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Léo Laconde, jeune français exilé à New York fait ses armes depuis peu dans une start-up d'analyse de données un peu obscure. Magali Hardfield qui vient de monter son agence immobilière dans une petite ville du pays basque se débat pour trouver un équilibre entre son travail, ses deux filles, son mari et ses beaux-parents. Cécile- Kromer, maman célibataire, travaille dans une entreprise d'additifs alimentaires du Doubs dans laquelle l'ambiance est exécrable. Léo, Magali et Cécile ne se connaissent pas. Mais des ennuis de santé et des morts suspectes vont peu à peu se charger d'entrecroiser leurs parcours... A travers Léo, Magali et Cécile, ce roman s'inscrit dans une réflexion plus profonde sur notre rapport au monde et à la nourriture ainsi que sur nos possibilités d'action... Ce livre a reçu le prix Lions Centre Est du Roman Régional 2023-2024
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Seitenzahl: 394
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Pour écrire un premier roman, il faut vaincre ses doutes et oser avec persévérance... Merci, à tous ceux qui m’ont accompagnée durant ce merveilleux voyage :
Merci à Catherine pour nos exercices d’écriture qui m’ont révélé tout le plaisir que j’avais à écrire. Voilà comment l’aventure a débuté ! Maintenant c’est à toi de te lancer !
Merci à Nathalie, pour ton énergie et ton aide. Tu m’as donné l’impulsion et le courage de commencer et tu étais là pour la relecture, les finitions et l’édition. Sans toi, je n’aurai pas cru en moi jusqu’au bout.
Merci à Alexandra, ma fille, pour ton soutien tout au long de l’écriture, pour tes relectures au fil de l’eau malgré ton emploi du temps si chargé, tes encouragements. Ton regard bienveillant m’a aidé à avancer. Mille mercis.
Merci à Joël pour avoir pris le temps de lire ce roman et pour tes remarques pertinentes. Tes réflexions me sont précieuses !
Enfin merci à toi, lecteur, qui va faire exister cette histoire…
We may find in the long run that tinned food is a deadlier weapon than the machine-gun. George Orwell
Those who think they have no time for healthy eating will sooner or later have to find time for illness Edward Stanley
PREMIERE PARTIE : La découverte
Chapitre 1 : New York, Janvier 2020
Chapitre 2 : Campron, Doubs
Chapitre 3 : Bratiz, Pyrénées-Atlantiques
Chapitre 4 : New York
Chapitre 5 : Campron, Doubs
Chapitre 6 : Bratiz, Pyrénées-Atlantiques
Chapitre 7 : New York, USA - Dimanche 02 février 2020
Chapitre 8 : Campron, Doubs, France - Mercredi 05 février 2020
Chapitre 9 : Bratiz, Pyrénées-Atlantiques, France - Vendredi 14 février 2020
Chapitre 10 : New York, USA - Lundi 17 février 2020, President’s day
Chapitre 11 : Campron, Doubs, France - Vendredi 21 février 2020
Chapitre 12 : Bratiz, Pyrénées-atlantiques, France - Dimanche 01 mars 2020
Chapitre 13 : Ruxeuil, Isère - Lundi 02 mars 2020
Chapitre 14 : Campron, Doubs, France - Mercredi 04 mars 2020
Chapitre 15 : Bratiz, Pyrénées-Atlantiques, France - Mercredi 04/03/2020
Centre Hospitalier, vingt-deux heures.
Sud-Ouest : Édition du mercredi 11/03/2020
Chapitre 16 : New York, USA - Jeudi 12 mars 2020
Chapitre 17 : Campron, Doubs, France - Vendredi 13 mars 2020
Chapitre 18 : Bratiz, Pyrénées-Atlantiques, France - Vendredi 13 mars 2020
Arrêté du dimanche 15 mars 2020 complétant l'arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19
Chapitre 19 : EPHAD Le colibri , près de Grenoble - Lundi 16 mars 2020
Chapitre 20 : Campron, Doubs, France - Lundi 16 mars 2020
Chapitre 21 : Bratiz, Pyrénées-Atlantiques, France - Lundi 16 mars 2020
DEUXIÈME PARTIE : Les conséquences
Chapitre 22 : EPHAD le colibri, près de Grenoble, Isère - Vendredi 20 mars 2020
Chapitre 23 : Campron, Doubs, France - Vendredi 20 mars 2020
Chapitre 24 : Bratiz, Pyrénées-Atlantiques, France - Mercredi 25 mars 2020
Chapitre 25 : New York - Vendredi 27 mars 2020
Chapitre 26 : Campron, Doubs, France - Vendredi 3 avril 2020
Chapitre 27 : Bratiz, Pyrénées-Atlantiques, France - Vendredi 3 avril 2020
Chapitre 28 : New York, USA - Mercredi 8 avril 2020
Chapitre 29 : Campron, doubs, France - Mercredi 08 avril 2020
Chapitre 30 : Bratiz, Pyrénées-Atlantiques, France - Vendredi 10 avril 2020
Chapitre 31 : New York, USA - Mardi 14 avril 2020
Chapitre 32 : Campron, Doubs, France - Jeudi 23 avril 2020
Chapitre 33 : Bratiz, Pyrénées-Atlantiques, France - Mardi 28 avril 2020
Chapitre 34 : New York, USA - Vendredi 1er mai 2020
Chapitre 35 : Campron, Doubs, France - Mercredi 6 mai 2020
Chapitre 36 : Bratiz, Pyrénées-Atlantiques, France - Mercredi 6 mai 2020
Jeudi 7 mai
Vendredi 8 mai
Lundi 11 mai
ÉPILOGUE
Il est déjà plus de 19h00, Léo Laconde est encore concentré sur son écran d’ordinateur. Il s’est levé tôt ce matin pour avancer dans son travail et la journée est passée vite, très vite. Le jeune homme regarde avec dépit la liste des fichiers qu’il lui reste à analyser. Malgré l’intensité de ses heures, il en reste beaucoup trop pour achever sa tâche aujourd’hui. Tant pis, le travail ne sera pas terminé ce soir. Il prend une grande respiration, retient son souffle, hésite un instant puis se décide à sortir. Il a besoin de se détendre.
