PREMIÈRE PARTIE
COMBRAYI.Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine
ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas
le temps de me dire: «Je m'endors.» Et, une demi-heure après, la
pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait; je
voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains
et souffler ma lumière; je n'avais pas cessé en dormant de faire
des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions
avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'étais
moi-même ce dont parlait l'ouvrage: une église, un quatuor, la
rivalité de François Ieret
de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques
secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait
comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre
compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à
me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées
d'une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi,
j'étais libre de m'y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la
vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité,
douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour
mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause,
incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais
quelle heure il pouvait être; j'entendais le sifflement des trains
qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une
forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la
campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine;
et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par
l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes
inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe
étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la
douceur prochaine du retour.J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de
l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre
enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt
minuit. C'est l'instant où le malade, qui a été obligé de partir en
voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une
crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour.
Quel bonheur, c'est déjà le matin! Dans un moment les domestiques
seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours.
L'espérance d'être soulagé lui donne du courage pour souffrir.
Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis
s'éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu.
C'est minuit; on vient d'éteindre le gaz; le dernier domestique est
parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans
remède.Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts
réveils d'un instant, le temps d'entendre les craquements
organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le
kaléidoscope de l'obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée
de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la
chambre, le tout dont je n'étais qu'une petite partie et à
l'insensibilité duquel je retournais vite m'unir. Ou bien en
dormant j'avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma
vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme
celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu'avait
dissipée le jour,—date pour moi d'une ère nouvelle,—où on les avait
coupées. J'avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j'en
retrouvais le souvenir aussitôt que j'avais réussi à m'éveiller
pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de
précaution j'entourais complètement ma tête de mon oreiller avant
de retourner dans le monde des rêves.Quelquefois, comme Ève naquit d'une côte d'Adam, une femme
naissait pendant mon sommeil d'une fausse position de ma cuisse.
Formée du plaisir que j'étais sur le point de goûter, je
m'imaginais que c'était elle qui me l'offrait. Mon corps qui
sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s'y rejoindre, je
m'éveillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien
lointain auprès de cette femme que j'avais quittée il y avait
quelques moments à peine; ma joue était chaude encore de son
baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme
il arrivait quelquefois, elle avait les traits d'une femme que
j'avais connue dans la vie, j'allais me donner tout entier à ce
but: la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de
leurs yeux une cité désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans
une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir
s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve.Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des
heures, l'ordre des années et des mondes. Il les consulte
d'instinct en s'éveillant et y lit en une seconde le point de la
terre qu'il occupe, le temps qui s'est écoulé jusqu'à son réveil;
mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin
après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans
une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il
suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil,
et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l'heure, il
estimera qu'il vient à peine de se coucher. Que s'il s'assoupit
dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple
après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera
complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera
voyager à toute vitesse dans le temps et dans l'espace, et au
moment d'ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois
plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon
lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon
esprit; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m'étais
endormi, et quand je m'éveillais au milieu de la nuit, comme
j'ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier
instant qui j'étais; j'avais seulement dans sa simplicité première,
le sentiment de l'existence comme il peut frémir au fond d'un
animal: j'étais plus dénué que l'homme des cavernes; mais alors le
souvenir—non encore du lieu où j'étais, mais de quelques-uns de
ceux que j'avais habités et où j'aurais pu être—venait à moi comme
un secours d'en haut pour me tirer du néant d'où je n'aurais pu
sortir tout seul; je passais en une seconde par-dessus des siècles
de civilisation, et l'image confusément entrevue de lampes à
pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu
les traits originaux de mon moi.Peut-être l'immobilité des choses autour de nous leur
est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas
d'autres, par l'immobilité de notre pensée en face d'elles.
Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit
s'agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j'étais, tout
tournait autour de moi dans l'obscurité, les choses, les pays, les
années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d'après la
forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en
induire la direction du mur, la place des meubles, pour
reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa
mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules,
lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait
dormi, tandis qu'autour de lui les murs invisibles, changeant de
place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans
les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil
des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les
circonstances, lui,—mon corps,—se rappelait pour chacun le genre du
lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres,
l'existence d'un couloir, avec la pensée que j'avais en m'y
endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé,
cherchant à deviner son orientation, s'imaginait, par exemple,
allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin et aussitôt je me
disais: «Tiens, j'ai fini par m'endormir quoique maman ne soit pas
venue me dire bonsoir», j'étais à la campagne chez mon grand-père,
mort depuis bien des années; et mon corps, le côté sur lequel je
reposais, gardiens fidèles d'un passé que mon esprit n'aurait
jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de
verre de Bohême, en forme d'urne, suspendue au plafond par des
chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à
coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains
qu'en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter
exactement et que je reverrais mieux tout à l'heure quand je serais
tout à fait éveillé.Puis renaissait le souvenir d'une nouvelle attitude; le mur
filait dans une autre direction: j'étais dans ma chambre chez
Mmede Saint-Loup, à la
campagne; mon Dieu! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini
de dîner! J'aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les
soirs en rentrant de ma promenade avec Mmede Saint-Loup, avant d'endosser
mon habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où, dans
nos retours les plus tardifs, c'était les reflets rouges du
couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C'est un autre
genre de vie qu'on mène à Tansonville, chez Mmede Saint-Loup, un autre genre de
plaisir que je trouve à ne sortir qu'à la nuit, à suivre au clair
de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil; et la chambre où
je me serai endormi au lieu de m'habiller pour le dîner, de loin je
l'aperçois, quand nous rentrons, traversée par les feux de la
lampe, seul phare dans la nuit.Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais
que quelques secondes; souvent, ma brève incertitude du lieu où je
me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les
diverses suppositions dont elle était faite, que nous n'isolons, en
voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre
le kinétoscope. Mais j'avais revu tantôt l'une, tantôt l'autre, des
chambres que j'avais habitées dans ma vie, et je finissais par me
les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon
réveil; chambres d'hiver où quand on est couché, on se blottit la
tête dans un nid qu'on se tresse avec les choses les plus
disparates: un coin de l'oreiller, le haut des couvertures, un bout
de châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu'on
finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s'y
appuyant indéfiniment; où, par un temps glacial le plaisir qu'on
goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l'hirondelle de mer
qui a son nid au fond d'un souterrain dans la chaleur de la terre),
et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on
dort dans un grand manteau d'air chaud et fumeux, traversé des
lueurs des tisons qui se rallument, sorte d'impalpable alcôve, de
chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et
mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous
rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties
voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer et qui se sont
refroidies;—chambres d'été où l'on aime être uni à la nuit tiède,
où le clair de lune appuyé aux volets entr'ouverts, jette jusqu'au
pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air,
