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La splendeur et la laideur cohabitent depuis la nuit des temps, l’erreur d’un destin ou le destin d’une erreur, chacun sa lecture. Si Sarah avait eu une baguette magique, aurait-elle changé le cours des événements ? Parfois, la disgrâce engendre la beauté, et la beauté donne naissance au miracle. Rien n’est insignifiant, aussi tumultueuse soit notre destinée, elle mérite d’être vécue. Au chevet de son père malade, Sarah, qui s’est toujours crue fille unique, découvre avec stupeur l’existence d’un demi-frère. Ce dernier est le fruit d’une relation brève, mais intense, que son père avait vécue avec une jeune femme kabyle venue en France pour rejoindre son mari, travailleur immigré. Entre déception, colère et incompréhension, Sarah parviendra-t-elle à dépasser ce bouleversement pour partir à la recherche de ce frère qu’elle n’a jamais connu ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Élevé dans une famille où études et rigueur prédominaient sous l’autorité d’un père professeur de français,
Ali Ben a reçu la langue française en héritage précieux. Formé dans les sciences, il a toujours trouvé refuge dans l’écriture. La perte brutale de son père l’a poussé à transformer sa douleur en inspiration, aboutissant, quatorze ans plus tard, à son premier roman dédié à sa mémoire.
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Seitenzahl: 639
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Ali Ben
Entre collines et montagnes
Roman
© Lys Bleu Éditions – Ali Ben
ISBN : 979-10-422-6247-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Me voici enfin à l’hôpital où je m’apprête à subir l’intervention qui me sauvera la vie ou qui, peut-être, la prolongera simplement. Demain, ou plus exactement, dans huit heures, je subirai une greffe de rein. L’ultime intervention qui remplacera les multiples dialyses devenues de plus en plus fréquentes ; elles ne suffisent plus depuis quelque temps. Il y a cinq ans, mon rein gauche a commencé à faire n’importe quoi. Peu de temps après, il a totalement cessé de fonctionner, forçant le rein droit à travailler tout seul en mettant les bouchées doubles. Résultat des courses, ce dernier, déjà affaibli, ne tiendra pas longtemps avant de lâcher à son tour. Sans greffe, je ne survivrai pas longtemps.
Comme le voulait le protocole, mon nom s’est retrouvé sur une longue liste d’attente. Au moment où j’ai perdu tout espoir, le destin a mis sur mon chemin un donneur compatible. Dès qu’il l’a su, il n’a pas hésité une seconde à me faire don d’un de ses reins, une personne que je n’aurais jamais rencontrée si le hasard et le destin n’étaient que des concepts abscons. Raconté de cette manière, cela ressemble au scénario d’une série américaine, le genre de feuilleton qu’on aimerait voir avec une fin heureuse. À l’heure où je vous parle, je ne sais pas si l’intervention réussira. A priori oui, car d’après les médecins tous les indicateurs sont au vert. Mais sachez que peu importe ce qui se passera demain, la fin est déjà bel et bien heureuse.
Je ne tiens pas à vous raconter les détails de ma maladie. Aucune importance de savoir combien de dialyses j’ai dû subir, ou combien de fois je me suis retrouvée aux urgences. C’est vrai, ma maladie est émouvante et touchante, mais je suis certaine qu’il y en a plein d’autres qui le sont davantage. Ce n’est pas ce qui manque de nos jours, il suffit de jeter un œil sur les réseaux sociaux. Non, je préfère vous raconter ma vie quand j’étais en bonne santé, quand je ne faisais pas pitié, quand mes amis m’envoyaient balader parce que je le méritais. Quand j’ai pris mon sac à dos pour aller dans un pays que je ne connaissais que de nom. C’est sur cette période sur laquelle j’aimerais m’attarder.
Ce soir, je n’ai pas cessé de penser à mon père. J’aurais voulu être avec lui quand son âme l’a quitté, pour lui tenir la main et la serrer fort contre moi. Aussi fort que l’amour que je ressentais et que je ressens toujours pour lui. A-t-il eu peur, a-t-il paniqué ? Des interrogations qui ont fait de mon deuil une éternelle condamnation avec sursis, même après toutes ces années. J’aurais aimé savoir quelle a été la dernière chose qu’il a vue à travers sa fenêtre. A-t-il tendu l’oreille pour écouter les psaumes hypnotisants que génèrent ces somptueux acacias collés aux berges, qui se laissent aller au gré de ce léger vent frais ? A-t-il eu la chance d’admirer la pleine lune, la même que je suis en train de fixer en ce moment précis ? Le ciel immaculé de cette nuit printanière a fait d’elle une œuvre singulière. Son immense beauté, se reflétant intensément sur la surface de l’eau s’écoulant paisiblement le long du fleuve qui me fait face, émerveillerait son Créateur.
Devant cette fenêtre, je ne cesse d’essuyer la buée que mon expiration génère. Je n’ai pas envie de la voir disparaître. Je n’ai même pas envie de fermer les yeux au risque de ne plus la voir aussi splendide que cette nuit. Je donnerais tout pour qu’elle veille sur moi, comme mon père l’avait toujours fait, même après sa mort. Je suis triste qu’il ne soit plus là pour moi, mais soulagée de lui épargner ma maladie. Il l’aurait sûrement mal supportée. Il n’est plus là, mais sans lui, rien de ce que je vis en ce moment n’aurait été possible, du moins pas avec une telle intensité. J’ai mis cela sur le compte du destin, c’était la seule explication. Mais il y a quelques années en arrière, ce même destin m’a fait mal, beaucoup de mal. Des nuits entières à l’abominer, à refuser et à réfuter son existence.
Croire au destin est une vision purement subjective. Facile de croire en lui quand on est touché par une bonne étoile ou par la grâce, comme c’est le cas pour moi, à cet instant. L’inverse l’est moins évidemment. Un malheureux destin est une vie maudite que nous refusons, et nous percevons comme une injustice. Nous orientons nos ondoyantes croyances en fonction du degré de bonheur ou de malheur que la vie nous octroie. Désormais, je ne me pose plus la question, bon ou mauvais, je le prendrai tel qu’il est. Si tel est mon sort, qu’il en soit ainsi.
Cet après-midi, mes proches m’ont rendu visite, après avoir fait de même à mon donneur qui se trouve quelques chambres plus loin. Ma mère m’a apporté un bouquet de fleurs, dans lequel elle a glissé un petit mot pour moi. Dissimulé entre les gerberas et les lys, il disait : Sarah, ma fille, tout se passera bien.
Contrairement aux autres et malgré son soulagement, ma mère n’a pas pu cacher son inquiétude. Disons que cet endroit lui rappelle des événements bien douloureux. Nous avons toutes les deux perdu l’être cher que fut mon père, son époux, dans l’ancien hôpital désormais remplacé par un gigantesque parking, situé à quelques encablures de ce nouveau bâtiment flambant neuf, dans lequel je me trouve en ce moment. Les anciennes façades autrefois jaunâtres et sordides, ont laissé place à un bâtiment moderne arboré de murs végétalisés, d’un côté, et de vastes panneaux solaires, de l’autre côté. Les chambres cubiques et exiguës sont désormais plus accueillantes et plus chaleureuses au grand bonheur des patients et de leurs proches. Du bois en petite touche et des couleurs plus soignées changent radicalement l’ambiance. Quant aux fenêtres, elles n’ont rien à voir avec les meurtrières d’antan. Dans mes souvenirs, elles ne laissaient passer qu’un rai de lumière. Le seul endroit où ma mère pouvait se tenir immobile, debout, pendant d’interminables minutes pour réchauffer son cœur brisé par une sentence qu’elle ne pouvait révoquer. Elle regardait dehors pour éviter de croiser les yeux apeurés de mon père.
