Échos - Théo Andrey - E-Book

Échos E-Book

Théo Andrey

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Beschreibung

Monde oppressif, la Cité est une entité politique, sociale et dirigée par une intelligence artificielle qui suit une logique implacable. Ouvrier qualifié ou membre du puissant Conseil, chaque individu a une place prédéfinie dans cet ordre hiérarchique. Cependant, lorsque la population du District 0 commence à diminuer lentement, un sinistre plan de génocide se dévoile…


Échos - Loin siffle le vent de révolte vous invite dans un univers sombre, mêlant espionnage, complots et terrorisme. Jusqu’où seriez-vous prêt à aller pour découvrir la vérité ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Théo Andrey débute l’écriture de son premier ouvrage plusieurs années auparavant. Échos - Loin siffle le vent de révolte est une œuvre de science-fiction nourrie par ses études en sociologie politique et son expérience au Parlement européen pour aborder des problématiques sociales contemporaines. L’histoire et les personnages se dévoilent progressivement, gagnant en profondeur et en complexité pour refléter toute la richesse de la condition humaine.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Théo Andrey

Échos

Loin siffle le vent de révolte

Roman

© Lys Bleu Éditions – Théo Andrey

ISBN : 979-10-377-9865-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mon frère, pour ce monde,

À mes parents, pour leurs valeurs,

À ma sœur pour sa liberté,

Et à Toi, pour toujours.

Chapitre 1

Sommeil

Le vrombissement du train le portait presque au-delà de la vitre tremblante sur laquelle il était appuyé. Assis, il contemplait le défilé morne des longs bâtiments grisâtres du quartier, lesquels s’échappaient bien plus loin que là où sa fatigue lui permettait de lever les yeux. Peu de choses lui auraient donné une quelconque envie de relever la tête. Au fur et à mesure du trajet, cet incessant déroulé laissait son esprit vagabonder au rythme des à-coups du tram sur les rails usés. C’était bientôt la fin de sa journée et il avait été appelé pour gérer une ventilation défectueuse, au nord du district. Malgré l’épuisement, il avait accepté. Il faut dire qu’avec cette chaleur, ne pas avoir d’air frais pouvait s’avérer très vite insupportable.

Descendu, il devait marcher quelques minutes pour rejoindre le lieu de son intervention. Les rues pavées étaient sales, de cette crasse qui était celle de l’usure, de l’incessante routine qui creusait la terre et dont l’affaissement toujours plus prononcé de la route en était un témoin frappant. Ce qui n’était pas pavé était ainsi bétonné ou goudronné, rien qui ne permettait donc de relever un tant soit peu le paysage. Il passa à côté d’un homme qui retint brièvement son attention ; il était posé, sur le sol, et paraissait fixer les allées et venues du tram avec une quiétude extraordinaire. Les vagabonds n’étaient pas rares, surtout depuis l’appauvrissement global qui avait frappé les habitants ces vingt dernières années, mais il était peu commun de voir quelqu’un ainsi paisible, assis, à attendre que le temps passe. S’il n’avait pas d’endroit où aller, il serait sans doute ramassé par la milice dans la soirée, mais cette éventualité ne semblait pas l’inquiéter, pas plus d’ailleurs que ne le perturbait le bruit sourd et régulier qui surgissait de la station ou les pas nombreux – mais lents – des passants qui le chevauchaient. Tout en continuant à le regarder, il ne dévia guère de son chemin qui le dirigeait vers une petite rue perpendiculaire dans laquelle il s’enfonçait progressivement en enjambant les quelques débris éparpillés ici et là. Aussitôt rentré dans cette allée étroite, une vague de chaleur le saisit à la gorge et lui coupa légèrement le souffle. Rien à quoi il n’était pas habitué : il s’assit sur le sol pour éviter la lourdeur brûlante qui s’élevait et profita de cet instant pour sortir son Opérateur d’Activité Professionnelle qui lui avait été remis après ses études, comme à tous les habitants du district.

Bonjour, Lugh, quel plaisir de vous retrouver ! s’exclama la machine.

Un plaisir, bien sûr !

pensait-il.

Cette phrase anodine avait été pour lui, lors de ses premiers jours, un repère, un moyen de se galvaniser, aussi futile soit-il. Aujourd’hui, ce n’était qu’une marque de plus de la répétition lancinante qu’était son quotidien.

Vous vous trouvez sur les lieux de votre mission, la porte d’accès à la zone de travail est devant vous : porte grise à la poignée orange, proche d’un capteur de présence pour confirmer votre entrée dans la zone de travail. Attention !L’avertissement était accompagné d’un son discret

.

N’oubliez pas de vous munir de votre OAP en entrant et en partant, sans quoi nous ne pourrons comptabiliser vos efforts. Bon courage !

La machine se tut.

Il repéra facilement la porte qui menait aux couloirs de service ; en l’ouvrant, la borne à l’entrée s’illumina, laissant apparaître le message : « Bienvenue, Lugh Dogger ». Il entra.

Aussitôt à l’intérieur, l’épaisse fumée à la teinte nacrée l’aveugla. Il évoluait doucement dans ce marasme opaque tâtonnant de sa main recouverte d’un gant épais les murs grisâtres et les divers tuyaux noirs. Alors qu’il avançait comme cela, clopin-clopant, il entendit au loin le sifflet caractéristique des ventilations construites juste après le Grand Exode ; ces vieux systèmes étaient vétustes et peu pratiques, mais trop indispensables pour être remplacés. Ils devaient être régulièrement entretenus, et avec quelques bons macatiers pour le faire, ils tenaient le coup. La chaleur était intense, le forçant à raccourcir sa respiration et plisser légèrement ses yeux derrière ses lunettes au-dessus desquelles il avait mis sa main dans l’espoir d’apercevoir distinctement la porte à la poignée jaunâtre indiquant la salle de maintenance derrière laquelle il pourrait trouver les pompes. Plus il avançait et plus la probabilité de se prendre un jet de vapeur augmentait, il restait donc sur ses gardes. L’air était étouffant, contraint de rester peu couvert, vêtu d’un vieux débardeur noir et d’un épais pantalon gris, il se savait en danger : un seul contact avec les jets ou le métal incandescent des tuyaux, et c’était la brûlure si ravageuse qu’elle en décrocherait la chair. Combien a-t-il vu de macatier souffrir de tels maux ? Il essayait de ne pas y penser. Arrivé dans la salle, il s’empressa de refermer la lourde porte derrière lui pour n’être accompagné que du minimum de brouillard. Avant d’aller rejoindre les écrans de contrôle, il prit un instant. Il était déjà épuisé. Il s’essuya le front d’un geste vif du revers de la main, ferma ses yeux et, immobile, se gonfla la poitrine d’une grande respiration, bombant son thorax au rythme de l’air moins néfaste qu’il aspirait alors à pleins poumons. Cette petite temporisation ne soulageait pas vraiment les effets de la brume épaisse qui s’était manifestement tracé un chemin jusque sa tête, faisant vaciller son discernement et trembler sa vision. Chaque jour un peu plus, les émanations diverses le frappaient davantage, cumulant migraines, troubles de la vision et fréquentes nausées. Mais cela pourrait être pireaprès tout, son métier lui donnait au moins cette sensation de liberté. Il la savait factice bien sûr, mais il s’en accommodait, car il savait à quel point elle était rare. Il avait du mal à trouver un sens à cette liberté lorsque la douleur s’éprenait de ses sens comme c’était le cas à ce moment. Mais il continuait à y penser, pour faire taire la douleur, pour se convaincre de continuer, pour parvenir à la fin de cette journée qui comme toutes les autres finissait par paraître interminable. Il savait que ce relativisme patenté n’était qu’une excuse, qu’un prétexte mental attrayant qu’il se répétait pour se rassurer. La seule certitude froide qui restait était bien plus simple : ce soir, il pourra manger. Car là était bien le plus important, il était payé. Trop peu pour sa tâche, mais suffisamment pour vivre. Comme à chaque fois, il accompagnait cette pensée d’un petit soupir nonchalant.

