Emma... - Lia Nauleau - E-Book

Emma... E-Book

Lia Nauleau

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Emma danse pour Sergueï, le tsar autoproclamé de la mafia russe en France. Depuis le temps, qu'elle évolue dans le milieu en tentant d'épargner son âme, la jeune femme a survécu aux pires sévices. Ainsi, pour elle, il n'y a pas d'autres perspectives que de rester sous la coupe de ce tyran qui ne connaît qu'une seule loi: la sienne. En chemin, Emma rencontre Camille, laquelle est née avec une cédille faisant d'elle un garçon. Elle aussi a enduré un long combat pour s'affirmer et connaître le bonheur d'être soi. L'amour qu'Emma porte à Camille saura-t-il lui donner la force de reprendre sa liberté et de fuir Sergueï ? En sortiront elles vivantes? Êtes-vous prêts pour la roulette russe ?

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Seitenzahl: 356

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Vous êtes une femme victime de violence conjugale ou vous êtes témoin d’une situation de maltraitance. Un seul numéro le : 3919(Gratuit et anonyme en France métropolitaine)

AVERTISSEMENT : Certains passages pourraient heurter la sensibilité des lecteurs. Cette œuvre est une fiction comportant des scènes de violence psychologique et de rapports sexuels non consentis. Ce n’est aucunement une apologie et je condamne ces comportements.

Ce livre est une œuvre de fiction, les personnages, lieux, et les situations décrites sont purement imaginaires.

Toute ressemblance avec des personnages connus, des événements existants ou ayant existé, ne serait que pure coïncidence et le fruit du hasard.

Puisqu'on ne vivra jamais tous les deux

Puisqu'on est fou, puisqu'on est seul

Puisqu'ils sont si nombreux

Même la morale parle pour eux

J'aimerais quand même te dire

Tout ce que j'ai pu écrire

Je l'ai puisé à l'encre de tes yeux

Paroles de F. Cabrel. Album Fragile – 1980

…, c’est à travers tes yeux que je me suis trouvée belle.

Juillet 2022

Sommaire

Faisons un point avant de commencer

Tantsouy ! (Танцуй ! – Danse !)

Apprivoisées

Mauvais genre

Fuir

Cap au Sud

Ave Caesar, morituri te salutant

Tel le Phoenix

Au Maroussia

La fin d’un empire

Eta koniets (Это конец - C’est fini.)

Épilogue

Biographie

Faisons un point avant de commencer.

Trois petits points parce que souvent les mots ne sont pas assez forts pour exprimer ce que l’on ressent.

Trois petits points pour laisser un instant en suspens, une seconde pour laisser s’exprimer la complicité nouée entre le lecteur et l’auteur. Trois petits points entre battement de cils et clin d’œil, dans tous les cas un vide de vocabulaire que votre esprit comblera, par un mot, ou une sensation, ou bien une chaleur ou peut-être une couleur.

Parce qu’après tout, ne sommes-nous pas mieux servis par nous-mêmes ?

Trois petits points pour suggérer une suite logique fruit de votre expérience. Avec ces petits points insignifiants, je cherche le meilleur de vous, pour ainsi sur votre visage voir apparaître le plus beau des sourires, ou encore s’ouvrir de grands yeux étonnés ou parfois se dessiner une ride de colère. Autrement dit, ce que vous tenez entre vos mains saura (je l’espère.) vous arracher des « Oh non ! Des grrr, des ouiiii, et des… (soupirs).

. Un premier petit point pour vous exprimer un soupir, une douce communion avec vous, mes fidèles lecteur·trice·s, ainsi les mots de Barbara me reviennent :

« Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous. » (1967) Et c’est vous qui l’écrivez avec plus de talent que moi.

.. Un deuxième pour le courage que vous me donnez, celui de mener mes projets jusqu’au bout. Car, écrire une histoire cohérente peut se montrer par moment fastidieux, alors le découragement nous guette. Mais tout va bien puisque je les écris pour vous... et un petit peu pour moi aussi. Le plaisir ne vaut que s’il est partagé.

... Un troisième pour l’engouement et l’inspiration que vous m’insufflez. Merci

« Trois petits points » pour cette Emma, laquelle se reconnaîtra, et lui dire ce que nous nous sommes promises de ne pas nous dire.

Pour la dédicace, je n’ai pas su faire mieux que de donner ton Emma… gnifique prénom au bouquin. (Je n'oublie pas le projet initial derrière cette histoire. Mais je ne m’en sentais pas capable. Nous en avons parlé.)

En tout cas, dans ce nouveau récit, tu trouveras un peu de toi et beaucoup de nous. Puissions-nous ne jamais connaître la fin de notre histoire ni le manque d’inspiration.

Tri malen'kiye totchki (Tри маленькие точки – trois petits points) pour tendre une main à la Russie que j’ai appris à aimer grâce à deux perles venues de l’Est. Elles s’appellent Natalia Basistova et Yana Kalininchenko. Mesdames, je vous dédie quelques mots en tant que conseillères linguistiques :

« spassibo bolchoï pour nos éclats de rire partagés — boltovnya vmeste (болтовня вместе — bavardages ensemble) ».

Quelques mots, en guise de … de sutures, pour celle qui autrefois m’a accusée de ne pas être un vrai homme. 8 ans après, mon accusatrice, sur ce chef d’inculpation, a retiré sa plainte. « Elle a depuis le temps rencontré des hommes bien moins Hommes que moi ». Je devais le préciser. Merci, Céline, avec ces mots tu m’as aidé à avancer. Nos enfants sont si beaux.

À Simon, tes mojitos sont des remèdes contre la moJosité et tu nous as beaucoup manqué. (J’ai écrit cette histoire en grande partie pendant les confinements imposés par les autorités.)