comme la mésange balancée par la brise à la pointe d'un rayon—;
parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je
n'y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui
soutenaient légèrement le plafond s'écartaient avec tant de grâce
pour montrer et réserver la place du lit; parfois au contraire
celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide
dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d'acajou,
où dès la première seconde j'avais été intoxiqué moralement par
l'odeur inconnue du vétiver, convaincu de l'hostilité des rideaux
violets et de l'insolente indifférence de la pendule qui jacassait
tout haut comme si je n'eusse pas été là;—où une étrange et
impitoyable glace à pieds quadrangulaires, barrant obliquement un
des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude
de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n'y était pas
prévu;—où ma pensée, s'efforçant pendant des heures de se
disloquer, de s'étirer en hauteur pour prendre exactement la forme
de la chambre et arriver à remplir jusqu'en haut son gigantesque
entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j'étais
étendu dans mon lit, les yeux levés, l'oreille anxieuse, la narine
rétive, le cœur battant: jusqu'à ce que l'habitude eût changé la
couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la
glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement,
l'odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du
plafond. L'habitude! aménageuse habile mais bien lente et qui
commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines
dans une installation provisoire; mais que malgré tout il est bien
heureux de trouver, car sans l'habitude et réduit à ses seuls
moyens il serait impuissant à nous rendre un logis
habitable.Certes, j'étais bien éveillé maintenant, mon corps avait viré
une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté
autour de moi, m'avait couché sous mes couvertures, dans ma
chambre, et avait mis approximativement à leur place dans
l'obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la
rue et les deux portes. Mais j'avais beau savoir que je n'étais pas
dans les demeures dont l'ignorance du réveil m'avait en un instant
sinon présenté l'image distincte, du moins fait croire la présence
possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement je ne
cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus
grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d'autrefois, à
Combray chez ma grand'tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à
Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que
j'y avais connues, ce que j'avais vu d'elles, ce qu'on m'en avait
raconté.A Combray, tous les jours dès la fin de l'après-midi,
longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et
rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand'mère, ma
chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes
préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs
où on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanterne
magique, dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma lampe;
et, à l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de
l'âge gothique, elle substituait à l'opacité des murs d'impalpables
irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des
légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et
momentané. Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien
que le changement d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de
ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle
m'était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus
et j'y étais inquiet, comme dans une chambre d'hôtel ou de
«chalet», où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de
chemin de fer.Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux
dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d'un
vert sombre la pente d'une colline, et s'avançait en tressautant
vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était
coupé selon une ligne courbe qui n'était autre que la limite d'un
des ovales de verre ménagés dans le châssis qu'on glissait entre
les coulisses de la lanterne. Ce n'était qu'un pan de château et il
avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une
ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je n'avais
pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les
verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me
l'avait montrée avec évidence. Golo s'arrêtait un instant pour
écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma
grand'tante et qu'il avait l'air de comprendre parfaitement,
conformant son attitude avec une docilité qui n'excluait pas une
certaine majesté, aux indications du texte; puis il s'éloignait du
même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée.
Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui
continuait à s'avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de
leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo
lui-même, d'une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture,
s'arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu'il
rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant
intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s'adaptait
aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure
pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne
laissait paraître aucun trouble de cette
transvertébration.Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes
projections qui semblaient émaner d'un passé mérovingien et
promenaient autour de moi des reflets d'histoire si anciens. Mais
je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du
mystère et de la beauté dans une chambre que j'avais fini par
remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle
qu'à lui-même. L'influence anesthésiante de l'habitude ayant cessé,
je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de
la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres
boutons de porte du monde en ceci qu'il semblait ouvrir tout seul,
sans que j'eusse besoin de le tourner, tant le maniement m'en était
devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral
à Golo. Et dès qu'on sonnait le dîner, j'avais hâte de courir à la
salle à manger, où la grosse lampe de la suspension, ignorante de
Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le bœuf à
la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs; et de tomber
dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me
rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient
examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.Après le dîner, hélas, j'étais bientôt obligé de quitter
maman qui restait à causer avec les autres, au jardin s'il faisait
beau, dans le petit salon où tout le monde se retirait s'il faisait
mauvais. Tout le monde, sauf ma grand'mère qui trouvait que «c'est
une pitié de rester enfermé à la campagne» et qui avait
d'incessantes discussions avec mon père, les jours de trop grande
pluie, parce qu'il m'envoyait lire dans ma chambre au lieu de
rester dehors. «Ce n'est pas comme cela que vous le rendrez robuste
et énergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant
besoin de prendre des forces et de la volonté.» Mon père haussait
les épaules et il examinait le baromètre, car il aimait la
météorologie, pendant que ma mère, évitant de faire du bruit pour
ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas
trop fixement pour ne pas chercher à percer le mystère de ses
supériorités. Mais ma grand'mère, elle, par tous les temps, même
quand la pluie faisait rage et que Françoise avait précipitamment
rentré les précieux fauteuils d'osier de peur qu'ils ne fussent
mouillés, on la voyait dans le jardin vide et fouetté par l'averse,
relevant ses mèches désordonnées et grises pour que son front
s'imbibât mieux de la salubrité du vent et de la pluie. Elle
disait: «Enfin, on respire!» et parcourait les allées
détrempées,—trop symétriquement alignées à son gré par le nouveau
jardinier dépourvu du sentiment de la nature et auquel mon père
avait demandé depuis le matin si le temps s'arrangerait,—de son
petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements divers
qu'excitaient dans son âme l'ivresse de l'orage, la puissance de
l'hygiène, la stupidité de mon éducation et la symétrie des
jardins, plutôt que sur le désir inconnu d'elle d'éviter à sa jupe
prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu'à
une hauteur qui était toujours pour sa femme de chambre un
désespoir et un problème.Quand ces tours de jardin de ma grand'mère avaient lieu après
dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer: c'était, à
un des moments où la révolution de sa promenade la ramenait
périodiquement, comme un insecte, en face des lumières du petit
salon où les liqueurs étaient servies sur la table à jeu,—si ma
grand'tante lui criait: «Bathilde! viens donc empêcher ton mari de
boire du cognac!» Pour la taquiner, en effet (elle avait apporté
dans la famille de mon père un esprit si différent que tout le
monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient
défendues à mon grand-père, ma grand'tante lui en faisait boire
quelques gouttes. Ma pauvre grand'mère entrait, priait ardemment
son mari de ne pas goûter au cognac; il se fâchait, buvait tout de
même sa gorgée, et ma grand'mère repartait, triste, découragée,
souriante pourtant, car elle était si humble de cœur et si douce
que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu'elle faisait
de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans
son regard en un sourire où, contrairement à ce qu'on voit dans le
visage de beaucoup d'humains, il n'y avait d'ironie que pour
elle-même, et pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne
pouvaient voir ceux qu'elle chérissait sans les caresser
passionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma
grand'tante, le spectacle des vaines prières de ma grand'mère et de
sa faiblesse, vaincue d'avance, essayant inutilement d'ôter à mon
grand-père le verre à liqueur, c'était de ces choses à la vue
desquelles on s'habitue plus tard jusqu'à les considérer en riant
et à prendre le parti du persécuteur assez résolument et gaiement
pour se persuader à soi-même qu'il ne s'agit pas de persécution;
elles me causaient alors une telle horreur, que j'aurais aimé
battre ma grand'tante. Mais dès que j'entendais: «Bathilde, viens
donc empêcher ton mari de boire du cognac!» déjà homme par la
lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous
sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des
injustices: je ne voulais pas les voir; je montais sangloter tout
en haut de la maison à côté de la salle d'études, sous les toits,
dans une petite pièce sentant l'iris, et que parfumait aussi un
cassis sauvage poussé au dehors entre les pierres de la muraille et
qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entr'ouverte.
Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce,
d'où l'on voyait pendant le jour jusqu'au donjon de
Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans
doute parce qu'elle était la seule qu'il me fût permis de fermer à
clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une
inviolable solitude: la lecture, la rêverie, les larmes et la
volupté. Hélas! je ne savais pas que, bien plus tristement que les
petits écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma
santé délicate, l'incertitude qu'ils projetaient sur mon avenir,
préoccupaient ma grand'mère, au cours de ces déambulations
incessantes, de l'après-midi et du soir, où on voyait passer et
repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues
brunes et sillonnées, devenues au retour de l'âge presque mauves
comme les labours à l'automne, barrées, si elle sortait, par une
voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid
ou quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un
pleur involontaire.Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que
maman viendrait m'embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce
bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le
moment où je l'entendais monter, puis où passait dans le couloir à
double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline
bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée,
était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait
le suivre, où elle m'aurait quitté, où elle serait redescendue. De
sorte que ce bonsoir que j'aimais tant, j'en arrivais à souhaiter
qu'il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps
de répit où maman n'était pas encore venue. Quelquefois quand,
après m'avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour partir, je
voulais la rappeler, lui dire «embrasse-moi une fois encore», mais
je savais qu'aussitôt elle aurait son visage fâché, car la
concession qu'elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en
montant m'embrasser, en m'apportant ce baiser de paix, agaçait mon
père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût voulu tâcher de
m'en faire perdre le besoin, l'habitude, bien loin de me laisser
prendre celle de lui demander, quand elle était déjà sur le pas de
la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le
calme qu'elle m'avait apporté un instant avant, quand elle avait
penché vers mon lit sa figure aimante, et me l'avait tendue comme
une hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa
présence réelle et le pouvoir de m'endormir. Mais ces soirs-là, où
maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient
doux encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à dîner
et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le
monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de
quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne
qui vînt chez nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin
(plus rarement depuis qu'il avait fait ce mauvais mariage, parce
que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois
après le dîner, à l'improviste. Les soirs où, assis devant la
maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous
entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard
qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux,
intarissable et glacé, toute personne de la maison qui le
déclenchait en entrant «sans sonner», mais le double tintement
timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le
monde aussitôt se demandait: «Une visite, qui cela peut-il être?»
mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann; ma
grand'tante parlant à haute voix, pour prêcher d'exemple, sur un
ton qu'elle s'efforçait de rendre naturel, disait de ne pas
chuchoter ainsi; que rien n'est plus désobligeant pour une personne
qui arrive et à qui cela fait croire qu'on est en train de dire des
choses qu'elle ne doit pas entendre; et on envoyait en éclaireur ma
grand'mère, toujours heureuse d'avoir un prétexte pour faire un
tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher
subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de
rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les
faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le
coiffeur a trop aplatis.Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand'mère
allait nous apporter de l'ennemi, comme si on eût pu hésiter entre
un grand nombre possible d'assaillants, et bientôt après mon
grand-père disait: «Je reconnais la voix de Swann.» On ne le
reconnaissait en effet qu'à la voix, on distinguait mal son visage
au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de
cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant, parce que nous
gardions le moins de lumière possible au jardin pour ne pas attirer
les moustiques et j'allais, sans en avoir l'air, dire qu'on
apportât les sirops; ma grand'mère attachait beaucoup d'importance,
trouvant cela plus aimable, à ce qu'ils n'eussent pas l'air de
figurer d'une façon exceptionnelle, et pour les visites seulement.
M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié avec
mon grand-père qui avait été un des meilleurs amis de son père,
homme excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un rien
suffisait parfois pour interrompre les élans du cœur, changer le
cours de la pensée. J'entendais plusieurs fois par an mon
grand-père raconter à table des anecdotes toujours les mêmes sur
l'attitude qu'avait eue M. Swann le père, à la mort de sa femme
qu'il avait veillée jour et nuit. Mon grand-père qui ne l'avait pas
vu depuis longtemps était accouru auprès de lui dans la propriété
que les Swann possédaient aux environs de Combray, et avait réussi,
pour qu'il n'assistât pas à la mise en bière, à lui faire quitter
un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent
quelques pas dans le parc où il y avait un peu de soleil. Tout d'un
coup, M. Swann prenant mon grand-père par le bras, s'était écrié:
«Ah! mon vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce
beau temps. Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces
aubépines et mon étang dont vous ne m'avez jamais félicité? Vous
avez l'air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent? Ah!
on a beau dire, la vie a du bon tout de même, mon cher Amédée!»
