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Christian, issu d’une modeste famille ouvrière, s’engage dans une ascension vertigineuse au sein d’une fabrique de verre. À travers des personnages profondément marqués ainsi que de multiples anecdotes hilarantes, ce récit désopilant et instructif dépeint les dérives d’un monde professionnel où l’école tient un rôle clé, le diplôme remplaçant allégrement intelligence et compétence. Entre ambitions effrénées et concessions inévitables, cette œuvre entremêle le roman social et le guide de survie en entreprise, mettant en lumière les espoirs et les désillusions d’une génération écartelée entre la soif de succès et la fidélité à ses principes. Jusqu’où Christian ira-t-il pour sauver sa place ? Saura-t-il préserver son intégrité face à un univers aussi exigeant qu’impitoyable ?
À PROPOS DES AUTEURS
"Éclats de verre" prend sa source sur les ruines d’anciens sites industriels. Après avoir laissé l’appareil productif se détruire, de hauts potentiels intouchables prennent conscience de son rôle essentiel dans la prospérité de la nation et prônent désormais une réindustrialisation. Forts d’une solide expérience en tant qu’ingénieurs et cadres,
Yves Naudon et
Christian Perrière créent une entreprise imaginaire et profitent de ce roman humoristique pour se moquer de ceux qui, à défaut de sérieux, se prennent au sérieux.
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Seitenzahl: 298
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Yves Naudon
&
Christian Perrière
Éclats de verre
© Lys Bleu Éditions – Yves Naudon & Christian Perrière
ISBN : 979-10-422-6193-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ma BÉATRICE, il n’y a pas de mot assez fort pour te dire à quel point je te suis reconnaissant pour tout ce que tu as fait. Sans toi, je n’aurais jamais pu accomplir ce parcours professionnel. Tu m’as soutenu, épaulé et suivi en toute circonstance, même dans les moments les plus difficiles.
Mes ENFANTS, Anthony et Rémi, vous êtes mes plus grandes fiertés, en trois mots intelligents, bienveillants, persévérants.
Christian
***
À Chantal Pia, ma femme adorée, inépuisable source de vie.
À Adrien, Dorian, Sophie, mes enfants dont je suis si fier, et leur compagne et compagnon Nolwenn Lisa Adrien.
À Louka et Alma, mes petits-enfants, pour lesquels je ne serai jamais objectif.
Yves
Dix-sept ans qu’il attendait.
Enfin !
Après une éternité de souffrances, son nom s’affichait là, en tout petit, mais en lettres capitales, au bas d’une liste interminable qu’il avait parcourue dans l’angoisse quelques minutes auparavant. Et, sous cet ardent soleil de juin, au fond de la cour du lycée professionnel Jeanne d’Arc, devant ce grand mur de béton gris, Christian découvrit le sésame de ses années de pénitence :
Admis
Deux voyelles et trois consonnes qui allaient bouleverser sa vie et qui signifiaient liberté, délivrance, promesses d’avenirs. Cinq misérables petites lettres qui se métamorphosaient en mot de Cambronne pour trancher aussi sûrement que la guillotine avec cette école détestée qui lui avait rendu coup pour coup, encore que le bilan restât à établir.
Il est vrai que le mammouth avait tiré le premier en tentant de l’aplatir dès la maternelle alors qu’il testait une peinture qui aurait pu être du plus bel effet si elle n’était constituée de confiture groseille-cassis et appliquée sur la tête d’une inconsolable camarade de classe. L’infortunée égérie, sans doute mal initiée par l’artiste, s’en était ouverte en pleurs auprès de la maîtresse. La voie hiérarchique parfaitement huilée de l’établissement permit à la directrice de convoquer la mère du garnement le matin du drame pour lui expliquer que lorsqu’un enfant débute ainsi une scolarité, il n’y a malheureusement plus rien à espérer… prophétie pour le moins rapide et brutale, mais qui s’avérerait juste en ce qui concerne son itinéraire chaotique, dans un système éducatif manifestement incompatible, et même hostile, aux amateurs d’une utilisation non conventionnelle des desserts fruités.
C’était si loin !
Son dernier trajet école – maison fut accompli sans qu’il ne s’en rende compte. Il avait déjà mentalement substitué son chemin de gravier serpentant laborieusement autour de sa cité à une autoroute qui l’extrayait à grande vitesse de son bourbier scolaire. L’horizon se dégageait, aucun obstacle ne pouvait dorénavant l’empêcher d’atteindre la cour des grands, celle tant attendue des hommes et du travail.