Les écrans atteints, il constatait assez rapidement la provenance du problème ; l’une des pompes de la salle des travaux était sous-alimentée et fonctionnait en conséquence à peine à dix pour cent de ses capacités. Le système de ventilation dérivait donc la charge sur les autres pompes qui finissaient par surchauffer et brûler les gaines qui les contenaient, d’où cette fumée nacrée qui s’échappait un peu partout. Sautant d’un écran à l’autre, il trouva une carte détaillée du complexe, qui, bien que petit, regorgeait d’embranchements où il serait aisé de se perdre. La salle des travaux n’était pas loin et facile d’accès, malgré la toxicité de la fumée, tout cela s’annonçait simple. Il jeta un regard circulaire à la salle afin de partir en quête d’un quelconque objet qui pourrait lui être utile ; c’était une salle carrée dont les murs anthracite s’accordaient aux deux casiers éventrés disposés sur un côté. De l’autre, une petite table en métal tachée par ce qui pouvait être une boisson était si proche de la chute qu’un simple souffle aurait suffi à la faire s’effondrer. Elle était entourée par deux chaises qui n’étaient guère en meilleur état. Plus loin, les écrans aux bordures salies par le temps paraissaient être les seules choses à avoir été pensées pour durer, malgré leurs grésillements incessants et leurs sautillements d’images irréguliers faisant songer à une fin proche. Partout dans la pièce, d’innombrables conduits se regroupaient, s’entrecoupaient, et leurs courses hasardeuses formaient ensemble un ballet métallique dansant à la musique rythmée des coups de leurs entrailles, et fuyant vers le point sombre où tous se concentraient, avant de disparaître. En continuant son observation, il constata une caisse métallique qui attira son attention. À l’intérieur se trouvaient quelques babioles, un anneau provenant d’un trousseau de clés, des porte-cartes en plastique, un petit drap blanc déchiré et des feutres, rien de bien exceptionnel. Cependant, il saisit tout de même le bout de tissu et l’enroula maladroitement autour de sa bouche, puis sortit de la salle après avoir transféré la carte sur son opérateur.

En s’engouffrant dans ce nouveau corridor, l’OAP se mit immédiatement à s’illuminer :

Taux de toxicité très élevé, résistance estimée : quinze minutes

.

C’est faisable,

pensa-t-il.

Il continua d’avancer en se protégeant avec sa main, son masque de fortune toujours bien accroché, et jetant parfois quelques regards ci et là afin de trouver son chemin. En peu de temps, il parvint devant une énorme porte aux gonds encrassés, comme figés par les années. En passant sa main sur le panneau poussiéreux qui ressortait du lourd objet métallique, il finit par en distinguer l’inscription : « salle des travaux ». Aussitôt à demi ouverte, la porte poussa un hurlement crissant et s’immobilisa, peu importe le nombre de fois où Lugh s’abattait sur elle, épaule en avant. Après plusieurs assauts, il réussit à se faufiler par l’interstice et pénétra dans la salle embuée par les machines. La vapeur calcinante se faisait plus épaisse, la chaleur et l’humidité atteignaient leur paroxysme. Au même moment, son appareil intervint de nouveau.

Taux de toxicité critique, résistance estimée : cinq minutes, recommandations ; faites demi-tour avec prudence.

Si je fais demi-tour, personne ne reviendra et le quartier entier sera privé d’air sain. Riche idée ! Non, il faut que je termine. Et puis comme ça au moins, j’aurais mes crédits, si le Comité Central n’essaie pas de m’avoir cette fois.

Il progressait tant bien que mal. Malgré l’étouffante fumée, il parvint à distinguer la machine défectueuse ; cet amas de ferraille émettait un râle métallique insupportable accompagné de quelques coups forts et périodiques. Arrivé devant elle, il en fit rapidement le tour afin de comprendre d’où venait le problème. Bien qu’habitué à ce genre de situation, il ne devait pas faire de conclusions hâtives, un mauvais réglage dans la réparation de l’énorme machine, et c’était le système entier d’épuration d’air du quartier qui pouvait céder. Ses yeux fixés sur l’engin, il saisit sa clé afin d’atteindre un écrou sautillant, mal serré, au bord d’un tuyau imposant. À peine eut-il posé son outil dessus que l’écrou fut projeté en l’air, relâchant la pression du tuyau qui expectora alors encore plus de cette mofette suffocante. L’écrou brûlant vint s’abattre sur le bas de son visage. L’impact le fit reculer de plusieurs centimètres, mais le linge qu’il avait autour de la bouche l’avait protégé de la brûlure. La silhouette de l’écrou, marquée par l’huile noire au moment de l’impact, s’était imprimée sur le tissu juste en deçà des lèvres du macatier, donnant, avec ses lunettes, un aspect animatronique à son visage.

Résistance estimée, quatre minutes, veuillez quitter le lieu d’intervention.

Sans réfléchir, il saisit le tuyau à une main pour le stabiliser tandis que l’autre cherchait en tâtonnant l’écrou tombé par terre. Une fois attrapé, il le remit à sa place initiale alors que le métal encore chaud commençait à le brûler, même au travers de ses gants. En quelques tours de clé, le problème était réglé, mais il devait se presser.

Vite, le terminal

.

Il le localisa en un regard, fonça sur lui et sélectionna sur l’écran :

Dériver le courant sur les machines auxiliaires

La vapeur semblait diminuée, mais il savait que cela ne lui laissait que quelques minutes de plus, le système, trop vieux, ne pourrait supporter une surcharge bien longtemps.

Il rejoignit une nouvelle fois la machine, l’éventra et fit apparaître des circuits poussiéreux et vétustes, mais toujours fonctionnels. Il s’aperçut assez vite du problème : un des câbles permettant d’alimenter le filtre de la machine était rongé, la machine ne filtrait plus correctement, ce qui expliquait le gaz omniprésent. Si on ajoutait à cela la surchauffe des autres machines en raison de l’automatisation du système et de la mise en dérivation zélée, on comprenait aisément que l’air du quartier était si mauvais depuis peu. Par habitude, il emportait toujours avec lui quelques mètres de câbles pour parer à ces éventualités. En quelques minutes, la pompe était réparée et il retourna au terminal pour faire basculer le système sur un fonctionnement en totalité, en incorporant l’ancienne pompe défectueuse.

Le changement fut immédiat ; la lumière auparavant rougeâtre se mut en une aura jaune qui envahit toute la pièce. Il comprenait que la lumière écarlate devait être celle d’une alarme que le temps avait rendue muette.

Sûrement une défaillance des systèmes des haut-parleurs

. Son visage se tendit et ses muscles se crispèrent.

Pourquoi rien ne fonctionne dans ce foutu district ?

Il avait du mal à se calmer, une vague d’aigreur venait emporter avec elle la retenue qu’il s’efforçait de garder. D’aigreur, il assena un coup violent dans le gros bloc de ferraille informe dans lequel est encastré le terminal. Il décida de vite ressortir, l’air frais commençait à manquer.

En quelques pas aussi pénibles que ceux de l’exilé faisant pénitence, il était dehors.

En refermant la lourde porte derrière lui, il poussa un long souffle de soulagement. L’air extérieur, bien que saturé, apparaissait comme une renaissance ; il sentait son corps se refroidir peu à peu. Dès qu’il se fut relevé, il constata que la borne indiquait un message : « Sortie de la zone de travail, merci de vos efforts, vos crédits ont bien été transférés. Bonne journée ! ».