Brusquement le souvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant
sans doute trop compliqué de chercher comment il avait pu à un
pareil moment se laisser aller à un mouvement de joie, il se
contenta, par un geste qui lui était familier chaque fois qu'une
question ardue se présentait à son esprit, de passer la main sur
son front, d'essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne
put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant
les deux années qu'il lui survécut, il disait à mon grand-père:
«C'est drôle, je pense très souvent à ma pauvre femme, mais je ne
peux y penser beaucoup à la fois.» «Souvent, mais peu à la fois,
comme le pauvre père Swann», était devenu une des phrases favorites
de mon grand-père qui la prononçait à propos des choses les plus
différentes. Il m'aurait paru que ce père de Swann était un
monstre, si mon grand-père que je considérais comme meilleur juge
et dont la sentence faisant jurisprudence pour moi, m'a souvent
servi dans la suite à absoudre des fautes que j'aurais été enclin à
condamner, ne s'était récrié: «Mais comment? c'était un cœur
d'or!»Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant mon
mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma
grand'tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas qu'il ne
vivait plus du tout dans la société qu'avait fréquentée sa famille
et que sous l'espèce d'incognito que lui faisait chez nous ce nom
de Swann, ils hébergeaient,—avec la parfaite innocence d'honnêtes
hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand,—un
des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte
de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de
la haute société du faubourg Saint-Germain.L'ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine
que menait Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la
discrétion de son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois
d'alors se faisaient de la société une idée un peu hindoue et la
considéraient comme composée de castes fermées où chacun, dès sa
naissance, se trouvait placé dans le rang qu'occupaient ses
parents, et d'où rien, à moins des hasards d'une carrière
exceptionnelle ou d'un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour
vous faire pénétrer dans une caste supérieure. M. Swann, le père,
était agent de change; le «fils Swann» se trouvait faire partie
pour toute sa vie d'une caste où les fortunes, comme dans une
catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On
savait quelles avaient été les fréquentations de son père, on
savait donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il
était «en situation» de frayer. S'il en connaissait d'autres,
c'étaient relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens
de sa famille, comme étaient mes parents, fermaient d'autant plus
bienveillamment les yeux qu'il continuait, depuis qu'il était
orphelin, à venir très fidèlement nous voir; mais il y avait fort à
parier que ces gens inconnus de nous qu'il voyait, étaient de ceux
qu'il n'aurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait
rencontrés. Si l'on avait voulu à toute force appliquer à Swann un
coefficient social qui lui fût personnel, entre les autres fils
d'agents de situation égale à celle de ses parents, ce coefficient
eût été pour lui un peu inférieur parce que, très simple de façon
et ayant toujours eu une «toquade» d'objets anciens et de peinture,
il demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses
collections et que ma grand'mère rêvait de visiter, mais qui était
situé quai d'Orléans, quartier que ma grand'tante trouvait infamant
d'habiter. «Êtes-vous seulement connaisseur? je vous demande cela
dans votre intérêt, parce que vous devez vous faire repasser des
croûtes par les marchands», lui disait ma grand'tante; elle ne lui
supposait en effet aucune compétence et n'avait pas haute idée même
au point de vue intellectuel d'un homme qui dans la conversation
évitait les sujets sérieux et montrait une précision fort prosaïque
non seulement quand il nous donnait, en entrant dans les moindres
détails, des recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de ma
grand'mère parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à
donner son avis, à exprimer son admiration pour un tableau, il
gardait un silence presque désobligeant et se rattrapait en
revanche s'il pouvait fournir sur le musée où il se trouvait, sur
la date où il avait été peint, un renseignement matériel. Mais
d'habitude il se contentait de chercher à nous amuser en racontant
chaque fois une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec
des gens choisis parmi ceux que nous connaissions, avec le
pharmacien de Combray, avec notre cuisinière, avec notre cocher.
Certes ces récits faisaient rire ma grand'tante, mais sans qu'elle
distinguât bien si c'était à cause du rôle ridicule que s'y donnait
toujours Swann ou de l'esprit qu'il mettait à les conter: «On peut
dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann!» Comme elle était
la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin
de faire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann, qu'il
aurait pu, s'il avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue
de l'Opéra, qu'il était le fils de M. Swann qui avait dû lui
laisser quatre ou cinq millions, mais que c'était sa fantaisie.
Fantaisie qu'elle jugeait du reste devoir être si divertissante
pour les autres, qu'à Paris, quand M. Swann venait le 1erjanvier lui apporter son sac de
marrons glacés, elle ne manquait pas, s'il y avait du monde, de lui
dire: «Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours près de l'Entrepôt
des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train quand vous
prenez le chemin de Lyon?» Et elle regardait du coin de l'œil,
par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.Mais si l'on avait dit à ma grand'mère que ce Swann qui, en
tant que fils Swann était parfaitement «qualifié» pour être reçu
par toute la «belle bourgeoisie», par les notaires ou les avoués
les plus estimés de Paris (privilège qu'il semblait laisser tomber
un peu en quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute
différente; qu'en sortant de chez nous, à Paris, après nous avoir
dit qu'il rentrait se coucher, il rebroussait chemin à peine la rue
tournée et se rendait dans tel salon que jamais l'œil d'aucun agent
ou associé d'agent ne contempla, cela eût paru aussi extraordinaire
à ma tante qu'aurait pu l'être pour une dame plus lettrée la pensée
d'être personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris
qu'il allait, après avoir causé avec elle, plonger au sein des
royaumes de Thétis, dans un empire soustrait aux yeux des mortels
et où Virgile nous le montre reçu à bras ouverts; ou, pour s'en
tenir à une image qui avait plus de chance de lui venir à l'esprit,
car elle l'avait vue peinte sur nos assiettes à petits fours de
Combray—d'avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel quand il se saura seul,
pénétrera dans la caverne, éblouissante de trésors
insoupçonnés.Un jour qu'il était venu nous voir à Paris après dîner en
s'excusant d'être en habit, Françoise ayant, après son départ, dit
tenir du cocher qu'il avait dîné «chez une princesse»,—«Oui, chez
une princesse du demi-monde!» avait répondu ma tante en haussant
les épaules sans lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie
sereine.Aussi, ma grand'tante en usait-elle cavalièrement avec lui.
