Éléa voyage - Franck Stepler - E-Book

Éléa voyage E-Book

Franck Stepler

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Beschreibung

Le roman que Paul découvre par hasard, dans une librairie asiatique où il se fournit en livres d’occasion, conte sans doute la plus belle histoire d’amour de tous les temps. Il en est en tout cas convaincu lorsqu’il le referme, bouleversé comme jamais il ne l’a été par une lecture. Il ne sait pas encore qu’il va devenir le premier maillon d’une chaîne d’émotions. De main en main, de cœur en cœur, de main en cœur, de cœur en main. Une chaîne grande comme la Terre. Diverse comme ses locataires. Paul est l’innocent déclencheur d’une aventure de transmission qu’il n’aurait jamais imaginée. Peut-être le destin fera-t-il de lui, à nouveau, un maillon de cette émouvante et interminable chaîne.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Franck STEPLER a 57 ans.

Journaliste, auteur de pièces de théâtre et autres textes, il propose ici son premier roman.

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Seitenzahl: 214

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Franck STEPLER

ÉLÉA VOYAGE

Roman

À René Barjavel, pour m’avoir procuré mon plus grand orgasme littéraire

CHIANGMAI

Le patron de Backstreet Books, la librairie installée dans la ruelle près de Thaphae Gate, est un grand Irlandais dont je n’ai jamais réussi à retenir le nom. Je ne saurais lui donner d’âge mais j’imagine qu’en ayant eu une vie sexuelle précoce il pourrait tout juste être mon père. J’ai quarante-huit ans. J’ajoute une honorable puberté et le voilà affublé de sa petite soixantaine. Grand, hirsute, les cheveux poivre et sel, avec ses petites lunettes rondes plantées sur le bout du nez et son drôle de chapeau éternellement vissé sur la tête, il a tout du vieux rat de bibliothèque patiné par l’Asie. Les livres et la Thaïlande sont toute sa vie. Aussi loin que remontent ses souvenirs, il se revoit gambader entre les rayonnages débordant de romans, d’essais et de bandes dessinées. Dès l’adolescence, il a sacrifié ses samedis après-midi de liberté pour prêter main forte dans la librairie familiale de Dublin, contre quelques pièces bien méritées. S’ensuivront treize années d’un labeur jovial, sérieux et surtout ininterrompu. Il prenait un tel plaisir à faire fructifier le petit commerce hérité de ses parents que jamais il ne s’était accordé de vraies vacances. Un jour, sans que rien de particulier n’eût semblé l’y décider, il s’autorisa à confier la librairie à sa grande sœur, le temps d’une escapade de trois semaines en direction du soleil levant. C’était il y a plus de trente ans. Il n’est jamais rentré. Comment je sais tout ça ? Parce qu’on me l’a raconté. Ne me demandez pas qui, je n’en ai aucun souvenir.

Le grand Irlandais n’est pas le seul, à Chiang Mai, à acheter et vendre toutes sortes de livres. L’un de ses concurrents, un Français installé un peu plus haut sur Moon Muang, a choisi de se limiter au commerce des ouvrages bien de chez nous. Lorsque, chaque année, je m’envole pour me poser onze heures plus à l’Est, c’est pour fuir quelque temps ce chez-nous qui parfois me pèse tant. J’aime profiter d’un ailleurs qui m’accueille avec sourire et délicatesse, à quelque dix-mille kilomètres de Montparnasse. Loin de moi, alors, l’envie d’aller parler français avec un Français au milieu de livres exclusivement français. Je préfère trainer chez l’Irlandais, là où les auteurs me parlent thaï, norvégien, allemand ou anglais. Bien entendu, une fois achevé le tour de ma librairie de Babel, j’achèterai des livres écrits en français. Mais j’aurai pris plaisir à effectuer, en préambule, mon minuscule tour du monde littéraire.

