Éblouie par le Soleil - Séléna Swan - E-Book

Éblouie par le Soleil E-Book

Séléna Swan

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Beschreibung

Hiver 1683, Paris. Par un concours de circonstances, Lise, une villageoise de dix-sept ans croise la route de Louis XIV. Une confusion inattendue donne la possibilité à la jeune femme d'accompagner le roi dans son nouveau palais à Versailles. Elle y découvre les fastes et les plaisirs de la Cour, mais également les dessous plus sombres de la Noblesse. Entre complots et jeux de séduction, Lise réalise vite que son séjour au château ne sera pas de tout repos. Surtout si sa véritable identité venait à être révélée...

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À mes proches, sans qui ce livre serait encore à l’état de brouillon dans un tiroir.

Table des matières

1 Une chance inouïe

2 Interruption du voyage

3 Bienvenue à Versailles

4 Banquet

5 Découvertes

6 La chasse

7 La vermine

8 Généreuse Athénaïs

9 Festivités et réjouissances

10 Le doute

11 Indiscrétions

12 Le maître du jeu

13 Dansent les astres

14 Le plan de Lise

15 Tristes retrouvailles

16 Prières indicibles

17 Une étrange proposition

18 Rendez-vous au trianon

19 Colères

20 Nuit de noces

21 Tensions féminines

22 Repas Royal

23 Nuisances

24 Sombres découvertes

25 Menaces

26 Querelles et faux-pas

27 Jeu de dames

28 La fleur et le Soleil

29 Solitude

30 Ce mal qui nous ronge

31 Malades imaginaires

32 Mise en garde

33 Le calme avant la tempête

34 La santé de Monseigneur

35 Réunion de famille

36 Feux d’artifice

37 Diplomatie et duel

38 Des cadavres au palais

39 Éclipse

40 Le paradis sur terre

41 Désolation

42 Mauvaises nouvelles

43 Deuil et Accusations

44 Le plan de Louis

Épilogue

Sources

Remerciements

À propos de l’auteure

Table des matières

1

Une chance inouïe

20 janvier 1683, Paris

Dans les rues boueuses de Paris, les villageois se bousculaient sans ménagement et la monnaie passait de main en main. Il était passé treize heures et on se pressait autour des étalages du marché. Ces derniers temps, les produits étaient rares et il était fréquent d’en arriver à user de la violence pour obtenir le moindre navet.

Tremblante, une jeune femme d’à peine dix-sept ans se fraya un chemin dans la foule en jouant des coudes. Une brise hivernale soufflait, glaçant son sang dans ses veines.

La neige volait, ce jour-là, tombant lentement au sol, le recouvrant d’un léger duvet blanc. Jamais Lise n’avait connu d’hiver aussi froid. Son tablier recouvrant une chemise trop large, était maculé de boue. De nombreux flocons s’étaient pris dans ses cheveux emmêlés, couleur de blé. Une fine peau de mouton offrait une faible protection à ses épaules frappées violemment par le vent froid.

Les ruelles étroites de Paris étant de véritables coupe-gorges, elle ne s’arrêtait jamais longtemps dans ces endroits dangereux.

Elle traversa plusieurs ruelles sans oser regarder les mendiants inertes au pied des murs. La vue de ces corps provoquait en elle un profond sentiment d’impuissance. Le froid était coriace ces derniers temps, emportant un à un les plus démunis comme une rivière transporte des feuilles mortes.

La neige avalait les traces de ses pas si rapidement qu’elle se serait perdue si elle ne connaissait pas par coeur les lieux. Elle croisa un groupe de chiens errants cherchant quelque denrée dans une flaque de boue gelée. Tout en fixant les pauvres bêtes avec pitié, elle pressa le pas.

Le givre scintillait sur les toits des maisons. Les plus riches villageois avaient un nuage de fumée s’échappant de leurs cheminées. Lise aurait préféré rester auprès des siens plutôt que de braver le froid, mais son statut d’aînée lui imposait de chercher des vivres au marché, pour laisser dormir sa mère malade.

Cela faisait plusieurs semaines que cette dernière était souffrante. C’était à peine si elle arrivait encore à manger. L’hiver n’arrangeait rien et son état empirait de jour en jour.

Le docteur était trop occupé auprès des bourgeois qui pouvaient le payer grassement, si bien qu’il n’avait donc pas encore eu la possibilité de venir au chevet de la malade.

La famille de Lise ne vivait pas dans une grande maison. En réalité, il s’agissait de l’atelier de son père, un petit menuisier sans grande fortune. Celui-ci disait qu’il lui céderait ses locaux pour qu’elle prenne sa suite lorsqu’il ne serait plus de ce monde.

La bise s’intensifiant, la jeune femme tira le col de sa chemise pour se protéger du vent glacial. Elle songea que le Seigneur la mettait sans doute au défi de survivre à de telles températures.

En arrivant sur la place du marché, elle chercha des yeux un fermier, ami de son père qu’elle connaissait depuis son enfance. Elle devait lui acheter des légumes pour préparer un potage.

Alors qu’elle tentait de distinguer le maraîcher à travers la foule, elle entendit soudain un cri un peu plus loin. Surprise, elle tourna la tête et remarqua qu’un attroupement s’était formé à l’écart des Halles.

Va acheter tes légumes et rentre, lui soufflait son esprit.

Lise savait bien qu’elle ne devait pas s’attarder. Mais sa curiosité la poussa à s’approcher davantage. À Paris, les émeutes faisaient partie du quotidien.

Comme elle, de nombreuses personnes se massaient dans cette direction. À mesure qu’elle avançait, les cris s’intensifièrent.

Elle entrevit enfin quatre individus, aux vêtements sales, qui malmenaient violemment une jeune femme. La malheureuse hurlait de terreur, faisant jubiler ses agresseurs qui lui agrippaient les cheveux et lui arrachaient des vêtements.

Tétanisée, Lise observa sans bouger la scène d’une extrême violence qui se déroulait sous ses yeux.

— Cette pauvre fille est violentée et personne n’intervient ! s’offusqua une femme.

— On dit que c’est une noble qui s’est perdue… Quelle sotte ! répondit un autre passant.

Lise reporta de nouveau son attention sur la femme agressée et remarqua effectivement qu’elle n’avait rien d’une gueuse de bas étage : bien que sa coiffure fût défaite, des pinces argentées étaient toujours emmêlées dans ses cheveux bruns. Sous sa robe, on apercevait de nombreux jupons. Plus loin, un chapeau de lin blanc était tombé dans la poussière.

L’un des quatre individus l’avait plaquée au sol en lui agrippant les poignets et un autre lui retirait sa ceinture de cuir.

Cette femme était bien imprudente pour s’être aventurée à Paris… Les nobles s’attardaient peu en de tels lieux, car ils savaient qu’ils ne rentreraient jamais chez eux s’ils croisaient un groupe d’hommes affamés.