J’avais droit au même scénario tous les matins. La chambre me paraissait trop étroite, je sentais les murs se rapprocher de moi. L’inexorable minuterie qui retentissait au fond de mon cerveau me rendait à moitié folle. Si le sommeil était devenu un supplice, le réveil l’était davantage.
Ma fille Sarah ne supportait plus de me voir dans cet état. Je n’étais plus la femme combative d’autrefois. La maladie de mon époux, Charles, m’avait rendue fragile, minuscule, incapable de me ressaisir. J’aurais aimé avoir la force et la confiance de ma fille, mais la peur me tétanisait et l’évidence m’horrifiait. Je n’étais qu’une spectatrice qui ne savait plus quoi faire. Cette situation m’avait fait perdre toutes mes capacités, demander à ma fille comment elle allait n’était plus un réflexe. Les rôles s’étaient inversés, elle la mère et moi la fille. Sarah faisait preuve d’une maturité qui me laissait sans voix. Elle était rentrée à la maison depuis quelques semaines. Sa chambre devenue un atelier de peinture que je m’étais improvisé, elle avait pris place dans la chambre d’amis à côté de la cuisine. Elle rendait souvent visite à son père à l’hôpital, quand elle rentrait, elle venait systématiquement me voir pour me répéter ce que son papa lui avait raconté. Elle cachait sa tristesse et son inquiétude grandissante, car l’état de santé de Charles périclitait jour après jour.
Ce soir-là, elle n’était pas venue me voir, elle s’était enfermée dans sa chambre, sans mettre la musique comme à son habitude. Je savais qu’il y avait quelque chose, mais je manquais de courage pour aller la voir, lui demander ce qui la tracassait. Nous nous étions couchées toutes les deux dans le mutisme le plus perçant.
Le matin, j’avais ouvert les yeux très tôt. Ce n’était pas à cause de la capilotade qui me clouait à ce lit, devenu un grand grabat pour moi toute seule. J’avais passé une nuit courte et agitée. J’avais du mal à trouver le sommeil, mais à vrai dire, je ne dormais que peu. Les nuits étaient devenues longues et angoissantes, et dès que je fermais les yeux, j’imaginais le pire. L’absence de Charles était devenue totale depuis que son état s’était détérioré. Sarah et moi avions un espoir, mais ce dernier se dissipait au fur et à mesure que les jours passaient. Après toutes ces années où elle lui avait été d’une compagnie malfaisante, cette maudite cigarette avait fini par gagner. Si c’était à refaire, j’aurais écrasé toutes les clopes qui avaient touché ses lèvres, quitte à passer pour la pire des épouses.
J’avais rencontré Charles chez des amis, pendant un mariage. Il était assis à côté de moi. Il avait passé un certain temps à discuter avec une jeune et belle femme se trouvant à sa gauche. Je lui avais lancé des regards discrets pour analyser ce bel homme qui ne me laissait pas indifférente. Sa prestance et son élégance attisaient ma curiosité, coincée par cette rivale qui avait de réels atouts : grande, fine, elle s’était mise sur son trente-et-un. Il fallait que je trouve un moyen pour attirer son attention. Je tendais l’oreille pour essayer d’intercepter la moindre bribe d’une discussion à laquelle j’aurais pu me greffer, malheureusement, rien de probant. Que du charabia auquel je ne comprenais rien. La seule chose que j’arrivais à sentir, c’était son odeur parfumée au jasmin ; une exhalaison digne d’un jardin oriental.
Je gesticulais sur ma chaise pour attirer son attention, mais en vain. Charles restait de marbre, il n’avait d’yeux que pour cette sylphide aux longues jambes, contrairement aux miennes que j’aurais aimées plus élancées. Après quelques lamentables tentatives, je finis recroquevillée comme une mauvaise perdante, en tenant mes joues par mes deux mains, les coudes sur la table, en signe d’abandon. J’essayais tant bien que mal de me convaincre qu’il n’était sûrement pas fait pour moi. Soudain, le vent vint à ma rescousse, quand Charles alluma une cigarette, après que sa voisine se fut éclipsée. La fumée de cette dernière provoqua chez moi une ribambelle d’éternuements consécutifs qui finirent par attirer son attention. Il posa son regard sur le mien avec une douceur indescriptible. Son visage était comme un aimant, il avait une peau d’une pureté qui ferait passer l’eau bénite pour une fange, et ses yeux étaient d’un vert qui donnerait la chair de poule à une forêt entière. Absorbée par toute cette beauté, je compris à peine ce qu’il me dit, je crus entendre : désolé, fumée.
— Pardon, lui répondis-je avec une ardeur que j’essayais de contrôler, pour ne pas lui montrer que j’étais déjà sur un nuage.
— Je vous disais que j’étais désolé pour la fumée.
— Ce n’est pas si grave, lui répondis-je.
— Attendez, j’ai une idée.
Il se leva et vint s’asseoir sur la chaise vide à ma droite, occupée quelques minutes plus tôt par une personne opportunément absente. Il voulait se mettre à cet endroit pour éviter que la fumée m’importune.
— La place est libre ?
— Oui, je veux dire, non.
Ma réponse était confuse. Je racontais n’importe quoi à cause du stress et de la pression que je m’étais mis. Je ne voulais pas manquer la seule chance qui s’offrait à moi.
— Enfin, je voulais dire qu’elle n’est à personne pour le moment.
Il la scruta d’un air sérieux et me dit :
— Personne, vous dites ? Je ne vois rien de marqué dessus, ajouta-t-il.
Me voyant confuse dans mes idées, car je ne comprenais pas ses propos, qui étaient censés être une blague, il ajouta :
— Bref, si votre voisine revient, je vous la rendrai, promis.
Il s’assit enfin, me tendit sa main droite et me dit :
— Enchanté, Charles, ami et collègue du marié, et vous ?
Je serrai sa main d’une poignée délicate, aussi légère que la tenue que portait ma concurrente qui venait de réapparaître, incrédule, le visage arborant une grimace légèrement méprisante. Surprise, quelques balbutiements hésitants finirent par laisser place à de vrais mots :
— Enchantée, Julia, et seulement amie de la mariée.
Judith, c’était la mariée, une amie de longue date, que j’avais cependant perdue de vue depuis que j’avais repris mes études dans la comptabilité. C’était lors d’une rencontre purement fortuite qu’elle m’avait annoncé que son compagnon lui avait demandé sa main. Quelques mois après, je reçus un faire-part de mariage pour deux personnes. Judith ignorait que Philippe, mon petit ami de l’époque, avait finalement choisi de s’engager dans l’armée, plutôt que de perpétuer la tradition familiale, contrairement à ce qui avait été prévu. Il ne voulait plus travailler avec son père qui tenait une grande boucherie.
Le départ de Philippe ne m’avait pas réellement affectée, ma relation avec lui était intermittente. Il ne savait pas vraiment ce qu’il voulait, et pour être honnête, moi non plus. Nous passions du bon temps et nous nous moquions de l’avenir. À vrai dire, on avait plus une relation d’amitié qu’une relation d’amoureux. Philippe et moi aspirions tous les deux à mieux, en attendant, nous nous contentions l’un de l’autre. Nous nous quittâmes définitivement une semaine avant le mariage de Judith, ce qui me conduisit à y aller seule, mais je n’étais pas l’unique célibataire puisque Charles l’était également. On aurait dit que le destin avait bien fait les choses.