Le train finit par arriver, les wagons sont presque vides, mais cela ne l’inquiète pas. Malgré les craintes de ses parents, cette ville n’est pas anxiogène. Certes, il n’est pas d’un naturel inquiet. De toute façon, sa grande taille, son allure sportive et chaloupée n’attirent pas les éventuels agresseurs. Il suffit ensuite de ne pas trainer dans les mauvais endroits de la ville.
Le train arrive en gare à 14 street station, au niveau de la sixième avenue. Léo descend du wagon, remonte à l’air libre. Il déambule dans l’avenue en s’imprégnant de l’humeur de la ville, de ses lumières, lentement. La circulation reste dense malgré l’heure. Les voitures avancent par saccades, avec l’alternance des feux qui passent au vert, puis au rouge, au vert... À l’intérieur des nombreux taxis jaunes qui occupent l’asphalte, il aperçoit des hommes d’affaires, des familles, un homme avec un petit garçon… Même à cette période de l’année, de nombreux touristes sont présents. Au niveau de la 23e rue, Léo bifurque sur la droite, rejoint le Madison Square Park, perçoit les effluves de nourriture puis enfin aperçoit son Shake Shack favori. Il accélère le pas, la marche lui a ouvert l’appétit. L’affluence est, comme toujours, assez importante, même s’il est déjà un peu tard pour les Américains. L’attente n’est jamais très longue avant de commander, mais après, cela peut être très variable. Il lui est déjà arrivé de patienter plus d’une heure avant d’être servi. Le jeune homme s’installe tranquillement à une table, à quelques pas de la cabane où son repas est en cours de préparation, un verre de bière locale, brassée à Brooklyn, à la main.
La tête dans ses pensées, le français, comme certains l’appellent ici, réfléchit à son futur. Son contrat est censé se terminer fin mars. Déjà presque quatre mois qu’il a quitté la France pour les États-Unis ! Après sa licence en « data science », il est resté un an sans trouver de travail dans son domaine. Les relations familiales se dégradant surtout avec son père, lui-même au chômage, Léo a commencé à envisager de partir loin de chez lui, à l’étranger, sans destination précise en tête. Il a d’abord déménagé chez sa grand-mère à quelques dizaines de kilomètres de chez ses parents. Puis, après avoir vu une vidéo dans laquelle un Français présentait son expérience américaine, il a commencé à rechercher dans cette direction. L’offre correspondait à son profil, il a postulé. Deux entretiens plus tard, il était embauché ! À New York, la ville de ses rêves, quelle chance ! Certes, ce n’était pas le travail idéal. Bien qu’il était explicitement demandé d’être localisé dans la ville qui ne dort jamais, toute l’activité était prévue à distance, sans contact direct avec d’autres employés. Alors qu’il venait de signer son contrat pour six mois, son nouvel employeur lui demandait de se déconnecter de tous les réseaux sociaux, de fermer l’ensemble de ses comptes. La start-up pour laquelle il allait travailler intervenait sur des sujets sensibles, elle ne voulait pas prendre de risque. Léo s’est finalement plié à ces contraintes car ce qu’on lui proposait était dans son domaine, suffisamment bien payé pour qu’il puisse vivre de son travail. Malgré l’hostilité de ses parents qui n’ont pas compris sa démarche, qui se sont ouvertement opposés à son projet, Léo a tenu bon. À presque vingt-deux ans, il pouvait faire ses propres choix. Surtout avec le soutien de sa sœur et de Mamie Lou.
Mais aujourd’hui, il est à un tournant dans sa réflexion. Depuis le début de son travail, on lui demande de lire puis d’analyser des retranscriptions d’échanges oraux, en français, dont il ne connaît pas l’origine puis de les ordonner selon un classement qu’il doit construire. C’est sans intérêt, cela ne demande aucune compétence si ce n’est la compréhension de la langue. Avec l’approche de la fin de son contrat, Léo se dit qu’il n’a pas vraiment appris grand-chose depuis le début et qu’il a peu utilisé sa formation. Cela fait quelques jours déjà qu’il a construit un plan pour améliorer son efficacité avec du traitement automatique. Il a donc envoyé un message à son responsable en début d’après-midi pour partager ses réflexions. Léo s’attendait à une réponse plus rapide, il craint que cela ne plaise pas. Son contrat va-t-il se finir plus tôt que prévu ? Que fera-t-il ? De toute façon, que fera-t-il après fin mars ? Doit-il recommencer à chercher quelque chose dès aujourd’hui ? Une chose est sûre : il n’a pas envie de rentrer en France.
Léo dresse l’oreille, il vient d’entendre son nom. L’employé qui le connaît bien maintenant le cherche des yeux. Il lui fait signe en se levant puis va chercher son burger avec ses frites maison. Il revient à sa table, commence à mordre avec gourmandise dans son repas, le regard tourné vers le « flatiron » ou « fer à repasser ». Cet immeuble triangulaire est la grande attraction de la place, décrit dans tous les bons guides touristiques avec sa forme particulière épousant deux routes qui se croisent à environ trente degrés… L’une d’entre elles est Broadway qui traverse Manhattan en diagonale, sans respecter le plan de quadrillage de la ville établie à la fin du XIXe siècle. Emblématique de New York, le bâtiment apparaît dans de nombreux films, sur de nombreuses photos. Comme souvent, quelques silhouettes se détachent, tournées vers le building, appareil photo devant le visage ou téléphone à bout de bras.
D’ailleurs, le jeune homme s’essuie les mains, tout en savourant pleinement sa bouchée, sort son portable, enregistre les dix millions de pixels. La lumière est faible, mais la technologie fait des miracles. Léo envoie l’image à sa sœur, en ajoutant la mention « temps couvert, assez frais, pas de pluie ».