Que le Seigneur lui vienne en aide ! pensa Lise, immobile devant cette scène.

Elle éprouva une certaine empathie en voyant la pauvre femme s’agiter ainsi, sans que quiconque réagisse. Elle aurait aimé que quelqu’un s’interpose, mais personne dans la foule n’osa intervenir.

À quelques pas de là, Lise remarqua un manteau délaissé dans la pagaille. Serait-ce possible qu’il appartienne à cette femme ? L’habit était recouvert de neige et avait été écarté dans un coin du mur, à l’abri des regards. Elle vérifia que toute l’attention était portée sur la noble et en profita pour le ramasser et l’épousseter rapidement en souriant.

Elle était étonnée de tenir en ses mains quelque chose d’aussi rare. L’atour était serti de pierres scintillantes et agrémenté d’une longue fourrure d’hermine. Elle jeta un regard autour d’elle et s’enfuit sans bruit, alors que la victime continuait à hurler et implorait la pitié des agresseurs. Une pitié qu’ils n’auront sans doute jamais.

Son précieux butin sous le bras, Lise contourna l’église et fuit le marché en pressant le pas. Des occasions comme celles-ci étaient rares : dans ces quartiers pauvres, certains enviaient les nobles, d’autres leur vouaient une haine féroce, pensant que c’était à cause d’eux qu’ils vivaient ici, dans le bas monde. Lise n’avait jamais eu à se faire son opinion. Et puis, à quoi cela aurait-il servi de se plaindre ? Cela ne changerait jamais la misère que toutes ces personnes connaissaient dès la naissance.

Nous travaillons pour ceux d’en haut à la sueur de nos fronts et comme remerciement, nous sommes emportés par la fièvre et le froid, se dit-elle avec amertume.

La jeune femme fut tirée de ses pensées en sentant de nouveau la brise hivernale frapper son dos. Elle regarda le vêtement qu’elle tenait toujours entre ses mains. En le soupesant, elle entendit un tintement reconnaissable entre mille : de l’argent ! Elle mit les mains dans les poches, sentit le cuir d’une bourse ronde et la caressa sans oser la sortir. Si jamais quelqu’un la voyait, elle se ferait voler aussitôt. Tout en touchant les contours des pièces contenues dans le petit sac, son doigt effleura un morceau de papier.

Surprise, elle le sortit et remarqua qu’il s’agissait d’un parchemin roulé, scellé par un cachet de cire rouge vif. Elle l’ouvrirait une fois en sécurité chez elle.

C’était une chance qu’elle ait appris à lire auprès du moine du village, il y avait de cela plusieurs années. Elle mettait du temps à déchiffrer, mais parvenait à comprendre, ce qui était particulièrement utile pour son père, illettré depuis sa naissance.

Avec ce manteau et cette bourse, la saison paraîtrait moins longue et surtout moins pénible à supporter. Chaque hiver était redouté : les récoltes gelaient et les maladies étaient présentes partout. Arriver à son âge était déjà une véritable chance.

Elle serra l’étoffe contre sa poitrine, mais les pans du manteau qui se prenaient dans ses jambes l’empêchaient de courir.

Le froid continuait à lui mordre le visage, si bien qu’elle prit une décision : elle revêtit le vêtement sur ses épaules et accéléra le pas. Elle n’avait jamais connu un tel confort.

Alors qu’elle poursuivait son chemin, elle eut la désagréable impression d’être suivie. Elle accéléra son allure jusqu’à courir véritablement. La maison n’était qu’à quelques rues de là, elle n’aurait qu’à verrouiller la porte derrière elle pour être en sécurité.

Il lui suffisait de couper par la place du lavoir, puis de traverser le quartier de Saint-Denis.

Si pressée par la crainte, elle ne vit que trop tard le cheval qui arrivait sur elle. Tout se passa en un instant. Le choc, le hennissement de l’animal, le bruit sourd d’un homme qui tombe, puis le noir.

2

Interruption du voyage

Louis XIV était épuisé. Cela faisait maintenant deux semaines qu’il était loin de son cher Versailles pour aller négocier avec le roi du Luxembourg, toujours opposé à l’annexion de son pays par la France.

Le souverain français esquissa un sourire à cette pensée : cela n’était qu’une question de temps avant que ce ridicule duché ne soit sien. Il avait déjà pris la Lorraine et le Barrois, Luxembourg tomberait bientôt sous la coupe de ses troupes.

Il était assis dans son carrosse, dont le compartiment sentait l’orange douce. Les parois, minutieusement décorées, étaient recouvertes de dorures, qu’il parcourait du regard depuis son départ.

Son château lui manquait autant que ses occupants. Il avait hâte de retrouver les parties de cartes, les conseils de ministres, les soirées dansantes et tout ce ballet incessant de courtisans qui gravitaient autour de lui.

Certes, il avait échangé plusieurs lettres avec ses conseillers durant son absence, afin de garder constamment un oeil sur ce qu’il se passait à la Cour. Mais il n’avait jamais eu une confiance absolue en ces hommes-là. Comme dans « La Cour du Lion », une des fables de son ami La Fontaine, il ne supportait pas que l’on fasse preuve de trop de zèle à son égard. Il n’était pas dupe : il savait parfaitement que ses ministres disaient ce qu’il souhaitait entendre, afin de rester dans son entourage proche.

Le carrosse cahotait sur les pavés mal alignés. Cela contrastait avec les chemins boueux qu’ils avaient empruntés plus tôt dans la journée, mais la sensation n’en était pas plus agréable. Bien que la banquette soit couverte de coussins, son postérieur était tout de même endolori.

Ce fut donc avec un soupir de soulagement qu’il accueillit l’arrêt soudain du véhicule. Pourtant, après quelques secondes, il fronça les sourcils, se questionnant sur la raison de cette immobilité. Il pouvait arriver que son convoi soit arrêté par des mendiants ou des paysans mécontents, mais il avait donné des injonctions strictes : éviter tout arrêt non essentiel dans les rues de Paris.

Du haut de ses quarante-quatre ans, il avait toujours craint les passages dans cette ville. Il avait déjà vécu plusieurs mauvaises expériences lors de ses précédents déplacements et préférait éviter de les revivre.

Toujours assis dans l’habitacle du carrosse, il entendit soudain des éclats de voix provenant de l’extérieur. Il reconnut celle de son capitaine, un homme imposant et assez brusque.

Il risqua alors un coup d’oeil sous le rideau pour observer ce qu’il se passait dehors.

L’altercation se déroulait devant le convoi, ce qui expliquait pourquoi il ne pouvait rien voir de plus qu’une foule de Parisiens curieux. Rassuré qu’il ne s’agisse pas d’une embuscade dans une rue malfamée, il attendit que la situation soit gérée par ses subordonnés.