Mes BETA lectrices : Flora, Aurore, Bulle, Marion, Claudine et Jean-Pierre. Merci à vous d’avoir eu la patience de chasser mes multiples coquilles, fautes d’accord et oublis de virgules. Si ce livre est lisible, c’est grâce à vous.

Enfin, un dernier mot pour vous dire que nous sommes toutes et tous les héro·ïne·s de notre vie, gardez la tête haute, le poing levé fort·e·s de vos convictions, trois petits points et puis c’est tout.

« Ne laissez personne vous dire qui vous devez être. »

J’espère que cette histoire saura vous faire frissonner, et vous amènera à vous poser les questions suivantes :

« Et moi, que serais-je prêt·e à faire pour récupérer ma liberté ? » ou bien « Serais-je prêt·e à me priver de liberté pour ne pas avoir à lutter ? » Ou mieux encore à repenser votre liberté. Allez-y demandez le-vous :

« Suis-je libre ? »

Lia – Лия

1/ Tantsouy ! (Танцуй ! – Danse !)

Emma…

… tête heurte violemment le macadam après avoir enduré une correction sévère. Au début, j’étais comme une boule de flipper entre trois bumpers sans jamais tilter, puis j’étais le punching-ball subissant les assauts de poids lourds sans pouvoir jeter l’éponge. Enfin au sol, pour une session de penalties, j’ai encaissé des coups francs tirés par des lâches.

Mes cris auront permis au voisinage endormi d’appeler les secours, sans que personne intervienne. En attendant, je fais la morte et étouffe chacun de mes gémissements occasionnés par mes multiples douleurs. Mes agresseurs en ont assez. Et moi ? Mais jamais personne ne me demande mon avis, j’ai toujours été peu de chose, un peu comme Cosette pour Hugo.

Enfin, les trois gorilles remontent dans leur SUV de luxe et quittent les lieux rapidement en abandonnant une plus si jolie poupée mannequin blonde encastrée dans le bitume de la chaussée. Je n’entends plus rien, ma vision se trouble et laisse apparaître une lumière bleue clignotante au loin. Le goudron de la route est rugueux et froid, je grelotte. J’ai un goût de sang dans la bouche. Mes forces… s’amenuisent... je crois… perdre connaissance. J’aurais mieux fait de ne jamais me relever après le premier coup de pied dans le ventre. Soudain, un camion rouge s’arrête près de moi.

La lumière danse sur les façades, donnant à cette situation un semblant de fête. Un flash me frappe l’œil droit puis le gauche, ce n’est donc pas fini pour moi. De l’air frais me parvient aux narines et très vite je me détends. Tout va bien. Tout va… bien… Je retrouve l’espoir de… Camille ! J’angoisse et j’ai envie de pleurer.

J’ai poussé mes premiers cris il y a vingt-cinq ans sur les bords de la Neva, dans la banlieue de l’ancienne Petrograd. Je suis la benjamine d’une fratrie de six enfants. Mes parents m’ont expédiée en France comme on se débarrasse d’un paquet de linge sale, pour me donner une chance de faire des études et surtout parce qu’ils n’avaient plus un kopek pour nourrir une bouche de plus. Mais savaient-ils dans quelle bouche ils envoyaient leur petite dernière ?

C’est avec l’innocence de mes huit ans que je suis accueillie chez mon oncle de l’Ouest, et découvre les mœurs étranges que propose l’Europe capitaliste. Il y souffle un air de liberté étourdissant, les publicités épileptiques nous suggèrent que pour être il faut avoir et aussitôt des spots nous rappellent que nous sommes déjà obsolètes. Consommer encore et toujours, aussitôt déballé, aussitôt périmé.

Diadia (Дядя – Oncle) a fait fortune dans l’import-export, il commerce entre la mère patrie et l’Occident. Son business est fort lucratif. Bien que flou, il lui permet tout de même de loger dans un petit appartement qui n’appartient qu’à lui et de rouler dans une auto qui ne grince pas, avec des vitres électriques de série. Vous avez besoin du meilleur des caviars, Diadia y pourvoira. Vous avez besoin d’un fusil mitrailleur, russe bien entendu, alors Diadia fera le nécessaire. Vous avez besoin de compagnie et de tendresse, Diadia connaît du monde.

La dernière chose que ma mère m’a laissée avant de partir, ce sont ses chaussons de danse. En effet autrefois, Mama a tenté le concours pour intégrer le corps de ballet de Saint-Pétersbourg et puis elle est tombée… enceinte et a dû renoncer à ses rêves de jeune fille.

Je regarde souvent cette paire de chaussons, laquelle est suspendue à la tête de mon lit. Je repense au rêve anéanti de ma mère et à l’espoir qu’elle place en moi, celui de me voir un jour les étrenner sur une scène française. Alors comme pour me bercer d’illusions, me protéger de la rudesse de la réalité, je rêve que dans quelques années je pourrai entrer l’école de l’Opéra Garnier.

Au fil du temps, la réalité de ma situation ramène la future Étoile violemment sur Terre, car cet oncle providentiel s’est très vite transformé en Thénardier1 et ma condition est ensuite devenue moins enviable que celle d’un « petit rat ». Chaque jour, je suis frappée, molestée, tabassée, séquestrée en fonction des humeurs de mon logeur, souvent sans raison, en tout cas Diadia me laisse le soin d’en trouver une si je le souhaite. C’est ainsi que je perds mon innocence et mes illusions. Librement enfermée, parce que je n’ai nulle part où aller, pour m’évader je danse seule dans ma chambre, je rêve d’amours impossibles, Roméo et Juliette sont mes idoles et Tchaïkovski ma pop star.

Camille se réveille en sursaut.

