En attendant Homère - Adna Zimène - E-Book

En attendant Homère E-Book

Adna Zimene

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Beschreibung

Adna, infirmière et sculptrice émérite, traverse la fin du XIXe et le début du XXe siècle en menant à bien ses passions personnelles et professionnelles. Sur son chemin, elle croise Claude Monet, Camille Claudel et bien d’autres. Elle avance dans la tourmente de la Première Guerre mondiale main dans la main avec son amie Jane Poupelet. En parallèle, elle vit une histoire amoureuse avec un esprit qui l’accompagne au quotidien…
Des années après qu’elle a disparu, Virgile, après un divorce sinistre, se passionne pour celle qu’il découvre à travers un dessin. Ce dernier se lance ainsi dans une enquête entêtée pour retrouver la trace du fantôme d’Adna.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Infirmière spécialisée en pédiatrie, Adna Zimène raconte, dans En attendant Homère, une histoire où se mêlent passion, amour, liberté et art.

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Seitenzahl: 207

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Adna Zimène

En attendant Homère

Roman

© Lys Bleu Éditions – Adna Zimène

ISBN : 979-10-377-4999-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À C.

À ta patience et à ta force, folles.

Préambule

1868

Jeudi, un peu avant minuit

Elle se presse, tenant sa robe du bout des doigts afin de ne pas s’y empêtrer.

Dans sa hâte, elle a oublié son saute-ruisseau, d’habitude accroché à sa ceinture.

Une vapeur s’échappe de sa bouche ronde. Deux lèvres en cul de poule exhalent un filet d’air étroit, comme le petit doigt.

Elle tient fermement un sac de velours jaune.

En descendant la rue de Turbigo et avant l’église Saint-Eustache, elle bifurque soudainement à droite, tout à ses pensées.

Un fiacre passe, manquant de la renverser.

Le cocher l’admoneste.

Elle l’ignore et continue d’un pied preste.

On l’attend ailleurs.

Au numéro 18, elle déchiffre le nom des résidents à la lumière d’un lampadaire falot et s’engouffre dans l’escalier.

Elle gravit deux étages aussi vite qu’elle peut et frappe à la porte avec le plat de la main.

Le battant s’ouvre aussitôt.

Un homme l’accueille. Il est en bras de chemise.

La sueur perle de son front et coule le long de ses joues et de ses sourcils.

Il porte des besicles dont les verres sont couverts de buée.

Anxieux, Il annonce d’un ton haché :

« On vous attendait, madame. »

« Il arrive. »

« Mon épouse a perdu les eaux il y a plus de deux heures. La voisine est avec elle. Elle souffre beaucoup, vous savez. »

« Qu’est-ce que je peux faire ? ».

La question est sempiternelle.

« Faites chauffer de l’eau ! »

« Dites-moi, où est la chambre à coucher ? »

D’un geste désemparé, il montre une porte au bout du couloir.

La pièce est une étuve. Le poêle à charbon y fonctionne à plein régime.

La future mère est confinée dans des draps de lin blancs.

Elle s’accroche aux montants du lit en serrant les dents.

La voisine, une douairière dégingandée, est avachie sur le côté du matelas, endormie.

Au-dessus de la couche, un crucifix d’ivoire et d’ébène surplombe la scène.

Jésus en a vu d’autres. Il ferme les yeux et hausse les épaules autant qu’il peut, empêché par le poids de la croix.

Ni une ni deux, elle secoue et réveille la vieille, lui demande de s’en aller.

L’aïeule quitte la pièce en maugréant pour la forme :

« En voilà des manières… ».

Elle aère la pièce – un peu de frais assainit l’atmosphère de « buanderie », puis tamise les lumières.

Elle parle doucement, des mots de réconfort.

« La joie va venir. »

« Le bonheur sera grand. »

« Ça va passer ! Prenez ma main ! »

« Pensez au bébé ! »

Elle essaie de la lever.

Sans succès.

Elle l’installe alors sur le flanc.

La femme repose sur le dos depuis plus de deux heures.

Ce n’est pas bon pour l’enfant.

C’est la gâteuse, sans un mot, vexée, qui apporte l’eau dans une bassine de cuivre et repart aussitôt.

Pour soulager l’alitée, elle sort, de son sac jaune, des compresses larges, les trempe dans le cuveau, puis les place délicatement sur le bas ventre et le périnée.

***

Malgré les attentions, la douleur va crescendo.