Littéraire n’est pas exactement le qualificatif que j’accorderais aux deux œuvres avec lesquelles j’ai quitté l’aérogare Roissy 1 il y a quelques jours. Je crois que le mot œuvre m’a d’ailleurs lui aussi échappé. J’en ai presque honte mais j’avais besoin de débuter ma parenthèse asiatique avec deux romans d’aéroport, de ceux qu’on lit vite, qui détendent et qu’on oublie.

–Pauvre imbécile !

Cette citation est à attribuer à mon meilleur ami. Il a prononcé ces mots à mon adresse, via Whatsapp, il y a moins d’une heure. Mon meilleur ami s’appelle Max. C’est un intellectuel. Un vrai. Un pure race. Et un artiste. Un absolu. Un jusqu’au fond des tripes. Compositeur, scénariste, réalisateur, il taquine à ses heures perdues la philosophie et même la physique quantique. Quant à moi, je ne crois pas vous avoir précisé que, bien qu’adorant lire, je suis plutôt orienté ballon rond, ballon ovale et petite balle jaune. Il est historiquement de droite. Je suis viscéralement de gauche. Il admire les femmes anguleuses. Je ne me retourne que sur les formes et les rondeurs. Je l’affirme pourtant, si nous n’étions amis nous serions frères. Cet amour réciproque et absolu n’interdit cependant pas les anicroches. Si je le trouve certains jours un peu planant, il me juge à ses heures légèrement bas du front. Dans son référentiel culturel, point de place pour la médiocrité. Un roman est une œuvre littéraire ou n’estpas.

–Pauvre imbécile ! Tu vas arrêter de perdre ton temps avec ces bouquins que je n’ai même pas envie de qualifier de livres ?!

–Je veux bien que ce ne soient pas des œuvres littéraires majeures mais, que tu le veuilles ou non, ce sont des livres.

–Et les gens qui ont écrit ça sont des écrivains peut-être ?

–Ils vivent depuis bien longtemps de leur plume, ils vendent beaucoup et écrire est leur seul métier. Je répondrai doncoui.

–Mais ça me rend complètement dingue que tu puisses le penser !

–Pourquoi ? Il y a les bons et les mauvais écrivains si tu veux mais tous sont écrivains. C’est comme les bons et les mauvais bouchers, les bons et les mauvais médecins, les bons et les mauvais...

–C’est bon Paul, j’ai compris. Mais je te répète que tu dis n’importe quoi. On n’est pas écrivain simplement parce qu’on noircit du papier avec des mots et qu’on arrive à vendre quelques vulgaires photocopies de ce vulgaire papier à quelques vulgaires lecteurs dans ton genre.

–Ils sont quoi alors s’ils ne sont pas écrivains ? Auteurs, ça teva ?

–Pas plus. Ils ne sont dignes ni des uns ni des autres. Ils sont des écrivant peut-être mais certainement pas des écrivains, et pas plus des auteurs.

–Et tu la situes où la frontière ?

–La langue, les idées, l’inventivité, la profondeur, la puissance. Il faut tout cela à un écrivain.

–Céline, Balzac, Flaubert, point ?

–Mais non. Pas seulement. Tiens, quand tu rentreras, je t’offrirai La Nuit des Temps de René Barjavel. J’ai envie que tu le lises parce que j’essaie d’en acquérir les droits pour l’adapter au cinéma. Je voudrais tonavis.

–C’est une vraie œuvre écrite par un vrai écrivain ?

–T’es trop bête ! C’est juste la plus belle histoire d’amour de tous les temps, ciselée par un immense écrivain. Tu verras ce qu’est une œuvre.

–Avec plaisir. Et je te dirai en toute honnêteté si ça semble mieux ficelé que mes polars de plage.

–Je t’embrasse et je te raccroche au nez avant d’avoir définitivement envie de tetuer.

–Moi aussi je t’aime. À plus...