Il prit un instant pour se poser, adossé au mur, face à cette petite cour miteuse partiellement éclairée par les quelques voitures qui passaient dans la rue ; il était fatigué, bien plus que d’habitude, les problèmes d’aération se multipliaient dans le district et l’air devenait de plus en plus lourd, de plus en plus nocif. Face à lui, la petite aula blafarde commençait à faire peser une atmosphère accablante. De nombreux déchets jonchaient le sol, tous si anciens que Lugh en vint à se demander s’il n’était pas la première trace de passage depuis bien longtemps. Une table de jeu positionnée non loin de la porte et qui lui avait échappé à son arrivée semblait bien étayer cette hypothèse. Son agencement, caractéristique d’un plateau de 5 Districts, était reconnaissable à ses bandes blanches placées horizontalement sur la table. Celle-ci n’était plus utilisée depuis des mois, des années peut-être, malgré le fait que ce jeu était encore largement joué dans toute la Cité.

Peu lui importait, il avançait, chevauchant certains déchets, en écartant d’autres par de petits coups de pied. Il rejoignit la rue puis le boulevard principal encore bondé. Bien que la circulation s’y faisait difficile, il commençait peu à peu à désemplir avec la même allure qu’une salle de spectacle après sa représentation quotidienne.

Il regarda l’heure : 19 heures 56.

Il fallait qu’il rentre, son esprit était fatigué et son corps épuisé par tous les changements d’air et de températures brutaux auxquels il s’était confronté, l’habitude n’y changeait rien. Pour rejoindre le trans-District, il devait se heurter à cette masse informe d’esprits hébétés, dont le regard vide lui rappelait l’âcre fumée qui s’échappait des turbines. Dans ces regards errants, il jurait reconnaître sa propre fatigue ; peut-être ressemblait-il bien plus à ces individus dont il peinait à distinguer l’humanité que ce qu’il avait pu penser plus tôt, lorsqu’il contemplait l’agitation grondante du boulevard par l’embrasure discrète qu’offrait la ruelle. Ces âmes désincarnées n’avaient pas que cela de commun avec les machines ; leurs mouvements synchrones et répétés donnaient l’illusion que la vague humaine qu’elles constituaient se mouvait selon le cliquetis régulier d’un métronome, les pas infernaux des passants agissant comme le doux tic-tac d’une horloge bien réglée. Le vieil homme qu’il avait vu plus tôt était parti ; Lugh passa les quelques mètres qui le séparaient de l’arrêt du tram à imaginer les raisons de son départ, il cherchait en réalité à ne pas voir les gouttes de sang qui marquaient le lieu où il était assis.

Le train rubigineux était déjà devant lui. Par réflexe, il entra sans même prêter attention à la destination, de toute façon, tous les trams faisaient le tour du district, et ce soir, personne ne l’attendait chez lui. Il avait le temps, même si l’ennui et la fatigue le poussaient à rejoindre ses quartiers au plus vite.

Tout au long du trajet, le vrombissement de l’arche métallique le berçait à nouveau, ses yeux se fermaient et s’ouvraient par intermittence, au gré des arrêts du train qui lui faisaient toujours préférer le cadre de sa somnolence aux images ternes que la ville lui imposait.

Sabil Legt

informa le train.

Lugh descendit.

Sur le chemin menant aux immeubles pinaculaires parmi lesquels il habitait, il salua plusieurs personnes tenant petites échoppes et magasins timides. Les boutiques débrayées semblaient rendre leurs entrailles sur la route, en un monceau s’aggloméraient malle, soda, magazine, carte, et autres produits divers. Ces babioles s’avéraient souvent bien pratiques : les habitations, dans un état de délabrement que l’indécence ne saurait convenablement décrire, nécessitaient souvent des rafistolages en tout genre. De même, quand le frigo venait à se vider, et que la faim se faisait entendre – ce qui arrivait peu, mais qui arrivait – à ce moment, les sodas étaient appréciés, car malgré leur propension à augmenter davantage la soif qu’à la combler, ils permettaient d’occuper l’estomac avec quelques acides et, ainsi, de diminuer la faim.

Il continuait sa petite ronde de salutations tandis que les commerçants fermaient, ici une femme d’une soixantaine d’années l’interroge sur les nouvelles normes de qualité d’air, entrées en vigueur la veille, là, un garçon d’une dizaine d’années aidant maladroitement son ancêtre à fermer le rideau de fer qui le sépare de la rue apostrophe Lugh pour le saluer, ses cheveux sales remuant avec ses gesticulations. Quelques dizaines de mètres avant son immeuble, il s’arrêta vers une petite boutique discrète, dans un renfoncement.

Salut, Salim, comment ça va ? Il souriait largement.

Oh Lugh ! lui répondit le vieil homme en lui rendant son sourire chaleureux. Comme d’habitude, ça va, ça va. Tu n’as pas croisé Malek ? Il était en intervention lui aussi.

Non, on ne doit pas être dans la même zone, et puis tu sais, depuis la réforme de l’année dernière, les macatiers se croisent assez peu.

Oui, je sais, il m’en a un peu parlé… dit le vieux commerçant, manifestement attristé. Enfin, il te fallait quelque chose ?

Oui, je me demandais, il te reste du Kindberry par hasard ?

Toujours accro à cette saleté à ce que je vois, hein.

Ils rirent tous deux :

— Oui, je t’en ai gardé une bouteille, tiens.

Lugh saisit la grosse bouteille contenant un liquide violet étrange.

Merci, combien je te dois ?

Rien, prends, prends, je sais que c’est compliqué en ce moment pour vous, mon fils a vu sa paie diminuer… Moins d’argent pour financer les réparations qu’ils disent, et puis pour tout ce que tu fais pour le quartier je pense bien pouvoir faire ça pour toi, non ? Alors, considère que c’est un petit cadeau en retour.

Merci beaucoup. Et… commença-t-il avec une voix qui était hésitante, tu aurais reçu mon colis ?

Oui, répondit sèchement le vieil homme en accusant une mine déçue. Mais tu sais, Lugh, ce n’est pas bon pour toi, tu ne devrais pas…

Salim s’il te plaît, l’interrompit immédiatement Lugh. C’est juste pour me détendre après le travail. Je peux arrêter dès que j’en ressens le besoin ou l’envie.

Tes parents ne seraient pas contents de te savoir consommer ce genre de chose, petit.

Eh bien, tu peux toujours essayer d’aller leur en parler, mais je doute que tu aies une réponse ! Mais si c’est le cas, tiens-moi au courant surtout !

Après une petite pause, les deux se mirent à rire. Le macatier récupéra le petit paquet que lui tendait le vieil homme et ajouta :

On se voit bientôt, et passe le bonjour à Malek !

Compte sur moi ! lui répondit Salim.

Les deux hommes se séparèrent, arborant tous deux un petit sourire. Ils disparurent aussitôt qu’ils eurent tourné leurs dos.

Lugh remarquait souvent ces sourires de façade, autant de masques portés dans l’entente générale, car personne ne voulait, à vrai dire, admettre que les choses allaient mal, ou en tout cas, qu’elles n’allaient guère mieux. Ce n’était pas à lui de donner des leçons, d’ailleurs en éprouvait-il nullement la nécessité. Il s’agissait de simples constats, l’aidant comme ils le pouvaient à supporter l’aliénation qu’il sentait dévorer sa vie.

Je fais ce qu’on me dit et je peux manger, pas de responsabilités, pas de galères… Je m’en sors plutôt bien

, se disait-il souvent. Il savait que cela n’était pas plus vrai que le reste.