« Emma…

… tinale », me dis-je en me réveillant en sursaut. Le jour se lève et la place de celle qui partage mes nuits et mes jours est toujours froide. Je consulte mes messages, pas de notifications. Rien. Pour le coup, ça ne lui ressemble pas. Je souffle et me frotte les yeux et j’appelle celle qui a découché.

La sonnerie… la sonnerie est interminable… la so’… une voix d’homme finit par décrocher… ?! … Mon sang ne fait qu’un tour, un mauvais pressentiment m’étreint alors la gorge, sans elle… mon monde s’écroule. L’homme au téléphone a une voix se voulant réconfortante et me demande très sérieusement de m’identifier, puis de nommer la personne que je tente de joindre. Je crois à une blague et fermement je demande :

« Passez-moi Emma s’il vous plaît !

— Madame, calmez-vous, c’est la police à l’appareil. J’ai besoin de son nom de famille, c’est la procédure. »

Procédure mon cul. Emma n’a pas ses papiers sur elle et elle s’est faite serrer l’idiote ! J’ai cru au pire un instant. Ce n’est qu’un simple contrôle d’identité. Je souffle et je reprends :

« La blonde en face de vous s’appelle Emma Basistova. Mais pourquoi est-elle avec vous ? Puis-je lui parler s’il vous plaît ?

— Je ne suis pas habilité à vous donner cette indication madame. »

Elle n’est pas avec lui ! Peut-elle parler ? Est-elle en garde à vue ? Un accident ! Oh mon dieu. Puis avec effroi, je demande à l’officier en lui coupant la parole :

« Où est-elle ?! Je suis sa femme ! Je veux savoir ce qu’elle a bon sang !

— Calmez-vous, madame ! Je dois avant tout vous poser quelques questions à son sujet. A-t-elle des allergies médicamenteuses ? »

Médicament !? Elle est à l’hôpital ! Elle est vivante ! Puis réfléchissant à la demande concernant les allergies éventuelles :

« Non pas à ma connaissance.

— Très bien. Votre compagne vient d’être admise aux urgences de l’Hôtel Dieu après avoir subi une agression sur la voie publique.

— Une agression !? Co… comment va-t-elle ?

— Pouvez-vous nous rejoindre rapidement ? L’équipe médicale vous donnera tous les renseignements.

— Oui bien sûr, à tout de suite. » Je raccroche.

Je saute du lit et enfile un jeans en un temps record, ma toilette attendra. Je saisis mes cheveux et les entortille pour former un chignon informe que je verrouille avec un pic en bois.

1 ; 2 ; 3 ; coiffée. Un manteau, mon sac et mes clés. Clac ! La porte est fermée.

Pendant que je roule vers l’hôpital, l’angoisse s’insinue dans ma tête, je redoute le pire pour celle… Je peine à respirer et l’angoisse m’enserre à nouveau la gorge. Alors comme un enfant dans son lit qui a peur des monstres je me réfugie dans des souvenirs réconfortants. Ainsi je me replonge dans les doux moments, je me souviens du jour où nos univers se sont télescopés, quand Emma et moi sommes entrées dans la vie de l’une et de l’autre.

Nous nous sommes rencontrées à la Marche des Fiertés, la fameuse « Gay Pride ». Et dire que je ne voulais pas y aller. Ah ah ! Mais ma petite amie de l’époque, avec laquelle je savais déjà que ça n’allait pas durer, aura eu raison d’insister, puisque ce jour-là aura eu raison de notre couple.

C’est alors que nous nous rendons à ce qu’appellent les conservateurs de la pire espèce, à la procession des « dégénérés », des « impies », « infidèles » et autres « sodomites ». À ceux-là, je réponds, mais allez donc bien vous faire aimer, et occupez-vous de VOS fesses pendant que nous militons pour NOS droits !

C’est fort de nos convictions que nous rejoignons les représentants des différentes communautés unies sous la bannière « arc-en-ciel ».

Aussitôt, je suis saisie par la joie des marcheurs, je finis enfin par accrocher un sourire à ma face, à me… si j’osais… décoincer les fesses.

Tandis que ma « future ex en sursis » parade et distribue des paillettes d’amour au monde, moi je lui sers de sac à main, de vestiaire, de trousse à maquillage et de faire-valoir, mais avec le sourire. Et puisque je ne suis pas venue ici pour faire le clown, je brandis une pancarte rappelant au monde que nous sommes tous humains et que par le passé « Nous aussi, personnes transgenres, nous étions de tous les rendez-vous ». En janvier 2015, j’étais là, je n'étais pas journaliste et portant je défendais la liberté d’expression face aux radicalisations. En novembre 2015, j’étais dans ma province pour apporter mon soutien aux Parisiens, j'arpentais le pavé pour montrer notre unité face au terrorisme. En 2019, j’ai revêtu mon gilet jaune pour défendre comme vous notre pouvoir d’achat. Je suis une femme transgenre, je vis parmi vous, je suis comme vous. Alors tandis que vous vous montrez solidaires pour la défense de vos droits fondamentaux, j’interpelle vos consciences, je vous demande si vous aussi, vous défendrez la liberté d’aimer et le droit à la différence.

JE SUIS CHARLIE JE SUIS PARIS JE SUIS GILET JAUNE JE SUIS TRANSGENRE NOUS SOMMES DIFFÉRENT·E·S SOYEZ TOLÉRANTS

La Pride est un évènement qui autorise toutes formes d’excès, à la Marche des Fiertés tu peux être qui tu veux. Alors peut-être que certains comportements sont un brin provocant, mais la Gay Pride est un évènement de visibilité communautaire créé pour faire avancer les choses et les débordements ne sont pas le reflet d’une généralité.