Quoique.
Cette vision un peu fantasmée de la réalité, exaltée sans doute par la réussite sans précédent de cet examen fraîchement acquis pourrait paraître anachronique tant le contexte général du pays ne se prêtait pas à la moindre euphorie. Politiquement en effet, la gauche, arrivée au pouvoir au début des années 80, avait rapidement renoncé à ses idéaux et à son paradigme de gestion financière vaincus par l’inflation galopante, la crise de l’emploi, le manque de croissance, les dévaluations répétées, l’échec de la relance. Elle avait finalement préféré briser les clivages socioéconomiques habituels par le virage de la rigueur, se détournant des rêves d’une classe ouvrière qu’elle abandonnait au profit d’une catégorie plus favorisée.
Si de plus, comme Christian, l’on habite un village paumé de la Loire, bien loin de Saint-Étienne et son emblématique stade de foot en cette fin de décade, il serait effectivement plus sage de relativiser ses espoirs et perspectives. L’économie de la région plonge depuis vingt ans et l’ensemble des domaines d’activité est confronté à un effondrement majeur. La désindustrialisation a produit sa cohorte bien connue de ravages. Le chômage avait bondi pendant que la ville perdait dix pour cent de ses paroissiens, qui avaient fui la paupérisation. L’ancienne puissance métallurgique incluant les fonderies, les aciéries, les ateliers de grosse mécanique avait quasiment disparu, tout comme le traditionnel secteur des mines, et ne parlons pas du textile.
L’environnement lui-même évoluait. Si la marque du charbon persistait par son empreinte noire sur les murs de la cité, avec ses crassiers encore stériles à toute végétation, d’immenses friches industrielles venaient maintenant s’ajouter à cette désolation, apportant une touche quasi surnaturelle les soirs brumeux d’hiver.
Même l’ASSE, redescendu brièvement en deuxième division, avait perdu son ange vert parti pour le PSG… De toute façon, en l’absence de prédisposition à la maîtrise du ballon rond, il demeurait préférable d’envisager la réussite de ses projets personnels comme la consommation de sucreries : avec modération. L’horizon de Christian se dégageait, certes, mais le paysage qui se dessinait semblait tout aussi angoissant que le brouillard qui le précédait.
Sa famille était ainsi originaire d’une charmante bourgade joliment arborée en bordure de fleuve, enfin pour être précis au bord du ruisseau qui se déverse dans une rivière qui se jette ensuite dans la Loire 50 kilomètres plus loin, le tout en pleine forêt et en limite de district, près à basculer en Haute-Loire ou en Ardèche au moindre éboulement de terrain. Ils habitaient au dernier étage d’un vieil immeuble qui en comptait quatre. Celui-ci était situé tout près d’une verrerie où son père avait été embauché au retour de son service militaire et qui allait rapidement, sans qu’il le sache encore, devenir son quotidien professionnel.
Après avoir survolé les niveaux d’escaliers constitués d’une pierre qu’il pensait aussi grise que ces années passées, Christian entra triomphalement dans l’appartement familial en exultant dès le seuil franchi :
Un hurlement accompagna l’apparition de Denis. Quelques enjambées le projetèrent dans les bras de son frère.
C’était ainsi le premier à obtenir un diplôme. Non qu’ils n’en possèdent les capacités, la vie n’avait tout bonnement pas permis à ses parents de s’asseoir confortablement sur les bancs de l’école. Comme toute une génération née juste avant-guerre, le travail s’imposait souvent dès que le compteur d’âge franchissait deux chiffres.
Une famille simple.
Son père, le Dudu, avait sans même le certificat d’études, intégré la verrerie proche et ne l’avait jamais quittée. Il en était devenu un responsable de production aimé autant pour ses compétences professionnelles que pour ses qualités humaines.
Il avait réussi à installer son foyer dans un des bâtiments avoisinants à l’entreprise depuis une bonne vingtaine d’années et l’appartement était maintenant totalement remboursé. Autrefois, toutes les habitations du quartier faisaient partie du patrimoine de la fabrique, qui en garantissait l’entretien du temps de sa splendeur. Malheureusement, les périodes de crises et de gestions déshumanisées avaient eu raison du système. Le groupe industriel auquel appartenait l’usine avait au bout du compte renoncé à la conservation de l’ensemble immobilier en donnant toutefois priorité à ses occupants lors de la cession.
