des pièces de théâtre, deux scénarios de films.

Parfois, on se souvient de Mangareva, récit esthétique et sentimental, exotique et romantique, qui a pour cadre la Polynésie où il avait vécu et qui lui valut en 1966 le très recherché Prix des Lices. Le succès du livre déclencha même un phénomène de société : une certaine « tahitimania » aussi contagieuse qu’éphémère. Le temps d’un été, sur toutes les plages, ce fut un défilé de filles, la fleur à l’oreille, le paréo à la taille.

De temps à autre, une des pièces de Jore est rejouée à Paris. Ainsi, en ce moment même, sur la scène de l’Athénée, Annie Dumay, qui fut une des innombrables maîtresses du grand auteur, reprend avec succès le rôle qu’elle a longtemps tenu dans Une nuit à l’Internat.

Il arrive aussi qu’une chaîne de télé rediffuse un des films tirés d’une des œuvres de Jore. Je pense à Cap au large, par exemple. Il s’agit d’une histoire romancée de la Marine française que sous-tend une thèse : l’existence d’une flotte de guerre a toujours été, en France, l’apanage d’une élite éclairée, généralement peu soutenue par l’opinion publique. Nombre de grandes défaites subies par la France au cours du passé seraient donc dues à l’absence d’une marine. Mademoiselle Desroches n’a pas tort. Le film pèche par un excès de didactisme et est tout à fait oubliable.

Dans les années soixante, Jore a aussi conçu le texte d’accompagnement d’un documentaire consacré aux maquis en France au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le film s’intitule : Leurs ombres. Les spécialistes de la question considèrent que le commentaire de Jore à l’appui du montage d’archives est tout à fait remarquable.

Que sait-on de Jacques Jore ? Il est né en 1940 au sein d’une famille bourgeoise de Limoges. Son père, un architecte, est devenu veuf lorsque son fils avait sept ans : ce dernier n’a donc pas connu sa mère bien longtemps. Apparemment, ce drame n’a cependant pas eu de répercussions sur sa scolarité. Après de solides études, JJ entre à l’École navale, sert comme officier dans la Marine de guerre française jusqu’en 1966, date à laquelle son père meurt. Jore se trouve alors à Papeete. Il quitte aussitôt et l’armée et la Polynésie pour revenir en métropole et s’installer dans le Massif central, à Sergnac précisément où, grâce à l’héritage paternel, il achète une maison dans laquelle il va écrire Mangareva.

Pourquoi Sergnac ? Je n’en ai aucune idée ! Dans sa volumineuse biographie, La silhouette du Lion, France Desroches aborde la question, mais ne donne aucune réponse. Il faudra que je lui demande un jour si elle en a appris davantage depuis.

Bref, dégagé de tout problème matériel – la fortune paternelle lui laisse largement de quoi vivre –, notre homme se lance dans l’écriture. Son premier coup d’essai, Mangareva, est donc un vrai coup de maître et par la suite, Jore achète un appartement dans la capitale, rue Vavin, et devient une figure du « Tout Paris ». Il n’est plus question que de « JJ » comme on dit alors : on joue ses pièces à guichet fermé, ses livres publiés par la Maison Mazeline s’arrachent ; il vole de succès en succès, et mène la grande vie. Pas un mois où il n’apparaisse dans les magazines tantôt au volant d’une voiture de sport, tantôt l’hiver sur des skis à Megève, ou encore, l’été, crawlant au large de la Côte d’Azur. La gloire !

La « coqueluche des médias » revient tout de même régulièrement à Sergnac où il rencontre une jeune dessinatrice de talent qui se trouve être la sœur du curé et du menuisier du village. Cette Jacqueline Feuillardier a déjà illustré un certain nombre d’ouvrages pour des éditeurs de Limoges et de Paris. Son art est reconnu. Certes, à l’époque, elle fréquente un de ses anciens camarades d’enfance, un professeur d’histoire qui exerce au lycée de Tulle et qui fait des recherches sur la Seconde Guerre mondiale, mais le charme de Jore opère : la jeune femme se déprend vite du pédagogue-chercheur.