L’ambivalence des opinions a toujours attaqué mon cerveau fatigué à l’heure de juger les intellectuels. J’admire leur brio autant que je hais leur dogmatisme. Pourquoi ce besoin d’un tel sermon, mille fois répété ? Je le sais bien moi-même que ces écrivant estivaux n’ont absolument aucune chance d’apercevoir un jour la coupole du quai Conti de l’intérieur. Mais qu’est-ce que j’aime en rajouter lorsqu’il m’entreprend ainsi du haut de ses grands chevaux. Parce que c’est lui et que je l’aime, je vais donner le brio vainqueur à plate couture du dogmatisme, en lui accordant cinquante-et-un pour cent de mavoix.

Me voici donc, quelque temps après notre débat sémantique, effectuant ma petite promenade polyglotte chez Backstreet Books, après que le grand Irlandais m’a proposé cent-cinquante baths pour me racheter les deux inoubliables chefs-d’œuvre que je n’ai pas particulièrement pour ambition de voir vieillir dans ma bibliothèque. Chez lui, je croise de tout, y compris le jumeau de l’un des deux romans (pardon mon Max, je n’ai pas trouvé de synonyme à ta convenance) dont je viens de me délester. Je ne suis donc pas le seul à estimer que ces lectures d’un jour sont destinées à virevolter de main en main, de celle d’une jolie voyageuse en quête de légèreté à celle d’un brave routard un peu écervelé. Peut-être, après tout, cela est-il vrai de tout livre, sans distinction de qualité. Les quelques dizaines d’ouvrages de la NRF que je remarque à l’instant pourraient bien le confirmer. Ils sont trop gros et trop lourds pour moi. Trop chers aussi. Lorsque je voyage, les formats de poche que je fuis à Paris ont ma préférence. Comment les choisir ? Comme tout le monde, avec un titre et une quatrième de couverture pour solides béquilles. J’en sors un, puis deux, puis six, lorsque je tombe sur Un Bonheur parfait. Quel titre ! Moi qui cours après le bonheur avec, chevillée au corps, la conviction qu’il est un athlète bien plus alerte que moi et qu’ainsi jamais je ne le rattraperai, je suis happé par ces trois mots. Le petit résumé figurant au dos de l’exemplaire m’accroche. Je prends. Le roman est signé James Salter, dont j’ignore s’il est brillant écrivain ou simple écrivant. Je range tous les autres, hormis un petit polar qui me paraît sans prétention mais détendant. Mon premier œil a déjà quitté le rayonnage lorsque le second est retenu par un titre qui m’avait échappé, le livre ayant été posé horizontalement sur une série de livres verticaux : La Nuit des temps. Je prends aussi. Je vais pouvoir me faire un avis dans le dos de Max et le lui faire partager plus tôt que prévu. Quatre-cent cinquante baths au total. Moins les cent-cinquante de la reprise, je m’acquitte donc de trois-cents baths auprès de l’Irlandais etsors.

Concentré sur mes découvertes, je n’avais pas entendu l’orage approcher. Habituellement, je me réfugie ici lorsque le froid et le gris s’annoncent sur l’Ile-de-France. Le soleil et la chaleur se proposent alors de m’envelopper de tout leur réconfort. Hélas, cette année, je n’ai pu m’échapper qu’à l’orée de la saison des pluies. Si la chaleur est demeurée fidèle à notre rendez-vous, il m’a fallu attendre le onzième jour avant d’apercevoir un providentiel petit coin de ciel bleu. Un jour sur deux en moyenne, l’orage éclate. Dans ces moments-là, ce n’est pas une douche glacée qui nous tombe dessus mais le contenu de baignoires encore tièdes qu’on nous renverse sur la tête. Cela peut durer quelques minutes. Parfois quelques heures. Les minutes passent et rien ne change. Il me semble qu’aujourd’hui, il va falloir compter en heures. J’enfile une de ces ridicules capes de pluie qu’on vend pour trois sous au coin de la rue et enfourche vaillamment mon tout petit scooter. Un ou deux raccourcis que je connais bien et je m’engage sur Chang Puak. En moins de cinq minutes, je suis au Viangbua Mansion, presque au sec. Cet hôtel situé légèrement au nord du centre-ville ne brille d’aucun charme particulier mais, à force d’y séjourner pour de longues périodes, je m’y sens un peu en famille.