Après une courte présentation autour de nos liens respectifs avec les jeunes mariés, Charles me dit :
— J’en déduis que vous n’êtes pas prof.
— Vous déduisez bien, lui répondis-je, avec un ton plus apaisé.
S’en étaient suivies des discussions diverses et variées qui nous incitèrent à passer au tutoiement. La tension commençait ainsi à redescendre, mes mains devinrent moins moites, et mon visage plus détendu. J’avais la sensation d’un début d’ivresse, juste ce qu’il fallait pour ne pas redescendre. La bonne dose qui me maintint en lévitation pendant toute cette après-midi. Je fus l’unique personne dans son champ de vision, au grand désespoir de ma compétitrice de parcours, qui avait compris qu’elle n’était pas aussi irrésistible qu’elle le pensait.
Nous parlâmes longtemps, très longtemps, de tout et de n’importe quoi. Il connaissait beaucoup de choses, et sa culture éclectique me fit voyager aux quatre coins de la planète. Bref, j’étais boulimique de son savoir, ma joue gauche adossée à ma main, je ne vis pas le temps passer. Je faisais exprès de poser des questions parfois impertinentes, seulement dans le but de faire perdurer le plaisir. Je me délectais de toutes ses explications, y compris les plus alambiquées d’entre elles.
Charles m’offrit une courte danse, mais suffisamment longue pour qu’il pose respectueusement ses belles mains sur mes hanches, après m’avoir demandé mon autorisation. Ses mains étaient élégantes, malgré l’absence de la troisième phalange de son auriculaire droit. Je n’avais jamais pensé que des mains pouvaient être aussi belles jusqu’à ce que je le croise. Avant je les considérais comme un organe ordinaire et relativement commun, mais depuis que j’avais vu les siennes, je pouvais dire que toutes les mains ne se valent pas. Celles de Charles étaient d’une harmonie parfaite, ni grandes, ni petites, la justesse absolue qui ferait chavirer la plus pudibonde des nones. Cela ne dura que quelques minutes, mais ses mains sur mes hanches étaient aussi délicieuses qu’une éternelle agape.
Nous nous quittâmes ce soir-là avec une envie certaine de nous retrouver au plus vite. Nous avions su contrôler nos pulsions et ce n’était pas le désir qui manquait.
J’étais rentrée chez moi pour finir le reste de cette nuit où je luttais pour trouver le sommeil. L’odeur de Charles encore présente et envoûtante, me tenait en éveil. J’avais fini par m’endormir malgré toute l’excitation qui m’avait envahie. Contrairement à ce que j’avais tant espéré, je n’avais pas rêvé de lui, ni la nuit suivante. Pourtant, il ne lui avait pas fallu plus de quarante-huit heures pour briser mes boucliers les plus ardus et déjouer mes remparts les plus sinueux. Deux seules nuits avaient suffi pour que mon existence soit complètement bouleversée au gré des tribulations qu’il avait provoquées chez moi. Deux nuits avaient suffi pour qu’il envahisse mes pensées et occupe mes soliloques. Ses mots qui résonnaient encore dans ma tête m’avaient bercée pendant ces deux nuits, où la notion du temps était devenue fioriture. J’aurais pu rester des heures à l’écouter, à m’abreuver de sa subtilité, de sa délicatesse à trouver les mots justes. Sa grandiloquence avait fait renaître en moi la petite lueur d’espoir qu’il pouvait y avoir des hommes comme lui.
Comme il me l’avait promis, il était là au rendez-vous le lundi suivant, et en avance. J’avais oublié à quel point il était beau. Il avait un grand cartable noir en cuir qu’il faisait dodeliner d’avant en arrière. Était-il de bonne humeur, ou stressé ? J’avais su plus tard que ce n’était ni l’un ni l’autre. C’était juste une habitude qu’il avait gardée depuis l’enfance.
Ce jour-là, j’avais pris du retard sur mon travail, car je n’avais pas toute ma tête. Elle était complètement occupée, envahie par Charles. J’étais aussi impatiente qu’une enfant devant le sapin de Noël. Je le voyais s’impatienter à travers la fenêtre du bureau que je partageais avec une collègue qui feignait d’être discrète. Inutile de vous dire ce que j’aurais fait si j’avais été seule. Le voir m’attendre par la fenêtre faisait monter mon désir envers lui. Je n’en pouvais plus. Jamais aucun homme ne m’avait attendue auparavant. Un quart d’heure après, je le rejoignis enfin.
C’était depuis ce jour que Charles avait commencé à me conquérir, d’une façon tout simplement idyllique. J’aurais voulu que toutes les femmes aient la chance de connaître ce que j’avais vécu. Sa façon de me parler était une ode à la poésie tout entière. Un chef-d’œuvre à chaque mouvement de ses lèvres, érigeant des murailles de caresses ruisselantes sur mon corps et entraînant sans cesse mon esprit dans les limbes. Chaque mot sorti de sa bouche était une verve qui faisait naître de petits cristaux dans mes yeux. Ses pensées n’avaient rien à envier à celle d’un scribe des temps anciens, une bouffée d’oxygène qui faisait d’un soupir une vocifération. J’étais amoureuse de lui d’une manière simplement et purement magique. Je sentais au plus profond de moi que Charles était l’homme qu’il me fallait. J’étais devenue assoiffée de ses récits et indiciblement éprise de son âme. Son existence seule était un carburant pour la mienne, un festin pour ma curiosité, et une intrigue pour mon conscient.
En quelques jours, il était devenu mon principal centre d’intérêt, ma raison de vivre, mon échappatoire, mon univers et le terrain de tous mes désirs. La vitesse à laquelle Charles avait occupé mes pensées fut sidérante et déconcertante. J’avais perdu toutes mes capacités de discernement et de raisonnement, une perte de contrôle sans précédent. Ma rationalité avait périclité d’une façon fulgurante, je crus même que je m’étais fait envoûter, ensorceler ou que sais-je.
Mais en réalité, je ne cherchais qu’à m’accrocher à quelque chose de cartésien, à une explication tangible qui, j’osais espérer, donnerait du sens à ce que traversait mon être. Mais je n’avais rien trouvé de tel, rien qui aurait pu expliquer la fougue de ma passion et l’intensité de mes sentiments. Rien que de l’excitation et de la peur. Un oxymore qui m’avait donné des ailes et qui m’avait fait plonger dans un désert où les songes et les mirages étaient mes meilleurs alliés. Des sentiments de ce genre, je n’en avais jamais connu naguère, ils ne me rappelaient rien de ce que j’avais pu vivre autrefois. Ils avaient fait de moi la midinette que je n’avais jamais été, la candide que j’avais toujours méprisée.
Vous avez beau avoir cru en votre force et en vos principes, votre fragilité et vos faiblesses sauront toujours vous surprendre et vous précipiter dans les tournants les plus ténébreux. Je prenais conscience de mon incroyable effervescence et je m’efforçais de la ralentir, car j’avais envie que les choses aillent vite avec Charles. L’éventualité de le perdre me rendait fébrile et souvent maladroite, je ne voulais en aucun cas prendre le risque de le voir partir avec une autre, mais j’avais peur que mon impatience le rebute. Bref, il fallait que je trouve le curseur et ce n’était pas si simple.