La mère, appelée discrètement « la Clodette » pour des motivations mystérieuses, mais assurément sans lien avec les danseuses de Claude François, avait l’apparence d’une faible femme, frêle, aux cheveux courts et au visage faussement doux. Travailleuse infatigable, elle s’était dévouée à son époux et ses enfants, ce qui ne l’empêchait pas de réaliser régulièrement des heures de ménage chez quelques particuliers fortunés pour arrondir les fins de mois. Elle n’avait jamais manqué d’ambition, mais l’approche désespérément conventionnelle de la vie par son mari – un ouvrier restera toujours un ouvrier – contrecarra ses rêves secrets.
Elle plaça alors toutes ses attentes dans ses deux fils, mais se résigna une nouvelle fois devant l’évidence, l’un comme l’autre, inconscients des enjeux scolaires, avaient préféré la cabriole à l’école.
Sa résignation n’empêchait pas sa rancune, tenace, dont elle ne se libérait que par des propos venimeux dès que l’occasion se présentait.
Denis, le frère unique et jumeau, avait rapidement quitté le collège pour naviguer entre apprentissages divers et pratique intensive du water-polo. Un domaine où il brillait plus que son double. Il comptait d’ailleurs mettre à profit ses talents hydrophiles pour en réaliser un jour son métier. Maître-Nageur-Sauveteur. MNS, ça sonnait bien ! Même si Denis ne manquait ni d’audace ni de personnalité, il n’avait pas osé faire de l’ombre à l’ascension de Christian brillant de réussite à l’épreuve du panneau d’affichage.
Et lui, enfin. Christian !
En son for intérieur, la mère ne décolérait pas. Curieusement, la réussite de cet examen, plutôt que la réjouir, la plongeait irrémédiablement dans ses souvenirs les plus pénibles.
Pour elle, tout avait mal commencé très tôt, avant même la naissance du bougre, avec l’approche délicieusement psychologue d’un médecin, qui avait annoncé au jeune couple après avoir ausculté la future maman, qu’il s’attendait soit à un monstre soit à des jumeaux.
La mi-juillet donna le jour à deux magnifiques bambins dont l’un, malheureusement gaucher, demeurait la preuve indéniable selon sa mère, que le docteur ne s’était pas complètement trompé.
Alors que peut-on faire lorsqu’on est bon à rien et gaucher de surcroît ?
Une carrière artistique ?
Celle-ci s’était arrêtée net autour de ses huit ans, à la minute où il testait son art débutant avec des éclats de briques rouges sur les portières blanches de la voiture flambant neuve du paternel. Le Dudu, pourtant d’une gentillesse et d’un calme héroïque, avait perdu le sourire à la découverte de l’œuvre. Il l’avait d’abord recherché en vociférant, puis l’apercevant, tenta de le rattraper en courant, hirsute, la face écarlate, la bave aux lèvres et un cric à la main ; ce dernier sans doute utile à une explication sur la métaphore de l’ascension, des progrès restants à accomplir dans le domaine symbolique, à moins que l’idée dominante ne s’appuie sur une irrésistible envie de l’assommer.
Christian, qui n’était pas dépourvu d’intuition, se doutait que l’addition des facteurs injures et objet contondant ne pouvait que s’accompagner de bleus. L’heure était à la fuite.
Cet épisode lui permit de réaliser pour la seconde fois, après celui plus ancien de la confiture, que sa conception trop avant-gardiste de l’esthétique n’était pas une voie à défricher plus avant, tant le delta d’incompréhension pouvait se retrouver important et dans certains cas se révéler potentiellement dangereux.
Un métier de bouche alors ? Et pourquoi pas cuisinier ?
La cause avait été entendue un 24 décembre en soirée. En prévision des fêtes de fin d’année, la Claudette avait acheté à prix d’or un magnifique et énorme bloc de foie gras. Le trésor, élaboré par un éleveur-charcutier de ses connaissances, attisait sa convoitise depuis des années. Toute la région salivait des recettes du commerçant et en bonne mère de famille responsable, la vieille avait décidé après mûre réflexion, qu’exceptionnellement, ils découvriraient tous ensemble les saveurs d’un mets de riche à l’occasion du repas de réveillon.