Jore et elle convolent en justes noces en mars 70. Arthur Adamov devait assister au mariage, mais il meurt peu de temps avant. L’idylle entre l’auteur et l’illustratrice est de courte durée : les liens ne tardent pas à se distendre, même si Jacqueline met au monde un petit Marc en1974. Cinq ans après cette naissance, une épaisse couche de verglas dans un virage s’avère fatale à Jacqueline, alors qu’elle revient en voiture d’un séjour aux sports d’hiver ; Marc se trouvait à l’arrière de la voiture : il est choqué, mais indemne.

JJ ne se sent guère l’envie de prendre en charge son fils : il le confie à l’un de ses deux beaux-frères, Edmond, le menuisier de Sergnac, et à son épouse, Marthe. Le couple ne peut pas avoir d’enfants et éprouve une vive affection pour leur neveu. Avec eux, chez eux, Marc va être heureux. D’autant qu’il bénéficie aussi de toute la bienveillante attention de son autre oncle, le curé. L’esprit tranquille, JJ peut alors poursuivre sa vie mondaine à Paris. Il faut cependant lui rendre justice : il délaisse régulièrement la rue Vavin et les nuits chez Régine ou chez Castel pour revenir à Sergnac, notamment pendant les vacances scolaires. Il s’occupe alors de son fils : ce sont des périodes bénies pour Marc que son père entraîne dans des parties de pêche, des randonnées, des balades à vélo…

JJ continue à écrire avec succès des pièces, des romans, quelques scénarios de films, jusqu’à sa soudaine disparition en 1990.

Cette année-là, Alberto Moravia, Ava Gardner, Greta Garbo, Rex Harrison, meurent, Jacques Jore, lui, disparaît. Entendons-nous : il a vraiment « disparu », en ce sens qu’on ne le retrouve pas. Il s’est « évanoui », comme happé dans un trou noir de l’espace-temps.

Vous avez bien lu : Jore s’est évanoui, envolé, volatilisé…

Un matin de novembre 1990 en tous points semblable à d’autres, l’écrivain sort de La Lucerne, sa maison de Sergnac, et monte au volant de sa voiture. Il démarre. On ne le reverra plus jamais. Ni son fils Marc, ni sa principale maîtresse d’alors, ni ses deux beaux-frères, ni ses amis ne recevront de nouvelles. La Porsche grise au volant de laquelle il était parti, elle non plus n’a jamais été retrouvée. Ses beaux-frères, le curé et le menuisier de Sergnac, cherchent à savoir si Jore a gagné son appartement parisien, tentent de joindre les relations qu’il lui connaisse, mais en vain. Faute de nouvelles, ils finissent au bout de deux jours par signaler ce qu’ils considèrent comme une disparition à la gendarmerie.

Des enquêtes vont avoir lieu, nombreuses et plutôt sérieuses eu égard à la personnalité de Jore et à la pression des médias, car, bien entendu, les journalistes ont vent de cette affaire qui passionne vite l’homme de la rue. Mais on ne retrouvera jamais la trace de Jacques Jore, et son compte en banque n’enregistrera plus aucun mouvement. Personne ne proposera d’explications un tant soit peu satisfaisantes à cette disparition. Certains journalistes parlèrent bien d’un enlèvement suivi d’un meurtre. La voiture aurait été concassée dans une décharge quelconque. Transformée en un anonyme cube d’acier, elle serait devenue le cercueil du grand auteur.

Toutefois, Mademoiselle Desroches rejeta cette macabre hypothèse, voulant croire, elle, à une sorte de fugue. Elle lança de multiples et pathétiques appels à Jore dans la presse et sur les ondes : en pure perte !

Marc, quant à lui, évoqua un autre scénario : victime d’un AVC, son père serait devenu amnésique et se serait clochardisé.

Conseillée par un gendarme et en se gardant bien d’en parler à son mari ou a fortiori à son beau-frère le curé, Marthe Feuillardier, qui a élevé avec tendresse Marc – sa seconde mère en somme – ira jusqu’à faire appel à des radiesthésistes, sans aucun résultat !