Pourtant, quelques instants plus tard, on toqua à la porte et un laquais l’ouvrit sans attendre sa réponse. Louis fut aveuglé par l’afflux soudain de lumière et plissa les yeux pour apercevoir la personne qui se présentait devant lui, aux côtés du laquais.

Il s’agissait de son capitaine. Celui-ci paraissait furieux et frottait son épaule avec vigueur.

— Que se passe-t-il, monsieur ? demanda le souverain avec agacement.

— Ce n’est qu’un léger contretemps, Sire. Une jeune femme a été percutée par l’un de nos chevaux. Mais c’est sans gravité, j’en fais mon affaire. Nous allons repartir dans quelques instants.

Intrigué par l’attitude de son subordonné, Louis fronça les sourcils puis déclara :

— Une femme, vous dites ? Laissez-moi constater par moimême.

Le capitaine s’écarta après quelques secondes d’étonnement et laissa le roi descendre prestement du carrosse.

Une fois à terre, il analysa les lieux rapidement, salua ses soldats d’un bref signe de la tête et se dirigea vers l’avant du convoi. Le capitaine, bien droit dans son uniforme cintré bleu, le mena jusqu’aux chevaux du premier rang.

Le militaire désigna alors une jeune femme dont le roi ne voyait que le dos et qui portait un manteau brun, recouvert de neige sur un côté. Elle était à terre, mais tentait péniblement de se relever.

Autour d’elle, les soldats restaient stoïques, tenant fermement leur mousquet.

Comme si elle représentait une menace… se moqua Louis en observant la silhouette filiforme de l’inconnue.

— Capitaine, commença-t-il d’une voix dure. Voyons, oubliez-vous vos bonnes manières ?

Aussitôt, l’intéressé attrapa la jeune femme par les bras et l’aida à se remettre debout. Comme elle semblait chanceler, il la soutint et l’aida à retrouver peu à peu l’équilibre.

Louis fut frappé par la douceur de ses traits et le caractère juvénile de son visage. Elle devait avoir vingt ans, tout au plus, et respirait la jeunesse.

Le roi mit quelques instants avant de réagir.

— Capitaine, pouvez-vous m’expliquer ce qu’il s’est passé ? demanda-t-il, sans quitter la jeune femme des yeux.

Le militaire, baissant la tête, lui répondit :

— Cette demoiselle s’est littéralement jetée sous les sabots de mon cheval et celui-ci a pris peur !

Le monarque remarqua en effet que la monture du soldat était un peu plus loin, la selle ayant glissé sur le côté.

— Eh bien, si c’est une simple demoiselle qui vous fait tomber de votre cheval, il est grand temps de rentrer, monsieur. Vous avez besoin de vous reposer et moi aussi. Maintenant, si vous le voulez bien, remontez en selle, vous nous faites perdre du temps.

Le capitaine hocha la tête, se tourna vers la demoiselle et la regarda avec dédain.

— Mademoiselle, veuillez dégager le chemin. Nous allons repartir.

Louis s’interposa d’un geste de la main.

— Attendez. Nous avons blessé cette jeune femme. Je pense que nous devons nous assurer de son rétablissement.

Il y eut un silence et l’inconnue leva lentement les yeux vers le monarque.

— Qui êtes-vous pour décider de mon sort ? demanda-t-elle d’un air effronté.

Louis n’était pas habitué à un tel ton. Généralement, on s’adressait à lui avec soumission et respect.

Il aurait dû être en colère que quelqu’un ose remettre en cause son autorité. Pourtant, il pardonna à cette jeune femme son audace : elle devait encore être déboussolée après sa chute. Le timbre de sa voix avait sonné comme un carillon mélodieux, à la fois doux et perçant.

Elle semblait ignorer à qui elle s’adressait. Il songea qu’il pourrait lui mentir, lui cacher sa véritable identité pour s’amuser de son innocence, mais le capitaine brisa cette idée fugitive :

— Votre Majesté, nous devrions nous hâter.

— Votre… Majesté ? répéta la jeune femme sans comprendre. Attendez, vous…

Elle ouvrit la bouche, mais ne dit rien, se contentant de regarder plus en détail l’homme qui se tenait devant elle. Celui-ci était en effet déstabilisant : il dégageait à la fois une aura de magnificence et une prestance.

Le regard de la jeune femme se posa sur son large feutre dans lequel était piquée une longue plume d’autruche. Sa perruque brune couvrait un somptueux manteau brodé d’argent, disposé sur un pourpoint gris. Ses manches étaient ornées de nombreux plis garnis de dentelle, ainsi que de boucles dorées et ses souliers étaient agrémentés de rubans en forme d’ailes de moulin.

Aussitôt, la demoiselle s’inclina, laissant au souverain une vue confortable sur la naissance de sa poitrine.

— Votre Majesté, excusez mon ignorance, je ne savais point que…

— Laissez, ce n’est rien. Relevez-vous.

Le roi esquissa un sourire amusé devant les joues rosies de la jeune fille. Elle avait une voix douce et pleine de charme, comme celle de ces jeunes courtisanes fraîchement sorties du couvent. Sa chevelure blonde encadrait un visage fin et de discrètes fossettes naissaient au coin de ses lèvres. Ses yeux bleus lui faisaient penser aux couleurs d’un ciel d’été.

Il la contempla encore quelques instants et remarqua que son habit n’avait rien d’un attrait de paysan : des éclats de saphirs étaient incrustés au niveau du col et les manches étaient garnies d’une fourrure d’hermine.

— Capitaine, la fatigue vous aveugle-t-elle ? Mademoiselle fait sans doute partie de la Noblesse, observez ce manteau ! Même un bourgeois ne serait pas assez fortuné pour posséder une telle étoffe !

— Ce n’est pas un manteau qui définit une noble, murmura le capitaine, la tête baissée.

— Pardon ? Vous avez raison. Ce n’est point la couronne qui définit le roi, c’est ce que vous sous-entendez ? rétorqua le monarque d’un ton sec.

— Je… Je ne voulais pas... bafouilla le soldat, les joues légèrement teintées. C’est seulement que… J’ose me demander la raison de sa présence dans un quartier de Paris aussi peu recommandé pour les dames de son rang…

Le roi sourit, amusé, et répondit doucement :

— Elle pourrait nous retourner la question. Cessez de percevoir des dangers à tout bout de champ.

Son attention fut soudain attirée par un parchemin roulé, à demi enfoncé sous la neige. Il se baissa et le ramassa, observant avec intérêt le cachet de cire écarlate. Puis, il releva la tête et agita sa trouvaille sous le nez du capitaine.

— Vous vous accorderez à dire qu’une simple famille de la paysannerie ne possède pas de sceau officiel. Mais peut-être que nous pourrions en apprendre davantage en lisant ce qu’il se trouve à l’intérieur…

Le souverain s’apprêtait à décacheter le rouleau lorsqu’un second garde l’interrompit dans son geste.