Charles, quant à lui, ne voulait pas sauter les étapes, j’étais comme une sorte de récompense qu’il devait mériter. D’une galanterie absolue, j’avais au début cru que c’était une farce. J’étais, certes, une femme plutôt plaisante physiquement et drôle, mais je n’avais jamais cru qu’un homme comme Charles puisse m’accorder un tel traitement. Il avait fait de moi une déesse dont la confiance commençait à prendre sa revanche.
La dernière fois que j’avais succombé à une amourette frivole, c’était quelques années avant Philippe. Quand je devais avoir à peine quinze ans. Je venais tout juste de découvrir le potentiel de mon corps et le pouvoir sans équivoque de ma sensualité, bousculée par un malheureux incident quelques mois plus tard.
À peine éclose, j’étais dépossédée de ce qu’il y avait de plus cher chez une jeune fille dont le fantasme d’amour pur était le seul repère. Une immersion dans un monde de portefaix et de personnages grotesques me fut offerte sur un plateau. Je n’avais qu’à me laisser valdinguer par une ubuesque tendresse. Trop jeune pour affronter la douleur inextinguible, trop vieille pour geindre. Bref, telle était la triste vérité à laquelle les dieux assistèrent stoïquement, et à laquelle les miens abjurèrent lâchement.
Depuis que ma poitrine s’était développée et que mes hanches s’étaient élargies, mon plus jeune oncle, résidant presque chez nous, devenait de plus en plus collant. Au début, je ne saisissais pas sa proximité soudaine à mon égard, qui se traduisait par de petites caresses anodines, à première vue. De la part d’un oncle, cela ne pouvait être que de la tendresse, n’est-ce pas ? Jour après jour, ses mains grappillaient davantage de centimètres, qui lui donnèrent une légitimité qu’il s’était autoproclamée. Contrairement à ce qu’il argua, mon mutisme n’était bien sûr pas un signe de consentement. Je ne savais pas comment me sortir d’une situation où ma position de victime n’était pas aussi évidente qu’elle en avait l’air. Je n’étais pas tout à fait persuadée de ses intentions écœurantes. Il avait fallu que ses horribles mains s’aventurent encore plus loin que d’habitude pour que je sonne la fin de la récréation, quitte à en subir les représailles.
Le jour où je l’avais repoussé, j’avais compris que mon oncle faisait partie des hommes qui n’avaient d’homme en eux que leur anatomie. Mais à cette époque, dans ma famille, il fallait que les choses fassent le moins de bruit possible, l’incident s’était réglé simplement avec un bon coup de poing dans la gueule pour l’agresseur suivi d’une abjecte remontrance à destination de la victime du genre : Cesse d’être une allumeuse, tu as eu de la chance que ça soit ton oncle, quelqu’un d’autre aurait pu faire pire.
Mon grand-père, qui était une sorte de patriarche, avait décrété qu’il n’y avait pas de raison de le crier sur tous les toits. Pour lui, j’avais ma part de responsabilité quant à l’égarement de son cadet. Il avait dit à mon père que ma puberté allait nous attirer des problèmes. Mon père étant sous le joug de son paternel, il se contenta de transmettre le message à ma mère qui me demanda, le visage terne, de me faire discrète.
Cette histoire m’avait affectée, mais au bout de huit mois, je n’avais plus de visage auquel associer ma haine et mon dégoût. Mon oncle s’était fait tirer dessus accidentellement lors d’une partie de chasse. Une balle en plein cœur. Visiblement c’était son jour, et rien ni personne n’aurait pu changer quoi que ce soit. Le tireur, d’après les témoins, l’avait pris pour un sanglier. Une fin qui m’avait malgré tout attristée. À vingt-cinq ans, il avait toute la vie devant lui. J’avais écouté ma mère qui avait écouté mon père qui avait écouté le sien. Je m’étais faite discrète. Mon adolescence s’était écoulée en silence, sans que je cause le moindre problème à mon grand-père qui s’éteignit trois ans après son cadet.
Les saisons s’écoulèrent de manière soporifique, pendant plusieurs années, où l’exaltation était quasi absente. Rien que quelques artéfacts, dont faisait partie Philippe. Je m’étais mise avec lui pour faire comme toutes les filles de mon âge. Notre relation était sans intérêt, si ce n’est le fait de montrer qu’on était en couple. Une liaison qu’on pouvait qualifier de circonstancielle, sans effort ni sacrifice. Chacun convenait à la famille de l’autre et cela réconfortait nos parents respectifs, qui savaient pertinemment qu’aucun de nous deux ne serait en mesure de pousser l’autre à faire des folies.
Une relation qui répondait à des codes bien particuliers. Lui comme moi, nous vivions dans des environnements où l’harmonie familiale, qui nous avait réduits à des tubes digestifs, était une règle. Une relation où nos retrouvailles étaient une sorte de faux-fuyant pour échapper à un quotidien insipide. Évidemment que je voulais de la passion, de la tension et de l’amour, mais une telle relation aurait été incontestablement gourmande en investissement, dont je ne ressentais pas l’envie à cette époque.
L’investissement, il en fallait pour réussir toute relation, et en amour, cela l’est davantage. Je parle de celui qu’on engage sans peser le pour et le contre, celui qui rend nos calculs obsolètes et nos plans caducs. Celui qui fait de nos rêves de jeunesse, des souvenirs de cartes postales telles des épitaphes à l’effigie des jeunes impétueux que nous étions.
Philippe n’était pas l’homme qu’il me fallait. Nous avions continué notre symbiose de parcours en attendant des jours meilleurs, qui furent marqués par l’entrée de Charles dans ma vie.
Je savais que c’était le bon, car j’étais prête à tout plaquer. De l’investissement, j’en avais à revendre pour lui, et pour la toute première fois, je ne m’étais pas posé la question : Plaira-t-il à ma famille ? Je m’en foutais royalement. Charles fut l’oracle de mon émancipation. Il était mon déclic pour enclencher le processus d’autodétermination qui fut libératrice pour tout le monde, y compris pour mes parents qui comprirent qu’il n’était jamais trop tard pour reconnaître ses torts. Charles me soustrayait de l’engrenage qui commençait à peser sur moi, où j’étais comme une hirondelle qui finit toujours par rentrer chez elle, à l’endroit hostile, qu’elle avait autrefois fui.
Je m’étais installée avec lui six mois après notre rencontre, en laissant derrière moi un passé digne d’une orpheline. Les souvenirs de mon passé furent balayés par la vie que Charles m’offrit toutes ces années.
Aujourd’hui, je ne pourrais imaginer la vie que j’aurais pu avoir s’il n’avait pas allumé cette foutue cigarette. Il ne m’aurait probablement pas remarquée. Parfois, il suffit d’une petite goutte d’eau pour faire bourgeonner la plus desséchée des graines.
On ne s’était jamais quittés. J’ai surmonté le pire chagrin qu’un couple puisse endurer, mais cette fois, j’ai peur de ne plus avoir la force d’affronter ce malheur qui a décidé de nous rendre visite.