Afin de lier l’utile et l’agréable, j’avais donné rendez-vous à une amie militante, Léonie, une fervente pratiquante à l’église « bleu, blanc, rose »2, il en faut, mais à son niveau, autant de dévotion et d’abnégation mériteraient la canonisation. En ce qui me concerne mon militantisme en faveur de la tolérance et du droit à la différence, je le pratique au quotidien. Je n’appartiens à aucun groupe d’action LGBT, ni ne participe à aucune manifestation pour être fière de ce que je suis en paradant pour amuser la foule. Si je suis là aujourd’hui c’est uniquement parce que ma copine a insisté.

Au milieu de ce charivari, nous finissons enfin par retrouver ma pote la Sainte Goudou, laquelle est accompagnée de sa nouvelle conquête. Nous nous saluons et aussitôt elle nous présente son nouvel accessoire : 1,70 m ; 50 kg ; blonde aux yeux bleus, plutôt timide, et puis elle a un prénom : Emma.

Elle s’appelle Emma… Et soudain, mon cœur tambourine, mes pupilles se dilatent sûrement, je deviens prédatrice. Alors pour ne pas l’effrayer je tente de réfréner mes instincts primaires, mais je vous jure que ce n’est pas de ma faute…

« Emma est si belle que c’en est illégal, ses petits seins pointent droit sur moi, et je ne suis pas sûre qu’elle ait un permis pour ça », me dis-je en me forçant à ne pas les regarder. Trop tard, j’ai regardé.

Après les salamalecs d’usage, nos copines respectives partagent leurs expériences sans s’écouter, comme il est de coutume dans la communauté transgenre. Ainsi chacune fait de longues complaintes destinées à démontrer qu’elle en chie plus que les autres dans son parcours de transition, c’est un peu comme si elles participaient à un concours de celle qui aura la plus courte. À part, Emma et moi faisons connaissance et parlons maroquinerie, très vite nous nous trouvons un point commun, nous ne voulions pas venir. Ensuite, nous rions de choses différentes que des petits malheurs de nos nombrils, on a même discuté de carburateurs et des deux roues. J’aurais parlé de n’importe quoi avec elle, de pistons et de cylindres, si Emma l’avait voulu… juste pour avoir le droit de me baigner plus longtemps dans ses yeux océan. Enfin, elle rit volontiers à mes jeux de « motos ». Je suis conquise, sous l’emprise d’un charme et c’est ainsi qu’Emma est entrée dans ma vie, comme un éclat de rire. Je repartirais bien avec elle, mais je suis déjà le sac à main d’une autre.

Le soleil disparait derrière les immeubles, la fête arc-en-ciel est soudainement devenue trop courte, les rues se vident et les terrasses des cafés se remplissent. Pour nous, il est temps de reprendre notre route chacune de notre côté. Je croise trop rarement Léonie. Reverrai-je Emma ? Rien n’est moins sûr. Alors en guise d’adieu je lui dépose un long baiser sur la joue et respire en secret le parfum de ses cheveux. Mes yeux lui crient de ne pas partir. Je me raisonne, « au revoir » n’est-ce pas une promesse de se revoir ? Mon cœur tiendra-t-il jusque-là ?

« Emm' mal accompagnée », me dis-je en lâchant un soupir et en me retournant une dernière fois sur celle qui devient ma douce obsession.

Est-ce réciproque ? Se retournera-t-elle ? Je veux y croire. Je me retourne une fois de plus, je veux savoir. Léonie agrippe Emma, je n’aime pas cette image et mon cœur s’assèche. Je tenterai le tout pour le tout, je ne peux pas laisser le destin me l’enlever sans rien faire, pas comme ça !

Tandis que les jours passent lentement loin d’elle, j’ai cru que le manque d’Emm’ allait passer. J’ai même essayé de l’oublier. Alors j’ai aimé un peu plus que d’habitude ma future ex, comme pour tenter de me soigner de la folie douce qu’Emma m’a filée, une douce obsession comme une sale maladie. Je déteste ce que je deviens, ce que je fais subir à l’ex qui partage mon lit. Je ne la respecte plus et elle ne mérite pas ça.

La jolie Russe a allumé un incendie en moi avec un seul sourire. Je dois alors mettre mon intégrité de côté pour en avoir le cœur net et l’esprit libre, être à nouveau en accord avec moi-même, et ne pas subir d’acte manqué.

Je sais que ma future ex, soucieuse de donner de l’amour au monde entier, suit n’importe qui sur les réseaux sociaux, et depuis peu une certaine « EmmaBalerina ». J’y vois bien sûr un signe. Le signe que nous devons nous revoir, juste elle et moi. Je demande le numéro d’Emma à ma future ex, laquelle pour le coup n’est plus en sursis puisqu’en collaborant elle se condamne. Mais ne l’était-elle pas déjà ? J’ai ensuite rappelé Emma dans le dos de celle que je n’aimais plus depuis longtemps.

Je dois avouer que je ne suis pas fière de ce stratagème, mais je n’ai pas mis longtemps pour m’arranger avec ma conscience. Puisque la fin justifie les moyens, que la déraison de mon cœur me donne raison chaque jour depuis trois ans qu’Emma et moi partageons la vie de l’une de l’autre.

J’arrive à l’hôpital en un temps record et pénètre dans le hall des urgences, où j’aperçois des personnes assises qui attendent, résignées, leur tour. Entre autres, il y a un homme se tenant la tête dans un linge ensanglanté, une femme qui a appris à valser avant de se faire larguer par son cavalier et un SDF qui termine sa nuit dans un pantalon visiblement trempé. Mon attente est interrompue par un agent de police, lequel a une voix familière :

« Mme Basistova ?

— Oui. Où est Emma ? Où est-elle ?