Depuis son arrivée à New York, Léo aime entamer ses week-ends à cet endroit. Il a conscience que cette habitude peut sembler ridicule, mais finalement cette régularité lui apporte du réconfort, un cadre qui lui permet de se poser, de réfléchir… C’est aussi un des rares moments où il profite vraiment de la ville, de son ambiance. Le reste de la semaine, il passe ses journées devant son ordinateur, dans son dix-huit mètres carré, ne s’autorisant guère qu’une petite marche jusqu’au pont de Brooklyn deux fois par jour pour s’aérer un peu. Le week-end, certains soirs, il travaille aussi sur des cours en ligne qui lui permettent de progresser dans son domaine, d’être plus performant, qui l’aideront peut-être à trouver un travail plus adapté à ses capacités. Mais pour absorber toute cette charge de travail, Léo a aussi besoin de se dépenser physiquement. Il se réserve le début d’après-midi, les samedis et les dimanches pour courir dans Central Park, découvrant ainsi petit à petit, l’intégralité de cet espace naturel. En général, après l’effort, pendant sa récupération, il cherche les endroits les plus photogéniques, prend de nombreux clichés, en sélectionne une dizaine puis les envoie à sa sœur. Mais ce week-end, pas de photo de verdure, ce sera un immeuble.
Peu importe ce qu’il envoie, sa grande sœur attend ses images avec impatience. Le jour n’est pas levé en France, mais un smiley revient aussitôt ! Christelle travaille cette nuit dans l’EPHAD où elle est aide-soignante. Échanger quelques messages leur fait du bien. Il sait que sa sœur montre régulièrement les paysages qu’il envoie aux résidents de la maison de retraite. Cela permet à tous de s’évader sans bouger de leur chambre. L’image, neutre, hors du contexte habituel, illumine les yeux, donne envie d’en savoir plus. La discussion s’engage alors, elle ramène parfois à la beauté du monde les moins bavards, ceux qui vivent dans leur tête ou sont absents à la vie. Les plus modernes vont voir sur internet les évènements historiques liés à l’endroit, ou bien font le lien avec leur propre histoire. Certains, qui n’ont jamais voyagé, se demandent bien quel temps il peut faire si loin. Un autre a commencé à parler de ses enfants partis en Argentine, avec qui il n’a plus de contacts. Tant que ça anime les résidents, peu importe l’angle d’approche. De toute une vie, ils n’ont parfois pas grand-chose à raconter.
Léo se dit en souriant qu’il pourra au moins raconter son aventure américaine, même si pour l’instant il n’y a rien d’exceptionnel en soi, à part le fait de vivre loin de chez lui. Avec aussi peut-être le mystère qui entoure son travail, l’engagement qu’il a dû prendre de ne pas parler de cette activité, à personne, surtout pas à sa famille… Ce qui les conduit, sa sœur et lui, lorsqu’ils veulent parler librement, à ne communiquer qu’avec des appareils, anonymes, achetés spécifiquement pour ces appels !
Ses réflexions lui donnent envie d’aller plus loin, de créer quelque chose, de faire la différence. Perdu dans sa recherche de sens, Léo n’entend pas les quelques notes de musique qui lui signalent un mail professionnel.
Seule dans le laboratoire d’analyse qualité d’Additi-Al, l’entreprise pour laquelle elle travaille depuis un peu plus d’un an, Cécile Kromer regarde à nouveau les résultats d’analyse du produit qu’elle vient de tester, en se demandant quelle erreur elle a bien pu commettre. Les petits vermicelles blancs ressemblent à du sorbate de potassium. Mais ajoutés aux propriétés naturellement conservatrices de ce produit, ces vermicelles étranges, éparpillés dans sa main, cumulent aussi des propriétés d’agent de texture, d’antioxydant ainsi que d’édulcorant dans une moindre mesure. Le flacon utilisé pour l’analyse comporte la mention « S234 ». La jeune femme soupire en se disant que c’est impossible, elle va devoir refaire les analyses...
Alors qu’elle enlève le bouchon du flacon, son responsable apparaît au bout du couloir. Les cloisons vitrées sont un bonheur, on voit venir les gens de loin. Pourtant, contrairement à son habitude, voilà que l’homme à la blouse blanche semble se diriger vers elle. Aurait-il aperçu son trouble à travers ces fameuses cloisons ?
Robert Lacrolle est le co-fondateur de l’entreprise. Aujourd’hui âgé de 75 ans, très en forme, il venait régulièrement passer ses journées entières à l’usine l’année dernière et continue encore à travailler une ou deux heures par jour. Il est de taille moyenne, plutôt trapu. Ses cheveux blanc éclatant, son maintien très raide ainsi que la haute opinion qu’il a de lui-même donnent à cet autodidacte une prestance savamment construite. Son apparence est soignée comme toujours. C’est un passionné de chimie qui a apporté l’aspect scientifique à l’entreprise alors que son associé des débuts était plutôt le directeur financier. Bien qu’il ne travaille plus officiellement dans l’entreprise depuis ses 70 ans, il en est toujours propriétaire — il a racheté les parts de son associé aux héritiers lors du décès de son ami —, activement informé de tous les programmes de recherche. Tous le considèrent encore comme le patron. Même le directeur de la recherche, embauché pour le remplacer, ne fait rien sans son aval.
Cécile regarde son patron pousser la porte du labo. Elle se redresse imperceptiblement sur sa chaise, son visage rond se ferme un peu, la moue boudeuse qu’elle n’arrive pas à réprimer révèle sa contrariété. Elle aime comprendre, identifier les incohérences, les expliquer, mais elle n’en a pas le temps.
— Bonjour patron, lui dit-elle d’un air qu’elle espère enjoué, malgré son agacement de devoir expliquer qu’elle ne comprend pas ses analyses. Le vieil homme n’étant pas toujours très agréable, elle n’a pas envie de le froisser ni de le mettre de mauvaise humeur.
— Bonjour, Cécile, tout va bien ?
La jeune femme, embarrassée, hésite à cacher ses premiers résultats. Mais, Robert Lacrolle regarde fixement le flacon qu’elle tient encore dans ses mains. Elle le repose, puis se décide à lui résumer ses analyses. De toute façon, lorsqu’elle a été embauchée, on ne lui a donné aucun espoir quant à son avenir. Il n’y a pas de passerelle entre la qualité et la recherche. Surtout pas pour elle. Le patron aurait préféré un homme. Mais voilà, elle était la seule à postuler. Malgré son statut de mère célibataire, ce poste dont elle avait tant besoin à l’époque lui a été proposé. Elle l’a accepté, malgré une animosité assez palpable, pensant que les mentalités évolueraient. Mais rien ne semble beaucoup progresser dans cette entreprise. Elle termine ses explications, se sentant obliger de rajouter :
— Je vais relancer une analyse.