Le matin même, elle était revenue précipitamment du travail déposer sa surprise au réfrigérateur. Comme pour un bijou entreposé au coffre et que l’on vient d’acquérir, elle était pressée d’en vérifier la présence le soir en rentrant.
La terrible nouvelle se révéla graduellement :
Elle s’étonna de ne pas le retrouver immédiatement, à l’emplacement exact posé au matin.
Méthodiquement, elle vérifia tous les compartiments du frigo.
Calmement, elle inspira longuement, l’idée d’un vol paraissant ridicule.
Doutant soudainement d’elle, elle crut l’avoir oublié pendant son trajet matinal, entre le magasin et la maison ; l’espoir revint alors qu’elle se revoyait mentalement poser son précieux sur l’étagère des fromages.
Lentement, comme si elle repoussait déjà inconsciemment l’inéluctable, elle déplaça et vérifia à nouveau l’intégralité du contenu de la chambre frigorifique. Une blague des jumeaux expliquerait tout…
Fébrilement, elle se retourna et tout en claquant la porte du meuble, parcourut du regard la cuisine. Rien. Rien. Rien.
Tremblante, elle s’accrochait à l’espoir fragile d’une fin heureuse en arpentant la pièce de long en large, ouvrant une fois encore les placards à la volée. C’était une farce, tout allait s’arranger.
Le coup de grâce lui fut porté en écartant le
rideau sous l’évier. Elle reconnut instantanément le torchon à petits damiers rouge et blanc utilisé spécifiquement pour l’occasion et qui enveloppait il y a peu son cadeau de Noël. Il gisait là, abandonné, recroquevillé au plus profond de la poubelle. Sur le côté, restaient dans la gamelle du chien, quelques minuscules morceaux, dont la couleur caractéristique la fit tressaillir. Elle s’en approcha, l’odeur la stupéfia.
Un fou. Seul un fou avait pu se laisser aller à cette abjection. On avait donné le foie gras au chien. L’irrationalité la gagna. Fallait trouver le coupable. Le dépecer, l’interner à jamais, l’embastiller, le priver de tout, le déchoir de sa nationalité, l’empêcher de se reproduire, le couler en pleine mer, le marquer au fer rouge, rouvrir Cayenne.
Son dernier espoir, en s’évanouissant, avait donné naissance à une colère que seuls la recherche puis le châtiment sans jugement du dément pourraient atténuer.
Retrouver le Dudu certainement au bistro, tendre un piège aux jumeaux, faire parler le clébard, ne rien laisser au hasard.
La soirée se montra aussi sombre que la vérité. Christian avoua sans remords qu’il avait agi comme n’importe qui de sensé l’aurait fait à sa place. À la recherche d’un yaourt en fin d’après-midi, il avait découvert un morceau gluant, jaune, enveloppé d’un vieux chiffon au fond du réfrigérateur. Il aurait, semble-t-il, rendu service à tout le monde en jetant cette déjection à la poubelle, le chien s’étant chargé du reste.
En sortant de la pièce, effarée, meurtrie, La Claudette entendit à peine la fin de la phrase où il était vaguement question de remercier Médor de les débarrasser d’une cochonnerie dont personne n’aurait voulu de toute façon.
Ainsi, elle devait se résoudre à la triste réalité.
Lorsque l’on est susceptible de confondre le sommet du patrimoine culturel et gastronomique français avec la pâtée du chien, il ne faut pas espérer faire carrière derrière les fourneaux. Interdiction même de vendre des sandwichs dans un de ces camions nouvellement installés en bordure de routes.
La matriarche en déduisit qu’il ne restait qu’une seule et unique possibilité à son morpion pour entrer dans un restaurant : Client !
Et puis n’était-il pas gaucher ? N’était-ce pas complètement incompatible avec un métier manuel ? Sa mère en était convaincue, c’était une tare irrémédiable, un signe – maléfique évidemment – du destin, une épreuve que le Bon Dieu lui-même lui assignait personnellement, une marque indélébile, un boulet à porter au quotidien, une charge à vie, un poids mort, le tout étant destiné à vous emmerder un bon moment.
Un poste dans les bureaux alors ?