Il regarda l’heure : 21 heures 30, il était enfin devant chez lui ; un énorme bâtiment de béton sombre qui s’étendait à perte de vue, tournant avec l’horizon lointain. La lourde porte de verre et d’acier franchie, direction l’ascenseur, vivant au vingt-troisième étage, il en dépendait complètement, comme tous ceux au-dessus ou en dessous de lui d’ailleurs. Heureusement, l’immeuble comptait tellement de familles que les ascenseurs nombreux compensaient la régularité irritante des pannes.

Enfin chez lui.

Les murmures d’abord assourdis du vaste écran qui trônait sur le mur face à la cuisine se transformèrent, sitôt eût-il ouvert la porte, en paroles intelligibles. Il vociférait sans interruption, tantôt pour une crème de peau miraculeuse, tantôt pour le nouveau modèle d’implant que tous les inférieurs s’arrachent. Il n’y prêtait plus attention.

Il déposa son opérateur sur le côté d’un meuble usé et se mit à farfouiller dans ses armoires, lesquelles étaient d’un assemblage de bois de mauvaise facture, recouvertes d’une teinte verdâtre laquée, surmontées d’une petite poignée en fer. Il finit par en sortir un verre vieilli par le calcaire, aux reflets violets incrustés à son corps. Il empoigna la bouteille et s’en versa un plein verre avant de le descendre quasiment d’une traite. Après avoir marqué un court temps d’arrêt, il prit une grande respiration et s’en resservit immédiatement un autre, qu’il ne but pas cette fois, mais l’emmena avec lui vers le gros fauteuil usé devant la télé. Il zappait de chaîne en chaîne, à la recherche de quelque chose qui saurait le distraire. Son regard trahissait de sa lassitude et de son ennui. Il n’avait que faire de ce qu’il voyait. Pendant quelques instants, il s’arrêta sur la dernière émission à la mode, où de jeunes individus étaient enfermés dans une luxueuse villa au plus bas niveau de la Cité, et devaient collecter le plus de votes lors de sessions populaires plébiscitées. Ceux qui échouaient étaient renvoyés dans les districts supérieurs. Cette roulette russe sociale ne l’amusait guère, mais il la regardait tout de même ; profitant de ce qu’elle lui permettait de suivre, profitant en somme de ce sentiment qu’il ne perdait pas encore complètement pied dans son quotidien. Il ne pouvait réellement expliquait ce sentiment de fascination qu’il ressentait, le faste des districts inférieurs était bien sûr attrayant, et il faisait rêver d’un ailleurs meilleur, mais il savait que ce n’était pas la raison qui le faisait revenir à cette émission. C’était une curiosité, sans doute malsaine, de voir à quel dévoiement pouvait se résoudre l’humain si le prix le valait. Sans doute était-ce surtout le format parfaitement calibré par une équipe savamment compétente pour fidéliser leur audience qui le poussait également.

Il retourna dans sa cuisine et ouvrit un sachet de fruits avant de les faire frire et de les manger ; cela constituerait son repas du soir. Il ouvrit le paquet que lui avait remis Salim, faisant apparaître un petit comprimé blanc rosé, qu’il ingurgita immédiatement. Ses muscles se relâchèrent lentement. Son corps endolori retrouvait seconde après seconde sa mobilité. Il se sentait enfin prêt à se détendre. Cela tombait bien, il était épuisé. Sans prendre la peine d’ouvrir ses rideaux, il s’écroula sur son lit. Demain était son jour de repos, et c’est avec l’excitation semblable à celles des retrouvailles amoureuses que cette idée le berça lentement.

Avait-il dormi ? L’énorme son de l’alarme ne lui laissait que peu de doute, ce son grave qui résonnait depuis le Comité Central, tous les jours au même moment. Il était l’heure. En fermant les yeux, il roula sur le côté tout en sachant très bien que rien ne pourrait faire taire le bruit tintamarresque.

Il se sentait bien mieux que la veille, et ce, malgré sa nuit agitée. En se levant, il fut accueilli par le son de sa télévision, comme à l’usage. Il y jeta quelques disparates regards en buvant sa précieuse boisson à la teinte de violette. Son torse nu laissait apparaître, au détour du tracé de ses muscles, nombre de brûlures, certaines superficielles et d’autres plus profondes, recouvertes par une peau abîmée. Cette peau d’ouvrier était roussie par le labeur et ternie par les blessures, ombrée d’une sorte de voile ocre qu’on apercevait lorsque sa chair apparaissait directement touchée par la lumière. Quiconque l’aurait vu ainsi aurait tout de suite pu sentir la chaleur d’une flamme qui doucement vient déchirer la peau. Mais chez lui, l’habitude avait forgé un désintérêt pour son corps, tant celui-ci le faisait souffrir, jour après jour.

Juste le temps de prendre une douche que son OAP se mit à sonner et à crier :

Nouveau contrat en attente, macatier précédent non présenté au terme de la mission ; vous avez été sélectionné pour une vérification. Priez de se rendre au quartier Est, l’adresse vous sera transmise plus tard.

Impossible, c’est mon jour de congé ! rétorqua-t-il, l’énervement dans la voix.

Votre jour de congé est remplacé par un jour d’activité sociale, vous pourrez le récupérer en effectuant une requête auprès de notre service de gestion de l’agenda. Merci de votre coopération.

Non, ça fait trop longtemps que j’attends ce jour, cherchez quelqu’un d’autre ! hurla-t-il à la machine en la saisissant dans ses mains encore mouillées.

Nous constatons une augmentation de votre rythme cardiaque, nous vous recommandons de vous reposer avant votre mission, celle-ci doit être accomplie cette nuit au plus tard.

Mais alors cela remplacera ma journée de demain également ?

Affirmatif

,

répondit la machine.

Et je serai payé les deux jours ?

Affirmatif, répéta-t-elle.

Après quelques instants de réflexion, où le plaisir d’une journée tranquille au confort paisible et à la réconfortante inaction se faisait supplanter par la volonté d’obtenir deux jours de travail payés en une nuit, il décida d’accepter.

Très bien, j’accepte, mais alors uniquement si je peux mener la mission ce soir comme je l’entends

Il préférait travailler la nuit, l’air était plus frais, et les gens, moins nombreux ; ce n’était pas moins leur présence qui le gênait, mais leurs habitudes vagues et leurs airs ahuris.

Un instant, répondit la machine avant de se taire pendant quelques secondes. Demande acceptée, envoi des coordonnées en cours.

Il détourna le regard de l’appareil. Le secteur Est, ce vieux quartier… Le premier des quatre à avoir été construits à vrai dire. Il le connaissait mal. Bien qu’il ne parvenait pas à mobiliser de souvenirs précis, il était quelques réminiscences ; il visualisait péniblement cette sortie scolaire obligatoire lorsqu’il était enfant, où il découvrit Le Monument des Architectes pour la première fois. C’était la seule chose marquante du secteur Est, ce monolithe métallique érigé pour les fondatrices et fondateurs avait été détruit peu après sa visite, jugée trop dangereux par les autorités de santé publique. Mis à part cela, tout était flou ; il en devinait tous les vendeurs, les rues négligées, les vieilles bâtisses aux allures grisâtres dont l’invraisemblable longévité faisait jalouser quiconque les voyait. Rien qui ne change beaucoup des autres secteurs en somme, si ce n’est l’odeur de soufre liée à la vieille usine qui se situait non loin. Celle-ci, aucun être ayant eu la mésaventure d’en faire l’expérience ne peut l’oublier. Elle aussi combattait les grains du temps avec vaillance.

Le quartier Est était loin, très loin. La nuit qui le séparait du doux matin promis était encore longue, il préférait tenter de dormir encore quelques heures, les missions de « contrôles » étaient avant tout des missions de surveillance, les rendant particulièrement complexes. Il devait s’assurer que le capteur hors de la salle de maintenance n’était pas défectueux et s’il ne l’était pas, il devait tenter de comprendre dans la mesure du possible et de la loi ce qu’avait fait l’autre macatier. Il détestait ce genre de mission ; elles favorisaient la délation et la méfiance, et a fortiori, endommageaient les relations entre les ouvriers qui étaient pourtant déjà si fragiles. Mais il n’avait pas réellement le choix et il en était pleinement conscient. L’Alarme s’était tue depuis suffisamment longtemps, il partit se coucher.