Robert Lacrolle prend alors le flacon dans ses mains, pensif.
— Des échantillons viennent d’arriver de l’usine, lui dit-il sans la regarder. Il faut les analyser en urgence pour qu’on puisse livrer les clients. Voyez avec Thierry pour qu’il vous les amène au plus vite, les résultats sont attendus pour ce soir.
Cécile retient le soupir qu’elle allait laisser échapper. Si les échantillons sont disponibles dans son labo d’ici une demi-heure, elle devrait pouvoir sortir vers dix-huit heures au mieux. Un peu tard pour un vendredi alors qu’elle espérait sortir tôt. Toute son organisation prévue pour ce soir est à revoir. Le programme était chargé, elle n’aura plus le courage à cette heure-là. La jeune femme sent la colère monter en elle, petit à petit. Le ton brusque de son patron, son air détaché, comme absent, indifférent aux conséquences de sa demande, l’exaspère. Elle s’apprête à répondre qu’elle fera ce qu’elle peut, mais finalement se ravise. Inutile de discuter, ce ne serait qu’une perte de temps.
L’entreprise fabrique des additifs alimentaires de toutes sortes, des plus classiques aux plus innovants. Le programme de recherche a toujours été un des moteurs de cette société dynamique qui sort régulièrement de nouvelles références, avec des clients dans le monde entier. Le rêve du patron est de trouver un composé unique, pour répondre à l’ensemble des problématiques des groupes alimentaires, en combinant des molécules issues d’additifs déjà connus. C’est pour le réaliser qu’il a embauché un nouveau responsable avant de passer la main. Cécile le sait parce qu’elle a entendu, par hasard, il y a quelques semaines, une discussion animée entre les gars du laboratoire de recherche ; il y était question de cet objectif, de l’impossibilité de l’atteindre, des nombreuses tentatives infructueuses, des heures supplémentaires qui se comptent par dizaines. Apparemment certains des employés semblaient aussi remettre en cause la répartition des tâches, très morcelée.
Mais les avis contradictoires ne sont pas les bienvenus. Quelques jours après cette discussion, il y a eu des licenciements, qui se voulaient discrets au départ ; c’était sans compter l’action des quelques employés concernés qui ont essayé de fédérer leurs collègues. Tout est très vite rentré dans l’ordre, personne n’en a plus entendu parler, comme si cela n’avait pas existé, créant une atmosphère de suspicion assez désagréable. Difficile de se lier, de s’entraider, personne n’ose parler vraiment de ses problèmes, professionnels ou personnels, de peur de représailles. Cécile ne sait rien de ses collègues travaillant dans les services administratifs ou dans les différents services supports. Même son binôme du laboratoire qualité est distant, secret, insaisissable. Ils se méfient l’un de l’autre, mettent sous clé leurs documents.
C’est assez déprimant, mais Cécile se rattrape à l’extérieur de l’entreprise ! Elle a de nombreux amis qu’elle voit très souvent. Son temps se partage entre les semaines avec Élodie, sa fille de neuf ans, et les semaines sans. Les semaines « avec » sont dédiées à la fillette avec des repas équilibrés, à heures régulières, un cadre, les devoirs, les allers-retours aux activités encadrées (le sport, la musique) ainsi que les nombreuses activités partagées du week-end qu’elle veut très variées. Les semaines « sans », lorsqu’Élodie a rejoint son papa, sont plus fatigantes, avec des sorties entre copains presque tous les soirs, les soirées dansantes qu’elle adore, un peu de sport aussi.
Cécile a compris depuis peu que, ces semaines-là, elle a peur de se retrouver seule, qu’elle fuit une réalité qui ne changera pas si elle n’évolue pas. Elle a bien conscience de la schizophrénie dans laquelle elle vit, mais elle a également besoin de ses deux faces pour arriver à avancer. En tout cas, elle en avait besoin jusqu’à présent. Le divorce n’est pas si loin, elle a difficilement remonté la pente… Les semaines « sans » permettent d’évacuer beaucoup de stress, de frustrations. Ses camarades, toutes issues de ses années lycée, ont des parcours très différents. Certaines sont mariées, heureuses en couple, avec des enfants. D’autres sont séparées ou divorcées, comme elle, avec ou sans enfants. Cette variété nourrit leur amitié, les aide à prendre du recul sur leur vie. Rien n’est parfait nulle part, chacun doit trouver ce qui le motive. La jeune trentenaire, qui a déjà parcouru un bout du chemin et a commencé à reprendre un peu confiance en elle, est bien décidée à aller jusqu’au bout.
Les analyses ne se sont pas déroulées comme prévu. Un appareil est tombé en panne, Cécile a dû reprendre le travail manuellement. Elle aurait dû faire confirmer le délai au patron tout à l’heure. Ne connaissant pas l’urgence réelle, elle n’a pas d’autres choix que de finir ce soir, tout en jetant continuellement un œil sur l’heure qui n’en finit pas d’avancer. Il est presque vingt heures lorsqu’elle apporte, enfin, le document qualité indispensable pour la mise au transport des palettes de l’additif concerné. Tout est noir dans les bureaux administratifs, seul le laboratoire de recherche semble éclairé, un peu plus loin dans le bâtiment.