Inutile de seulement l’imaginer, c’était hors d’atteinte. Cette satisfaction, cette joie, cette consécration, ce rêve, ce Graal tant espéré pour ses enfants ne pouvait être obtenu. Ce bonheur se devait d’être mérité. Il reposait telle la pyramide d’un pharaon, majestueux, sur un socle inébranlable, chaque étage étant construit patiemment, solidement, pour durer.
Cet édifice porte un nom : la méritocratie !
Il y avait une justice pour les plus méritants tout de même, et celle-ci permettait l’accès à une carrière flamboyante, à une ascension irrésistible vers un soleil éclatant.
Mais Christian n’étant ni Icare, ni méritant, seules les fondations de son œuvre s’avéraient communes avec ladite pyramide. Son potentiel, ses qualités originelles, la Clodette s’acharnait à penser qu’il les avait tous utilisés à creuser, creuser, creuser et creuser encore.
Tel un enfant de la lune, ou la réincarnation d’un ancien houilleur à qui une vie entière, armé d’une pelle et d’une pioche au fond d’un trou n’avait pas suffi, on aurait dit que tout chez lui le poussait à s’éloigner de cette lumière à laquelle aspirait tant sa mère.
Oui, un mineur. Ici, dans la banlieue de Saint-Étienne, la mine, on connaissait. Son propre père en était mort, comme tant d’autres, étouffé par la peste du charbon. Mais même pour ça il arrivait trop tard. Toutes étaient fermées aujourd’hui.
Cette construction, c’est la « on n’a que ce qu’on mérite ».
Alors, il ne restait que la mécanique, un trou sans fond si l’on peut dire !
Un Certificat d’Aptitude Professionnelle en réparation automobile exactement. Voilà de quoi il pouvait officiellement se targuer maintenant. La voie royale des cancres dans les années quatre-vingt. Trois caractéristiques principales permettaient au conseiller d’orientation avisé de débusquer l’impétrant :
Un
garçon en classe de cinquième – en quatrième si notre « profiler » avait manqué de vigilance l’année précédente.
Une forte tête.
Des résultats scolaires en perdition.
Trois ans d’apprentissage, les mains plongées dans le cambouis, suivaient inévitablement ce pertinent constat.
Ce diplôme ne sentait pas la victoire, non ! C’était une confirmation. Une certitude. La preuve matérielle que son fils était un âne de la pire espèce, digne de concourir ET RÉUSSIR à l’examen des imbéciles.
Elle fulminait.
Femme austère et courageuse, la Clodette s’enfonçait profondément dans sa rancœur. Fille de mineur, petite-fille de paysans, à ces titres, le travail ne l’avait jamais impressionnée. Très tôt, elle y avait été confrontée, et elle avait vite compris que les fruits de ce dernier seraient rares et peu juteux. Son quotidien d’enfant était plutôt misérable, mais elle n’avait jamais souffert de la faim. Elle avait appris à éviter tout gaspillage et, tout comme chez ses ascendants, rien n’était dépensé si ce n’était des plus utiles. Une aïeule avait tout résumé d’une phrase, un soir, de sa douce voix chevrotante après lui avoir demandé de préparer le repas avec les restes de celui de la veille.
La devise était devenue sienne. La petite n’avait pas 10 ans.
Inutile d’énoncer que ce langage décomplexé de l’épargne, tout comme les personnages, n’aurait pas été de nature à influencer le comportement de la maîtresse de maison ! Fournir des efforts en tentant de s’extraire de sa condition soit, mais de grâce, sans déroger aux principes de son éducation. Il était des choses dont on ne parle pas. Et l’argent y était un tabou de même rang que la luxure.
Ces règles, inculquées à coups de trique, lui servaient de guides aussi sûrement que les barres parallèles d’un gymnaste. À l’intérieur, et contrairement aux pratiquants de la discipline olympique, aucune fantaisie n’était autorisée. Quoi qu’il en soit, la réalité de son quotidien n’oubliait jamais de la plaquer avec force sur sa situation, lui rappelant sans cesse son statut comme s’il était tatoué sur son front.
Et pourtant, elle n’en était pas moins femme et avait secrètement rêvé que la vie lui apporte quelques agréments. Et si ce n’était pour elle, au moins pour ses enfants. Les premières années avec eux furent douces et légères. Mais dès lors qu’elle comprit que les jumeaux ne se préoccupaient pas plus d’une école qu’elle avait tant souhaité fréquenter, qu’ils gâchaient la seule ascension possible, elle perdit en même temps que ces illusions, son rare sourire et le peu de tendresse qu’elle possédait.