Mon téléphone posé sous mon oreiller sonna. Le numéro ne me disait rien, mais l’indicatif était du coin. Je regardai l’heure avant de décrocher. Il était 6 h 49, relativement tôt pour annoncer une nouvelle ordinaire. Mon cœur se mit à battre fort, j’eus comme un mauvais pressentiment. Je redoutais ce qu’on pourrait m’annoncer. Après deux sonneries, je finis par décrocher. La personne au bout du fil prit la peine de se présenter avant que sa voix ne devienne légèrement hésitante, et m’annonça que Charles était décédé. Elle marqua quelques secondes de silence, et continua d’une voix douce, rassurante et prolixe pour me dire qu’il n’avait pas souffert, et qu’il était parti dans son sommeil. Elle me dit autre chose, mais je suis incapable de me rappeler. Mon cerveau se mit à fonctionner au ralenti, juste ce qu’il fallait pour maintenir les fonctions vitales. Tétanisée, je restai hébétée, sans voix, ce qui poussa la personne au bout du fil à me poser la question.
— Madame, vous êtes toujours là ?
J’étais prise de panique, je pouvais à peine bouger. Une onde de choc diffuse commença à s’emparer de tout mon corps. L’affliction soudaine dans laquelle cette nouvelle me plongea était infinie. Mon âme subissait intensément les foudres d’une douleur sans précédent.
En quelques secondes, je vécus des émotions contradictoires et déroutantes. La raison et l’abjuration faisaient face à la colère et à la culpabilité. La confusion fut intense, mais la raison eut le droit aux prémices d’une sortie de crise faisant passer mon état physique pour un saltimbanque en manque d’inspiration. Je finis par répondre en remerciant la personne qui m’avait appelée.
Je repris mon souffle et déployai le peu de forces qui pouvait encore soutenir mes jambes fébriles. Je quittai ma chambre dans un silence parfaitement maîtrisé. Je pris place dans la cuisine, à l’endroit où Charles prenait habituellement son petit-déjeuner, à côté de la fenêtre. Il aimait tant déjeuner en regardant le jardin pour admirer les arbres qu’il avait plantés autrefois avec soin. Il tenait tellement à son olivier et à son figuier qui venaient de loin.
La vie se résume-t-elle à cela ? À quelques secondes funestes qui jaillissent de nulle part pour nous montrer à quel point nous sommes insignifiants ? À des nouvelles tragiques qu’on reçoit de temps en temps par des inconnus qui manifestent une inquiétude maladroite et qui font de leur mieux pour être empathiques ? Sûrement pas, la vie ce n’est pas que ça, mais au moment où j’appris le décès de Charles, je réduisis la vie à une vulgaire guenille, qui m’avait pris la seule personne qui m’avait fait fleurir. La seule personne qui m’avait donné autant de plaisir que d’intrigues. Il n’avait pas besoin de m’enlacer, pour que je ressente sa tendresse. Sa présence à mes côtés suffisait à faire d’une matinée glaciale une journée ensoleillée. Avec lui, j’aurais tant aimé que le temps soit infini…
J’essuyai les larmes qui coulaient de plus en plus abondamment. Elles finirent par donner naissance à des sanglots incontrôlables, réveillant Sarah qui sortit de sa chambre vêtue des habits de la veille. Le visage terne, elle me rejoignit et me prit dans ses bras. Elle comprit aussitôt ce qui venait de se passer.
J’avais du mal à accepter la mort de mon père. J’avais d’ailleurs longtemps refusé de parler de lui au passé. Je voulais que son existence demeure à mes côtés pour toujours. Va savoir pourquoi, un jour, sans la moindre préméditation, je pris le cadre posé sur ma table de chevet, celui qui contenait une photo de lui, plastronnant comme un toréador. Je me mis alors à lui parler et à lui faire mes adieux. C’était une photo sur laquelle nous étions tous les deux. Elle avait été prise par ma mère le jour où il avait mis la chemise blanche en lin que je lui avais offerte pour son anniversaire. Pour ses soixante-six ans.
Mon père n’aimait pas fêter ses anniversaires, et nous avions toujours respecté son choix. D’après ma mère, il n’était pas comme cela avant. Quand ils étaient jeunes, ils organisaient des anniversaires en grands comités, et mon père aimait bien être entouré de ses amis. Un jour, il avait décrété que cela ne lui disait plus rien. Ma mère et moi faisions en sorte d’organiser un repas qui sortait de l’ordinaire. Un restaurant, quelques jours avant ou après, pour passer cela comme un banal événement familial. Mais pour cette fois-là, ma mère, et surtout moi, avions insisté pour marquer le coup. On avait convaincu mon père de faire un vrai anniversaire et d’inviter ses amis. Le déclic, c’était la disparition brutale d’un amis de mes parents, mort d’une crise cardiaque. Je lui avais rappelé à quel point la vie était courte, et pouvait s’envoler en éclats en quelques secondes. Qu’il fallait profiter de notre vivant. Mon père accepta à condition de ne pas faire dans l’excès. Il voulait un anniversaire simple et chaleureux. Un anniversaire où il avait prévu de faire un discours, dont un paragraphe m’était visiblement consacré.
Cet anniversaire je n’y avais finalement pas assisté et longtemps je m’en étais voulu. À cette époque, j’avais encore l’esprit léger et un côté impétueux qui me trahissait de temps à autre. Le même week-end coïncidait avec celui de ma colocataire, dont le père avait privatisé un lieu magnifique pour célébrer le quart de siècle de sa fille unique. Vexée et agacée de me voir cataloguée par ma colocataire et ses copines comme une fille casanière et peu, voire pas du tout fêtarde, je m’étais engagée sans réfléchir à être présente. Je lui avais assuré que je ne raterais ça pour rien au monde. J’avais totalement oublié l’anniversaire de mon père, comme on ne le fêtait jamais, la soirée m’était totalement sortie de la tête. Quand je m’en rendis compte, c’était trop tard, il n’était pas question de revenir sur ma décision au risque de lui donner raison, ainsi qu’à ses copines au sarcasme facile. Celle que j’aimais le moins avait même parié sur ma volte-face. Revenir sur ma décision était devenue une question personnelle entre elle et moi. Il est vrai que j’avais souvent décliné leurs invitations à des soirées, mais à chaque fois, c’était justifié par un empêchement : soit pour des révisions, soit pour rentrer chez mes parents, soit parce que j’étais simplement fatiguée. Elles avaient fini par ne plus me proposer leurs plans.
Quelle idiote j’étais, simple prévarication, ou juste aveuglée par je ne sais quelle pseudo fierté. L’un comme l’autre, c’était irrévérencieux de ma part. Le pire, c’est que j’étais consciente de mon geste perfide. J’avais honte et personne n’avait su à propos de ce dilemme et de mon choix, car elles m’auraient sûrement traitée de fille ingrate. Avec elles, quoi qu’on fasse, on aurait toujours droit à leur jugement de pacotille. Un réflexe de supériorité qu’elles avaient du mal à faire taire.
Le jour de son anniversaire, je m’étais isolée pour lui parler au téléphone au moment où il avait fini son discours. Le signal me fut donné par ma mère à qui j’avais demandé de m’informer du moment propice.
— Bon anniversaire Papa, lui dis-je avant même qu’il n’ait le temps de coller le téléphone à son oreille. Je voulais qu’il ressente la véhémence de mon appel. Sans doute pour empêcher une quelconque discussion qui reviendrait sur mon absence.
— Merci jeune fille, répondit-il indolemment. Il m’appelait ainsi depuis toujours. Il m’appelait rarement par mon prénom, quand il le faisait, c’était souvent pour me tarabuster.
— Il ne manque que toi. J’aurais aimé que tu sois là. Mais tu as raison de te concentrer sur tes examens. C’est plus important. Des anniversaires, il y en aura d’autres.
Pas besoin d’acuité particulière pour que je ressente une légère déception de sa part.