Alors qu’elle s’apprête à faire demi-tour pour rentrer chez elle, Cécile entend des bruits de voix dans cet endroit habituellement silencieux si tard le soir. Elle a du mal à discerner s’il s’agit d’une dispute ou plutôt de cris de joie. Elle s’approche prudemment, prête à rebrousser chemin rapidement si besoin. À l’angle du couloir, les bruits se font plus marqués. Pas de bureaux vitrés : ici, tout est confiné, caché. Elle s’approche un peu plus pour comprendre enfin qu’il s’agit de réjouissances, de congratulations. Une fête se déroule ici, dans le laboratoire de recherche ? Abasourdie, Cécile est comme tétanisée. Elle part rarement aussi tard, tous les autres bureaux semblent vides, il n’était pas prévu qu’elle soit présente…
Malgré elle, la jeune femme tend l’oreille pour comprendre les raisons de cette allégresse. Elle entend le bruit caractéristique de bouteilles sous pression que l’on ouvre, « du champagne ou plutôt du mousseux », se dit-elle. Depuis un an qu’elle est dans l’entreprise, elle n’a jamais assisté à des moments de convivialité, elle a fini par s’y habituer. Mais là, il s’agit de quelque chose de plus important. Elle entend la voix de son patron, très enjouée :
— Toutes ces années n’auront pas été vaines. Trinquons à notre futur qui me paraît bien engagé ! Mon ami, Amine, votre futur directeur, a fait avec vous, une découverte de la plus haute importance, une avancée scientifique majeure. Nous disposons d’une nouvelle pépite, révolutionnaire, que nos clients vont s’arracher et qui va assurer la pérennité de notre entreprise.
Quelqu’un appuie sur le loquet de la porte du laboratoire. Cécile cherche où se cacher, dans l’urgence, elle se met à l’abri dans le bureau le plus proche, en retenant sa respiration, sans refermer complètement pour éviter tout bruit de serrure. La porte du laboratoire s’ouvre en grinçant légèrement, une silhouette emprunte le couloir, s’éloigne. La jeune trentenaire relâche sa respiration, doucement, en silence. Une poignée de secondes plus tard, la personne, qu’elle ne reconnaît toujours pas dans la pénombre, revient avec un objet dans les mains, un grand plateau avec des toasts. Si elle a bien vu, ils ont sorti le grand jeu !
Cécile attend que la porte se referme. Avec précaution, elle se rapproche de nouveau. Cette fois, c’est la voix d’Amine Pardox, le responsable du laboratoire de recherche, à qui la future direction de l’entreprise est promise, qu’elle entend :
— Je vous rappelle que tout ce que nous faisons ici, la nature de nos travaux ainsi que nos résultats sont strictement confidentiels. Lorsque notre produit commencera à être connu, il est vraisemblable que l’on cherchera à nous subtiliser notre savoir, garant de notre rentabilité, de notre futur. C’est pour cela que le réseau informatique du laboratoire est isolé du reste de l’entreprise. Je sais que cela ne facilite pas vos travaux, mais c’est essentiel pour nous. Alors, soyez vigilant !
Le brouhaha monte dans la pièce, Cécile n’entend plus rien de distinct. Quelques verres qui s’entrechoquent, quelques rires, mais surtout des conversations éparses. Impossible de savoir combien il y a de personnes à l’intérieur, peut-être une dizaine... Alors qu’elle se décide à partir, le bruit s’estompe, les conversations semblent s’arrêter, elle entend de nouveau Robert Lacrolle :
— Notre cher S234, auquel il faudra que l’on donne un nom commercial d’ailleurs, n’est pas encore complètement au point. Nous avons l’idée, nous savons le produire en petite quantité. Notre prochain défi… votre prochain défi… c’est l’industrialisation. C’est un challenge technique que nous devons relever très, très rapidement. Des échantillons sont déjà en partance vers quelques-uns de nos clients français pour réaliser des tests chez eux, pour évaluer les gains potentiels. Les commandes ne vont pas tarder à affluer. Alors, en parallèle de la mise en production évoquée plus haut, en attendant que l’usine soit capable, c’est votre laboratoire qui devra engager les premières fabrications en quantité semi-industrielle. Plus vous serez efficace dans l’industrialisation, plus cette étape transitoire sera courte.
Le patron s’interrompt pour laisser passer les quelques murmures, que Cécile imagine de mécontentement.
— Nous devons avoir des stocks, compatibles avec nos ambitions. Je vous remercie par avance pour votre implication et je vous souhaite à tous un bon week-end.
Le patron semble avoir fini de parler, mais la salle paraît beaucoup plus calme qu’auparavant. La petite fête avait un but, préparer les employés à une charge de travail très importante. « Dans cette entreprise, rien n’est gratuit », se dit Cécile. Avec un contentement certain, elle se dit aussi que ses analyses étaient bonnes, que ce produit est vraiment révolutionnaire. Sans faire de bruit, elle s’éloigne rapidement en espérant ne pas être vue.
Tap… tap… tap… À chacune des foulées, le contact du pied avec le sol émet un petit bruit discret. Les foulées sont solides, aériennes, amples. Magali n’a qu’une heure pour courir. Même si l’aspect « temps limité » enlève un peu de plaisir à l’activité, peu importe. Elle n’a tout simplement pas d’autres moments pour courir ! Elle a fermé son agence à midi pile, elle la rouvrira à 13 h 30. Cela lui laisse le temps de se changer, de rejoindre le parcours VITA, de courir une heure, de passer chez elle, se doucher, se changer, prendre un peu de nourriture puis retourner au bureau. Après, elle mangera, ou pas, en fonction de ses rendez-vous, des appels téléphoniques, des maisons ou appartements à faire visiter. Mais pour l’instant, place au plaisir de la course, au bonheur de sentir ses muscles en action, à la joie de sentir les odeurs de forêt… Son téléphone vibre dans sa poche, mais elle l’ignore, chaque chose en son temps, c’est son moment à elle.