Elle adopta rapidement, à la suite de ce triste constat, un mode éducatif plus contraignant. Puisque le père n’était pas capable de sévérité, elle allait s’approprier la fonction. Oui, la vie pouvait se montrer dure et ces ingrats allaient vite le découvrir.
Mais rien n’y fit.
Pas plus les interdictions de sorties, les hurlements, les quolibets, les reproches, les exhortations à une prise de conscience, les fessées à l’aide de poignées d’orties que l’enfermement dans le noir à l’intérieur du microscopique placard d’entrée normalement réservé au seul dépôt des chaussures et parapluies.
La cause semblait désespérée.
Rien ne lui fut épargné. Désobéissances du quotidien, âneries de tout ordre, convocations régulières de la maternelle au lycée par des chefs d’établissements de moins en moins compréhensifs. Par exemple, alors que l’oiseau se dépêtrait en fin de primaire, le téléphone sonna pour inviter la mère de famille à découvrir la conduite dangereuse de son galapiat. Elle affronta les reproches, stoïque :
Visiblement scandalisée, la Clodette fixa longuement son interlocutrice de deux gobilles exorbitées.
Miraculeusement, il sauva sa tête. Une semaine entière d’exclusion clôtura le débat « brûlant » du conseil de discipline, un mois de suppression de sortie scrupuleusement respectée, celui plus « ardent » encore au sein de la famille.
Pour le Dudu, qui ne faisait que rarement face à ce type de responsabilité, le summum serait atteint plus tard, lorsque le saligaud osa fêter en fin de sixième son ultime bulletin scolaire de l’année, bulletin qui n’avait d’extraordinaire que l’hégémonie des critiques de ses enseignants. Toutes les appréciations concordaient et condamnaient la brebis égarée à se ressaisir par une reprise des études rapide, sous peine de représailles que, malheureusement, le directeur ne pouvait plus administrer sur le corps du délit.
Toutes ?
Oui, toutes !
Généralement, les adeptes du bonnet d’âne conservent précieusement le professeur de gymnastique en allié, mais ce dernier avait rejoint la « meute » depuis qu’il soupçonnait le glandeur d’avoir rempli le fond de ses baskets neuves de pâte à tartiner. Le crime prémédité avait été perpétré juste avant un long footing où le sportif de profession avait abandonné son outil de travail sans surveillance devant son vestiaire. La colère l’envahissait lorsqu’il se remémorait le moment de l’extraction du pied après avoir ressenti une sensation gluante. Sur l’instant et en raison de la couleur, il avait pensé au pire, mais l’odeur, Dieu merci, n’était pas au rendez-vous. Aucune preuve n’avait pu être établie et aucune langue ne s’était déliée malgré un questionnement des élèves façon police, suivi d’une punition collective façon impuissance. Il est vrai que le malheureux enseignant ne pouvait compter sur les premiers de classe, généralement opposés à de tels écarts, mais régulièrement houspillés compte tenu de leurs médiocres résultats dans la discipline ennemie. Pour une fois, les têtes de gondole avaient fait corps avec les cancres, considérant que deux heures de colle seraient moins humiliantes qu’une explication forcément musclée avec l’auteur de l’ânerie. Personne n’avait été confondu, mais quelques regards avaient suffi à forger sa conviction.
Bref, pour fêter l’évènement, Christian avait convié en fin de cours, lors d’une torride journée de juin, le noyau dur de sa bande, Mimi et Mumu, deux fidèles, et l’inévitable Denis tout comme lui menacé d’excommunication scolaire, à une dégustation dans le chai familial. Le lieu était risqué, mais s’imposait puisque le vieux y entreposait LE tonneau.
Précisons ici que deux sites avaient atteint le niveau de sanctuaire aux yeux du Dudu :
Sa cave ! Protégée des regards, il allait systématiquement la visiter chaque matin
avec l’objectif de délester la cuve sacrée de
sa ration quotidienne. La procédure était simple et immuable. Goûter respectueusement le nectar à l’aide du verre invariablement présent dans sa besace ; remplir les bouteilles à ras bord ; savourer à nouveau avant de vérifier la parfaite obturation du baril
révéré
. Inutile de déposer quelques copeaux de sciure au-dessous, jamais goutte n’avait été perdue.