— Moi aussi, Papa. Je te promets que je serai là pour ton prochain anniversaire, et d’ailleurs, c’est moi qui organiserai tout, tu n’as qu’à te faire inviter à ton propre anniversaire.
— Marché conclu, jeune fille, ajouta-t-il suivi d’un sourire que je pouvais presque apercevoir.
Nous bavardâmes ainsi pendant quelques minutes sur des sujets multiples. Sur mes études et sur mon quotidien. Il me demanda si la cohabitation avec ma colocataire se passait toujours bien. J’aurais pu me contenter de dire oui, puisque c’était le cas.
Une cohabitation tout ce qu’il y avait de plus normal. Nous partagions le même séjour, les mêmes sanitaires et rarement la cuisine, qui n’était pas mon point fort. L’impatience et l’improvisation avaient fait de moi une criminelle culinaire. Je ne saurais pas vous dire combien de kilos de nourriture avaient fini malheureusement à la poubelle. Attendre un plat mijoter me rendait irascible, et suivre une recette à la lettre accroissait mon hébétude. Je ne fais partie ni de ceux qui se prosternent devant une côte de bœuf ni de ceux qui admirent doctement une assiette de légumes cuits à la vapeur. Si je pouvais, je réduirais mon besoin alimentaire à un simple rituel de maintien de fonctions physiologiques, suivi d’une bonne dose de remise en question quotidienne, du genre : Ai-je besoin de manger autant, aujourd’hui ? Aussi existentielle soit-elle comme question, je la trouvais pertinente. Pas besoin d’être pro ceci ou pro cela pour constater la maladresse et la conduite grotesque que nous avions délibérément adoptées quant à notre relation avec la nourriture. Une multitude de clichés de plats des quatre coins de la planète inonde constamment les affiches publicitaires et nos écrans sans qu’on ne demande quoi que ce soit. Des tables pantagruéliques qui font saliver certains, et en dégoûter d’autres, mais dont le message sournois n’est ni plus ni moins qu’une incitation à consommer sans la moindre réflexion.
Des publicités travesties ornées de laïus, comme celle qui montre un joyeux poulet dansant et chantant dans un décor pastoral, et qu’on voit quelques secondes après transformé par un procédé complètement euphémique en une escalope de poulet. Des messages de ce genre, nous les consommons languidement à longueur de journée. Heureusement que la turpitude s’égare parfois, laissant la raison surgir de sa tanière, pour trouver cela incongru. Hélas, la trêve n’est que de passage, nous reprenons tôt ou tard le boulevard de la décrépitude, en en ayant pleinement conscience.
La petite voix dans ma tête m’empêcha de répondre spontanément. C’était totalement oiseux, mais je me disais que c’était l’occasion de gloser un peu sur ma colocataire. Je voulais marquer de la distance et pourquoi pas faire croire à mon père qu’il y avait un léger froid avec elle. Ainsi, il n’aurait aucun soupçon sur mon absence à son anniversaire.
— Oui ça peut aller, Papa, dis-je d’une petite voix, nous avons eu quelques différends, car elle reçoit beaucoup d’amis ces derniers temps sans même me demander si cela ne me dérange pas. Mais rassure-toi, ça va mieux maintenant, ajoutai-je.
Il ne fallait pas non plus aggraver une situation qui n’existait même pas. Je sentais mon père légèrement inquiet et curieux d’en savoir davantage. Je l’interrompis à chaque fois qu’il essayait d’en placer une. C’était la première fois que je parlais d’elle d’une façon peu glorieuse. Mon père l’avait rencontrée deux ou trois fois et il l’avait toujours trouvée correcte, ce qui était vrai, nonobstant son côté pédant de fille précieuse. Étais-je allée trop loin ? M’avait-il démasquée ? Avait-il découvert mon ramassis de mensonges ? La situation devenait ridiculement et inutilement alambiquée.
— Je t’assure, tout va bien, tout est rentré dans l’ordre, d’ailleurs, nous avons trinqué ce soir à notre cohabitation, finis-je avec un rire exagéré, pour lui montrer ma totale satisfaction quant à l’issue de ce conflit.
Sauf qu’elle n’était pas censée être là. J’avais justement justifié mon absence à son anniversaire pour profiter d’être toute seule à l’appartement pour pouvoir avancer dans mes révisions. Un subterfuge inutile et maladroit. Un gamin aurait pu faire mieux. Bref, ma facétie en avait pris un sacré coup. Tant d’énergie gaspillée pour rien. Mon mini scénario était bidon. Je n’étais même pas foutue de me rappeler mes propres mensonges et de les coordonner. Papa interrompit son silence incrédule avec un petit raclement de gorge, suivi par :
— Le plus important c’est que tout soit rentré dans l’ordre. Chacune doit faire un pas vers l’autre et tout ira pour le mieux.
Derrière le vacarme, j’entendis ma mère qui l’interpellait en lui disant que c’était le moment d’ouvrir ses cadeaux.
— Allez, jeune fille, je te laisse pour aller découvrir si j’ai été gâté ou pas. Ta mère risque de me tancer si je ne rapplique pas tout de suite.
J’avais pris le soin d’emballer mon cadeau dans un papier doré avec des motifs représentant des petits lutins, sur lequel j’avais mis une carte où j’avais écrit :
À mon papa, le plus génial au monde.
Un cadeau modeste certes, mais son achat était le fruit d’une situation amusante.
Deux mois avant l’anniversaire de mon père, j’étais en week-end à Amsterdam, avec une amie de promo, où nous avions passé deux nuits et trois jours. Le deuxième jour, en titubant dans une rue marchande, j’étais hypnotisée par une chemise blanche ornée d’écusson brodé représentant une tulipe, portée par un mannequin avec une tête de cheval, dans une vitrine. Le genre de mannequin qui fout plutôt la trouille qu’autre chose. Probablement aidée par toutes les substances illicites que je venais d’accumuler depuis mon arrivée dans cette superbe ville à la concupiscence intrigante. J’avais accumulé autant de THC dans mon sang que de babioles inutiles dans mon sac à main. Autrement dit, pas mal.
À ce jour, je ne saurais expliquer cet achat intempestif, qui m’avait permis malgré tout d’offrir ce beau cadeau à mon papa.
Nous nous quittâmes avec les mots habituels d’une fin de discussion. J’étais restée sur ma faim, attristée par le déroulé de cette soirée. Être loin de ma famille et me retrouver entourée de personnes que je connaissais à peine me décevait. Le genre de déception dont on a du mal à évaluer le degré de longévité, et c’est là toute la problématique.
Un air morne m’envahit. J’ignorais pourquoi sa dimension était aussi déconcertante que redoutable. J’avais comme le pressentiment indicible d’avoir loupé quelque chose que je ne pourrais rattraper.
Je m’entends encore dire à mon père que je serai présente à son prochain anniversaire. Une phrase qui résonne comme une dette éternellement inachevée.
Il n’avait pas pu boucler ses soixante-sept ans. La vie en avait voulu autrement. Condamné par contumace à l’heure même où on lui avait diagnostiqué une tumeur aux poumons. Le genre de saloperie qui ne vous laisse aucune chance. Le genre de laideur qui avait fait de sa chambre d’hôpital une tombe, et de sa blouse bleue son suaire.