Elle vient juste de terminer le deuxième tour de deux kilomètres. Le début est toujours facile. Le premier tour est presque un échauffement, les deux suivants, elle ne les voit jamais passer. Les pensées encore dans son activité du matin, elle réfléchit à ses problèmes sans penser à la course. Les difficultés apparaissent au début du quatrième tour, vers les six kilomètres. La fatigue arrive dans les jambes alors que son esprit n’est plus occupé. C’est le tour le plus difficile. Ne pas se poser la question « pourquoi je cours ? ». Ne pas se dire « cela ne sert à rien ». Oublier la petite voix qui murmure « je vais finir en marchant ». Magali se focalise sur le chemin à une vingtaine de mètres devant elle, fait le vide. Elle compte ses pas. Un, deux, trois …, vingt-cinq. Un, deux, trois… Elle aperçoit une silhouette au loin. Le parcours est en général assez utilisé du temps de midi, par des coureurs, mais aussi parfois par des marcheurs, même si aujourd’hui elle n’a encore rencontré personne. Il lui faut quelques secondes pour discerner un homme qui arrive en face, à vive allure. La jeune femme, qui vient de franchir la barre des trente-cinq ans, se dit qu’elle n’est plus si jeune et qu’à ce rythme, elle ne tiendrait pas dix minutes. Ne pas se comparer, ne pas ralentir son rythme qu’elle a naturellement augmenté pour ne pas se sentir ridicule. Le cinquième tour vient de commencer. Elle a toujours l’impression au début de ce dernier tour d’être sur le chemin du retour alors qu’elle fait des boucles. C’est ce moment-là qu’elle apprécie le plus. Les senteurs lui semblent plus fortes, la forêt plus naturelle. Elle inspire profondément tout en prêtant attention aux quelques racines qui dépassent. Elle emmagasine les sensations, les parfums d’hiver, les picotements dans ses muscles, les images de la forêt, le bruissement des petits animaux…
Le panneau qui marque la fin de son parcours est en vue. Elle le dépasse, marche jusqu’au parking, le temps de laisser retomber un peu son rythme cardiaque. Elle s’arrête le temps de retrouver une respiration un peu plus lente puis monte dans sa voiture.
Fraichement douchée, Magali vient d’ouvrir l’agence pour l’après-midi. « Agence immobilière Magali Hardfield », indique l’inscription sur la porte. Pas très original, elle le sait, mais efficace. Elle jette un coup d’œil à son téléphone. Un SMS de son mari :
« Hello, je finis plus tard que prévu ce soir, mais j’aurai le temps d’aller chercher les filles au périscolaire avant le KT. Fais-moi signe lorsque tu seras de nouveau au travail ».
Magali sourit de l’inquiétude de son mari, lui confirme son arrivée à l’agence. L’organisation est assez compliquée depuis qu’elle est à son compte. Elle a délaissé les horaires réguliers que lui procurait son mi-temps dans une mairie à une vingtaine de kilomètres de Bratiz. Son poste était mal valorisé et peu gratifiant. Il aurait fallu augmenter ses horaires, mais sa demande de temps plein a été rejetée. Après avoir longuement discuté avec Alexandre de son ennui dans cette administration procédurière ne lui accordant aucune initiative, de leur besoin d’augmenter leurs revenus, des conséquences qu’un nouveau métier pourrait avoir sur leur organisation, elle a décidé dans un premier temps de développer ses compétences en parallèle de son emploi. Cela lui a permis de réfléchir à son futur professionnel tout en se formant, de continuer à travailler en étant disponible pour ses filles, lorsque celles-ci en avaient besoin. Ces deux années ont été intenses, magiques. Enfin, elle s’est lancée. D’abord en gardant son mi-temps à la mairie, ensuite à temps plein, depuis septembre dernier. Depuis, l’organisation est tendue. C’est elle qui gère les matins, Alexandre gère les soirs. Mais tout changement d’horaire peut devenir problématique surtout que son mari, qui travaille dans la grande distribution, en a régulièrement. Mais pour ce soir, pas d’inquiétude.
La femme d’entreprise attache ses cheveux châtains mi-longs en une petite queue de cheval qui met en valeur son visage fin encore légèrement bronzé. Sa coiffure de travail lui donne une apparence plus sérieuse, professionnelle. Elle prend le temps de manger en lisant ses mails. Elle liste les activités urgentes d’un côté, les moins pressantes de l’autre. Elle se replonge avec plaisir dans le dossier de sa dernière vente pour en dresser le bilan. La fin de l’année 2019 avec les quelques semaines de janvier a été très chargée, mais surtout très fructueuse. Même dans ses prévisions les plus optimistes, Magali ne pensait pas se verser de salaire complet avant au moins un an. C’est rassurant et très valorisant.
Machinalement, elle retourne la barquette pour lire les ingrédients du plat industriel qu’elle est en train de manger. La saveur de ces plats est assez neutre. Ni bons ni mauvais, ils remplissent l’estomac avec un temps de préparation imbattable. C’est exactement ce qu’on leur demande. Il y a juste dans ce plat, en particulier, une pointe de cannelle qui lui rappelle un peu de son enfance. Sa mère aimait cette épice qu’elle associait à de nombreux légumes, en particulier, en hiver, aux différentes courges, potimarrons, butternuts pour lesquels sa liste de recettes était inépuisable.
En regardant la liste des ingrédients, Magali ne retrouve pas la cannelle.
— Bizarre, se dit-elle, j’aurais portant juré.
La liste est tellement longue que la jeune femme la survole sans la lire vraiment. Son regard s’arrête sur « cellulose », elle se demande ce que cet ingrédient peut bien faire ici. Sa mère aurait dit « C’est même pas bon pour les chiens. Qui peut manger ça ? ». Oui, mais voilà, la question, aujourd’hui, serait plutôt « Qui veut passer deux ou trois heures dans sa cuisine tous les jours pour préparer des plats qui seront mangés en dix minutes ? » Ou plutôt « Qui peut le faire ? Qui a le temps de le faire ? ». Ses parents ne sont plus là pour la voir manger ce qu’ils n’auraient pas donné à leurs animaux. Ils ont été emportés tous les deux, à quelques années d’intervalle, par un cancer des poumons lié à la cigarette.
— À chaque génération ses mauvaises habitudes ! Il n’y a pas de mal à préférer travailler, voir du monde, pratiquer son sport favori, profiter de la vie, plutôt que de rester dans sa cuisine pour mijoter de bons plats, que, finalement, avec l’habitude, plus personne n’apprécie. Mais peut-être, suis-je allée un peu loin dans l’autre sens en ne mangeant que des plats industriels, sans saveur, sans odeur, pense-t-elle.