Toutes les quinze minutes, elle la change de position.

Elle lui masse les reins.

Saint-Eustache sonne trois heures quand le mari frappe à la porte.

Il demande à travers le bois si elle peut lui administrer une drogue anesthésiante.

Elle lui répond qu’elle n’est pas médecin. Elle n’en a pas le droit et de toute façon : il est trop tard.

***

Vers quatre heures, le bébé pointe le bout du nez.

Elle encourage la mère : « Ce sera bientôt fini ! ».

Celle-ci s’égosille à chaque contraction.

Elles sont tellement rapprochées que les cris n’en font qu’un.

Ses entrailles sont un champ de bataille.

Quand l’enfant sort, elle le guide hors de l’utérus.

Elle constate que le cordon s’est enroulé autour du cou pendant l’expulsion.

Il est inerte, étouffé.

Elle l’ausculte. Le cœur ne bat pas.

La maman demande :

« Est-ce un garçon ? »

Elle, sans un mot, masse énergiquement la poitrine du nourrisson.

La génitrice s’inquiète, il n’a pas crié.

Elle s’acharne en mentant :

« Je coupe le cordon, ne vous inquiétez pas ! Je vous l’apporte immédiatement ! »

Les minutes passent. Tout semble perdu.

Le petit être, couleur charron, gît inanimé entre les cuisses de la mère.

De l’eau coule de ses yeux.

Elle annonce à la maman :

« C’était une fille ».

Celle-ci ne semble pas comprendre et tend les bras pour bercer le bébé.

***

Dans un sursaut désespéré, elle pose le pouce sur le front du mort-né et tout en répétant le signe de la croix sur la peau tiède, récite la prière ultime.

Une formule qui vient de longtemps…

Les matrones sont de vieille lignée.

Dans le silence de la chambre, on entend l’apophtegme : « Enté… entété… super entété »

***

Quand l’enfant braille, quelque chose craque.

Les deux femmes se jettent dans les bras l’une de l’autre.

Le bébé, entre elles, gigote.

Il émerge de fort loin.

***

Le petit matin pointe au-dessus des toits.

Elle descend la rue du Louvre, tourne vers les jardins du palais royal.

Les avenues sont désertes. Rien. Pas une âme. Une représentation vidée de toute vie.

Le monde à sa fin devrait ressembler à cela.

Deux aigrettes-gazettes, venues du bassin de Montsouris, se posent à quelques mètres.

Elle avance sans peur. Les oiseaux par nature sont farouches, ils devraient déguerpir.

Ceux-là dérogent à la règle.

Les aigrettes toisent la femme.

Arrivée à leur portée, elle ouvre les bras en signe de paix et dit « Merci ».

Cela suffit pour qu’elles s’envolent en cercle autour d’elle…

Au passage, les piafs abandonnent trois plumes.

Elle s’en saisit.

En glisse deux dans sa chevelure, une dans son corsage, contre son cœur.

Première partie

Quand le soir,

Grignote la lumière

Déclinante des cieux

Je ferme les yeux.

Aucune lumière ne passe.

Je colmate les paupières

Pas une fente, pas un espace,

Pour que tu surgisses

Briser la longueur

Des jours noirs.

Que tu me donnes ta peau,

Tendre.

Amoureuse,

Je serre contre moi,

L’ombre de toi

Adna

Chapitre I

Le 29 juin1878

Le soir

C’est l’heure bleu turquin.

Depuis combien de temps n’es-tu pas venu dans mes rêves ?

Seras-tu là ce soir, quand la lampe sera éteinte et que ma petite maman m’aura souhaité bonne nuit ?

Tu me manques.

Aujourd’hui, avec papa, nous sommes allés au Champ de Mars contempler la tête de la « statue de la Liberté ». Faite de plaques de cuivre, elle rayonne de brun orangé.

Puis en passant par les Tuileries, nous avons admiré le ballon captif de monsieur Giffard : une large toile gonflée d’air chaud emportant dans sa nacelle jusqu’à cinquante personnes au-dessus des toits.

Papa voulait que nous y montions mais il y avait trop de monde. Il fallait faire la queue et patienter.

J’aurai eu peut-être un peu peur là-haut…

Alors renonçant, nous avons flâné dans les rues et longé la Seine.

Il y avait une grande foule.

Des gens venus du monde entier ont envahi la ville pour visiter l’exposition universelle.