Lequel vais-je lire en premier ? Et où ? Une certitude, le polar peut attendre. Le supposé sublime roman de Barjavel devrait s’imposer mais cette histoire de bonheur me torture trop les méninges depuis si longtemps pour que je puisse faire patienter sa perfection. Ce sera elle d’abord. Malgré les trombes d’eau qui descendent toujours de là-haut, après avoir déposé mon casque et mes deux acquisitions pour l’instant délaissées, j’enfile à nouveau ma cape et cours jusqu’à Siriwattana market, situé à quelques pas. Je m’installe sous la halle, devant une table en formica, après avoir commandé une soupe de nouilles au canard (je demande toujours les nouilles les plus larges, ce sont les meilleures). Il me faudra bien cette excitation des papilles pour supporter la fragilité de ces bourgeois de vingt-cinq ans, devenus dépressifs à trente-cinq et à l’agonie dix ans plus tard seulement. Un Bonheur parfait, disait-il ? Non mais de qui se moque-t-on ?

Je ne regrette pas de l’avoir lu. J’aurai mis quelques jours et me serai parfois fait violence pour avancer mais j’en suis finalement venu à bout. J’y ai beaucoup appris sur la lenteur d’une certaine littérature américaine. J’y suis aussi tombé, page soixante-huit, sur une phrase soulignée à l’encre bleue, aussi belle que simple, peut-être tellement belle parce que tellement simple.

« Il sentait qu’elle n’attendit rien, mais lui permettrait tout. »

La rencontre avec ces quelques mots m’a procuré une émotion inattendue, au cœur d’une lecture globalement décevante. Une seconde rencontre m’a fait mystiquement penser que ce roman n’avait pas été placé sur mon chemin par le seul fait du hasard. Coincée entre les pages cent-soixante-huit et cent-soixante-neuf, je retrouvai la facture originelle. Le livre avait été acheté par son premier lecteur à la librairie L’Œil Écoute, sise au 77 boulevard du Montparnasse. J’habite à deux-cents mètres à peine, sur le trottoir d’en face. C’est là que j’ai pour habitude de promener mes yeux, de titres en quatrièmes de couverture.

–Voulez-vous que je vous le rachète pour la moitié du prix auquel je vous l’ai vendu ?

C’est le tarif habituel de l’Irlandais.

–Désolé, cette fois-ci je ne suis pas vendeur. Je ne suis pas venu pour vous le revendre mais pour vous raconter l’histoire incroyable qui nous lie, lui etmoi.

Une fois mon récit achevé, l’homme qui avait vu voyager tant de milliers de livres esquissa un léger sourire, un de ceux qui disent que ce n’est pas un gringalet de la lecture qui va l’impressionner.

–Croyez bien que je connais ce genre de coïncidence. J’aurais besoin de quelques nuits pour raconter toutes les anecdotes dont j’ai eu vent ou que j’ai eu la chance de vivre.

–Vous dites la chance...

–Qu’y a-t-il de plus merveilleux que de voir vivre un livre, de voir circuler une histoire ? N’est-ce pas l’admirable variante de la fable qui virevolte de bouche à oreille ?

–Racontez-moi un de ces voyages, celui qui vous a le plus marqué.

–Il en est un qui ne cesse de hanter mon imaginaire. J’ai vendu un jour un livre à un touriste aussi irlandais que moi, que j’ai vu revenir ici, quelque temps plus tard, en provenance des Etats-Unis. Par où est-il entretemps passé ? Quelle fût son histoire ? Je paierais cher pour le savoir.