Comme elle croyait qu'il devait être flatté par nos invitations,
elle trouvait tout naturel qu'il ne vînt pas nous voir l'été sans
avoir à la main un panier de pêches ou de framboises de son jardin
et que de chacun de ses voyages d'Italie il m'eût rapporté des
photographies de chefs-d'œuvre.On ne se gênait guère pour l'envoyer quérir dès qu'on avait
besoin d'une recette de sauce gribiche ou de salade à l'ananas pour
des grands dîners où on ne l'invitait pas, ne lui trouvant pas un
prestige suffisant pour qu'on pût le servir à des étrangers qui
venaient pour la première fois. Si la conversation tombait sur les
princes de la Maison de France: «des gens que nous ne connaîtrons
jamais ni vous ni moi et nous nous en passons, n'est-ce pas»,
disait ma grand'tante à Swann qui avait peut-être dans sa poche une
lettre de Twickenham; elle lui faisait pousser le piano et tourner
les pages les soirs où la sœur de ma grand'mère chantait, ayant
pour manier cet être ailleurs si recherché, la naïve brusquerie
d'un enfant qui joue avec un bibelot de collection sans plus de
précautions qu'avec un objet bon marché. Sans doute le Swann que
connurent à la même époque tant de clubmen était bien différent de
celui que créait ma grand'tante, quand le soir, dans le petit
jardin de Combray, après qu'avaient retenti les deux coups
hésitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce
qu'elle savait sur la famille Swann, l'obscur et incertain
personnage qui se détachait, suivi de ma grand'mère, sur un fond de
ténèbres, et qu'on reconnaissait à la voix. Mais même au point de
vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un
tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont
chacun n'a qu'à aller prendre connaissance comme d'un cahier des
charges ou d'un testament; notre personnalité sociale est une
création de la pensée des autres. Même l'acte si simple que nous
appelons «voir une personne que nous connaissons» est en partie un
acte intellectuel. Nous remplissons l'apparence physique de l'être
que nous voyons, de toutes les notions que nous avons sur lui et
dans l'aspect total que nous nous représentons, ces notions ont
certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si
parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la
ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la
voix comme si celle-ci n'était qu'une transparente enveloppe, que
chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette
voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons.
Sans doute, dans le Swann qu'ils s'étaient constitué, mes parents
avaient omis par ignorance de faire entrer une foule de
particularités de sa vie mondaine qui étaient cause que d'autres
personnes, quand elles étaient en sa présence, voyaient les
élégances régner dans son visage et s'arrêter à son nez busqué
comme à leur frontière naturelle; mais aussi ils avaient pu
entasser dans ce visage désaffecté de son prestige, vacant et
spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le vague et doux
résidu,—mi-mémoire, mi-oubli,—des heures oisives passées ensemble
après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au
jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. L'enveloppe
corporelle de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que de
quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là était
devenu un être complet et vivant, et que j'ai l'impression de
quitter une personne pour aller vers une autre qui en est
distincte, quand, dans ma mémoire, du Swann que j'ai connu plus
tard avec exactitude je passe à ce premier Swann,—à ce premier
Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma
jeunesse, et qui d'ailleurs ressemble moins à l'autre qu'aux
personnes que j'ai connues à la même époque, comme s'il en était de
notre vie ainsi que d'un musée où tous les portraits d'un même
temps ont un air de famille, une même tonalité—à ce premier Swann
rempli de loisir, parfumé par l'odeur du grand marronnier, des
paniers de framboises et d'un brin d'estragon.Pourtant un jour que ma grand'mère était allée demander un
service à une dame qu'elle avait connue au Sacré-Cœur (et avec
laquelle, à cause de notre conception des castes elle n'avait pas
voulu rester en relations malgré une sympathie réciproque), la
marquise de Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon,
celle-ci lui avait dit: «Je crois que vous connaissez beaucoup M.
Swann qui est un grand ami de mes neveux des Laumes». Ma grand'mère
était revenue de sa visite enthousiasmée par la maison qui donnait
sur des jardins et où Mmede
Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier et
sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle
était entrée demander qu'on fît un point à sa jupe qu'elle avait
déchirée dans l'escalier. Ma grand'mère avait trouvé ces gens
parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le
giletier était l'homme le plus distingué, le mieux qu'elle eût
jamais vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose
d'absolument indépendant du rang social. Elle s'extasiait sur une
réponse que le giletier lui avait faite, disant à maman: «Sévigné
n'aurait pas mieux dit!» et en revanche, d'un neveu de Mmede Villeparisis qu'elle avait
rencontré chez elle: «Ah! ma fille, comme il est
commun!»Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet non pas de
relever celui-ci dans l'esprit de ma grand'tante, mais d'y abaisser
Mmede Villeparisis. Il
semblait que la considération que, sur la foi de ma grand'mère,
nous accordions à Mmede
Villeparisis, lui créât un devoir de ne rien faire qui l'en rendît
moins digne et auquel elle avait manqué en apprenant l'existence de
Swann, en permettant à des parents à elle de le fréquenter.
«Comment elle connaît Swann? Pour une personne que tu prétendais
parente du maréchal de Mac-Mahon!» Cette opinion de mes parents sur
les relations de Swann leur parut ensuite confirmée par son mariage
avec une femme de la pire société, presque une cocotte que,
d'ailleurs, il ne chercha jamais à présenter, continuant à venir
seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d'après laquelle
ils crurent pouvoir juger—supposant que c'était là qu'il l'avait
prise—le milieu, inconnu d'eux, qu'il fréquentait
habituellement.Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que M.
Swann était un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche
chez le duc de X..., dont le père et l'oncle avaient été les hommes
d'État les plus en vue du règne de Louis-Philippe. Or mon
grand-père était curieux de tous les petits faits qui pouvaient
l'aider à entrer par la pensée dans la vie privée d'hommes comme
Molé, comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie. Il fut
enchanté d'apprendre que Swann fréquentait des gens qui les avaient
connus. Ma grand'tante au contraire interpréta cette nouvelle dans
un sens défavorable à Swann: quelqu'un qui choisissait ses
fréquentations en dehors de la caste où il était né, en dehors de
sa «classe» sociale, subissait à ses yeux un fâcheux déclassement.
Il lui semblait qu'on renonçât d'un coup au fruit de toutes les
belles relations avec des gens bien posés, qu'avaient honorablement
entretenues et engrangées pour leurs enfants les familles
prévoyantes; (ma grand'tante avait même cessé de voir le fils d'un
notaire de nos amis parce qu'il avait épousé une altesse et était
par là descendu pour elle du rang respecté de fils de notaire à
celui d'un de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou garçons
d'écurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des
bontés). Elle blâma le projet qu'avait mon grand-père d'interroger
Swann, le soir prochain où il devait venir dîner, sur ces amis que
nous lui découvrions. D'autre part les deux sœurs de ma grand'mère,
vieilles filles qui avaient sa noble nature mais non son esprit,
déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère
pouvait trouver à parler de niaiseries pareilles. C'étaient des
personnes d'aspirations élevées et qui à cause de cela même étaient
incapables de s'intéresser à ce qu'on appelle un potin, eût-il même
un intérêt historique, et d'une façon générale à tout ce qui ne se
rattachait pas directement à un objet esthétique ou vertueux. Le
désintéressement de leur pensée était tel, à l'égard de tout ce
qui, de près ou de loin semblait se rattacher à la vie mondaine,
que leur sens auditif,—ayant fini par comprendre son inutilité
momentanée dès qu'à dîner la conversation prenait un ton frivole ou
seulement terre à terre sans que ces deux vieilles demoiselles
aient pu la ramener aux sujets qui leur étaient chers,—mettait
alors au repos ses organes récepteurs et leur laissait subir un
véritable commencement d'atrophie. Si alors mon grand-père avait
besoin d'attirer l'attention des deux sœurs, il fallait qu'il eût
recours à ces avertissements physiques dont usent les médecins
aliénistes à l'égard de certains maniaques de la distraction: coups
frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la lame d'un
couteau, coïncidant avec une brusque interpellation de la voix et
du regard, moyens violents que ces psychiâtres transportent souvent
dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit par
habitude professionnelle, soit qu'ils croient tout le monde un peu
fou.Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où
Swann devait venir dîner, et leur avait personnellement envoyé une
caisse de vin d'Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à
côté du nom d'un tableau qui était à une Exposition de Corot, il y
avait ces mots: «de la collection de M. Charles Swann», nous dit:
«Vous avez vu que Swann a «les honneurs» du Figaro?»—«Mais je vous
ai toujours dit qu'il avait beaucoup de goût», dit ma grand'mère.