J’ai croisé des Américains, des Argentins, des Turques et des Indiens, même des Chinois. Tu sais, ces derniers ne marchent pas à l’envers bien que leur pays soit à l’opposé de la terre…

Partout, on prépare la journée de demain.

On accroche les couleurs en rubans aux réverbères et aux portes cochères.

Je trouve ça joli ces bleus, ces blancs et ces rouges. Ils dansent comme des serpentins dans le soleil de juin.

Saisis-tu la grande agitation qui s’empare de Paris ?

Il faut être ici pour comprendre la folie.

J’ai des fourmis dans les jambes mon ami de la nuit.

Je voudrais être déjà à demain !

Ce soir, viens poser ta tête à côté de la mienne, sur l’oreiller, afin de m’aider à dormir !

Sans toi, mon sommeil sera pire.

Dimanche, il y aura des discours.

Gambetta va parler à Versailles.

Il y aura des manèges, des feux d’artifice et des bals aussi.

Je ferme les yeux mon mignon souvenir.

Qui es-tu d’ailleurs ?

Un fils d’Erèbe et de Nyx ?

J’ai beau décortiquer la mécanique du rêve, méthodiquement, scientifiquement – à la manière de monsieur Pasteur qui vient de trouver le remède du choléra des poules – je n’y trouve pas l’explication de toi.

En y réfléchissant, je crois que nos songes se nourrissent de nos jours.

Mais tu n’y es pas… Je ne t’ai jamais croisé, parlé…

D’où es-tu mon dévoué ?

Maman ne va pas tarder à venir.

Éteignant la lampe, elle me bordera et me prendra dans ses bras.

Après je m’assoupirai.

Viens, je t’en prie et demain c’est promis, je serai sage.

Je signe « Adna », soulignant les quatre lettres d’un trait qui finit en boucle.

Dimanche, le matin, tôt

Il fait un soleil radieux.

Une grosse boule accrochée au ciel bleu.

Des bandes étroites de nuages blancs griffent l’azur rassurant.

J’ai dormi profondément.

Il est apparu tard dans la somnolence.

Il y a quelques minutes ?

Dans cette fièvre qui clôt le sommeil profond ?

Ou avant ?

Je ne sais pas. Le moment se confond.

Je reconnais mon compagnon à ce que j’éprouve en sa présence.

Avec lui, je me sens pleine… un bien être d’ogre repu et tranquille.

Quand il surgit, il me rassasie.

S’y adjoint une nostalgie sourde, une pointe de cœur : comme une pointe de côté après une course, mais plus haut dans le corps.

Je me lève, marche pieds nus jusqu’à mon secrétaire.

Je reprends la plume.

J’écris sur le mot d’hier, en guise de conclusion : « Merci ».

Je m’applique et trace gracieusement les pleins et les déliés.

C’est la première fois que je lui écris une lettre.

J’ai la certitude, dure comme du fer, qu’il sera toujours à moi.

Il est deux mondes dans le mien, l’un diurne, l’autre nocturne.

Celui de la journée ressemble à celui des autres petites filles même si je constate que nous ne vivons pas toutes la même vie.

Du haut de mes dix ans, je le sais déjà, elle n’est ni juste ni affable. Je bénéficie de certains privilèges, ne pas mourir de faim par exemple ou posséder un toit au-dessus de ma tête !

Dans l’autre, à la nuit tombée, il y a la magie de sa présence. Il est mon compagnon, fidèle et bon.

***

Le salon est dardé de lumière.

Des raies jaunes traversent les persiennes.

À gauche, les volets de la salle à manger sont entrouverts. Le soleil se frotte en ronronnant contre le mur opposé.

La chaleur de juillet pointe tranquillement le bout de son nez.

La journée va être « Inoubliable ». Il me l’a dit vers minuit.

Je répète ses mots : « Dimanche sera un beau jour de ta vie, ma chérie ».

Vers la grande fenêtre du salon, j’entends un battement d’ailes.

Des colombes s’envolent dans un nuage de duvets albuginés.

La rue, en bas, trémule.

Poussant délicatement les volets, je m’avance sur le balcon.

Les cloches de l’église Saint-Eustache un peu plus loin sonnent la demie de sept heures.

Au travers des décorations florales en fer forgé du garde-corps, j’observe les gens. Ils se pressent en ru vers la Seine.

C’est un petit affluent pour le moment. Il est tôt.

Ils s’en vont réserver leur place pour l’inauguration de la statue de la « République » de Clésinger.