–Au lieu d’être libraire, vous auriez pu être poète. Pensez-y pour l’avenir. Il vous reste de belles années devantvous.

L’heure est venue. L’instant magique où l’on écarte délicatement la couverture d’un livre dont on attend du rêve, dont on espère l’émotion, dont on fantasme l’extase. J’en redoute aussi la déception, le cruel sentiment de n’y rien comprendre, de passer à côté ou qu’on insulte mon intelligence, aussi anodine soit-elle. A cette seconde précise, mon scepticisme se mêle à une forme particulière d’angoisse. Max a tiré un feu d’artifice et envoyé les majorettes : attention, chef d’œuvre ! Les doigts de mes deux mains suffiraient sans nul doute à compter les créations artistiques ayant eu l’immense bizarrerie de réunir nos extases. Ce, tous arts confondus. Je m’attends donc au pire. Je me prépare à choisir avec discipline les mots adéquats pour lui dire mon incompréhension. Une fois de plus, il me faudra me désolidariser de son transport amoureux pour une histoire incompréhensible et une écriture bien trop alambiquée pour me toucher aucœur.

Je décide de mettre toutes les chances de mon côté. Ce matin-là, je me lève avec le soleil enfin revenu et demande au Wat Chiang Man de protéger ma lecture. S’il n’est pas le plus beau parmi les quelque trois-cent cinquante temples que compte Chiang Mai, il est considéré comme le plus important. Je m’abrite au creux de son ombre. Je commence. Je poursuis. J’avance. Je m’arrête un peu. Je prends mon temps. Je savoure. Je reprends. L’heure tourne. Le soleil a sommeil. Moi pas. Je me lève. J’ai fini. Je suis bien. Chef d’œuvre.

–La plus belle histoire d’amour de tous les temps. Merci.

Allait-il me comprendre ? Pas certain. Dans mon message à Max, aucun sarcasme, pas la moindre petite place pour la gaudriole. Ce soir, ce n’est pas le ton. Je suis abasourdi. Je suis charmé, comblé, cueilli. Je marche. Il est arrivé qu’on me demande le plus gentiment du monde de quitter une salle de cinéma, dix minutes après la fin du générique et le retour de la lumière, tandis que rien ne parvenait à contenir le flot incessant de mes larmes. J’ai déjà déambulé tel un automate ignorant tout de sa destination, à la sortie d’un concert enivrant ou d’un match épuisant. Mais jamais encore la lecture ne m’avait emmené si loin, moi qui ne l’ai découverte qu’à vingt ans passés, lui préférant jusque-là les bulles plus accessibles des bandes dessinées.

–Qu’est-ce que tu as encore fait ? Elle s’appelle ?

La réponse de Max n’a pas tardé. Il n’a pas compris.

–Éléa

–Je t’avais prévenu petit inculte.

Ça y est. Lui a eu le temps de redescendre. Lui est capable de me glisser une tendre vilénie. Je ne répondrai pas. Je veux planer encore.

–J’espère que tu as pris plein de notes. Un livre ça ne se respecte pas, ça se viole !

Je ne l’ai jamais vu lire autrement qu’un feutre à la main. Annotant et annotant encore. Sur certaines pages, il écrit plus que l’auteur lui-même. Je n’ai jamais su faire ça. Avec lui, j’ai appris à corner quelques pages. Pour moi, c’est déjà beaucoup. Me revient alors la phrase soulignée à l’encre bleue dans Un Bonheur parfait. J’ai envie de faire la même chose. J’ai envie de souligner une phrase. Une seule. Celle qui m’a plongé dans les abîmes du bonheur de lire. Peut-être un jour me résoudrai-je à l’encre. Peut-être même au feutre. Je rentre. Je demande à la réception un crayon à papier. Dans un tiroir du vaisselier situé à droite de l’entrée du restaurant, j’emprunte une baguette. Et je souligne.