«Naturellement toi, du moment qu'il s'agit d'être d'un autre avis
que nous», répondit ma grand'tante qui, sachant que ma grand'mère
n'était jamais du même avis qu'elle, et n'étant bien sûre que ce
fût à elle-même que nous donnions toujours raison, voulait nous
arracher une condamnation en bloc des opinions de ma grand'mère
contre lesquelles elle tâchait de nous solidariser de force avec
les siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les sœurs de ma
grand'mère ayant manifesté l'intention de parler à Swann de ce mot
du Figaro, ma grand'tante le leur déconseilla. Chaque fois qu'elle
voyait aux autres un avantage si petit fût-il qu'elle n'avait pas,
elle se persuadait que c'était non un avantage mais un mal et elle
les plaignait pour ne pas avoir à les envier. «Je crois que vous ne
lui feriez pas plaisir; moi je sais bien que cela me serait très
désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela dans le
journal, et je ne serais pas flattée du tout qu'on m'en parlât.»
Elle ne s'entêta pas d'ailleurs à persuader les sœurs de ma
grand'mère; car celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si
loin l'art de dissimuler sous des périphrases ingénieuses une
allusion personnelle qu'elle passait souvent inaperçue de celui
même à qui elle s'adressait. Quant à ma mère elle ne pensait qu'à
tâcher d'obtenir de mon père qu'il consentît à parler à Swann non
de sa femme mais de sa fille qu'il adorait et à cause de laquelle
disait-on il avait fini par faire ce mariage. «Tu pourrais ne lui
dire qu'un mot, lui demander comment elle va. Cela doit être si
cruel pour lui.» Mais mon père se fâchait: «Mais non! tu as des
idées absurdes. Ce serait ridicule.»Mais le seul d'entre nous pour qui la venue de Swann devint
l'objet d'une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C'est que les
soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne
montait pas dans ma chambre. Je ne dînais pas à table, je venais
après dîner au jardin, et à neuf heures je disais bonsoir et allais
me coucher. Je dînais avant tout le monde et je venais ensuite
m'asseoir à table, jusqu'à huit heures où il était convenu que je
devais monter; ce baiser précieux et fragile que maman me confiait
d'habitude dans mon lit au moment de m'endormir il me fallait le
transporter de la salle à manger dans ma chambre et le garder
pendant tout le temps que je me déshabillais, sans que se brisât sa
douceur, sans que se répandît et s'évaporât sa vertu volatile et,
justement ces soirs-là où j'aurais eu besoin de le recevoir avec
plus de précaution, il fallait que je le prisse, que je le
dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir le temps et la
liberté d'esprit nécessaires pour porter à ce que je faisais cette
attention des maniaques qui s'efforcent de ne pas penser à autre
chose pendant qu'ils ferment une porte, pour pouvoir, quand
l'incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le
souvenir du moment où ils l'ont fermée. Nous étions tous au jardin
quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On
savait que c'était Swann; néanmoins tout le monde se regarda d'un
air interrogateur et on envoya ma grand'mère en reconnaissance.
«Pensez à le remercier intelligiblement de son vin, vous savez
qu'il est délicieux et la caisse est énorme, recommanda mon
grand-père à ses deux belles-sœurs.» «Ne commencez pas à chuchoter,
dit ma grand'tante. Comme c'est confortable d'arriver dans une
maison où tout le monde parle bas.» «Ah! voilà M. Swann. Nous
allons lui demander s'il croit qu'il fera beau demain», dit mon
père. Ma mère pensait qu'un mot d'elle effacerait toute la peine
que dans notre famille on avait pu faire à Swann depuis son
mariage. Elle trouva le moyen de l'emmener un peu à l'écart. Mais
je la suivis; je ne pouvais me décider à la quitter d'un pas en
pensant que tout à l'heure il faudrait que je la laisse dans la
salle à manger et que je remonte dans ma chambre sans avoir comme
les autres soirs la consolation qu'elle vînt m'embrasser. «Voyons,
monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre fille; je
suis sûre qu'elle a déjà le goût des belles œuvres comme son papa.»
«Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la véranda», dit
mon grand-père en s'approchant. Ma mère fut obligée de
s'interrompre, mais elle tira de cette contrainte même une pensée
délicate de plus, comme les bons poètes que la tyrannie de la rime
force à trouver leurs plus grandes beautés: «Nous reparlerons
d'elle quand nous serons tous les deux, dit-elle à mi-voix à Swann.