À perte de vue, j’aperçois des drapeaux, des fanions et des oriflammes tricolores.

Ils frissonnent dans un contre-alizé léger apportant le parfum de l’océan : une odeur fraîche d’huîtres, d’embruns et de posidonies.

Cette forêt ventoyante de tissus bleus, blancs, rouges donne le tournis.

Papa m’a expliqué hier qu’il s’était vendu dans la semaine plus d’un million trois cent mille gonfalons.

***

Dans le silence relatif du matin, un corbillard descend la rue.

Pour passer inaperçu, il s’est couvert lui aussi des couleurs de la république.

Je ferme les yeux, prends une grande inspiration et retourne dans la pénombre de l’appartement.

La journée me paraît un peu moins belle.

***

Il est près de midi.

Nous sommes perchés sur le balcon comme au spectacle.

Papa me porte dans ses bras.

Le flot de la foule a grossi. Il est un flux qui paraît stagnant tellement il est ininterrompu.

Des chemises blanches et des vestons noirs tavellent la houle tricolore de la rue « Montorgueil ».

Les gens descendent depuis la rue Réaumur vers la rue Étienne Marcel.

Seuls quelques Pérégrins étranges suivent avec difficulté un chemin inverse.

Des orgues de barbarie jouent des airs d’opérette : Jacques Offenbach, je crois, « La Périchole ».

Un chanteur de rue ailleurs braille « Ma grand-mère » de Pierre Jean de Béranger.

Des marchands vendent du vin à la bolée. D’autres des friandises.

Cette cacophonie nous esgourdit.

Je suis seule à entendre l’inconnu s’acharnant contre notre huis.

Je tire maman par la manche de sa robe – une belle toilette en dentelles.

« Maman, maman, on frappe à la porte ! »

Un bonhomme carré pénètre dans le vestibule.

Il est coiffé d’un chapeau de paille. Il l’ôte prestement.

Son visage est caché par une barbe noire fournie.

Au milieu brillent des yeux francs.

Il doit avoir environ quarante ans.

Pour moi, tous les adultes sont vieux.

Mais celui-ci a quelque chose de gamin : un sourire malicieux.

Il est vêtu simplement d’une chemise blanche dissimulée par un costume sombre de mi-saison.

Il porte en bandoulière une giberne de cuir clair, usée.

Entre deux halètements – il vient de gravir l’escalier – et souriant, il se présente :

« Je vous souhaite une belle fête du Travail et de la paix !

Je suis navré de vous déranger. Je me nomme Claude Monet. Je suis peintre et voudrais prendre quelques croquis du haut de votre balcon. La vue a l’air d’être étonnante. Me permettriez-vous d’y passer quelques instants ? Tout mon matériel tient dans cette besace. Je n’ai besoin de rien d’autre que d’un bout de chez vous ! ».

Mon père et ma mère se regardent, interloqués.

L’inconnu ne manque pas de toupet !

Il ajoute comme si ce devait être une introduction favorable :

« J’étais un grand ami du Franc-Comtois Gustave Courbet ».

Mon père lui répond :

« Allons la réconciliation républicaine réhabilitera bientôt le grand homme. L’ennemi de la nation c’est la Prusse ! »

Le jour est à la joie, à la célébration et à l’union.

Les visages de mes parents s’éclairent d’un assentiment simultané.

Papa le précède jusqu’au surplomb. Maman lui demande s’il souhaite boire quelque chose.

« Monsieur Monet, voulez-vous vous désaltérer d’un apéritif, une absinthe, un peu de vin ? »

Je ne veux rien louper.

Je chaperonne l’énigmatique personnage.

Il me semblait que la peinture s’esquissait entre les quatre murs d’un atelier.

Que va-t-il pouvoir dessiner perché en équilibre sur l’appendice de notre maison ?

« Laisse le monsieur tranquille Adna ! »

« Appelez-moi Claude. Tu ne me déranges pas petite… Viens voir de près ! Adna, c’est un joli prénom, il n’est pas très courant. ».

J’ai appris ma leçon mais mon père me devance :

« Il est d’origine hébraïque. »

Je suis née avant la guerre de 1870 et il n’est pas de bon ton aujourd’hui de dire qu’il vient de Germanie !

***

L’homme contemple la rue.

Il a l’air satisfait.

Il écarte les bras, tend le pouce devant l’œil.