Chapitre 2

Éveil

À ce second réveil, le bruit de la rue semblait avoir diminué, le ronronnement de la télé était caractéristique des programmes du soir ; il se leva en sursaut, pensant avoir raté l’heure : 18 h 50, il devait se dépêcher. Il n’était pas encore en retard, mais cela ne saurait tarder.

Il courut à la station de tram hors de chez lui, le prochain train direction le quartier Est était dans cinq minutes. C’était le dernier de la soirée. Pour une raison qu’il ignorait, le quartier était le moins bien desservi par le Trans-D, probablement à cause des mêmes coupes budgétaires qui touchaient toute la politique de transport. Les rails n’étaient pas entretenus, peu de choses l’étaient. Il ne savait pas réellement et n’avait pas le temps de s’y intéresser. Il aurait pu en discuter, mais on ne parlait que rarement de ce genre de chose. À vrai dire, on ne parlait pas vraiment.

Il devait descendre à l’arrêt Jost Beves, il était loin, le trajet s’annonçait long.

Il parcourut d’un regard circulaire le wagon abîmé, à la recherche amusée de quelques profils peu ordinaires, mais ils étaient tous là ; l’ouvrier grisonnant et plié par les années, le professeur du Comité Central à la blouse bleutée et usée, et le petit commerçant rentrant chez lui après avoir dressé son inventaire. Rien de différent.

C’est drôle,

pensa-t-il en s’installant,

est-ce à cela que je ressemble moi aussi ? À une coquille vide aux airs hagards et à l’attitude plate… J’espère que ce n’est pas le cas. Je pourrais presque sentir qu’ils ne cessent de se juger les uns les autres. Mais n’est-ce pas ce que je suis en train de faire moi aussi ? Que le jugement est doux lorsqu’on le donne.

Il sourit.

Pourtant, une jeune femme retint son attention : elle était équipée des mêmes outils que lui. Il était peu commun de voir une femme macatier, d’ailleurs, c’était le seul métier qui n’avait pas de strict équivalent féminin dans sa dénomination. En effet, elles étaient moins souvent attribuées à ce genre de fonctions, le Système leur préférait les tâches de direction, qu’elles soient en comités ou en usine. Il était souvent dit que leur tempérance et leur calme naturel assureraient une bien meilleure gestion. Il ne fut pas un instant où Lugh acceptait cette hypothèse, pas une seule seconde, il aurait pu croire que ce fut le cas. La vérité, c’est que le Système organisait toute la vie sociétale selon un strict paradigme managérial, et les femmes présentant en moyenne de meilleurs résultats aux examens cognitifs, elles étaient mises en avant dans les rôles qui étaient arbitrairement associés à ces compétences. C’était le cas dans ce district en tout cas, à la tête du Comité Central exemple. Pour les autres, Lugh ne s’y était jamais intéressé, non pas qu’il eut beaucoup d’opportunité de se le voir enseigner non plus.

La macatier était assise à plusieurs rangées, raison pour laquelle il ne l’avait pas aperçu en entrant. Elle lisait, chose inhabituelle. Il se souvenait vaguement de la petite étagère sur laquelle ses parents avaient disposé quelques livres, comme de jolis trophées durement acquis. Il était rare d’en voir dans le district, et particulièrement les voir être lus ; ils avaient pratiquement tous été abandonnés durant le Grand Exode, nombreux étaient ceux en ayant amené un ou deux, mais leur rareté les faisait apparaître comme une marque de provenance étrangère. Et les étrangers n’étaient guère appréciés.

Il était fasciné par cette femme, ses doigts épais, raffermis par les mêmes mouvements qu’il connaissait si bien conservaient pourtant une légèreté gracile dans leurs déplacements. Doucement posés sur les tranches du livre dont il ne parvenait pas à en discerner l’entièreté du titre, ils jouaient d’un rythme qu’il ne pouvait reconnaître, mais qui, à n’en point douter, devait participer à la concentration profonde de la lectrice. Malgré leurs mouvements, libérant périodiquement quelques lettres qui se dévoilaient dans la brièveté qu’est celle de l’énigme, Lugh ne parvenait à déchiffrer que quelques bribes, lesquelles formaient un titre en trois mots à l’allure cryptique.

Il s’était perdu dans son regard, sans se rendre compte que cela faisait plusieurs minutes qu’il fixait intensément les mains et le livre de sa collègue, il fallait que s’arrête cette fresque comique ; il détourna le regard et se pencha vers la fenêtre.

En sortant du train, il fut tout de suite frappé par le singulier silence qui régnait dans le quartier ; les échoppes aux fenêtres de bois étaient fermées, les faibles halos de lumière qui s’échappaient des quelques appartements surplombant la grande rue pratiquement déserte donnaient au quartier une humeur tristement paisible. Il ne restait que les larges panneaux publicitaires dansant sur les murs pour éclairer la rue sur laquelle se hâtaient les quelques femmes et hommes pour rentrer chez eux, les luminaires étant trop mal en point pour réaliser cette tâche. Au loin, il distinguait l’horloge géante du Comité Central. C’était de là que partait l’énorme son qui le réveillait chaque matin. Elle était incrustée dans un mur de béton blanc vieilli par le temps, entrecoupée de structures en acier qui l’entourait de la base jusqu’à son sommet, traversant le béton, se frottant contre lui, dépassant les larges vitraux qui ornaient l’usine massive que l’on pouvait distinguer même à cette distance. La longue avenue qui les séparait guidait naturellement son regard jusqu’au carrefour où il devait se rendre afin d’atteindre l’accès à la salle de maintenance qui marquait le dernier passage du macatier disparu. La distance à parcourir n’était pas bien grande, mais il peinait à avancer, l’air avait quelque chose de particulier, une sorte de lourdeur écrasante qui le forçait presque à courber l’échine, comme l’avertissement naturel d’une pluie torrentielle qui s’annonçait, en vain. Il resta un moment ainsi, debout, face à la longue avenue, du haut des quelques dizaines de marches surplombant l’entrée du quartier, bercé par le calme ambiant. Ce doux moment lui faisait du bien, il lui redonnait une étincelle de courage, de détermination. En s’engageant dans la grande avenue maintenant complètement vide, il était bien décidé à finir sa mission le plus vite possible.

Il avançait en suivant du regard l’itinéraire indiqué par son opérateur. Au détour d’une petite rue dans laquelle il s’était engagé après l’imposant carrefour, il s’attendait à tomber sur une petite porte discrète comme celle de la veille. Mais il n’en était rien. La porte, visiblement ancienne, devait mesurer plus de trois mètres de haut pour deux mètres de large. Elle désignait l’entrée d’un bâtiment tout aussi énorme, semblant s’enfoncer dans les entrailles de la terre.

Cependant, celle-ci, bien que marquée par des traces récentes d’activité humaine, était particulièrement vétuste, et la borne de passage qui lui était accolée avait dû lui être raccrochée par une alimentation extérieure, comme en témoignait le générateur non loin. Toutes les salles de maintenances étaient dotées d’une source d’alimentation interne d’une puissance largement suffisante pour alimenter une porte, celle-ci devait être ancestrale pour qu’il ait fallu ajouter un tel dispositif. En s’approchant, la borne, dans un son proche d’un râle d’agonie douloureux, s’écria :

Bonjour Lugh Dogger, vous êtes… êtes… êtes le deuxième macatier sur les lieux, merci de prév… votre…llègue d’indiquer… sortie. Merci.