— Sire, nous devrions partir…

Un soupçon d’agacement naquit dans les yeux du roi, mais il finit par hocher la tête et rangea le parchemin dans sa poche.

— Il est vrai que ce lieu me semble malsain, observa-t-il en jetant des regards parallèles vers la foule. Il vaudrait mieux discuter avec mademoiselle, tranquillement à Versailles. Elle a sans doute besoin de repos après cette mésaventure.

Il ne vit pas les yeux de la jeune femme s’écarquiller de surprise. Elle, une simple villageoise du bas peuple, se voyait invitée à la Cour de France par le roi lui-même !

Le souverain remit en place son chapeau d’un geste vif et invita la jeune femme à le suivre jusqu’au carrosse. Il ouvrit la porte et tendit la main vers elle pour l’aider à monter dans le véhicule.

Une fois la porte refermée derrière eux, le roi dut attendre quelques instants avant de pouvoir discerner les traits de la demoiselle : l’habitacle était plongé dans la pénombre, offrant une ambiance tamisée, voire intime à ses occupants.

— Pourrais-je connaître le prénom de ma délicieuse invitée ? demanda Louis en esquissant un léger sourire.

— Lise.

Bien qu’elle n’ait prononcé qu’un mot, le souverain se délecta de cette voix féminine et juvénile.

— Cette lettre est vôtre, n’est-ce pas ? demanda-t-il en lui montrant le rouleau de parchemin.

— Oui, Sire, murmura Lise après une seconde d’hésitation.

Elle tendit la main pour qu’il lui donne le document.

Au contraire, il sourit : voyant son empressement, il conserva et déplia le papier. Il le lut silencieusement, tout en soulevant le rideau afin de laisser percer un rayon de lumière.

C’était une missive assez courte, comme il en avait vu beaucoup au cours de son existence. Il laissa planer le silence, tel un acteur de tragédie, sans se douter que, de son côté, une villageoise terrifiée priait pour qu’il n’y ait rien de compromettant dans la lettre.

Enfin, il leva la tête et dit d’une voix veloutée :

— Je m’étonne parfois des coïncidences de la vie…

— Pardon ?

— Eh bien, votre lettre ! C’est tout de même fascinant de voir que le destin vous a mis sur ma route, alors même que vous veniez à Versailles !

— Oh… Oui, en effet… C’est fort fascinant…

Le roi interpréta le trouble de la jeune femme comme une simple timidité et termina de lire les dernières lignes.

— Ah, mais vous êtes la fille du marquis de Vibraye ! Je me souviens bien : j’avais passé une nuit chez votre père avant de me rendre au Mans, il y a maintenant de nombreuses années ! Je me souviens de vous, vous n’étiez qu’un poupon ! Et voici que des années plus tard, vous venez à Versailles pour vous chercher un époux…

— Oui… en effet…

— Par ailleurs, j’ai appris pour sa mort, je vous présente mes plus sincères condoléances.

— Oh…

Louis croisa une jambe et observa son invitée, qui n’était visiblement pas très à l’aise.

— Le marquisat de Vibraye est très éloigné de Paris. Vous devez être épuisée. Voyagiez-vous seule ?

— Oh… eh bien, je… Notre diligence a été attaquée et… je me suis fait voler et… et on m’a poursuivie… C’est pour cela que je courrais et que j’ai fait peur au cheval de votre soldat. Excusezmoi de l’avoir fait chuter.

— Il n’y a pas à vous excuser. Je comprends votre empressement : vous étiez en danger et les gens du peuple ne sont guère très attentionnés. Voyez-vous, je suis heureux de vous avoir aidée. À l’heure qu’il est, vous pourriez être déjà morte.

Lise se contenta de baisser les yeux.

— J’espère que vous trouverez repos à Versailles. Et, au passage, un époux à la hauteur, ajouta Louis avec un sourire malicieux.

3

Bienvenue à Versailles

3 heures plus tard, Avant-Cour du château de Versailles

Après une longue route aux côtés du roi, le carrosse s’arrêta enfin. Lise n’avait pas dit un mot de plus, ne sachant quoi dire. Elle avait donc fait mine de s’endormir afin de ne pas paraître impolie.

Les quatre lieues qui séparaient le château de la capitale lui avaient paru interminables et elle fut heureuse d’apprendre qu’ils étaient arrivés.

— Bienvenue dans ma modeste demeure, murmura le roi en attendant qu’un valet vienne à leur service.

Lise tourna la tête et écarta les rideaux de la fenêtre pour observer l’édifice qui s’annonçait au-delà d’imposantes grilles agrémentées de fleurs de lys dorées.

Alors que foule se pressait autour du carrosse, un sentiment de culpabilité noua le ventre de la jeune femme : elle, une simple fille d’artisan, avait endossé le rôle d’une femme de la haute société. Elle, une simple villageoise, se tenait là où se succédaient princesses et duchesses...

Que faire ? Continuer de jouer cette comédie au risque de se faire démasquer plus tard ? Ou s’enfuir dès à présent ? Bien que la raison la poussât à choisir la seconde option, le cœur s’obstinait à choisir la première, d’autant que sa fuite aurait sans doute été vaine. Les gardes l’arrêteraient sur-le-champ, si elle tentait de s’échapper. Le roi ne semblait pas se douter de sa véritable identité : pourquoi ne pas profiter de cette occasion inespérée ? Elle avait la possibilité de changer de vie et de sortir de la pauvreté, pourquoi refuser ?

De plus, quitte à être arrêtée et condamnée à la potence, n’aurait-il pas été plus « judicieux » d’être exécutée après avoir vécu ce que personne de son entourage n’avait jamais vécu en rêve ?

La porte s’ouvrit, la coupant dans ses réflexions. Elle prit une grande inspiration avant de poser un pied à terre. Le roi prit son temps, échangeant quelques mots avec certains nobles impatients d’avoir de ses nouvelles. Puis, souriant, il la rejoignit et ils montèrent les marches menant à la cour de Marbre.

Toutes les carnes des fenêtres étaient peintes d’or et de bleu. Au sol, des dalles noires et blanches étaient disposées en damier, comme sur un échiquier géant. Ces motifs géométriques offraient un splendide tableau, donnant l’impression que les courtisans étaient de simples pions sur un jeu de plateau dépassant toute mesure.

Les yeux grands ouverts, Lise détaillait chaque recoin de ce monde parallèle au sien. En ce lieu, il n’était plus question de faim ou de travail acharné. Uniquement du luxe et du plaisir.

La folie des grandeurs... songea-t-elle en admirant la façade du bâtiment. Est-il vraiment nécessaire de dépenser tant d’argent pour des choses aussi futiles que peindre chaque fenêtre en or ?

Elle repéra également les anges sculptés dans du marbre, près d’une horloge, et imagina le travail que ce dut être pour tailler de pareilles œuvres.