Il mesure l’espace comme un géomètre avec son graphomètre.

Tout cela est bien sérieux !

Moi qui croyais que délinéer était un jeu de marmot ! J’aurais préféré qu’il pose directement le pinceau.

Sortant une toile de son sac, il la pose en équilibre contre la rambarde et la bloque avec le genou.

La blancheur du support contraste avec le fouillis bariolé du panorama.

Maman apporte une absinthe.

Elle a en préparé une pour mon père aussi.

Elle pose celle de monsieur Monet sur un petit guéridon amené spécialement du salon.

Un peu en recul, papa me regarde qui regarde le peintre qui regarde l’horizon.

À quoi pense-t-il ?

À rien, peut-être…

Il lui demande au bout d’un moment s’il expose au « Salon ».

Tout à son œuvre, Claude Monet fait une pause.

Happant le verre, il goûte le breuvage et répond :

« Non, ni moi ni la plupart d’entre nous : “les modernes”. Mon ami Renoir y expose un tableau, “La Tasse”… Mais vous verrez bientôt nous y serons ! Et nombreux ! »

Papa n’a pas l’air convaincu et il continue :

« N’est-ce pas vous que monsieur Leroy qualifiait d’Impressionniste dans la revue Charivari ? »

Monet sourit.

« Oui, c’est moi et mes contribules. Je reprends volontiers le terme. N’y a-t-il pas de plus belle peinture que celle qui vient des sens ? »

Mon père, sceptique, ne réplique pas.

En personne bien élevée, il laisse notre hôte continuer son ouvrage.

Pour ma part, cet échange me laisse perplexe.

Je connais un certain nombre de mots bénéficiant du suffixe « iste » : pianiste, fleuriste…

Mais quelle est cette activité picturale dont l’objet est « l’impression » ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

Peut-on jouer avec les « impressions » comme avec les cordes d’une harpe ?

Je devine que pour savoir, il faut être très attentive.

Monsieur Monet se saisissant d’une mine, trace sur la toile des lignes qui se croisent.

« Tu sais, j’ai un fils. Il ne doit pas être loin de ton âge. Il s’appelle Jean…

Regarde ! Tu vois là je trace la perspective. »

Je hoche la tête comme si j’approuvais.

Mais bien sûr, je ne sais pas à quoi ça sert.

Je comprends en observant que cela doit orienter le regard et donner du volume à l’aplat.

Puis il sort de son sac les couleurs : des petits tubes de peinture « Lefranc » souples en feuilles d’étain, fermés par un bouchon à vis.

Certains sont tellement pressurés qu’il ne doit pas rester beaucoup de matière.

Je me demande s’il va extraire une palette de son sac magique.

***

Le bruit montant de la rue est assourdissant.

Les pas de toutes les personnes – il y en a plus de mille à perte de vue – résonnent comme un martèlement sourd de tambours.

S’y ajoutent les cris des chalands.

Ils ont envahi le haut du pavé sous des auvents lactescents.

Derrière j’entends des notes de musiques, des claviers mécaniques, des sons d’harmonium et des voix. Elles s’égosillent – les paroles sont à vendre.

Les uns apostrophent les autres.

Si je n’ouïs les mots, je devine le ton tendre.

C’est un vrai ramdam, mais tellement badin et jovial qu’il ne fait pas mal aux oreilles.

Les odeurs sont gourmandes : des senteurs de graillon, de sucre, de gaufres et de saucisses pénètrent dans les narines à chaque inspiration.

C’est la fête, il faut manger à s’en faire péter le bedon !

***

Monsieur Monet a commencé à poser les teintes, directement sur la toile. Elle fait office de palette…

Son regard, incessamment, va de la rue en contre-bas au carré blanc.

Il est tellement concentré que ni moi ni mes parents ne bougeons un orteil…

La main s’agite dans un ballet frénétique.

Il ne reproduit pas mais jette la peinture par touches comme des virgules.

Il transcrit une partition : des croches bleues, des blanches rouges, et des noires-blanches.

L’harmonie est subtile.

Lui seul entend la musique.

Nous contemplons pourtant le même instant.

Je m’agrippe à ses doigts, afin de déchiffrer le mystère.

Il faut du temps pour deviner. Ce n’est pas la rue qu’il reproduit c’est le mouvement !

Ce sont les drapeaux s’agitant au vent !

C’est la lumière du midi, les ombres fluctuantes sur les façades changeantes !