La jeune entrepreneuse a récemment découvert le « nutriscore », ce système d’étiquetage à cinq niveaux qui permet au consommateur de vérifier si les produits qu’il achète sont bons pour sa santé. Magali ouvre l’application qu’elle a téléchargée la semaine dernière, mais qu’elle n’a pas encore utilisée. Elle scanne le code-barre de son plat, le résultat est mauvais, ce qui n’est pas très surprenant. D. Couleur orange foncé. Trop calorique, trop salé, trop de graisses saturées. Est-ce inévitable ou est-ce qu’il y a des plats tout prêts un peu plus artisanaux, meilleurs à la santé ?
Lorsqu’ils se sont rencontrés, Magali et Alexandre étaient tous les deux sportifs. Ils vivaient encore chez leurs parents même si Alexandre travaillait déjà depuis plus d’un an. Magali venait d’être embauchée dans le même grand magasin qu’Alexandre, dans les bureaux. Son travail était passionnant, elle s’entrainait deux fois par semaine avec son équipe de basket, partait les dimanches pour les compétitions. Alexandre, lui, jouait au foot, avec des entraînements aussi, pas forcément les mêmes jours, jouait aussi le dimanche. Bien qu’ils aient pris un petit appartement pour eux assez rapidement, chaque fois que l’un d’entre eux était seul le soir, il retournait manger chez ses parents. Souvent, ils rentraient chez eux avec des restes pour toute la semaine, ils ne cuisinaient jamais. Ils n’ont jamais appris, cela n’était pas nécessaire. À la naissance des filles, Magali a trouvé un mi-temps dans une mairie pour avoir du temps pour ses enfants. Naturellement, ils ont continué à manger des plats tout prêts, mais industriels cette fois. Cela fait sept ans maintenant que charcuteries, pizza, tacos, hamburgers, plats préparés constituent leur quotidien, un peu addictif, comme celui de la plupart de leurs copains. Mais l’annonce du diabète, lié à une mauvaise hygiène de vie, principalement une mauvaise alimentation, d’un ami d’enfance d’Alexandre les a conduits à réfléchir. Surtout Alexandre qui a arrêté le foot à la naissance de ses filles et n’a jamais repris aucun sport.
— J’ai pris vingt kilos depuis mes vingt ans !
Ce qu’il disait en riant il y a quelque temps ne l’amuse plus vraiment. Certes, Magali a été plus attentive. Lorsqu’elle a arrêté le basket parce qu’elle ne pouvait plus en assumer les contraintes, elle a commencé à courir. C’est le seul sport qui lui paraît possible parce qu’elle peut l’exercer seule, quand elle veut, où elle veut. Elle sait bien, cependant, que leur mode de vie n’est pas très sain. Elle en a déjà parlé avec Alexandre, ils ont convenu de changer certaines de leurs habitudes. Dans un premier temps, peut-être, se faire livrer des plats préparés, diététiques, si possible artisanaux. Ensuite, peut-être, plus tard, apprendre à cuisiner.
Magali ouvre son navigateur, tape « repas minceur ». Il y a des sites à profusion. Elle en ouvre quelques-uns. Ils ont tous un discours scientifique ou pseudo-scientifique avec des commentaires de clients satisfaits. Magali sourit intérieurement. Elle sait bien que cela ne prouve rien, que cela n’est que de la pub, mais c’est tellement tentant. Le nom d’un site attire son attention « bonheur minceur », ça sonne bien. Le site s’ouvre sur des photos de repas équilibrés qui se veulent appétissants. Certains mots sont écrits en gras « sain », « fait en France », « vous n’aurez jamais faim » … tout ce qu’elle veut lire. Plus bas, quelques cas particulièrement réussis avec une grosse perte de poids sans reprise après un an, des gens heureux ! Que demander de mieux ? Même si c’est très commercial, pourquoi pas. Cela ne peut qu’être mieux que ce qu’ils mangent aujourd’hui.
Magali commence à créer une commande virtuelle pour se rendre compte des prix. Ils sont accessibles, cinq euros le repas pour dix repas par semaine avec un engagement de seulement un mois. Comme les filles mangent à la cantine le midi, cela leur coutera cent cinquante euros par semaine. C’est cher, mais finalement, elle n’a jamais vraiment compté leurs dépenses en nourriture, le surplus ne doit pas être si important. Avec l’avantage de n’avoir pas de courses à faire à part pour le week-end !
Elle envoie un petit message à son mari pour confirmer qu’il est toujours partant, en lui précisant ce qu’elle a trouvé. Une petite photo de la page de l’ordinateur avec sa commande est associée à son message. Alexandre doit être en pause, il ne devrait pas tarder à lui répondre. Magali se lève, allume la petite machine à Nespresso, accessoire indispensable de ses heures passées au bureau. Il faudrait peut-être aussi diminuer les doses. Elle prend en moyenne une dizaine de cafés par jour, c’est certainement beaucoup trop. Mais le café d’après-repas est un incontournable. Elle appuie sur le petit bouton. À travers la tasse en verre, elle observe le niveau de café monter petit à petit. Le flux de liquide, qui tombe au milieu de la tasse, se transforme en mousse, exhale des odeurs amères et chaudes. Magali déguste son café bien avant de le boire. Elle porte la tasse à ses lèvres en fermant les yeux. La première gorgée est indubitablement la meilleure. Les suivantes ne sont pas désagréables non plus.
Son téléphone bipe alors qu’elle est en train de laver sa tasse. C’est Alexandre qui lui envoie un pouce levé en guise d’approbation.
La fenêtre s’ouvre, un visage apparaît. Pour la première fois depuis le début de son stage Léo voit enfin un de ses interlocuteurs. Discuter ainsi en direct avec son chef, même par écrans interposés, permet de retrouver un cadre un peu plus conventionnel. Voici donc Steve Poore, le responsable « développement » de la startup. Leo trouve ce titre amusant, « responsable » ne veut pas dire grand-chose dans cette structure de cinq personnes où chacune est « responsable » d’une partie plus ou moins claire : finances, recherche, développement, structures, affaires courantes. Donner des titres ronflants, vouloir impressionner correspond complètement à l’idée que Léo se fait des Etats Unis, mais peu importe, ils n’en sont pas moins compétents pour autant. La structure est très légère mais Léo s’est rendu compte petit à petit, malgré les échanges très limités avec ses collègues, qu’elle emploie beaucoup de jeunes, en contrats courts comme le sien.