— Elle a été transférée dans une chambre, un médecin vous expliquera. Il reprend, mais avant, j’ai quelques questions à vous poser. Savez-vous qui pourrait en vouloir à votre conjointe ? Auriez-vous une idée de ce qui lui est arrivé ? »

« Emma… tomes », me rappelé-je. J’indique alors à l'enquêteur mon ressenti :

« Elle revient parfois de son travail avec de nouvelles marques sur le corps… des marques de coups. Elle est danseuse dans un bar, le Maroussia pour un dénommé Sergueï. »

À ma déclaration, le regard du policier semble apeuré et semble chercher autour de nous si la personne dont je viens de prononcer le nom ne serait pas dans les parages. C’est alors que l’officier referme son calepin et ne poursuit pas plus longtemps mon audition, comme si me parler tout d’un coup devenait interdit.

Je mesure alors pour la première fois la véritable dimension de ce Sergueï et j’entrevois un instant la possibilité que l’employeur de ma femme soit probablement son bourreau.

Pour le coup, je me sens abandonnée par les forces de l’ordre, institution pour laquelle j’avais encore de l’estime.

Écœurée, je demande :

« Quoi ? C’est tout ! Vous n’allez rien faire ?

— Estimez-vous heureuse que votre amie soit encore en vie. Fuyez tant qu’il est temps. »

L’agent intercepte un infirmier et lui demande de me mener à la chambre d’Emma. Enfin avant de me quitter, résigné, l’agent de police affiche un rictus trahissant toute la pitié qu’il a pour nous et il dit :

« Bonne chance à vous deux. Fuyez. »

Lors d’un dimanche pluvieux propice au repli sur soi et à la nostalgie des jours heureux, Camille assise à côté de moi dans le canapé interrompt ma lecture :

« Dis-moi, t’es-tu retournée ?

⎯ Comment ?! De quoi parles-tu ?

⎯ Le jour de notre rencontre, à la Pride, quand tu es repartie avec Léonie, t’es-tu retournée pour me voir m’éloigner et sortir définitivement de ta vie ? »

Je soupire les yeux en l’air, Camille me regarde comme un enfant impatient d’entendre une histoire avant de se coucher. Alors ensemble nous revivons le début de notre histoire :

« Je me souviens m’être retournée en effet, une fois pour te voir reprendre le cours de ta vie, une seconde fois pour apaiser mon âme et tirer un trait sur celle qui avait égayé ma journée, puis une dernière fois parce que tu me manquais déjà.

⎯ Trois fois !

⎯ Oui. Je ne sortais avec Léonie que depuis quelques jours et c’était déjà quelques jours de trop. En effet, Léonie ne parlait que de Léonie, des actions que Léonie menait, des idées que Léonie avait... Bref, le monde de Léonie ne tournait qu’autour de Léonie… Elle ne laissait que trop peu de place à celui ou celle qui aurait voulu partager sa vie. Elle n’aimait pas, elle s’aimait par-dessus tout. Elle aidait les autres pour ne pas voir ses propres problèmes. J’espère seulement qu’un jour elle saura trouver la sérénité. Nous nous sommes séparées quinze jours après la Marche des fiertés.

⎯ Il s’en est fallu de peu que nous ne nous rencontrions jamais. Mais alors Léonie et toi, comment ça s’est fait, qu’est-ce qui t’a séduite chez elle ?

⎯ C’est bizarre. À l’époque, je sortais d’une relation toxique dans laquelle j’ai été sérieusement malmenée.

⎯ Sergueï ? Ton patron !

⎯ Oui. Après notre séparation, il a bien voulu que je loge dans une de ses piaules contre des heures de travail au Maroussia.

⎯ Je me souviens de cette chambre de bonne. C’était rue Mangin. Elle était sinistre.

⎯ Pour moi, c’était un palace, c’était mon premier endroit à moi, un espace de liberté dans lequel je pouvais dormir sereinement sans craindre d’être battue.

⎯ Je sais bien que tu ne veux pas spécialement m’en parler, mais que s’est-il passé avec Sergueï ? »

Plutôt que de lui raconter un calvaire qu’elle n’est pas prête à supporter, je décide une fois de plus d’entourer mon passé d’un épais voile de mystère en lui disant seulement :

« Plutôt que de vie commune, je parlerais de libre détention.

⎯ Mais depuis le temps que nous sommes ensemble, objecte-telle.

⎯ Ce qui s’est passé nous amène à aujourd’hui. Sergueï m’a permis de me loger et de rencontrer une connaissance à toi et enfin nous y voilà », lui dis-je sèchement.

Les yeux de Camille se troublent puis se noient. Je ne souhaitais pas lui faire de mal, ni même mettre en doute la confiance que je lui porte. Ne pas lui raconter c’est l’épargner, c’est prendre soin d’elle, c’est prendre soin de nous. Enfin, je lui dis avec tendresse :

« Et puis cette chambre sous les toits, n’était-elle pas le premier endroit où nous nous sommes aimées, ma chère Kartochka3 ?

⎯ Oui, me dit-elle avec une voix empreinte de tristesse.

⎯ Merci Sergueï, point final. Toi et moi, nous avons mangé notre pain noir, désormais nous partageons ensemble notre pain blanc dans un nouvel appartement vachement plus confortable. Merci aussi à Léonie d’avoir bien voulu faire un bout de chemin dans ma vie.

⎯ Oui… Raconte-moi comment elle est entrée dans l’équation celle-là ?

⎯ Je venais de poser ma valise sous les toits et les toiles d’araignées, dans la poussière et sans matelas, quand poussée par la faim, je me suis rendue dans le café d’en bas pour me mettre quelque chose sous la dent.

« Une fois assise, Léonie est entrée à son tour. Elle portait un perfecto cuir, ses cheveux étaient rouges, j’ai tout de suite remarqué son androgynie, disons… hum, intéressante. Nos regards intéressés se sont alors croisés. J’ai ensuite plongé mon nez dans mon bouquin et tenté de dissimuler ma gêne…

⎯ Ça va ! Pas la peine de rougir non plus, bougonne Camille.