Située au troisième étage au bout d’un couloir sombre où la lumière ne faisait que poindre, sa chambre d’hôpital s’était invitée à maintes reprises dans mes cauchemars. On associe tous les vicissitudes de la vie à des dates, des lieux, des objets ou des chiffres. Pour moi, c’était le numéro de cette satanée chambre digne d’une alcôve sinistre dans un mouroir, où les patients étaient réduits à un numéro de chambre. Au début, j’avais du mal à le retenir, mon cerveau s’y opposait étonnamment. Je finis par le noter sur mon téléphone. Encore un nombre de plus à retenir, m’étais-je dit le jour où la dame de l’accueil me l’avait noté sur un petit post-it jaune. Les jours passèrent et les habitudes s’installèrent. Plus besoin de forcer ma mémoire pour m’en rappeler. Le nombre 381 était devenu l’acolyte qui guidait mes moindres pas, faisant de cette chambre la potence à laquelle j’avais eu sempiternellement droit.
J’avais l’habitude de rendre visite à mon père en milieu d’après-midi. Je restais avec lui jusqu’en début de soirée. Je venais une à deux fois par semaine. Mes visites lui redonnaient le sourire et chassaient la solitude qui l’envahissait depuis qu’il était hospitalisé. Je débarquais souvent avec des revues qu’il lisait au début. Quand il pensait encore que son séjour dans cet hôpital n’était que passager. Quand il comprit l’inverse, mon père perdît le goût de la lecture. Lui qui aimait tant cela. C’était affligeant pour moi de le voir se détourner de sa passion.
Mes visites devinrent fréquentes depuis que les médecins nous avaient fait comprendre que le cas de mon père était très grave, que la seule chose à faire était seulement de gagner du temps. Je voulais absolument être présente pour lui et l’accompagner jusqu’au bout. Je savais que ça n’allait pas être simple, mais je devais le faire. De son côté, mon père comprit que la sentence était prononcée. Il savait que ses jours étaient comptés, mais il refusait d’aborder le sujet avec nous. Avec ma mère, ils avaient presque arrêté de se parler. Quand elle allait à l’hôpital, ils se contentaient de contempler les murs en discutant de sujets futiles. Le genre de sujets qu’on aborde pour éviter des discussions qui risquent de faire appel aux émotions. Le silence qui les envahissait était la bouée de sauvetage qui leur permettait de ne pas sombrer. Mon père avait peur de mourir et ma mère mourait d’avoir peur.
J’avais vu mon père dépérir physiquement, se décatir, et je l’avais supporté. Mais le voir péricliter moralement fut une épreuve insurmontable. Je m’étais toujours efforcée de garder mon sang-froid devant lui, refusant de lâcher la moindre larme. Je ne voulais pas qu’il ressente ma peur et mon angoisse. Mais ma longanimité perdit de sa verve, le jour où il craqua devant moi. Le jour où il pleura silencieusement pendant de longues minutes, en s’excusant de nous faire vivre ce malheur.
— Papa, ça va aller, lui dis-je en le serrant contre moi. Tu verras, tout ira bien, tout cela ne sera qu’un mauvais souvenir.
Il ne dit rien, il essuya ses larmes et me fit un léger sourire avant de fermer ses yeux, pour assécher ces derniers.
Ce jour, je compris qu’il fallait que je parle avec lui, de la mort, et de ce qui suivrait. Je ne voyais pas ma mère faire cela. La situation la dépassait complètement. Je ne l’avais jamais vue aussi éteinte que depuis la maladie de mon père. Elle s’était renfermée comme une huître. Nos seules discussions tournaient autour de mon arrivée à l’hôpital et de mon départ. Elle était particulièrement focalisée sur sa montre. Elle regardait l’heure sans cesse d’une façon insidieuse, et cela me mettait en rogne. J’avais l’impression que le temps était devenu sa seule préoccupation. Je n’étais pas dans sa tête, mais son comportement était implicite. Elle voyait stoïquement le temps défiler et elle avait la frousse.
Quand le compte à rebours est déclenché, le temps n’a plus la même valeur, les regards ne dégagent plus les mêmes expressions. Ils deviennent le reflet de l’abdication que nous redoutons tant. Quand le tic-tac tonitrue dans nos têtes, le désespoir devient notre bourreau. Le croque-mitaine qui hante nos nuits.
Jour après jour, la maladie de mon père la rendait plus petite, recroquevillée sur le peu de chair qui lui restait. Elle avait perdu du poids, l’induration de ses joues creusées me faisait de la peine. On aurait cru que quelqu’un l’avait rabotée.
Ses formes disparurent, transformant toutes ses tenues en accoutrements. En quelques semaines, ma mère était passée d’une femme élégante et coquette, à une loque complètement assommée par l’affliction. Elle restait prostrée debout.
— Maman, tu devrais te ressaisir, l’interrompis-je dans son soliloque, le menton enfoncé dans son cou, un jour, dans le couloir de l’hôpital devant la chambre de Papa.
— Tu sais, mon père est toujours vivant, tu ne dois pas te laisser aller, il a encore besoin de sa femme, ajoutai-je en remettant correctement le col de son chemisier beige.
Elle acquiesça sans prononcer un mot. Elle se laissa faire, et se contenta de hausser machinalement et légèrement ses épaules. Son geste avait quelque chose de déprimant et de désespérant. L’intensité de son mouvement et la fébrilité de son regard firent fondre mon indulgence. J’avais envie de la secouer, de lui dire de ne plus s’habiller comme une vieille fagotée. De se redresser, d’arrêter de marcher la tête devant. Surtout d’arrêter de me demander à quelle heure j’arriverais demain ou à quelle heure je partirais aujourd’hui. J’avais tant de choses à lui dire.
Mais au moment où les paumes de mes mains touchèrent ses épaules affaissées et particulièrement rapprochées, je me ravisai. Entre mes mains, je découvris une femme valétudinaire livrée au mutisme de son mari, aux vaticinations du corps médical et depuis peu aux remarques infantilisantes et désobligeantes de sa fille. Je vis une femme incapable de prendre la moindre décision. Une femme en pleine abjuration ; chose qu’elle ne connaissait pas jadis.
Les larmes qui coulèrent sur les ridules asymétriques au coin de ses yeux me brisèrent le cœur. Je la pris dans mes bras et la serrai de toutes mes forces un court instant. Quelques secondes de répit qui lui avaient permis de lâcher l’immense poids que ses petites épaules atrophiées ne pouvaient plus porter. Je me rendis compte à ce moment que mon attitude était indubitablement inappropriée, bien que bienveillante, que je n’étais pas non plus attentionnée à son égard depuis que mon père était le centre de mes préoccupations. On s’était mutuellement oubliées. En quelques semaines, Maman était devenue méconnaissable, tant physiquement que mentalement.
L’arrivée d’une aide-soignante interrompit ce moment qui fut réconfortant pour toutes les deux. Elle venait déposer le plateau-repas. Ce soir-là, nous tînmes compagnie à mon père. Il ne mangea pas grand-chose. Mais cela nous fit du bien de le voir couper son pain, rajouter un peu de sel, ou même essuyer le couteau avec la mie pour trancher une bribe de fromage. Des gestes tout à fait banals qui habituellement seraient passés inaperçus, devenus soudainement titanesques. Pendant ces courts instants, c’était la trêve ; la vie avait repris son cours presque normalement. Les regards de ma mère croisèrent les miens à maintes reprises. Ils dégagèrent mutuellement l’envie insatiable de voir cet instant durer aussi longtemps que possible. Ce moment où la fatalité qui nous guettait depuis quelque temps n’était plus.