Elle suivit le roi jusqu’à l’entrée, où la masse grouillante de courtisans était encore plus animée qu’au marché de Paris. On aurait dit un essaim d’abeilles bourdonnant : tout le monde parlait, riait, murmurait. L’air sentait la poudre blanche, le parfum, le superflu.

Sur le passage du souverain, les nobles faisaient un petit pas d’écart et murmuraient des bribes de phrases que la jeune blonde peinait à comprendre. Ils saluaient le roi – et Lise pareillement – comme un ballet chorégraphié à l’avance.

S’ils savaient qui je suis, il y a longtemps qu’ils auraient cessé de se courber devant moi… se dit-elle.

Tout semblait n’être que paraître, soumission et concurrence. L’atmosphère était bien différente de celle de Paris.

Gênée, la jeune femme fixa ses pieds, se sentant minuscule face à cette foule immense. Les nobles paraissaient connaître le roi mieux que quiconque, buvant la moindre de ses paroles, se complaisant d’observer ses gestes et ses manières.

Un autre monde… pensa-t-elle.

À mesure qu’elle avançait vers l’inconnu, Lise regrettait d’avoir récupéré ce manteau. Au départ une opportunité, il était désormais un danger mortel pour sa nouvelle propriétaire.

Il avait cessé de neiger et le crépuscule était bientôt arrivé. Les étoiles apparaissaient peu à peu dans le ciel. Mais ce soir-là, elle ne pourrait pas les observer avec son jeune frère Thomas, assis sur la terrasse de l’atelier de son père.

La villageoise se mit alors à penser à ses proches qui ne l’avaient pas vue rentrer du marché. Sa mère devait s’inquiéter pour elle. Peut-être que la disparition de sa fille avait été le coup de grâce… Sa santé allait-elle se détériorer jusqu’au trépas ?

Un mélange de honte et de terreur accompagna cette pensée morbide, si bien que Lise dut contrôler les tremblements qui l’assaillirent soudain.

Ils atteignirent un grand escalier de marbre noir et tournèrent à droite, puis à gauche. Ils traversèrent un salon de réception dans lequel une dizaine de tableaux décorait les murs. Ils entrèrent dans diverses pièces, toutes plus majestueuses les unes des autres.

Lise se sentit rapidement perdue, comme une souris piégée au milieu de chats affamés. Elle entendait les murmures des autres courtisans sur son passage, sans qu’elle arrive à comprendre ce que l’on disait d’elle.

On les fit alors entrer dans une immense salle tout en longueur, si bien que celle-ci paraissait infinie. Son plafond voûté était peint et des fresques incroyables narraient l’histoire du roi depuis son sacre. Tous les cinq pas environ, des parchemins peints décrivaient une victoire militaire du souverain, mais le plus impressionnant était ces dizaines de lustres illuminés qui pendaient au plafond, ainsi que tous les miroirs recouvrant chaque partie du mur.

Les imposantes fenêtres donnant sur des jardins offraient une vision peu commune de la nuit, se multipliant à la rencontre des glaces en face. La pièce était si lumineuse grâce au choix des teintes et aux chandeliers étincelants que Lise devait plisser les yeux pour distinguer les détails. Des stucs dorés et des architectures feintes compartimentaient l’immense surface, retraçant chaque scène aux peintures si précises. Çà et là, des statues de marbre étaient alignées à intervalles réguliers. L’une représentait un homme dans son plus strict appareil, une autre symbolisait une jeune femme tenant un chevreuil par le bois et plus loin, une nymphe revêtue d’un linge blanc était disposée près du mur.

— Magnifique, n’est-ce pas ? demanda le roi à l’intention de son invitée. Je dois cette superbe salle à Le Brun, un peintre ingénieux et précis. Elle n’est pas tout à fait achevée, il manque quelques finitions, mais le rendu est au-delà de mes espérances. Au nord de cette Galerie des Glaces se trouve mon salon de la Guerre et vous avez précédemment traversé celui de la Paix. Je trouvais la métaphore plutôt appropriée : la Guerre et la Paix reliées par la lumière…

Lise se contenta de hocher la tête, ignorant ce que signifiait le terme « métaphore ».

Ils continuèrent à avancer dans la pièce, suivis de près pas des courtisans excités.

Au centre de la galerie se trouvait une femme aux traits fermés, portant une longue robe noire à la traîne rouge. Une coiffe était disposée sur sa chevelure blonde ondulée et ses yeux bleus semblaient presque translucides en raison de la lumière de la salle.

Elle était entourée de quelques dames de compagnie et jeta un regard froid à Lise. Le roi la salua d’une petite courbette gracieuse, faisant voler ses boucles brunes.

— Bonsoir, ma reine. Je suis enfin rentré.

La reine ?

Aussitôt, la jeune blonde se baissa aux pieds de la souveraine et attendit que celle-ci daigne lui dire de se relever. Finalement, elle ne tarda pas à en donner l’ordre et répondit à son époux, tout en observant Lise du coin de l’œil :

— ¿ Quien es ? ¿ Una nueva conquista ?

Lise ne comprenait pas l’espagnol, si bien qu’elle ne sut pas ce qu’avait demandé la souveraine. Elle baissa donc les yeux et fixa le sol en attendant que le roi réponde.

— Il s’agit simplement d’une jeune marquise perdue sur le chemin de Versailles. Nous l’avons secourue alors qu’elle était poursuivie par des malfrats.

La reine hocha la tête sans commentaire et préféra murmurer quelque chose à l’oreille d’une de ses dames de compagnie, plutôt que de poursuivre cette conversation.

Le roi, visiblement habitué à ce genre d’accueil peu chaleureux, fit signe à un valet de conduire Lise dans un appartement vacant.

Cette dernière suivit alors l’homme après avoir jeté un dernier regard vers le roi. Ils quittèrent la galerie et s’engagèrent alors dans un immense couloir. Après avoir parcouru plusieurs salons, ils arrivèrent devant l’entrée d’une suite. Le valet déverrouilla la porte et fit un pas en arrière, attendant que la jeune femme passe devant lui.

L’homme ferma derrière elle, la laissant seule pour visiter. Le lieu où elle se trouvait était l’antichambre. Des tapisseries couvraient les murs et une odeur de lilas s’engouffra dans les narines de Lise. Elle fut subjuguée par la délicatesse des décorations : un petit bureau était disposé près de la fenêtre et des tabourets recouverts de velours violet étaient alignés contre le mur.

La seconde pièce était une chambre plutôt spacieuse. Un lit à baldaquin aux draperies bleues était au centre, calé contre le mur. Une grande fenêtre à deux battants offrait une vue sur l’Avant-Cour et la grande allée par laquelle ils étaient venus jusqu’au palais. Un petit mobilier en bois sombre était posé dans l’angle, près du lit. Une tapisserie surplombait l’édredon, représentant un couple dans un jardin.