⎯ Écoute, je sortais d’une relation difficile avec un homme violent, j’étais pour le coup vaccinée des hommes, et tu le sais j’ai toujours été attirée par les filles. Alors la transidentité, dont je ne connaissais rien, devenait pour moi une option intrigante. Ensuite, Léonie a provoqué les choses. Elle a commandé un café au comptoir, puis elle m’a demandé si elle pouvait s’asseoir à ma table.

« J’ai relevé la tête de ma fausse lecture, j’ai regardé incrédule autour de nous pour constater que le bar était quasi vide. Devant son audace, je n’ai pas su dire non. Ensuite, Léonie et moi avons bavardé, enfin surtout elle…

⎯ Ah oui ! Quand elle commence, on ne l’arrête plus.

⎯ Un peu comme toi en fait, dis-je à Camille en posant une main sur sa cuisse pour lui signifier ma tendresse.

⎯ Outch, répond-elle les yeux fermés comme pour encaisser un direct dans l’estomac avant de rire.

— Que Léonie parle autant m’arrangeait bien. En effet, j’avais envie de légèreté et ne souhaitais surtout pas parler de mon passé à la Dickens, ni de ma chambre de bonne. Ça aurait pu l’effrayer et l’histoire aurait été toute autre. Nous avons parlé de son militantisme, elle m’a ouvert les yeux sur le monde de la transidentité, elle m’a exposé ses espoirs pour un monde plus tolérant. J’ai cru qu’avec elle je pourrais enfin goûter à une vie pleine de couleurs et d’amour. Et puis c’est en dissertant sur qui de Lénine4 ou de Lennon5 était le plus grand révolutionnaire qu’elle a su me charmer. »

« Imagine there's no countries.It isn't hard to do Nothing to kill or die for And no religion, too. »

(Imagine qu’il n’y ait plus de pays Ce n’est pas dur pourtant. Il n’y aurait plus personne à tuer ni de pays pour lequel mourir Et plus de religion non plus.)

8 ans plus tôt, chez Diadia.

Je n’ai que dix-sept ans quand ce soir-là Diadia reçoit ses drouz’ya (Друзья- amis) pour une partie de poker entre hommes. Comme mon oncle sait recevoir, je suis réquisitionnée pour m’assurer que ces messieurs ne manquent de rien. En attendant, ces « gentlemen » passent une bonne partie de la soirée à poser de tactiles impolitesses sur les fesses d’une bien trop jeune femme. Je ne dis plus rien, j’ai cessé de revendiquer des droits sous le toit de Diadia, puisqu’à priori la convention de Genève ne s’applique pas ici. J’ai d’ailleurs compris que chez mon oncle, je n’ai qu’un seul droit, celui de la fermer et de rester agréable à chaque instant.

On ne s’aperçoit du tournant que prend sa vie qu’une fois qu’on a du recul. Ce soir-là en est un, et je rencontre mon prince charmant, celui qui me sort de chez Diadia, celui qui me rend mes espoirs, mon héros et probablement mon bourreau, mais à cet instant je ne le sais pas encore.

La soirée se poursuit, mon oncle semble perdre beaucoup d’argent, je sens que je vais encore me prendre une rouste avant de me coucher. En voilà une raison ! Soudain, mon oncle ordonne :

« Tantsouille ! (Tанцуй – Danse !) »

Devant cette citation à comparaître, je tente de faire valoir mon droit à disparaître parce que je ne danse que dans ma chambre et leurs regards posés sur moi ne demandent pas mon consentement. Je me sens souillée. Ces hommes m’effraient. Objection rejetée !

Alors j’essaie de me cacher avec mon plateau, comme si cette dérisoire plaque de plastique pouvait me protéger de ces prédateurs. Mes joues rougissent et trahissent mon mal-être. Je minaude en espérant obtenir la clémence des spectateurs :

« Je ne veux pas, non Diadia. Pazhalouysta (пожалуйста – s’il te plaît) », chuchoté-je. Je ne suis pas habituée à tant d’intérêt, en tout cas pas de cet intérêt-là. Je préfère presque quand ces porcs envisagent mon derrière avec concupiscence, je peux au moins faire semblant de ne pas les voir.

Devant tant de simagrées, Diadia, pour ne pas perdre la face, hausse le ton et s’énerve de la pudeur soudaine de « sa petite shlyukha (Шлюха – putain) ». Alors il tape du poing sur la table et tente de se lever, pour je vous laisse deviner quoi... imposer lestement son autorité sur mon visage. En voilà une nouvelle raison. Son élan est aussitôt stoppé par une main posée sur son avant-bras. Mon oncle retombe vite en pression du moins en apparence, car je sais qu’il ronge son frein rien qu’en fixant son regard, alors je baisse les yeux pour peut-être atténuer l’intensité des représailles.

Un curieux silence s’installe autour de la table. En effet quand on s’habitue aux cris et à la violence, on en vient à avoir peur des moments de calme. Et l’homme qui aura le dernier mot sans en prononcer un seul, mon protecteur d’un soir s’appelle Sergueï.

Cet homme a d’abord été celui de Diadia quand il est arrivé en France. Le « Tsar » comme on l’appelle dans le milieu, a embauché mon oncle alors qu’il n’était rien. Et puis mon oncle, ayant un peu d’ambition et quelques contacts sûrs en Russie, a décidé de voler de ses propres ailes. Par loyauté et parce qu’on ne lui a pas laissé le choix, Diadia n’a qu’un seul client, Sergueï lui-même ; et ses ailes, pour ne pas dire autre chose, sont par conséquent maintenues dans les mains de ce seul homme.