Son
jardin ! Situé à un kilomètre au plus de l’appartement dans un lieu-dit judicieusement appelé «
L’Olympe »
, il était tout d’abord un complément avantageux du salaire et, en bon fils de paysans, le Dudu en exploitait les deux mille mètres carrés au mieux. Pommes de terre évidemment, haricots verts et blancs, poivrons-courgettes-aubergines pour la ratatouille, deux ou trois variétés de fraises, choux, salades, oignons, radis, citrouilles pour l’automne… et même quelques fleurs. Il
y retournait dès qu’il le pouvait. Ramasser les légumes les plus mûrs, arroser, arracher les mauvaises herbes, retirer les gourmands des tomates, limiter le développement des potimarrons, étêter
la tige principale des concombres, tailler les jeunes pousses du basilic, bêcher, planter à nouv
eau… À l’abri sous le porche de sa cabane, il se sentait tout puissant. C’était lui le patron ici ! Personne pour le brutaliser, lui asséner quelques reproches, lui occasionner des soucis. C’était devenu son coin de paradis.
« L’Olympe » était son temple et le vin sa religion.
Mais revenons à nos sacristains en mal de communions.
Le lieu de confession recherché était classiquement situé en sous-sol de l’immeuble, quelques marches en permettaient l’accès à partir du hall d’entrée. Ces dernières donnaient sur un large corridor d’où huit portes de bois non peint s’y succédaient et où aucun nom ni numéro n’avaient jamais figuré. La cinquième à droite correspondait à leur destination.
Son ouverture, à l’aide d’une clé subtilisée le matin même dans le fameux placard à chaussures et parapluies – qui n’avait plus de secrets pour les deux frangins – laissa apparaître une pièce tout en long, perpendiculaire au couloir et d’au moins cinq mètres de profondeur. Mis à part les inévitables toiles d’araignées solidement accrochées à l’ampoule pendante, le lieu était plutôt bien entretenu, rangé et peu fourni. L’inventaire s’avérait facile puisqu’en plus de la pile de cartons et des deux vélos, dont un sans freins ni roue avant sur le côté gauche, une seule étagère à double rayonnage garnie principalement de conserves et bocaux de confitures s’étendait sur la paroi opposée. Un tapis éculé, datant d’une époque à révéler au carbone 14, recouvrait en partie le sol de béton brut.
Au fond de la pièce, dans l’angle du mur droit, installé parallèlement à l’entrée, le tonneau reposait sur une sorte de chevalet en X fait maison.
Il contenait une piquette infâme achetée mensuellement au gardien de l’usine qui, étonnamment, officiait aussi comme marchand de vin.
Le plein avait été fait très récemment et il regorgeait de deux cent vingt-huit litres d’élixir, soit une autonomie inférieure au trimestre, compte tenu d’une consommation journalière du patriarche de près de trois bouteilles.
Christian retira de son cartable quatre gobelets de plastique dur, qui dataient d’une période pas si lointaine où la Clodette avait remplacé l’intégralité des couverts des jumeaux par un matériau indestructible, les jugeant à jamais trop maladroits.
Une fois la distribution faite, un à un, tous les verres défilèrent sous l’antique robinet de bois qui tenait par miracle à l’orifice percé sur la face avant de la barrique. Le sacrilège pouvait commencer. Il débuta par un toast qui semblait s’imposer :
Et les quatre estivants s’injectèrent la bibine d’un seul trait.
Forcément, un deuxième toast « À la liberté » puis un troisième « À notre santé » suivirent. À ce rythme et compte tenu du facteur chaleur, peu de temps suffit à ce qu’une tragédie se dessine. C’est au quatrième « À tous ces c… » et alors que nos quatre pieds nickelés ressentaient les premiers méfaits du tord-boyaux, qu’elle survint brutalement. L’alcool, qui n’a malheureusement pas la faculté d’améliorer la précision des mouvements, ne permit pas à Denis d’éviter la bousculade après que Christian eut échappé son verre qui se renversa par terre. Dans un geste de recul, le maladroit heurta Mimi qui propulsa le jumeau contre le fût, dont le robinet, manipulé avec la plus grande attention depuis toujours par des mains amies et expertes, se brisa net sous la combinaison du choc et de la surprise. La conséquence fut instantanée !