« Je voulais que le monde entier sût combien tu étais, merveilleusement, incroyablement, inimaginablement belle. Te montrer à l’univers, le temps d’un éclair, puis m’enfermer avec toi, seul, et te regarder pendant l’éternité. »

Je crois que j’abandonne quelques larmes.

La nuit enveloppe à présent la ville. La lune est dans un jour d’absence. Si les avenues sont éclairées, les ruelles sont noir charbon. Je me faufile de l’une à l’autre, comme un aveugle qui connait parfaitement son chemin. Les seules images qui s’offrent à moi sont celles que fabrique mon esprit soudainement devenu créatif. Je les colle sur des mots, ceux qui voyagent désormais dans la poche extérieure gauche de mon pantalon de routard bourgeois et ne la quitteront jamais plus. C’est en tout cas ce que je me suis promis avant de croiser William au cœur de ma nuit d’hébétude.

Imperceptiblement, ma balade nocturne m’a conduit jusqu’au carré. C’est ainsi que j’ai toujours nommé cette espèce de place, de cour, de jardin ou d’un peu de tout cela à la fois, entourée de restaurants en tout genre, de magasins un peu chics et d’un salon de massage. Situé en plein cœur du cœur de la ville, ce petit coin de tranquillité accueille sur ses bancs les couples et les rêveurs. William semble seul. La trentaine brune et mal rasée. Il doit être un rêveur. Il lit. Lorsqu’il m’aperçoit, il s’interrompt et m’interpelle.

–Are youOK ?

–Oui,oui.

–Ah, vous êtes français, vous aussi.

Ce n’est pas que je ne parle pas anglais, je le parle même plutôt couramment à force de voyager. Ces six voyelles sont sorties de ma bouche sans que je le leur demande. Par réflexe. Je m’assieds sur le banc mitoyen, le dernier disponible. Ici, j’ai souvent lié connaissance pour quelques minutes ou quelques heures avec des inconnus que je ne reverrais jamais. Ce soir, c’est différent. Je n’ai pas envie de parler. Je veux rester perché. Je veux que la descente prenne tout son temps.

–Vous êtes sûr que vous allez bien ?

–Oui, oui, je suis français.

–Je m’en étais aperçu. Je vous demande si vous allezbien.

–J’ai l’air d’allermal ?

–Vous me semblez bizarre.

–Je suis hébété.

–Vous avez des soucis ?

–Pas cesoir.

–Mais alors...

–Alors j’ai rencontré des gens au destin incroyable.

–Ici, ce soir, à ChiangMai ?

–Non, cet après-midi. Mais oui, ici. Enfin pas loin. Au Wat ChiangMan.

–Des moines ?

–Non. Simon n’est pas moine. Païkan non plus. Éléa encore moins.

–Qui sont-ils alors ? Et pourquoi vous ont-ils mis dans cet état ?

–Troplong.

–Quoi, trop long ?

–Trop long à expliquer.

–Mais où sont-ils à présent ces gens ?

–Ils sont là. Ils sont bienlà.

Je pense que c’est à ces mots, et alors que je lui indiquai de la paume de la main gauche que ces gens se trouvaient confortablement installés dans la poche extérieure de mon pantalon, que William a cessé de me prendre pour un malheureux, tranchant plutôt en faveur du fou dangereux.