Il n'y a qu'une maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis
sûre que la sienne serait de mon avis.» Nous nous assîmes tous
autour de la table de fer. J'aurais voulu ne pas penser aux heures
d'angoisse que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans
pouvoir m'endormir; je tâchais de me persuader qu'elles n'avaient
aucune importance, puisque je les aurais oubliées demain matin, de
m'attacher à des idées d'avenir qui auraient dû me conduire comme
sur un pont au delà de l'abîme prochain qui m'effrayait. Mais mon
esprit tendu par ma préoccupation, rendu convexe comme le regard
que je dardais sur ma mère, ne se laissait pénétrer par aucune
impression étrangère. Les pensées entraient bien en lui, mais à
condition de laisser dehors tout élément de beauté ou simplement de
drôlerie qui m'eût touché ou distrait. Comme un malade, grâce à un
anesthésique, assiste avec une pleine lucidité à l'opération qu'on
pratique sur lui, mais sans rien sentir, je pouvais me réciter des
vers que j'aimais ou observer les efforts que mon grand-père
faisait pour parler à Swann du duc d'Audiffret-Pasquier, sans que
les premiers me fissent éprouver aucune émotion, les seconds aucune
gaîté. Ces efforts furent infructueux. A peine mon grand-père
eut-il posé à Swann une question relative à cet orateur qu'une des
sœurs de ma grand'mère aux oreilles de qui cette question résonna
comme un silence profond mais intempestif et qu'il était poli de
rompre, interpella l'autre: «Imagine-toi, Céline, que j'ai fait la
connaissance d'une jeune institutrice suédoise qui m'a donné sur
les coopératives dans les pays scandinaves des détails tout ce
qu'il y a de plus intéressants. Il faudra qu'elle vienne dîner ici
un soir.» «Je crois bien! répondit sa sœur Flora, mais je n'ai pas
perdu mon temps non plus. J'ai rencontré chez M. Vinteuil un vieux
savant qui connaît beaucoup Maubant, et à qui Maubant a expliqué
dans le plus grand détail comment il s'y prend pour composer un
rôle. C'est tout ce qu'il y a de plus intéressant. C'est un voisin
de M. Vinteuil, je n'en savais rien; et il est très aimable.» «Il
n'y a pas que M. Vinteuil qui ait des voisins aimables», s'écria ma
tante Céline d'une voix que la timidité rendait forte et la
préméditation, factice, tout en jetant sur Swann ce qu'elle
appelait un regard significatif. En même temps ma tante Flora qui
avait compris que cette phrase était le remerciement de Céline pour
le vin d'Asti, regardait également Swann avec un air mêlé de
congratulation et d'ironie, soit simplement pour souligner le trait
d'esprit de sa sœur, soit qu'elle enviât Swann de l'avoir inspiré,
soit qu'elle ne pût s'empêcher de se moquer de lui parce qu'elle le
croyait sur la sellette. «Je crois qu'on pourra réussir à avoir ce
monsieur à dîner, continua Flora; quand on le met sur Maubant ou
sur MmeMaterna, il parle des
heures sans s'arrêter.» «Ce doit être délicieux», soupira mon
grand-père dans l'esprit de qui la nature avait malheureusement
aussi complètement omis d'inclure la possibilité de s'intéresser
passionnément aux coopératives suédoises ou à la composition des
rôles de Maubant, qu'elle avait oublié de fournir celui des sœurs
de ma grand'mère du petit grain de sel qu'il faut ajouter soi-même
pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la vie intime de Molé
ou du comte de Paris. «Tenez, dit Swann à mon grand-père, ce que je
vais vous dire a plus de rapports que cela n'en a l'air avec ce que
vous me demandiez, car sur certains points les choses n'ont pas
énormément changé. Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque
chose qui vous aurait amusé. C'est dans le volume sur son ambassade
d'Espagne; ce n'est pas un des meilleurs, ce n'est guère qu'un
journal, mais du moins un journal merveilleusement écrit, ce qui
fait déjà une première différence avec les assommants journaux que
nous nous croyons obligés de lire matin et soir.» «Je ne suis pas
de votre avis, il y a des jours où la lecture des journaux me
semble fort agréable...», interrompit ma tante Flora, pour montrer
qu'elle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro.
«Quand ils parlent de choses ou de gens qui nous intéressent!»
enchérit ma tante Céline. «Je ne dis pas non, répondit Swann
étonné. Ce que je reproche aux journaux c'est de nous faire faire
attention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que
nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y
a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons
fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait
changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas,
les... Pensées de Pascal! (il détacha ce mot d'un ton d'emphase
ironique pour ne pas avoir l'air pédant). Et c'est dans le volume
doré sur tranches que nous n'ouvrons qu'une fois tous les dix ans,
ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce dédain
qu'affectent certains hommes du monde, que nous lirions que la
reine de Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a
donné un bal costumé. Comme cela la juste proportion serait
rétablie.» Mais regrettant de s'être laissé aller à parler même
légèrement de choses sérieuses: «Nous avons une bien belle
conversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous
abordons ces «sommets», et se tournant vers mon grand-père: «Donc
Saint-Simon raconte que Maulevrier avait eu l'audace de tendre la
main à ses fils. Vous savez, c'est ce Maulevrier dont il dit:
«Jamais je ne vis dans cette épaisse bouteille que de l'humeur, de
la grossièreté et des sottises.» «Épaisses ou non, je connais des
bouteilles où il y a tout autre chose», dit vivement Flora, qui
tenait à avoir remercié Swann elle aussi, car le présent de vin
d'Asti s'adressait aux deux. Céline se mit à rire. Swann interloqué
reprit: «Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, écrit
Saint-Simon, il voulut donner la main à mes enfants. Je m'en
aperçus assez tôt pour l'en empêcher.» Mon grand-père s'extasiait
déjà sur «ignorance ou panneau», mais MlleCéline, chez qui le nom de
Saint-Simon,—un littérateur,—avait empêché l'anesthésie complète
des facultés auditives, s'indignait déjà: «Comment? vous admirez
cela? Eh bien! c'est du joli! Mais qu'est-ce que cela peut vouloir
dire; est-ce qu'un homme n'est pas autant qu'un autre? Qu'est-ce
que cela peut faire qu'il soit duc ou cocher s'il a de
l'intelligence et du cœur? Il avait une belle manière d'élever ses
enfants, votre Saint-Simon, s'il ne leur disait pas de donner la
main à tous les honnêtes gens. Mais c'est abominable, tout
simplement. Et vous osez citer cela?» Et mon grand-père navré,
sentant l'impossibilité, devant cette obstruction, de chercher à
faire raconter à Swann, les histoires qui l'eussent amusé disait à
voix basse à maman: «Rappelle-moi donc le vers que tu m'as appris
et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah! oui: «Seigneur, que
de vertus vous nous faites haïr!" Ah! comme c'est bien!»Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on
serait à table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la
durée du dîner et que pour ne pas contrarier mon père, maman ne me
laisserait pas l'embrasser à plusieurs reprises devant le monde,
comme si ç'avait été dans ma chambre. Aussi je me promettais, dans
la salle à manger, pendant qu'on commencerait à dîner et que je
sentirais approcher l'heure, de faire d'avance de ce baiser qui