C’est la foule hétéroclite et dense progressant en ordre le long des pavés gris.

C’est la fête énorme, elle emplit tout Paris !

C’est le souffle joyeux, encore, comprimé depuis tant d’années, depuis la capitulation honteuse, depuis la blessure fraternelle de la Commune fulminant dans une tempête de trilles aigus.

C’est la France enfin, réconciliée autour de la patrie !

Monsieur de Mac-Mahon n’aura pas eu gain de cause, la « République pour rire » a gagné.

Et puis soudain, je prends conscience qu’il y a quelque chose de triste comme si une dissonance s’était posée sur la portée.

Il n’y a pas de fausse note pourtant, le tableau est joli.

Je contemple l’homme brun cramponné aux poils de soie du pinceau.

Il n’est pas dans la liesse. De la hauteur du balcon, il s’en extrait.

Décrire n’est pas être. C’est la leçon du jour.

Ce n’est pas la fête qui l’intéresse mais le friselis éphémère des couleurs. Elles font vivre l’instant, pour mieux lui échapper.

Je suis émue.

Je pose ma main d’enfant sur l’épaule de l’homme.

Il se retourne vers moi, ému lui aussi.

Il n’y a pas besoin de parole.

La joie subitement fait place à la peine.

Elle est presque inexplicable, à peine palpable, une connivence, circulant dans l’air chaud de ce dimanche midi comme un papillon gris passant, hésitant, de l’un à l’autre.

Papa derrière est gêné.

Il tousse dans son poing signifiant qu’il est temps de disposer.

Je regarde la toile. Elle n’est pas terminée.

Avec le recul, je reconnais la scène mieux que de près.

Je comprends. Monsieur Monet n’a pas voulu faire un daguerréotype.

Il a retranscrit une partie de son humeur, la joie des agapes et la tristesse immédiate qui s’ensuit.

L’aube accompagnant la veglione est toujours mélancolique.

***

Quand il prend congé, je lui sers une révérence honorée.

Maman dit à papa : « Quelle drôle de rencontre ! »

La suite de la journée fut belle.

Après le repas, nous avons été nous promener jusqu’à la mairie du deuxième arrondissement.

Une fanfare jouait des valses.

Sur une grande banderole était écrit : « PAIX, RÉPUBLIQUE, TRAVAIL ».

Puis au jardin du palais royal.

Il y avait une fête foraine et un mât de cocagne.

J’ai mangé des bonbons et fait des manèges.

En rentrant, après neuf heures et quart, nous avons admiré par la fenêtre du salon le feu d’artifice de la place d’Italie.

Avant de me coucher, j’ai fait une prière au « bon dieu ».

Je lui ai demandé de prendre soin de monsieur Monet et de sa famille.

Cela, sans raison, m’a rendu triste.

***

Dans la nuit, mon ami est revenu, j’ai senti contre ma joue les doigts de sa main effleurer mon chagrin.

J’ai ouvert la bouche pour lui dire « merci », aucun son n’est sorti.

Chapitre II

Septembre 1888

La république s’installe durablement.

La Marseillaise est devenue l’hymne national, Paris – ce n’est plus Versailles, le siège du gouvernement, et la nation est célébrée le 14 juillet.

***

J’ai suivi la carrière de monsieur Monet et appris la maladie de sa compagne Camille puis son décès quelques mois seulement après le tableau de la rue « Montorgueil ».

Il est devenu célèbre, une vraie sommité.

Je suis fière de l’avoir rencontré.

De 1878, il me reste un goût d’insouciance sur le contrefort de la langue, là où elle frotte contre la joue.

Maintenant, il y a une amertume continue remontant du Duodénum...

***

Je viens d’avoir vingt ans.

On dit que je suis timide et réservée.

C’est simplement parce que je n’aime pas parler pour ne rien dire.

Je suis belle, paraît-il.

Je ne sais pas.

Je ne suis pas ma plus grande admiratrice.

Ma chevelure brune et fournie a cependant quelque chose de somptueux.

Quand je pose l’ensemble en chignon au-dessus de ma tête je ressemble à Yvette Guilbert… le sourire en moins.

Pourquoi faudrait-il arborer une risette quand la vie n’est pas parfaite ?

Tant s’en faut, les ans passés n’ont pas été beaux.

Papa est décédé, subitement, il y a trois ans.

Il n’y a pas grand-chose à en dire…

Les mots ne seraient pas suffisants.