Soudain, une porte cachée dans les peintures du mur s’ouvrit et une femme entra, portant une coiffe de dentelle sur ses cheveux noirs. Elle tenait une robe richement brodée dans les bras. Après s’être inclinée, elle déposa le vêtement sur le lit et prit la parole :

— Je m’appelle Blanche, mademoiselle. Je serai à votre disposition durant toute la durée de votre séjour.

— Oh… Enchantée…

La prénommée Blanche devait avoir environ vingt ans. Ses cheveux noirs étaient relevés en un chignon simple et ses yeux couleur noisette brillaient.

— On m’a dit que vous aviez été volée, si bien que vous n’avez aucune affaire personnelle. Sa Majesté vous a fait porter plusieurs habits. Si vous me permettez, je reviens dans un instant, je vais chercher des lacets pour votre corset.

Lise la suivit du regard, indécise. Devais-je la remercier ? La payer ? Seigneur, comment ai-je fait pour passer du statut de simple villageoise à marquise… Pourquoi a-t-il fallu que je prenne ce manteau ? Trop de questions lui voilaient l’esprit.

Elle reporta son attention sur le nouvel habit que l’on venait de lui donner. Elle comprit soudain que si l’on voyait ce qu’elle portait sous son manteau, elle serait aussitôt démasquée. N’ayant pas d’autre choix, elle retira l’habit de la véritable marquise de Vibraye, ôta complètement son tablier sale ainsi que sa peau de mouton, et ouvrit la grande commode près de la porte.

Ses yeux s’écarquillèrent tant la surprise était grande : cinq chemises d’un blanc immaculé étaient alignées. Sachant que la dame de chambre n’allait pas tarder à revenir, elle s’empressa d’enfiler une de ces tenues. Ensuite, elle rangea dans un tiroir la bourse de cuir qu’elle avait trouvée dans le manteau de la noble. Il devait y avoir bien assez pour lui assurer un confort économique pour les prochaines semaines, elle en était certaine. Puis, son regard se posa sur ses vêtements de villageoise, souillés et usés, qu’elle avait laissés par terre.

Une autre vie… Que vais-je en faire ?

Elle se baissa tout en réfléchissant rapidement. Si la servante remarquait ces guenilles, son identité serait révélée...

Elle ouvrit des tiroirs à la hâte, mais ils étaient tous remplis de tissus et de linges. Elle retourna vers l’armoire et trouva un espace assez grand derrière les chemises pour accueillir ses vêtements.

La porte s’ouvrit à ce moment-là. Des pensées se bousculèrent dans l’esprit de Lise et un flot d’adrénaline la poussa à dissimuler le tout dans la commode, en attendant d’avoir une meilleure idée. Puis, comme si de rien n’était, elle referma le meuble et se tourna vers Blanche qui s’affairait autour de la robe.

Heureusement que j’ai eu le temps de cacher tout cela... pensat-elle avec soulagement.

— Allons-y, mademoiselle, tendez les bras. Je vais peut-être devoir ajuster les coutures au niveau des manches.

Lise obéit, sachant que son attitude devait être irréprochable.

La domestique manipula les tissus avec dextérité et aida l’invitée du roi à enfiler le nouvel attrait. Puis, elle noua les ficelles sous les aisselles et serra le bustier presque trop grand. Avec minutie, elle tressa les rubans comme Lise le faisait au village, avec les paniers d’osier.

Le corsage serré était étouffant et elle peinait à respirer. Une fois cette épreuve traversée avec difficulté, elle se permit enfin d’observer ce tissu, aux coutures de fils d’or et de soie. Lorsqu’elle osa lever les yeux vers le beau miroir disposé dans un coin, son souffle se coupa. Elle ne se reconnaissait pas.

Blanche trouva dans un coffret une brosse et coiffa du mieux qu’elle le pouvait les cheveux emmêlés et sales de Lise.

— Si je puis me permettre, où êtes-vous donc allée pour abîmer votre chevelure ainsi ?

— Je suis tombée… dit Lise pour que personne ne puisse contredire sa version des faits.

— J’en suis navrée, mademoiselle, déclara Blanche avec une petite voix douce. J’espère que vous n’êtes point blessée.

Lise se contenta de secouer la tête négativement en silence.

Blanche n’insista pas. Elle semblait habituée à ne pas avoir toujours de réponse de la part des nobles qui se croyaient plus importants qu’elle.

Suis-je censée faire de même ? Le cœur de Lise se serra. Entre le statut de cette servante et le sien, il n’y avait qu’un pas. Elle se sentit en colère contre elle-même : comment osait-elle se comporter comme une noble hypocrite, alors que même les bonnes étaient socialement dans une caste plus élevée que la sienne ?

Ce sentiment de culpabilité la dépassa, si bien qu’elle s’adressa à Blanche, toujours affairée autour de ses cheveux :

— Merci beaucoup.

— Oh, ne me remerciez pas, mademoiselle ! J’ai pour tâche de prendre soin de vous, on m’a dit de vous magnifier pour ce soir.

— Que se passe-t-il ?

— Oh, vous n’êtes pas au courant ? Pour fêter le retour de Sa Majesté, il est de coutume d’organiser une soirée d’appartement en son honneur.

— Et je suis conviée ?

— Bien entendu ! Toute la Cour est invitée, c’est un grand moment !

Lise remarqua l’excitation dans les yeux de la servante. Elle semblait apprécier la vie à la cour, même si elle y était pour servir les nobles.

— Je vous ai apporté des souliers, j’ai vu que les vôtres étaient souillés par la terre, ajouta Blanche en montrant une paire de chaussures posée près du lit.

— Oh, merci infiniment.

Lise avait du mal à tout assimiler : cette nouvelle chambre, ces nouveaux vêtements, cette servante à ses services… Mais ce qui la mettait le plus mal à l’aise, c’était l’idée d’aller au banquet. Elle avait l’impression de se jeter dans la gueule du loup.

4

Banquet

Salle de réception de l’aile ouest

Il y avait déjà beaucoup de monde à l’arrivée du roi. Il traversa l’assemblée de convives tous poudrés et parfumés. Le souverain fronça le nez au passage. Depuis quelques années, il ne supportait plus que l’odeur de l’orange. Ces sots veulent me tuer à coup de parfum ! Il s’avança lentement, se choisit un verre de vin sur le plateau d’un serviteur et salua la foule en souriant.

Des mobiliers de marbre noir se dressaient près des murs et un âtre rougeoyant dans lequel brûlaient de grosses bûches était situé face à l’entrée.

Louis repéra son frère près d’une table. Celui-ci était en grande conversation avec un jeune blond. Ne souhaitant pas le déranger, le roi le salua de loin. Leurs regards se croisèrent brièvement avant de se séparer.

Différentes personnes vinrent le voir, louer la splendeur de sa tenue – un pourpoint rouge aux rubans de soie blanche, disposé sur une rhingrave dorée et des souliers à ruban – ou simplement échanger des banalités d’usage.