La borne peinait à articuler même le plus évident des mots.

C’est mauvais,

se dit-il.

Vous êtes sur le lieu de l’opération, mais la borne semble être défectueuse, lui indiqua alors son propre opérateur. Merci d’indiquer manuellement votre entrée et votre sortie de la zone d’opération ainsi que l’avancement de votre tâche. Bon courage !

La porte était déjà ouverte, il s’y enfonça.

En la refermant derrière lui, les derniers rayons de la lumière qui avaient pu se frayer timidement un chemin disparurent. Dans le noir complet, il saisit son utilitaire avant de l’accrocher à une petite attache fixée sur une sorte de ceinture pectorale.

Lumière ! s’exclama-t-il.

En quelques secondes, l’outil du macatier émit un puissant rayon blanc qui lui permettait de distinguer un plan au bout de ce qui apparaissait être maintenant un couloir et dans lequel il s’était engouffré pendant ses quelques pas à l’aveuglette. Il distinguait mal sa route dans ce dédale, il avançait à tâtons, déchiffrant comme il le pouvait les vagues indications sur les murs. Il ne savait même pas ce qu’il recherchait ; aucune réparation n’était à prévoir ici, tout était bien trop ancien. La nature même du lieu le perturbait, cela ne ressemblait pas à une station classique, ni dans ses dimensions ni dans sa structure. L’option la plus plausible aurait été une usine, mais elle se situerait à quelques minutes à peine d’une autre, l’une des plus importantes de toute la Cité, dès lors, si quelque chose d’important devait y être endommagé, il serait réparé en un rien de temps. Cela ne pouvait donc pas être ça non plus. Son OAP s’illumina :

Note détectée, voulez-vous la lire

 ?

Une note ? laissa-t-il échapper à haute voix.

Il se souvint alors que les macatiers disposaient d’un outil de notes coopératives grâce auquel il était possible pour un ouvrier de laisser une note à la prochaine personne qui passerait à l’endroit précis de sa rédaction. On pouvait même y déposer des messages vocaux afin d’établir un compte-rendu des travaux accomplis à telle ou telle date. Personne ne l’utilisait depuis qu’ils pouvaient rentrer en contact avec n’importe qui n’importe où via l’intranet. Celle-ci était fractionnée, il n’en restait que la fin, que Lugh peinait à lire sur l’écran.

J’ai un mauvais pressentiment, qu’est-ce que je fais là ? indiquait l’écran de son opérateur.

Il se figea immédiatement, ces quelques mots raisonnèrent en lui comme le ricochet d’une balle contre une armure rouillée, il était paralysé. Pourquoi une telle réaction ? Pourquoi ces mots si simples, que lui-même avait dû prononcer dans des dizaines de missions, le plongeaient dans une telle terreur ? Devait-il faire demi-tour ? Mais si telle était sa décision, sa paie s’envolait, et ses doses coûtaient cher, il en avait besoin. Non, tout ce qu’il lui restait à faire, c’était trouver une preuve que l’autre ouvrier était bien passé. Une preuve de présence, c’était tout. L’angoisse et la peur rendaient difficile l’arrivée de pensées cohérentes. Après ces quelques secondes de cogitation troublée, enfin une idée ; techniquement, la note constituait à elle seule la preuve d’une présence. Il saisit à la hâte son utilitaire.

Note lue, demande confirmation d’attestation de son origine humaine ?

Attesta…. Confi…fi…fi…

Il n’entendait rien, le son saturait et les grésillements étaient insupportables, il décida de continuer, il ne voulait pas prendre de risque, il avait besoin de ces crédits. Une idée alors, peut-être.

Trace le dernier itinéraire pris par le rédacteur de la note, dit-il en direction de son opérateur.

Négatif, chemin incomplet, dernier emplacement connu : réserve de la zone. Voulez-vous vous y rendre ? demanda la machine.

Oui !

Abruti 

rajoutât-il dans sa tête.

Tout n’était que poussière, les murs, les plafonds, les tuyaux, tout. Avançant dans ce désert, il sentait la peur qui commençait à faire frémir son dos, comme une goutte de glace qui remontrait du long de son rachis jusqu’à son cou.

Signal détecté, zone droit devant.

Il sursauta violemment, lui qui prêtait attention au moindre bruit, ces paroles apparurent comme une agression. Il ne se sentait pas à l’aise, et, sans savoir pourquoi, il se mit à accélérer.

Dans la salle indiquée, un corps gisait en son milieu. La moitié du pauvre homme était recouverte des restes du plafond, lequel avait dû s’effondrer quand le pauvre bougre avait pris appui sur l’un des poteaux en fer qui le soutenait. La vue d’autant de sang le révulsait, la mare foncée s’étendait sur le sol poussiéreux en créant un mélange lourd, semblable à une pâte écarlate.

Il s’efforçait d’endiguer le flot de pensées macabres qui coulait dans son crâne.

Note vocale détectée.

Il décida de la lire. L’appareil projeta alors un son puissant. Lui restait muet.

Je ne sais pas si quelqu’un va recevoir ça, j’espère en tout cas… Si quelqu’un m’écoute, il faut que tu saches pourquoi on m’a appelé ici : je devais sceller un accès à un vieux tuyau d’air inutilisé, mais j’ai découvert quelque chose, je revenais pour me préparer à explorer davantage je…

Les grésillements du message le rendaient inaudible. Il restait immobile, à attendre les précieux mots comme il attendrait sa paie un jour de faim.

Je vais mourir ici, finit par ajouter son collègue avec une voix déchirée par la tristesse.

Lieu d’intervention localisé ! s’écria la machine décidément prolixe qu’il avait fixée sur son torse.

Il ne disait rien, sachant très bien que si la mission restait incomplète, c’est lui qui en serait tenu responsable. Et puis, il avait un taux de réussite de cent pour cent, c’était le seul. Cela lui permettait quelques avantages bien sûr, une paie un peu plus élevée ou la possibilité de choisir la majorité de ses missions, mais cela venait surtout avec énormément d’impératifs ; il était sans cesse mobilisé pour des missions dites « d’intérêt public » et pour lesquelles il n’avait pas son mot à dire. De la même manière, chaque mission se devait d’être parfaitement accomplie, autrement, son indice de performance baisserait et ses privilèges s’envoleraient. Même s’il était conscient de tout cela, une douleur sourde lui brûlait le cœur, l’empêchant de bouger. Il avait la sensation d’avoir tenu un mourant dans ses bras. Et de l’avoir vu s’éteindre. Il était tétanisé. Pourtant il ne le connaissait pas, d’ailleurs, peu d’ouvriers se connaissaient, ou alors par hasard.

Depuis les dernières réformes, il avait été instauré que les macatiers travailleraient seuls, leurs nombres avaient décru et il fallait bien compenser la baisse des effectifs pour permettre de couvrir tout le district. Cela avait été un choc pour l’ensemble du corps. La dangerosité du métier et la faiblesse des équipements de protections qu’ils devaient eux-mêmes s’acheter rendaient la mort omniprésente, et tous avaient ainsi déjà dû se confronter à la disparation d’un ami, ou d’un parent. Mais cela était bien différent ; le sang coagulé autour de la ceinture du pauvre homme lui soulevait le cœur, son visage était encore contracté de douleur et ses muscles semblaient continuer le combat perdu, poussant les lourdes plaques de toutes les formes qui pesaient sur le bas de son corps. À la vue de cette scène morbide, on aurait presque pu croire qu’il luttait avec ferveur et de toutes ses forces, que ce duel était simplement figé dans le temps. Mais hélas, il n’en était rien. Même dans la torpeur de la mort, son corps refusait d’abandonner. Lugh ne savait pas réellement quoi faire, il regardait la funeste scène, impuissant, immobile, pataugeant dans le marasme étrange qui s’étendait doucement. C’est alors que les murs se mirent à se rapprocher. Lentement, les vieilles parois crasseuses se mouvaient avec grâce, à la recherche d’une proie à broyer, prêtes à refermer leurs dents de béton sur le nouvel imprudent qui s’aventurait jusqu’ici.