La purée septembrale, comme projetée hors de son contenant, s’écoula avec force. Les quatre alcooliques encore anonymes se précipitèrent pour stopper l’hémorragie vinicole. Le bouchon réduit en miettes s’avérait inutilisable et aucun objet dans l’environnement immédiat ne permettait d’intervenir sur le flot continu. Christian, à genoux devant le tonneau, s’employait sans succès à obturer l’orifice de ses doigts trop petits. Prenant enfin conscience de l’inefficacité de sa lutte, il renonça en baissant la tête, complètement « vinifié » – Terme s’appliquant aux garnements dont corps et vêtements sont uniformément imbibés –. Les quatre cerveaux, sous l’effet du picrate, assistaient paralysés à leur blasphème, pendant que le gros rouge, lui-même sous l’effet de Newton, finissait de s’échapper du calice, jusqu’à la dernière goutte.
La cause était entendue, les carottes cuites, la boucle bouclée, la piste perdue, le vin tiré…
Le sol, dont personne jusqu’alors n’avait remarqué la très légère déclivité, avait disparu, noyé sous presque trois centimètres du précieux liquide. Le tapis, tel un gigantesque corporal, flottait imparfaitement avant d’en absorber progressivement une bonne partie.
Tous mesuraient l’ampleur de la profanation. Christian fixait le chevalet dont il imaginait qu’il deviendrait bientôt l’autel de sa crucifixion.
Ils furent gratifiés d’une dérouillée extraordinaire. La bêtise élevée au rang de péché. Le Dudu, pour la seule fois de son existence, avait participé à la curée. Il était pourtant très conciliant, mais trop, c’était trop.
Il ne regretta jamais son geste, spécialement les jours suivant l’outrage. Des mois durant, les effluves persistants lui rappelèrent son nectar perdu alors qu’il empruntait l’escalier de l’immeuble. Le rouge – la couleur – lui montait aux joues, des gouttes de sueur perlaient sur son front dégarni dès que la première particule aromatique en suspension dans l’air atteignait ses narines. À noter que normalement, le processus est plus long. Les molécules odorantes progressent tranquillement, cloison, cavité, fosse nasale puis épithélium ou elles s’emmagasinent pour une rencontre avec les neurones dédiés à la conversion du signal. Lorsqu’elles franchissent le seuil de détectabilité, s’amorce tout un boulot consistant à transformer le chimique en électrique, seul langage que le chef plus haut soit apte à comprendre et qu’il reçoit grâce aux fibres du nerf olfactif qui lui mâchent le travail. S’ensuit une analyse plus ou moins longue à farfouiller dans l’hippocampe, soit en zone de trafic dense au stade éveillé, où le propriétaire de l’étage supérieur compare les éléments représentatifs de l’échantillon sniffé avec sa base de données riche de plusieurs milliers de senteurs différentes pour qu’il reconnaisse, enfin, ce à quoi il est confronté.
Chez le Dudu, le traumatisme avait dévié le mécanisme naturel, court-circuitant complètement le processus de mutation, transport, recherche, etc. Une simple fragrance suffisait à une production incontrôlable de réflexes d’autodéfense – voir page précédente, rougeur-sueur – du corps tout entier, celui-ci rejetant instinctivement l’horreur, incapable d’acheminer l’information jusqu’à la mémoire mortifiée. La négation de l’hérésie restait pour un temps encore, le meilleur moyen d’y faire face.
Plus rien ne fut pareil ensuite. Tout comme s’il avait frôlé la mort, une vulnérabilité s’était insidieusement infiltrée dans l’inconscient du malheureux qui savait désormais que le pire était possible. Personne n’évoqua jamais l’incident et surtout pas les voisins compatissants, dont les enfants avaient avoué, après une solide raclée, leur participation criminelle à cette monstruosité.
Seul un robinet de bois neuf, solidement ancré au corps de la barrique, prouvait que l’irréparable avait bien eu lieu.
***
La Clodette mit fin à ses pénibles souvenirs en se levant brusquement.
En un clin d’œil complice, les jumeaux s’échappèrent de la tourmente. Le climat s’envenimait, inutile de rester à portée d’un mauvais coup. Et tant pis pour les félicitations.
Un grand coup de poing sur l’épaule salua le pertinent commentaire.
C’était vendredi. Le soir même, tout était organisé.