Aujourd’hui.

Allongée… Je crois… Et pourtant je chute vers le plafond, lequel ondule comme s’il se liquéfiait. Les néons tournent et me filent le mal de mer. Je ne délire pas, je sais que je suis à l’hôpital. Une douleur dans la bouche me rappelle le goût du bitume, elle me remémore la correction que j’ai prise et par qui… En somme, je suis allongée dans les nuages, j’ai de sérieux problèmes, mais je m’en fous.

Pour l’instant, je me retape. Je ne peux pas aller bien loin, ni même fuir. Je suis alitée, attachée par les veines, près de moi une potence au bout de laquelle se balance une poche de glucose, et de la morphine est délivrée en continu. Je somnole et je m’évade, mon corps ne ressent plus la douleur, je regarde mes membres et tout se déforme, la pesanteur se trouve modifiée et mes mains semblent si loin, et mes pieds… Eh ! Oh ! Le pied ! Wow, la défonce. Je souffle et je me détends enfin…

Le ciel est bleu, le sol est en coton, je saute et je flotte au milieu des nuages. Je me vois sur mon lit et j’ai une sale gueule. Suis-je morte ? Une machine compte mes battements de cœur et égrène mes dernières étincelles de vie. Je pense aux représailles que Sergueï me fera subir… C’est ça qu’on en finisse ! … Je pense à Camille à ce qu’elle devra endurer. En finir ?

L’alarme du moniteur s’emballe et mon corps si paisible s’agite. Camille… Pardon ! Soudain, deux infirmières entrent dans la chambre et regardent mes constantes. Que cette alarme est entêtante.

« Faites-la taire. Éteignez-moi. Mourir est une solution. Je ne lui apporterai que des ennuis… Camille ne mérite pas ça », finis-je par me dire.

J’entends une voix venue de nulle part, c’est celle de Camille. Soudain, elle apparaît derrière moi, elle me secoue en me disant :

« Ne pense pas à ma place, je suis assez grande pour savoir qui me convient et c’est toi que j’ai choisie. »

Toujours au-dessus de mon corps, je me vois convulser. Une infirmière injecte un truc dans ma perfusion. Soudain, mon séjour au paradis se change en chute libre pour m’écraser la face sur le bitume. Ah oui ! J’avais oublié que c’est à ça que ressemble ma vie. Je vis…

Je m’endors.

8 ans plus tôt à la soirée poker dans l’appartement de Diadia.

Sergueï m’adresse pour la première fois la parole, sans prendre la peine de se tourner, il parle un français parfait, un léger accent moscovite subsiste, cette douce musique me ramène à ma douce jeunesse, aux moments tendres passés près de mes parents. Et soudain, le violon tzigane de mon père résonne dans ma tête. Il reprend :

« Dansez pour nous, jeune Emma. Montrez-nous ce que le Bolchoï6 a perdu. »

Puis il se tourne enfin et me regarde comme si j’étais la dernière femme dans ce monde. Une telle dévotion me désarçonne. Ses yeux plongent dans les miens, je suis comme envoutée, j’ai chaud à l’intérieur de moi malgré la froideur de son regard slave bleu acier. Je suis comme une proie sous le charme d’un magnifique serpent. Je ne tiens plus mon plateau qu’à bout de bras. Sergueï me désarme et me le retire doucement des mains. Je ne lutte plus. Et c’est sur la complainte des violons que je m’évade en exécutant pirouettes, pointes et arabesques. Au bout de quelques instants, je reviens sur terre et me réincarne dans ce monde douloureux, mon public semble être en apnée comme pour prolonger le moment de grâce auquel ils viennent d’assister.

Mon oncle, lui, est suspendu à la réaction de Sergueï, de pesantes secondes passent. Et soudain, le Tsar s’exclame :

« Almaz ( алмаз - diamant), c’est un beau bijou que tu mises là et je saurai le polir. Ia Khochou yéyo ! ( Я хочу её ! - Je la veux !) Tapis ! »

Et Sergueï avance avec détermination tous ses jetons au centre de la table. Mon oncle, lui semble soudain perdre son assurance, il est contraint d’abattre ses cartes. Diadia me regarde pour la première fois comme si j’avais de la valeur pour lui. Ses yeux expriment son regret. À cet instant, j’ai peur de comprendre, et mon souffle devient court. Je me tourne vers Sergueï, lequel exulte en dévoilant son jeu. Tous les hommes en présence poussent un immense soupir de soulagement comme si l’issue de cette partie devait déterminer la suite de leur soirée. Mon oncle lui ne cache pas sa défaite en laissant tomber sa tête sur le bord de la table. Je prends, alors conscience que cette ordure m’a déposée au centre de la table au milieu des billets de banque et de deux-trois babioles en or. Mes yeux rougissent et je ne sais pas si je dois pleurer, j’articule choquée :

« D … Diadia… !? … Tu m’as jouée ? … » Je déglutis difficilement, mes larmes coulent tant ma déception me submerge, je suis écœurée, j’articule : « Tu m’as perdue ? Mes parents t’ont fait confiance. Que vais-je devenir ? »

Mon oncle reste sourd et ce pauvre lâche n’ose pas me regarder. Je me sens abusée, utilisée, une fois de plus laissée à l’abandon. Son visage est dissimulé entre ses mains, comme pour le réveiller je lui crache ma colère :

« Tuï prosto gnil’ ! (Ты просто гниль ! – T’es qu’une pourriture !) ». Et je tente de me jeter sur lui pour lui arracher les yeux. Je suis bien vite stoppée par le bras de Sergueï. Le Tsar magnanime déclare calmement :