Rythme cardiaque en forte augmentation, une pause est conseillée, dit alors la machine.

De grosses gouttes de transpiration coulaient sur le front du macatier, sa vision se troublait, s’étendant et se déformant, allant jusqu’à faire apparaître le cadavre comme une ombre dansante à l’allure belliqueuse. Il fit demi-tour et fuit aussi loin qu’il le pouvait, courant et courant encore ; plus loin, plus vite, sentant les murs se rapprocher petit à petit, les parois arides effleurer sa peau alors que sa vision continuait de décroître. La salle, plus que quelques mètres, la porte était ouverte, il n’avait plus qu’à entrer. Vite. Ils sont si proches. Il a si peur.

Il referma violemment la porte derrière lui, comme si quelqu’un le poursuivait, s’attendant à ce que quelque chose vienne s’abattre sur la porte de plein fouet. Mais rien. Rien que le lourd silence qui sert son esprit et fait vriller ses tympans. Les yeux écarquillés, éreinté par sa course, il entendait ce même silence parfois interrompu par le battement puissant de son cœur. Il fallait qu’il se calme, il était en sécurité.

Aucun réseau, il devait être très loin sous terre. Trop peut-être.

Il parvint péniblement à reprendre ses esprits et se mit à analyser la fameuse salle qui n’avait rien de particulier aux premiers abords : de vieux murs rongés par le temps étaient parcourus de nombreux tuyaux fins en acier et en cuivre, menant à diverses machines, elles aussi abîmées. Leur disposition au milieu de la pièce, trahissait d’une ancienne salle de contrôle générale, ce qui expliquerait la fixation au plafond et les bouts de verre presque imperceptibles sur lesquels il marchait depuis qu’il était entré. Les écrans avaient dû tomber. Mais cela n’expliquait en rien les traces sur les machines qui semblaient avoir été faites par l’homme et par plusieurs mêmes si on prenait en compte toute l’étendue des dégâts. Mis à part cela, quatre grosses colonnes de bétons soutenaient la structure ; il avait toujours trouvé une certaine beauté dans le gigantisme sobre de telles installations. Un éclair de lucidité lui traversa alors la tête : l’OAP de son collègue, il l’avait encore !

Macatier Lugh Dogger demande autorisation d’accès à la dernière position de l’appareil dans cette salle.

Demande acceptée, Mr Dogger, merci de rentrer votre identifiant pour compléter votre récupération de l’appareil s’il vous plaît.

En rejoignant les deux utilitaires, ils émirent un son aigu étrange, celui du malchanceux se mit alors à projeter dans la pièce un hologramme fébrile indiquant la dernière position connue : derrière les lourdes machines. Pourtant il n’y avait rien, rien que de grosses traces noires sur le sol de part et d’autre. Alors quoi ? C’était ça qu’il avait découvert, de grosses machines cassées ? Même si les pièces électroniques se vendent à bon prix sur le marché noir, cela ne pouvait pas être la raison de sa hâte. Peut-être qu’il s’agissait davantage de l’endroit où elles se situaient ? Il se mit à avancer à petits pas, décortiquant du regard chaque centimètre carré autour des bêtes métalliques, le sol crasseux et abîmé, le plafond qui tenait péniblement, tout. Mais devant ces yeux n’étaient rien de plus qu’une nouvelle déception.

Il se tenait devant les machines imposantes, ayant regardé tout ce qui pouvait l’être, excepté peut-être là où il se trouvait lui-même. Soudain, une pensée : les machines n’avaient pas été amenées de l’extérieur, elles étaient trop grandes et le couloir, trop étroit. Elles avaient été montées. Dans sa détermination, il avait omis de remarquer que les traces opaques sur le sol formaient un immense carré parfait. Il ne s’agissait pas de marques quelconques, mais d’une gigantesque trappe donnant accès à quelque part.

Je comprends mieux, voilà pourquoi il a fait demi-tour, il allait chercher de quoi l’ouvrir, mais c’est impossible qu’il ait pu avoir les outils, elle est bien trop grande, il lui aurait fallu une charge énorme, ou alors… Des explosifs…

Il comprit.

Voilà pourquoi le plafond s’est effondré, le bougre n’a pas su contrôler la détonation, le bâtiment est peut-être assez solide pour pouvoir encaisser une explosion de faible intensité, mais si je veux ouvrir cette trappe il va m’en falloir une bien plus puissante… C’est impossible

. Immobile, il laissa son esprit s’abandonner à la réflexion, imaginant toute sorte de stratagèmes pour pouvoir percer le trompeur mécanisme, quand soudain,

le bâtiment est tellement vieux qu’il n’a pas de source d’énergie interne, ça veut dire que la solution doit être mécanique, il doit y avoir un moyen d’ouverture secondaire !

Il se précipita sur les machines, les touchant sous tous les angles, frappant parfois leurs peaux de métal. Il cherchait, poussait, pestait de ne pas trouver quelque chose, n’importe quoi. Il essaya alors d’écarter les machines en se mettant sur un côté, mais celles-ci, bien trop lourdes, ne daignèrent pas bouger. Rien. Il n’y avait rien. Il se résigna.

En s’asseyant par terre, la tête posée contre ce qui devait être l’ancien panneau de commandes, il ferma les yeux, se laissant aller à un moment de repos. Il ne savait même pas ce qu’il faisait là. Il se sentait glisser lentement, mais accolé contre ce coffre-fort abîmé, il était étrangement bien. Il tomba sur le dos, son glissement ayant atteint le bout de sa course, il ne réagit pas. Sa tête était entièrement sous le panneau de commandes. En ouvrant doucement les yeux, il se rendit alors compte de la présence de quelques petites vis qui lui avait échappé, protégeant un petit cadre d’acier. En les retirant, apparut devant lui une partie du circuit, si vieux que Lugh peina à en comprendre le fonctionnement ; il croyait en avoir déjà vu de la sorte dans un très vieux manuel lorsqu’il était à l’Institut. Il réussit tant bien que mal à connecter les deux OAP à ce bout de système avant de demander aux utilitaires de transférer une partie de la charge de la batterie sur le circuit interne.

Une étincelle jaillit et vint s’écraser sur son bras, le brûlant légèrement et lui faisant lâcher ses deux appareils, qui se déconnectèrent de la machine. Un râle mortuaire surgit des entrailles de fer du monstre de métal. Une flamme, puis une autre. Le macatier se dépêcha de se relever, avant de contempler la salle illuminée par la lumière iridescente du brasier qui émergeait. Les flammes se reflétaient sur la multitude de tuyaux en virevoltant dans le chaos qui les avait vues naître. Elles invitaient dans leurs divines valses les éclairs de feux immanents qui jaillissaient de toutes parts et entamaient un ballet à la beauté indescriptible.

Lugh en oublia un instant le danger, ses yeux noirs fixés sur les mouvements tourmentés des arcs électriques, il se mit en retrait, dans un coin de la salle, cherchant désespérément une solution, sans succès. La porte par laquelle il était arrivé s’était retrouvée barrée par des faisceaux qui venaient rebondir sur le lourd cadrant en métal. La fumée devenait de plus en plus présente, allant jusqu’à obstruer les sens de l’aventurier imprudent, qui ne distinguait presque plus la machine et ses flammes dont la hauteur jamais ne cessait de croître.