Lorsqu’en cet automne 1990, les médias rendent publique la disparition de Jacques Jore, du jour au lendemain la vente de ses romans grimpe en flèche et il faut très vite les réimprimer, en particulier Mangareva qui connaît alors une seconde gloire. Le temps passe et, au bout de quelques années, le maire de Sergnac envisage d’apposer sur sa maison, La Lucerne, une plaque en cuivre où serait gravé : « Ici a vécu entre 1966 et 1990 l’écrivain Jacques Jore ». Son premier adjoint, le principal du collège, quant à lui, suggère d’ajouter : « auteur de Mangareva, prix des Lices en 1966 ».

Marc Jore a donc seize ans lorsque son père disparaît. Ses oncles et Marthe Feuillardier ont beau lui prodiguer toute leur affection, l’adolescent, déjà privé de mère, subit un choc : il voyait peu son père, mais l’aimait et l’admirait beaucoup. Il devint alors ce qu’il faut bien appeler souffreteux : multipliant les bronchites, les crises d’asthme, attrapant tout ce qui traîne.

Suite, semble-t-il, à une grave déception sentimentale liée à une jeune fille, il se tourne vers les garçons. Devenu adulte, après le lycée, il va se lancer avec son amant du moment dans le commerce des livres. L’argent de son père lui permet de racheter une librairie à Limoges et les deux garçons en font un lieu prisé du public.

L’affaire est-elle cependant rentable ? Ce n’est pas évident, mais, encore une fois, Marc n’a pas vraiment de problèmes matériels. Il continue d’habiter La Lucerne en solitaire, car son amant est marié, a une vie de famille et rentre chez lui tous les soirs et tous les week-ends.

Marc décide de consacrer La Lucerne, sans doute bien trop grande pour lui seul, à honorer la mémoire de son père. Chaque été, en effet, pendant environ deux mois, il ouvre au public le rez-de-chaussée et le premier étage et il pilote avec précision les visiteurs au milieu des meubles, des tableaux, des manuscrits, des photos : un guide on ne peut mieux placé !

Mais au début de 2006, il a 32 ans, une chape de plomb lui tombe sur les épaules. Les médecins détectent une leucémie foudroyante qui laisse peu d’espoir. Ses jours sont comptés. Il prend alors ses dispositions testamentaires : il lègue La Lucerne à la commune de Sergnac, et transmet une somme très importante à l’Association des Amis de Jacques Jore, à charge pour cette dernière de continuer à ouvrir la maison chaque été et d’y présenter une exposition, même modeste, mettant en valeur l’œuvre de son père.

Marc s’éteint peu avant Noël. Le conseil municipal de Sergnac délibère et accepte la maison. L’Association, de son côté, accueille le don, mais ce dernier suscite un certain embarras : tous les admirateurs de Jore révèrent le grand homme, bien sûr, mais de là à venir chaque été à Sergnac organiser une exposition…

C’est alors qu’une sorte de miracle se produit : venant de la capitale, un sauveur apparaît à Sergnac, un jeune retraité, un certain Nicolas Chalatov qui a très bien connu Jacques Jore pour avoir travaillé à Paris en tant que directeur de collection chez son éditeur, Mazeline.

Ce miracle ne doit rien au hasard : si Chalatov choisit de prendre sa retraite à Sergnac, c’est parce que Jore lui a souvent vanté les charmes de cette petite ville, évoquant de belles maisons à acquérir pour une bouchée de pain. Chalatov a pu constater sur place que Jore ne lui a pas menti et, de fait, il achète une sorte de gentilhommière située à l’entrée de la ville avec vue sur la rivière.

Il se présente au maire et propose de prendre le relais de feu Marc Jore : il peut préparer chaque été une exposition à La Lucerne. Trop heureux, le Conseil municipal au grand complet – opposition comprise – s’empresse évidemment d’accepter sur le champ cette offre inespérée.

Poussé par France Desroches, il m’arriva, certaines années, d’assister à Paris aux assemblées générales de l’Association des amis de Jacques Jore. Je pus à plusieurs reprises recueillir l’écho très élogieux des expositions qu’organisait d’été en été Chalatov : « Jacques Jore et le théâtre », « Jacques Jore et l’exotisme », etc. Mais je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer leur organisateur dans la capitale et au vrai ce nouveau « gardien du temple » ne quittait jamais Sergnac et, moi, je n’y rendais pas.

Mais tout ça… c’était avant que France Desroches ne me demande un nouveau service.