Son ministre Colbert vint lui exposer certains faits s’étant déroulés au château durant son absence, mais Louis n’arrivait pas à se concentrer. Il n’avait pas les idées claires, comme si quelque chose aspirait toute son attention.

La reine n’était pas encore arrivée. Elle devait sans doute lui reprocher de ne pas être rentré seul.

Plusieurs convives jouaient aux cartes au fond de la salle. D’autres s’engageaient dans une danse au son de la mélodie harmonieuse que jouait un groupe de violonistes.

Colbert termina son récit et Louis opina de la tête sans savoir vraiment ce qu’il venait d’entendre. Visiblement, il n’était pas dans son état normal : d’habitude, il était toujours sérieux lorsqu’on lui présentait les dernières actualités.

Une fois seul, il but une gorgée de vin et décida de se changer les idées et d’aller s’adonner à un jeu.

Il s’apprêtait à se diriger vers une table de billard lorsqu’il s’arrêta soudain. Son regard s’était arrêté sur une jeune femme ravissante qui venait d’entrer dans la salle.

Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître celle qu’il avait invitée quelques heures plus tôt à monter dans son carrosse : elle était comme métamorphosée dans cette robe cintrée mettant en valeur ses formes. Il l’observa de loin, amusé de voir son regard impressionné balayer la foule de long en large.

Il sut que c’était elle qui le déconcentrait depuis le début de la soirée. Elle avait pris toute la place dans son esprit.

Elle semblait perdue et terrifiée. Une image fugitive le traversa : elle ressemblait à un faon encerclé par des chiens, ignorant où aller.

Il la vit faire quelques pas hésitants entre deux groupes de femmes et fut étonné de la voir faire demi-tour et sortir de la salle en courant.

Fronçant les sourcils, il posa sa coupe de vin sur une table et se fraya un chemin jusqu’à la porte qu’elle venait de franchir.

Il pesta contre lui-même en trouvant devant lui le couloir désert. Le faon s’était enfui.

Lise ne savait même pas où elle allait. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était mettre le plus de distance possible entre les nobles et elle. Elle avait eu l’impression de suffoquer en entrant dans cette salle. Des odeurs de parfums entêtants flottaient dans l’air et la chaleur du feu rendait l’atmosphère des plus pesantes. Elle était arrivée en retard, après s’être perdue dans les couloirs du château. Ce n’était qu’à l’aide de son ouïe qu’elle avait pu repérer la pièce dans laquelle se déroulaient les festivités.

Elle réussit à trouver une porte menant vers l’extérieur. Le vent frais lui ferait le plus grand bien, car les émotions de cette journée avaient fini par lui retourner l’estomac. Elle poussa le battant et se retrouva dehors, dans la nuit silencieuse.

Elle inspira de grandes bouffées d’air et tituba maladroitement dans ses souliers à talons. Elle ne savait pas vraiment ce qui lui avait pris, mais elle se sentait étriquée dans sa robe trop serrée. Les jardins plongés dans la pénombre étaient presque effrayants. Les massifs de fleurs et les arbustes sans feuille ressemblaient à des silhouettes malfaisantes.

Pour ne pas se perdre, Lise suivit le mur du château à la seule aide de ses doigts glissant sur le mur. Elle avait besoin de réfléchir.

Ici, seule dans le silence, elle se laissa de nouveau aller à ses réflexions : qu’avait-elle fait ? Sa famille devait paniquer, la croire morte. Sa mère déjà malade allait peut-être mourir de chagrin, rongée par les regrets de ne pas avoir pu protéger sa fille. Son père se retrouverait seul à travailler, ne pouvant plus compter sur elle pour le soutenir. Et son petit frère Thomas ? Il n’était qu’un enfant de huit ans, tout juste assez fort pour porter des bûches de bois.

Un autre visage lui vint en tête : celui de Daniel, le fils du boulanger. Ils se connaissaient depuis leur plus jeune âge et Lise rêvait secrètement d’être sa femme. Certes, il avait dix-neuf ans, soit deux ans de plus qu’elle, mais ce n’était pas ce critère qui importait le plus pour un mariage entre deux familles. Elle repensa à toutes les fois où il lui avait apporté secrètement des miches de pain invendues. Ils avaient partagé tant de moments formidables durant toutes ces années…

Elle pensa à sa réaction en apprenant qu’elle avait disparu. Partirait-il à sa recherche ? Viendrait-il au chevet de sa mère pour la soutenir ?

Peut-être se faisait-elle des illusions et qu’il ne ressentait rien de son côté, trop débordé par son travail auprès de son père.

La tête de Lise se mit à tourner et elle dut s’asseoir sur une marche de pierre, le visage caché par les cheveux.

Submergée par ce flot d’émotions, elle se mit à sangloter silencieusement. Ses larmes dévalaient ses joues et mouillaient sa poitrine.

Elle pensa à sa mère qui aurait caressé son front, embrassé sa joue pour faire cesser ces pleurs.

Lise était prise au piège dans cette cage dorée, ne pouvant s’enfuir sans risquer d’être arrêtée. Et si elle réussissait à rentrer chez elle ? Les soldats du roi la retrouveraient aussitôt et s’en prendraient à sa famille pour la châtier. Non, elle devait rester ici et préparer un plan pour partir sans éveiller les soupçons.

Soudain, Lise sursauta : elle avait entendu les graviers crisser. Elle leva la tête, mais dans l’obscurité, elle ne voyait qu’une silhouette sombre.

— Mademoiselle de Vibraye ? Tout va bien ?

Cette voix confirma son pressentiment : il s’agissait du roi.

Elle coinça ses cheveux derrière son oreille et sécha ses larmes d’un revers de la main. Malgré la pénombre, elle esquissa tant bien que mal un sourire et répondit d’un ton innocent :

— J’avais besoin de prendre l’air, Sire.

Le souverain s’approcha encore de quelques pas. Assez pour que son parfum parvienne aux narines de la jeune femme.

Cette dernière se raidit. Ils étaient seuls, dans le noir, loin des gardes et de la foule. S’il avait fallu fuir, elle en aurait été incapable : ses membres n’étaient pas en état de courir.

Semblant remarquer son malaise, le roi se contenta de déclarer :

— Je sais reconnaître une femme qui pleure. Vous pouvez vous tourner vers moi, si vous avez besoin de vous confier.

Prise de cours, Lise bredouilla :

— Merci… Mais tout va bien… Je ne suis pas très à l’aise dans la foule…

— Vous préférez être à l’extérieur, je vous comprends.

Il s’approcha davantage. Désormais, il était tout près, droit comme un I, à sa droite. Il ne la regardait pas, tourné vers les jardins obscurs.

— Je n’aime pas la nuit, murmura-t-il sur le ton de la confidence. J’ai l’impression de ne plus rien contrôler. Depuis la Fronde, je vous avoue que je suis sur mes gardes au moindre bruit suspect.