Steve semble plus jeune à l’écran que l’idée qu’il en avait. Ses cheveux bouclés trop longs sont mal coiffés. Derrière ses grosses lunettes violettes, avec son air bougon, il a l’air d’un ado attardé, mais il doit bien avoir presque quarante ans. Son accent est tout à fait compréhensible, ce qui soulage immensément Léo qui ne maîtrise pas encore complètement la langue.
L’e-mail reçu vendredi soir lui proposait un échange direct afin qu’il s’explique sur sa proposition. Leo a réfléchi pendant tout le week-end à la meilleure façon de présenter les choses. La difficulté consiste à dire ce qu’il pense sans mettre en porte à faux son supérieur. Manifestement, son employeur ne sait pas ce qu’il cherche. Il a, à sa disposition, de nombreuses données, de nombreux fichiers. La plupart concernent des conversations, vraisemblablement d’individus écoutés à leur insu, via leur téléphone, mais aussi lors de banals échanges domestiques. Léo ne connaît pas l’origine de ces enregistrements mais il n’est pas très à l’aise avec ce qu’il entend. De plus, il a l’impression d’aller à la pêche à un poisson imaginaire. Comment trouver lorsque l’on ne sait pas ce qu’on cherche ? Jusqu’à présent, il s’accommodait, tant bien que mal, du travail qu’on lui donnait. Il voulait venir à new York, il y était, inutile de se faire remarquer. Ici, un licenciement ne prend que quelques secondes. Mais à un peu plus de deux mois de la fin de son contrat, lassé de ne rien apprendre, de ne pas utiliser ni développer ses connaissances, il a fini par se persuader qu’il était préférable de proposer des améliorations.
— Je t’écoute, lui dit simplement Steve.
Alors Léo explique ce qu’il imagine, de façon un peu sommaire car il n’est pas encore évident pour lui de s’exprimer en anglais. Il décrit le programme qu’il pourrait construire pour traiter automatiquement les fichiers, pour gagner en efficacité. Comment il pourrait utiliser des statistiques sur les thèmes, ressortir des mots clés. Il explique les bases des « data science » qui nécessitent de bien identifier l’objet de l’analyse, la question à laquelle on veut répondre, le cadre du projet pour pouvoir répondre à cette question. Il essaie de répéter différemment les mêmes idées pour qu’elles fassent leur chemin dans l’esprit de Steve.
Au bout d’une demi-heure, Leo a fini de présenter sa proposition, Steve n’a pas dit un mot. Leo ne parle plus mais Steve ne dit toujours rien. Un silence un peu gênant s’installe. Son responsable semble être en train d’écrire, son regard paraît attendre une réponse, comme s’il était en conversation écrite avec quelqu’un d’autre. Le jeune français ne sait pas ce qu’il doit dire ou faire, ni si le regard de Steve, ce qu’il écrit est en lien avec leur entretien ou totalement déconnecté. Il attend. Le temps lui semble interminable.
Finalement Steve se décide à parler :
— Tu sais ce que l’on fait ici ?
— Oui, bien sûr
— Peux-tu le détailler ?
Léo s’interroge. Où cette conversation va-t-elle le mener ? Mais il ne peut plus reculer.
— Vous cherchez à exploiter des enregistrements concernant des conversations privées ou des échanges téléphoniques. C’est pour cela qu’il y a tout ce secret autour de ce travail. J’ai signé un engagement de confidentialité que je respecte. Mais pour réaliser mon travail j’ai besoin de savoir exactement ce que vous cherchez.
Steve hésite un instant puis répond à la demande de Léo.
— Nous travaillons pour le gouvernement des États-Unis pour mieux comprendre la diffusion de certaines informations, pour anticiper toute action agressive contre notre pays. Les agences gouvernementales sont englouties par la somme d’informations qu’elles récupèrent, elles n’ont pas toujours les compétences pour les traiter. C’est notre raison d’être. Nous sommes d’accord pour travailler de façon plus intelligente avec toi mais tu ne dois parler de tout ça à personne, vraiment personne, rajoute-t-il en appuyant ses mots.
Léo avale sa salive, se demande dans quel monde il a mis les pieds. Mais il a très envie de continuer. Il se répète, sans sourciller :
— J’ai signé l’engagement, je le respecte. Je ne parle de ce travail à personne.
— Très bien, alors, tu as quinze jours pour mettre au point ce que tu nous proposes. Tu trouveras tous les jours sur notre serveur, sur ton espace personnel, un lot de fichiers nouveaux à traiter. Ils t’aideront à solliciter ton script mais ils ne seront disponibles qu’une semaine. À toi de les exploiter efficacement. Tu pourras conserver ceux que tu auras extraits comme potentiellement intéressants en les basculant sur la partie du serveur appelé « premier tri ». On se revoit vendredi 14h pour faire le point sur ce que tu proposes. Si tu es bloqué, quelle qu’en soit la raison, n’hésite pas à me joindre par mail. Steve clôt ainsi la discussion.
Leo est comme abasourdi. La réunion a été intense, les annonces totalement inattendues.
— Enfin, se dit-il avec soulagement, je vais pouvoir vraiment pratiquer ce pour quoi j’ai été formé.
Certes Steve Poore lui a mis la pression mais cela n’inquiète pas Léo. Il avait déjà commencé à travailler sur le sujet, ce qu’il a décrit correspond à un premier programme qu’il peut améliorer. Il doit juste profiter des données du serveur pour l’éprouver. Il est dans son domaine, dans ce qu’il aime, dans ce qu’il veut faire.
Leo se dépêche d’écrire un message à sa sœur avec qui il avait partagé ses inquiétudes :
« Toujours en vie Je continue mon contrat. Je t’en dirai plus en direct. Bisous ».
Il se ravise, corrige :
« Toujours en vie Je continue mon contrat. Bisous ».
La réponse revient aussitôt :
« Bonne nouvelle. Bisous ».