« Allons Devoushka ( Девушка - jeune fille), tu n’as pas perdu au change, tu quittes ce rat et tu travailleras pour moi. Avec moi, tu pourras danser tout le temps que tu voudras. Allez, va faire ton sac, tu commences dès ce soir. »

Je continue de regarder Diadia, désorientée, comme étourdie par un coup porté sur l’arrière de mon crâne. Je reste immobile, les bras ballants le long de mon corps, attendant une réaction de celui qui devait me protéger, un ultime geste d’aide de sa part, un sursaut de courage et d’honneur. Mais au lieu de cela, Diadia reste prostré, la tête toujours enfouie entre ses mains, honteux d’avoir trahi la confiance de mes parents. Il se demande sûrement comment il pourra annoncer à la famille qu’il m’a perdue. Osera-t-il leur avouer qu’il m’a jouée aux cartes ? Mentira-t-il ? Sûrement. Comment fera-t-il pour soutenir le regard de Babouchka (Бабушка — Grand-mère), sa propre mère, quand il rentrera seul au pays ? Comme d’habitude, Diadia s’arrangera avec sa conscience le moment venu. Pour l’instant, le perdant est en proie à sa conscience et reste désespérément immobile ignorant la détresse de sa nièce. Dans la pièce, le temps semble s’être arrêté offrant une scène tragique façon Géricault.

Soudain, le temps reprend sa course inéluctable et mon destin s’assombrit un peu plus quand Sergueï frappe la table du poing et ordonne :

« Davaï ! (Давай ! – Allez !) »

Comme le chien de Pavlov7, je suis conditionnée à ce type de réaction. En effet, quand un homme hausse le ton je porte instinctivement mes bras à mon visage en guise de protection, alors je fais comme d’habitude, je baisse la tête et j’obéis. Résignée, j’obtempère et je change librement de geôlier.

À cet instant, je sais ce que je perds et la trajectoire que prend ma vie devient plus floue avec mon nouvel employeur, mon gagnant, mon ravisseur. Et pour moi, l’Opéra Garnier semble s’éloigner définitivement. Les hommes sont des rats, jamais plus je ne leur donnerai ma confiance, à aucun d’eux, j’en fais la promesse.

La vision obstruée par des tonnes de larmes, je parviens à rejoindre ma chambre sous bonne escorte :

« C’est bon, mec ! Tu rentres pas dans ma chambre. OK ? De toute façon, c’est moi qui me tire de chez cette couille molle », disje en lançant ma porte à la face de mon poursuivant.

Le coup est aussitôt paré par son pied. Ainsi sous le regard impassible du garde du corps, je me saisis de ma vieille valise, la même que ma mère a rempli d’espoirs avant mon départ pour la France, dix ans auparavant.

Je pose mon bagage sur le dessus-de-lit orné de fleurs et de chatons.

Clac-clac, font les fermoirs en s’ouvrant. La caisse est vide, car les espoirs se sont envolés. L’intérieur sent le renfermé, le passé et les souvenirs s’altèrent, ils se conservent mal. À mon tour, je fourre quelques fringues, je cale quelques souvenirs, et mes espoirs… ils n'y en plus ici. Enfin, je dépose religieusement mes chaussons de danse… Je souffle… Diadia ne vient même pas s’excuser, ainsi mon destin semble scellé. Je referme ma valise comme on plombe un sarcophage sur les rêves de celle qui part vivre sa vie de femme. Clic-clic, font les fermoirs en se verrouillant.

L’homme de main est posté dans l’embrasure de ma porte de chambre, une fois ma valise prête, il m’attrape sans ménagement le bras. Effrayée, je me dégage de son emprise en criant :

« Me touche pas gros lard ! »

J’essuie alors mes larmes. Je précède mon chaperon et me dirige vers la porte de sortie sans adresser un seul regard pour celui qui avait la confiance de mes parents, celui qui a toujours son visage caché dans ses bras. À mon passage, Sergueï déclare :

« Quelle classe, une vraie Russe, dostoynaya (достойная – digne). Pas comme toi Alexeï. Ah ah ! Pas sûr que la petite soit de la même trempe que toi. »

Puis il s’adresse à son employé en le menaçant, un doigt posé sur sa large poitrine de gorille :

« Et toi ! Plus jamais tu ne la touches. Vuï ponyali ? (Вы поняли? - Compris ?) » Et l’armoire à glace devient paillasson, il baisse la tête en signe de soumission.

Nous finissons par quitter l’appartement de Diadia. La tête haute, j’avance vers ma vie de jeune femme. J’ouvre le cortège et emprunte pour la dernière fois la cage d’escalier qui m’a vu grandir. Tandis que les marches de bois craquent sous mes pas, je croise la petite fille de sept ans, ses bras chargés de la même valise, elle semblait plus lourde à l’époque — le poids des rêves sûrement. — Elle était devancée par un oncle qui représentait les espoirs de toute une famille. J’étais déjà sous bonne escorte. Ensuite, je croise une fillette d’environ dix ans, les bras chargés de courses, son cartable sur le dos, pour qui la vie est rythmée par des coups injustement portés. Enfin, je descends et quitte cet endroit qui m’a rendue plus forte, alors dans mes souvenirs je croise une dernière fois le regard de cette plus si petite fille, laquelle a vu son innocence s’étioler par trop de coups encaissés.

Une fois arrivée sur le palier du rez-de-chaussée, je me retourne et jette un regard à Sergueï. Je souris en constatant que les deux bouts de ma vie, que ce soit en montant ou en descendant, n’ont d’autre perspective que de me faire évoluer sous la domination d’un homme. Dans tous les cas, je reste privée de liberté.

Je monte dans le véhicule de Sergueï pour un trajet qui se fera dans le silence. Et quand le tsar parle, tu écoutes. Si le patron rit, tu ris. Ce qu’il doit être triste d’être entouré de personnes aussi fausses.