serait si court et furtif, tout ce que j'en pouvais faire seul, de
choisir avec mon regard la place de la joue que j'embrasserais, de
préparer ma pensée pour pouvoir grâce à ce commencement mental de
baiser consacrer toute la minute que m'accorderait maman à sentir
sa joue contre mes lèvres, comme un peintre qui ne peut obtenir que
de courtes séances de pose, prépare sa palette, et a fait d'avance
de souvenir, d'après ses notes, tout ce pour quoi il pouvait à la
rigueur se passer de la présence du modèle. Mais voici qu'avant que
le dîner fût sonné mon grand-père eut la férocité inconsciente de
dire: «Le petit a l'air fatigué, il devrait monter se coucher. On
dîne tard du reste ce soir.» Et mon père, qui ne gardait pas aussi
scrupuleusement que ma grand'mère et que ma mère la foi des
traités, dit: «Oui, allons, vas te coucher.» Je voulus embrasser
maman, à cet instant on entendit la cloche du dîner. «Mais non,
voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir comme
cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte!» Et il me
fallut partir sans viatique; il me fallut monter chaque marche de
l'escalier, comme dit l'expression populaire, à «contre-cœur»,
montant contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce
qu'elle ne lui avait pas, en m'embrassant, donné licence de me
suivre. Cet escalier détesté où je m'engageais toujours si
tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte
absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin que je
ressentais chaque soir et la rendait peut-être plus cruelle encore
pour ma sensibilité parce que sous cette forme olfactive mon
intelligence n'en pouvait plus prendre sa part. Quand nous dormons
et qu'une rage de dents n'est encore perçue par nous que comme une
jeune fille que nous nous efforçons deux cents fois de suite de
tirer de l'eau ou que comme un vers de Molière que nous nous
répétons sans arrêter, c'est un grand soulagement de nous réveiller
et que notre intelligence puisse débarrasser l'idée de rage de
dents, de tout déguisement héroïque ou cadencé. C'est l'inverse de
ce soulagement que j'éprouvais quand mon chagrin de monter dans ma
chambre entrait en moi d'une façon infiniment plus rapide, presque
instantanée, à la fois insidieuse et brusque, par
l'inhalation,—beaucoup plus toxique que la pénétration morale,—de
l'odeur de vernis particulière à cet escalier. Une fois dans ma
chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les volets,
creuser mon propre tombeau, en défaisant mes couvertures, revêtir
le suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de m'ensevelir dans le
lit de fer qu'on avait ajouté dans la chambre parce que j'avais
trop chaud l'été sous les courtines de reps du grand lit, j'eus un
mouvement de révolte, je voulus essayer d'une ruse de condamné.
J'écrivis à ma mère en la suppliant de monter pour une chose grave
que je ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon effroi était que
Françoise, la cuisinière de ma tante qui était chargée de s'occuper
de moi quand j'étais à Combray, refusât de porter mon mot. Je me
doutais que pour elle, faire une commission à ma mère quand il y
avait du monde lui paraîtrait aussi impossible que pour le portier
d'un théâtre de remettre une lettre à un acteur pendant qu'il est
en scène. Elle possédait à l'égard des choses qui peuvent ou ne
peuvent pas se faire un code impérieux, abondant, subtil et
intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce
qui lui donnait l'apparence de ces lois antiques qui, à côté de
prescriptions féroces comme de massacrer les enfants à la mamelle,
défendent avec une délicatesse exagérée de faire bouillir le
chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger dans un animal le
nerf de la cuisse). Ce code, si l'on en jugeait par l'entêtement
soudain qu'elle mettait à ne pas vouloir faire certaines
commissions que nous lui donnions, semblait avoir prévu des
complexités sociales et des raffinements mondains tels que rien
dans l'entourage de Françoise et dans sa vie de domestique de
village n'avait pu les lui suggérer; et l'on était obligé de se
dire qu'il y avait en elle un passé français très ancien, noble et
mal compris, comme dans ces cités manufacturières où de vieux
hôtels témoignent qu'il y eut jadis une vie de cour, et où les
ouvriers d'une usine de produits chimiques travaillent au milieu de
délicates sculptures qui représentent le miracle de saint Théophile
ou les quatre fils Aymon. Dans le cas particulier, l'article du
code à cause duquel il était peu probable que sauf le cas
d'incendie Françoise allât déranger maman en présence de M. Swann
pour un aussi petit personnage que moi, exprimait simplement le
respect qu'elle professait non seulement pour les parents,—comme
pour les morts, les prêtres et les rois,—mais encore pour
l'étranger à qui on donne l'hospitalité, respect qui m'aurait
peut-être touché dans un livre mais qui m'irritait toujours dans sa
bouche, à cause du ton grave et attendri qu'elle prenait pour en
parler, et davantage ce soir où le caractère sacré qu'elle
conférait au dîner avait pour effet qu'elle refuserait d'en
troubler la cérémonie. Mais pour mettre une chance de mon côté, je
n'hésitai pas à mentir et à lui dire que ce n'était pas du tout moi
qui avais voulu écrire à maman, mais que c'était maman qui, en me
quittant, m'avait recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une
réponse relativement à un objet qu'elle m'avait prié de chercher;
et elle serait certainement très fâchée si on ne lui remettait pas
ce mot. Je pense que Françoise ne me crut pas, car, comme les
hommes primitifs dont les sens étaient plus puissants que les
nôtres, elle discernait immédiatement, à des signes insaisissables
pour nous, toute vérité que nous voulions lui cacher; elle regarda
pendant cinq minutes l'enveloppe comme si l'examen du papier et
l'aspect de l'écriture allaient la renseigner sur la nature du
contenu ou lui apprendre à quel article de son code elle devait se
référer. Puis elle sortit d'un air résigné qui semblait signifier:
«C'est-il pas malheureux pour des parents d'avoir un enfant
pareil!» Elle revint au bout d'un moment me dire qu'on n'en était
encore qu'à la glace, qu'il était impossible au maître d'hôtel de
remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que,
quand on serait aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la
faire passer à maman. Aussitôt mon anxiété tomba; maintenant ce
n'était plus comme tout à l'heure pour jusqu'à demain que j'avais
quitté ma mère, puisque mon petit mot allait, la fâchant sans doute
(et doublement parce que ce manège me rendrait ridicule aux yeux de
Swann), me faire du moins entrer invisible et ravi dans la même
pièce qu'elle, allait lui parler de moi à l'oreille; puisque cette
salle à manger interdite, hostile, où, il y avait un instant
encore, la glace elle-même—le «granité»—et les rince-bouche me
semblaient recéler des plaisirs malfaisants et mortellement tristes
parce que maman les goûtait loin de moi, s'ouvrait à moi et, comme
un fruit devenu doux qui brise son enveloppe, allait faire jaillir,
projeter jusqu'à mon cœur enivré l'attention de maman tandis
qu'elle lirait mes lignes. Maintenant je n'étais plus séparé
d'elle; les barrières étaient tombées, un fil délicieux nous
réunissait. Et puis, ce n'était pas tout: maman allait sans doute
venir!