Puis, peu à peu, notre dialogue s’est normalisé. Un dialogue dont il était l’auteur de l’essentiel des répliques. Ne sachant trop à qui il avait affaire et semblant craindre de nouvelles réponses insensées, il s’est mis à me parler de lui. Ce voyage solitaire pour oublier un chagrin d’amour. Elle était sortie troisième de l’ENA. Les intellectuelles l’excitent. Ce métier certes rémunérateur mais qui s’évertue à approfondir la vacuité intellectuelle de ceux qui le pratiquent. Wolfgang Amadeus Mozart et John Lennon, les deux seuls artistes qui trouvent grâce à ses oreilles et qu’il écoute alternativement le soir, seul, enfoncé dans son canapé. Il parle. Il ne cesse de parler. Je l’entends plus que je ne l’écoute. Je réponds de temps à autre par quelques mots. Il me semble lui dire que oui, je connais bien la ville, que lorsque je suis là, j’habite un peu à l’écart du centre, vers le nord. Je l’informe, à sa demande, rapidement, comme pour me débarrasser de ces incontournables, sur le quartier, l’hôtel, le marché, les gens. J’enregistre quelques éléments de son autobiographie. Il prendra demain, en fin de journée, un mini-van pour Vientiane. Il part à la découverte du Laos. Il n’a pas encore de programme.

–Vous connaissez le Laos ?

–Oui.

–Un conseil ?

–Oui.

–Lequel ?

Peut-être vais-je enfin parvenir à articuler quelques phrases complètes et intelligibles.

–Vous m’avez l’air d’être un rêveur solitaire et pour le moins mélancolique alors ne restez pas trop longtemps à Vientiane. Repartez immédiatement pour Vang Vieng. Là, vous vous asseyez et vous regardez.

–Un autre conseil docteur ?

–Un dernier. Lisezça.

Machinalement, je joins le geste à la parole, glisse la main gauche dans la poche extérieure de mon pantalon et lui tends les quatre-cents pages de remède.

–Merci. Au fait, je m’appelle William.

–Bon voyage William. Je m’appellePaul.

VANGVIENG

Vang Vieng c’est Ha Long sans labaie

Je m’assieds et je regarde. Emerveillé. L’insupportable bavard se fait contemplatif. Je n’ai cette fois envie de rien d’autre. M’asseoir et regarder. Aucune pensée parasite. Je suis bien. C’est tout. Je me remémore juste ce type que j’ai croisé l’autre soir à Chiang Mai. J’ai envie de le remercier. Je n’avais sans doute jamais rien contemplé d’aussi poétique. Il faudra que je lise le livre qu’il m’a donné. S’il est aussi bon critique littéraire que guide touristique, je vais m’embarquer pour quelques heures de délice. Il ne manquerait plus qu’Einav tienne sa promesse de me rejoindre pour que Vang Vieng ressemble à ce paradis terrestre dont l’existence m’a toujours paru douteuse.

Avant-hier, j’ai traîné une bonne partie de la journée. L’agence m’avait prévenu que le chauffeur passerait me prendre vers 18h45, pour un départ à destination de Vientiane prévu entre 19h00 et 19h30. Dans ces pays, tout est facile. Vous payez vingt euros un trajet d’une nuit et, en cadeau bonus, on vient vous chercher à la porte de n’importe quelle guesthouse de la ville. Lorsque l’écran de mon téléphone a indiqué 18h45, ne voyant rien venir, j’ai senti monter une petite angoisse. Elle fut de courte durée. A 18h48, le mini-van gris pointait le bout de son capot. A son bord, une seule passagère. Une jolie brune, les cheveux ondulés, la peau mate, les yeux bleus. Entre vingt et vingt-cinq ans. Un style assez identifiable. Il ne manquait plus que la pointe d’accent pour confirmer mon intuition.

–Hi, I’m William.

–Hello, I’m Einav.

Bien vu. Une Israélienne. J’aime ces longs voyages en bus, petits ou grands, en train parfois, qui permettent de côtoyer quelques heures durant des autochtones ou des touristes de partout. D’échanger et de découvrir. Le chauffeur doit être au début de sa tournée. La dizaine de places vides va se remplir au fur et à mesure que nous effectuerons le tour de la ville. Quelques minutes plus tard, nous mettons pied à terre devant l’agence. Nous n’avons pris aucun autre passager. Certainement un groupe de routards coréens ou hollandais nous rejoindra-t-il sur place.

–Only two tonight, me glisse le chauffeur dans un demi-sourire et un anglais rudimentaire.