Un arc électrique vint frapper l’installation de plein fouet, qui explosa violemment. Lugh, réfugié derrière l’un des poteaux, fut épargné de la majorité des projectiles. Mais parmi toutes les pièces de métal tranchantes qui s’abattaient sur les murs avec la célérité d’un éclair et la force d’un obus, l’une le toucha au bras, tranchant sa chair comme si elle n’avait jamais été sur le chemin. Le choc le fit reculer, la blessure, bien que superficielle, le faisait atrocement souffrir, la chaleur ajoutait à la plaie une large brûlure. Comme il l’avait prédit, le bâtiment se mit à trembler, le sol commençait à se craqueler à l’endroit d’où provenait l’explosion et Lugh, qui s’était alors avancé, probablement à la recherche de quelconques pièces miraculeusement épargnées qu’il aurait pu revendre, ne put esquiver le large abîme qui s’ouvrait sous ses pieds. Il tomba, emmenant dans sa chute la moitié de la pièce, dont la lourde trappe, qui, n’étant pas entièrement détachée, vint s’abattre à côté de lui alors qu’il heurtait violemment le sol et s’évanouit.

Le réveil était difficile, la douleur lui cisaillait le crâne, il sentait la chaleur du sang traversant péniblement la forêt de poussière qui composait ses cheveux courts, avant d’aller s’écraser sur ses yeux. C’était ce qui l’avait réveillé. Par chance, la lourde trappe s’était effondrée en passant au-dessus de lui, lui offrant un abri. Avec une immense peine, il parvint à reprendre ses esprits, il l’avait échappé de justesse. Il attrapa dans sa ceinture une petite fiole qu’il se renversa sur le dos de la tête, à l’endroit de sa blessure. Il ne put s’empêcher de pousser un léger cri de douleur tant celle-ci était aiguë. Malgré cela, il finit par s’extraire avec succès de sa cage protectrice grâce à la lumière de son opérateur, toujours allumée. Surmonter les quelques restes mécaniques de la grande chute, il pouvait redresser son regard. Ce qu’il voyait était incroyable ; il avait devant lui un couloir démesuré, ouvrant sur une salle du même acabit. Même en augmentant l’intensité de la lumière de son opérateur, celle-ci ne pouvait pas éclairer le fond de la pièce.

Plus il s’avançait et plus il comprenait l’immensité qui se dressait devant lui ; des tuyaux grands comme il en avait rarement vu, de plusieurs dizaines de mètres de diamètre. Des passerelles grillagées longeaient des ventilateurs d’une taille telle qu’aucun superlatif n’aurait pu les décrire. Plusieurs turbines bordaient les murs gras. Sur le visage de Lugh se lisait l’incompréhension marquée par une pointe de curiosité, et un brin de peur.

Comment est-ce possible, les plus vieilles turbines sont censées être dans le quartier Nord, au bord de la Zone de transit, je… Je n’ai jamais entendu parler d’un tel endroit, on dirait une ancienne salle d’épuration d’air, mais aucune n’est de cette taille, elle devait pouvoir alimenter la moitié du District

.

Plus il avançait et plus la scène qui se déroulait devant ses yeux le bouleversait. Tant de questions sur lesquelles il ne parvenait même plus à mettre des mots tant son incompréhension était immense.

On nous a dit qu’il n’y avait plus assez de machines, qu’il y avait trop de monde, que les macatiers devaient travailler plus pour pouvoir garder les systèmes d’air en fonctionnement. Je ne comprends pas, cet endroit permettrait à la moitié des habitants de vivre tranquillement et nous permettrait de rénover une partie des installations

.

Il crut distinguer au loin un panneau de sortie. Il aurait aimé faire le tour des lieux, mais la structure semblait s’étendre sur des kilomètres, rendant l’exploration trop risquée, surtout dans son état. Après s’être tout de même autorisé quelques errances, il décida de rejoindre le panneau, mû par la vision de son lit au bout du chemin. En rejoignant la sortie, il se rendit compte, pas après pas, que l’abandon de la turbine ne s’était pas déroulé dans la hâte, sans quoi les chaises ne seraient pas rangées, et les diverses valves et interrupteurs, soigneusement fermés. Aux termes d’escaliers qui semblaient durer aussi longtemps que la confusion n’était présente dans son esprit, il atteignit une petite porte barrée elle aussi. Après quelques assauts à la grande clé et à l’épaule, la barricade tomba, il était libre. Dehors, il devait encore pousser de nombreux déchets qui gênaient l’ouverture.

Il était épuisé, blessé, et il se faisait tard : 1h04, il devait encore signaler ce qu’il avait vu au Comité Central. Il saisit son OAP :

Macatier Lugh Dogger, compte-rendu de mission, macatier précédent mort en intervention cause…

Il s’arrêta.

Cause : effondrement dû à la fébrilité de la structure, rien d’autre à déclarer.

Il était exténué et cela attirerait trop l’attention s’il parlait maintenant, il préférait attendre et rentrer chez lui. Demain, après une bonne nuit de sommeil, il irait chercher ses réponses.

Pour rentrer, il appela un transporteur. C’étaient les seuls autorisés à circuler après le couvre-feu. Bien sûr, beaucoup ne le respectaient pas, s’exposant ainsi à la vindicte des miliciens qui, à ces heures, ne s’entichaient pas des règles et des droits. Lugh leur devait certaines des cicatrices qu’il avait dans le dos. De même, la prolifération des alcools bon marché et de médicaments bas de gamme engendrait de nombreux conflits quand la lumière venait à s’éteindre. Cela restait marginal, la majorité des habitant.es préférant trouver des alternatives à la marche, les transporteurs en faisaient partie. Tout le trajet, il ne dira rien.

En arrivant chez lui, sa porte paraissait plus lourde, la nourriture plus mauvaise et l’eau calcaire de sa douche, infiniment violente ; chaque goutte qui venait percuter le haut de son crâne semblait se frayer un chemin directement jusqu’à son cerveau. Au fur et à mesure que les plaies noircies par la saleté se nettoyaient, le bruit des gouttes tombant sur sa tête devint omniprésent, il recouvrait tous les autres sons et toutes les autres sensations. Il était partagé entre cet état de semi-conscience qui lui permettait de se focaliser sur la pleine sensation de son corps et la douleur que cela lui occasionnait. Il resta quelques minutes de plus. En sortant, la chaleur le contraint à ne se couvrir que d’une serviette. Le chauffage était l’une des premières installations du Grand Exode, voire même l’une des raisons de celui-ci. La chaleur protectrice des couches terrestres offrait une température confortable, même si son irrégularité pouvait être incommodante. Il s’arrêta un instant devant ses rideaux, les fixant du regard avec insistance. Puis, d’un pas décidé, il s’avança vers eux et les ouvrit d’un grand geste de la main. Il resta un instant ainsi, seul, debout, face à ses fenêtres, surplombant la ville. Il ne pouvait s’empêcher de lui trouver une certaine beauté ; les lumières des quelques-uns encore debout, le bruit sourd des turbines inarrêtables grondant dans l’infini lointain, le souffle fort des stations d’aération aux quatre coins du district ; tout cela raisonnait ensemble dans une symphonie dont il percevait pour la première fois l’harmonie. Aussi loin qu’il pût étendre son regard, il voyait les structures mastodontesques comme celle dans laquelle il vivait entourer le district, collées aux parois terrestres et remontant jusqu’aux longues cheminées évacuant l’air à la surface, elles trônaient en marge de cette arène informe que constituait le district. Il fallait dire qu’ici, dans les entrailles de la terre, la place venait à manquer, et il se demandait jusqu’où pourront s’étendre les immeubles anguiformes à la teinte grisâtre.

Il se retourna et contempla le cœur de son appartement ; le vieux fauteuil se voyait affublé de la danse informe des images émanant de l’écran face à lui. Elles venaient se déformer au contact du cuir épais. Il s’assit, posa ses yeux sur la télé pendant quelques secondes et l’éteignit.

***