Lise ne comprenait pas cette référence à la Fronde, qui n’évoquait rien en elle. Pourtant, elle percevait dans la voix du roi un minuscule tremblement, presque inaudible, comme si ce simple souvenir le terrifiait encore.

Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle devait faire. Il faisait froid et rester seule dans le noir avec le souverain la dérangeait. Elle entreprit de se lever et trébucha lorsqu’elle voulut faire un pas de côté.

Ces chaussures étaient une calamité ! Perdant l’équilibre sur les marches, elle s’affola et agita les bras. Elle serait tombée si le roi ne lui avait pas agrippé le poignet de justesse. Il l’aida à retrouver ses appuis et la relâcha.

Lise tremblait. Elle avait froid, peur et la fatigue commençait à pointer. Le poignet brûlant à l’endroit où le roi l’avait attrapée, elle se massa le bras et le remercia en balbutiant.

— Vous devriez vous reposer, mademoiselle, lui répondit le monarque d’une voix affectueuse.

Il l’invita à le suivre vers le château et ajouta en marchant :

— Vous qui aimez le grand air, je vous invite à participer à la chasse demain après-midi. Cela fait deux semaines que je ne suis pas monté à cheval et mes chiens ont besoin de se défouler. Votre compagnie me ravirait. Savez-vous monter ?

— Je...

Stupéfaite en raison de la proposition qu’on lui faisait, Lise s’arrêta brusquement. Au village, les chevaux étaient toujours d’imposants percherons ou d’autres races de trait. Elle avait bien monté plusieurs fois l’âne de son oncle, lorsqu’elle l’accompagnait aux champs pour l’aider à labourer, mais jamais, elle n’avait monté un véritable cheval. Encore moins un cheval provenant des écuries royales !

Devant son silence témoignant de son hésitation, le roi s’empressa d’ajouter :

— Je comprendrais que vous préfériez vous prélasser ou bien goûter aux joies du jeu de paume auquel je prête grand intérêt, je ne vous oblige pas !

— Point du tout ! Vous vous méprenez ! Je... Je vous accompagnerai volontiers !

Pour ajouter le geste à la parole, elle hocha la tête et sourit. Le roi sembla ravi et conclut :

— Bien, je vous ferai seller un de nos meilleurs pur-sang. J’imagine que Madame souhaitera également se joindre à nous, elle qui excelle au tir. Vous pourrez peut-être faire plus ample connaissance…

— Eh bien… balbutia Lise sans savoir qui était Madame. Ce serait avec plaisir !

— M’en voilà ravi. Mais dans l’immédiat, nous devrions rentrer : j’entends d’ici vos dents claquer et je ne vois pas l’intérêt de bavarder dans le noir tandis que toutes les lumières se trouvent au château !

Il rejoignit la porte par laquelle elle était sortie et attendit qu’elle entre. Avant de pénétrer dans le palais, la jeune femme se risqua à lancer un dernier regard vers le ciel. La demi-lune brillait d’une lueur douce et pâle. Cette toile étoilée était l’unique lien qui la rattachait à son village, à ses parents, à tout ce qu’elle connaissait.

Là-bas, s’inquiétait-on de sa disparition ? La croyait-on morte ? Tant de questions, une seule réponse : je ne devrais en aucun cas être ici.

5

Découvertes

21 janvier 1683

Lise s’était endormie très tard la veille. Après que le roi l’eut quittée pour rejoindre la fête, elle avait regagné ses appartements et s’était empressée de délaisser ses chaussures.

Elle n’arrivait pas à avoir les idées claires. Cette journée s’achevait et elle avait l’impression qu’un demi-siècle la séparait du temps où elle était auprès des siens. Elle était tiraillée par les regrets, incapable d’imaginer ce qu’il se passait dans son village.

Blanche était venue l’aider à se dévêtir et à enfiler une robe de chambre avant de lui retirer ses bijoux.

Épuisée, Lise n’avait presque pas parlé, se contentant d’un vague « merci ». Lorsque la femme de chambre était enfin partie, elle s’était recroquevillée sur le lit, repensant à tout ce qu’elle avait vécu au cours de la journée.

Elle avait très peu dormi, plongée dans un sommeil agité et entrecoupé de réveils brusques. Plusieurs fois, lorsqu’elle avait ouvert les yeux, elle avait cru que tout ce qu’elle avait vécu n’était qu’un rêve et qu’elle était de retour chez elle.

C’est donc après un sommeil peu réparateur qu’elle se leva le lendemain, alors que le jour venait à peine de poindre. Elle entendait déjà de l’agitation dans les couloirs. Elle ignorait tout des coutumes versaillaises et ne savait pas si, en tant qu’invitée du roi, elle devait se rendre quelque part de bon matin.

Finalement, elle eut rapidement la réponse lorsque Blanche apporta, en même temps qu’un plateau de fruits, un petit livret noir.

— Qu’est-ce donc ?

— Le traité de bienséance, mademoiselle. Il est coutume de le faire lire à tout nouvel arrivant au palais. L’Étiquette est très importante à Versailles.

— L’Étiquette ?

— Oui, l’ensemble des règles et des devoirs. La famille royale elle-même se doit de respecter certains principes. Monsieur est très exigeant, il ne tolère aucun faux pas.

Se rappelant que le roi avait mentionné une certaine « Madame » lors de leur dernière discussion, Lise profita de l’occasion pour se renseigner :

— Qui est Monsieur ?

— Oh, mademoiselle, j’oubliais que vous ne saviez rien de Versailles ! Monsieur est le frère de Sa Majesté. Vous les verrez souvent ensemble. Son épouse est son exact opposé, avoua Blanche sur le ton de la confidence. Madame, la princesse Palatine, est une femme forte et masculine, tandis que Monsieur préfère parler chiffons et pierres précieuses… D’ailleurs, beaucoup disent que Monsieur fait plus femme que Madame…

Le sourire malicieux de la servante s’effaça, comprenant qu’elle avait commis une erreur. Ses yeux se remplissant de crainte, elle se hâta de dire :

— Je vous en prie, ne répétez à personne ce que je viens de vous dire… Nul ne doit critiquer la famille royale, c’est une des premières règles à connaître…

— Rassurez-vous, répondit Lise d’une voix douce. Je ne révèlerai rien qui puisse vous compromettre.

— Merci beaucoup, mademoiselle. Voulez-vous que je vous laisse lire seule le traité ?

Lise secoua la tête, reportant son attention sur le petit livre noir. Elle aurait sans doute besoin d’aide pour comprendre certaines choses. Blanche semblait être la personne parfaite pour cette mission.

Elle lut en silence, tentant de retenir tout ce que ses yeux déchiffraient. Parfois, elle buta sur des phrases et dut reprendre au début de la ligne pour en saisir le sens.