Au bout d’une heure, ma mère, comme à son habitude, regarda sa montre qui devait afficher dix-neuf heures. Il faisait encore jour, mais je compris qu’elle voulait rentrer pour se reposer. Les visites quotidiennes qu’elle rendait à mon père devenaient fastidieuses. Elle faisait deux heures aller-retour chaque jour depuis plusieurs semaines.
D’habitude, je partais toujours avant ma mère, mais ce soir-là, je voulus rester encore un peu plus avec mon père. Je me sentais prête pour discuter avec lui, d’autant plus qu’il avait l’air serein. Qui sait, il aurait peut-être envie de se confier et d’aborder ses dernières volontés avec moi ? Aimerait-il être incinéré ou enterré, et si oui dans quel cimetière ? Nous n’avions jamais discuté de cela avec mes parents. De ces sujets qu’on évoque généralement avec désinvolture et sur un ton badin quand on est en bonne santé, quand la mort nous paraît abstraite et lointaine. Quand celle-ci tape à la porte, le sujet devient soudainement tabou.
J’avais repensé à une jeune fille dans mon collège, dont je n’avais retenu que la tristesse que ses grands-parents lui avaient infligée. Je ne l’avais jamais remarquée avant qu’elle perde le sourire et l’insouciance. Je m’étais intéressée à sa situation, un jour, car elle m’intriguait et me faisait de la peine avec sa posture de chien battu. On m’avait dit qu’elle avait perdu sa maman qui avait été enterrée dans le pays de ses ancêtres. Son père avait tout fait pour qu’elle soit enterrée dans la ville où ils habitaient, mais la tradition gagna et personne n’avait jugé utile de consulter cette jeune fille. Si on avait demandé à cette femme ses dernières volontés, elle aurait indéniablement exigé de reposer non loin de sa fille, plutôt qu’à des milliers de kilomètres.
Ma mère me lança un baiser, embrassa mon père tendrement. Elle nous quitta après avoir pris le sac de linge qu’elle avait préalablement préparé. Avant de franchir la porte, elle se tourna et nous fit un grand sourire.
— Soyez sages et surtout évitez de parler de moi, dit-elle avec bonhomie.
Mon père lui sourit, mais ne dit rien.
— Je ne te promets rien Maman, répondis-je en la rejoignant pour lui faire un vrai baiser.
— Au fait, Maman, ne m’attends pas pour manger ce soir, lui lançai-je. J’ai prévu de voir Justine avant de rentrer.
Qui aurait cru que Justine et moi deviendrions amies ? Au collège, elle était ma pire ennemie. Avec le recul je dirais que j’étais tout simplement jalouse d’elle. Quand Justine était dans les parages, les autres filles passaient pour des succédanés. Je faisais partie d’une troupe d’élèves, dont le point commun était notre relation avec elle. On ne l’appréciait vraiment pas, et c’était sans raison valable. Elle ne nous avait rien fait, si ce n’est nous faire de l’ombre. En ce qui me concernait, j’aimais la détester. Nos parents respectifs s’étaient fait convoquer au collège un nombre incalculable de fois. J’avais cessé de me comparer à elle le jour où nous n’étions plus dans la même classe. Le jour où je n’avais rien à lui confisquer. Les chamades avaient retenti définitivement entre nous deux l’année où son frère Ludovic mourut subitement à l’âge de sept ans.
— Ah, la fameuse Justine, je n’aurais jamais imaginé que tu deviendrais amie avec elle.
— Elle va bien ? s’enquit mon père.
— Très bien. Elle vient de rencontrer quelqu’un, et elle tient absolument à m’en parler.
J’avais eu Justine au téléphone quelques jours plus tôt. Elle venait aux nouvelles par rapport à l’état de santé de mon père, et me proposa qu’on se voie quand elle rendrait visite à ses parents. Elle avait un sujet important à partager avec moi, comme si elle cherchait mon consentement. Elle ne voulait pas m’en dire plus et je n’avais pas vraiment insisté.
— Elle mérite d’être heureuse, ajouta mon père.
La perte de son frère n’était pas son seul drame, ses parents l’avaient négligée depuis la mort du petit.
— Il s’appelait comment déjà ? me demanda-t-il.
— Ludo, Papa, Ludovic.
— Les parents ne doivent normalement jamais assister à la perte de leur enfant. Ce n’est pas dans l’ordre des événements, c’est nous les vieux qui devrions mourir en premier. Je ne sais pas ce que je ferais si je te perdais. J’en mourrais sans doute, ajouta-t-il.
— Ne t’inquiète pas Papa, le rassurai-je. Je suis là, et je compte bien vivre longtemps.
Allongé sur le lit, moi assise sur une chaise à sa droite. Il me demanda de me rapprocher de lui. Je m’assis sur le bord du lit, au milieu. Il prit mes mains dans les siennes et me fixa dans les yeux.
— Sarah, me dit-il avec un ton légèrement guindé inhabituel.
— Oui, Papa, répondis-je, surprise de l’entendre m’appeler par mon prénom.
— Je dois te dire quelque chose d’important, mais je ne sais pas par où commencer. Trop tôt sûrement pas, trop tard, je crains que oui, ajouta-t-il.
Mon père, qui parlait d’une manière détournée en utilisant des apophtegmes approximatifs, cela était inhabituel. Je compris ainsi qu’il prévoyait d’aborder avec moi un sujet qui le mettait mal à l’aise. Il n’y avait qu’un sujet sur lequel mon père aurait fait autant de dégâts qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine. C’était celui de ma vie sentimentale, arguai-je. Depuis quelque temps, ma mère me tannait afin que je rencontre quelqu’un, elle trouvait que mon long célibat me rendait autoritaire et impatiente. Je m’étais dit qu’elle avait probablement contaminé mon père qui ne s’était presque jamais mêlé de mes histoires avec les garçons. La seule fois où il pensait me rendre service en jouant l’entremetteur avec un garçon de mon école, il avait tout raté. Il avait fait du garçon en question un pote. Il venait me voir dix minutes et passait toute l’après-midi avec mon père qui aimait sa compagnie et celle d’un autre garçon de notre voisinage, que mon père avait pris sous son aile. Après quelques semaines, je mis fin à cette relation gênante qui avait fait plus de peine à mon père qu’à moi.
Ma mère voulait me voir avec quelqu’un. Avoir une relation sérieuse comme la plupart des filles de ses copines. Lui donner quelques petits enfants. La moitié d’entre elles, me disait-elle, étaient déjà à la tête d’une entreprise familiale. Mari, enfants, maison, la panoplie parfaite langoureusement galvaudée sur les panneaux publicitaires qui jalonnaient la route qui menait chez mes parents, installés par un constructeur de maisons neuves qui s’était implanté quelques mois plus tôt à l’entrée du village.
— Papa, sans vouloir t’offenser, je ne tiens pas à parler de ma vie privée, du moins pas ce soir, l’interrompis-je.
— Et je te rassure tout va bien, je me sens épanouie.
Ma réponse abrupte, ne l’ébranla pas. Imperturbable, il répondit :
— Je ne me suis jamais mêlé de tes affaires, Sarah, enfin presque, pourquoi le ferais-je aujourd’hui ? Et ce n’est pas parce que je ne le fais pas que je ne m’y intéresse pas. Mais tes choix, ce sont les tiens et je les respecte.
Il ajouta en relâchant mes mains :
— Je n’ai jamais eu l’occasion de te le dire, mais je n’ai jamais douté de toi, Sarah. Tu as fait un sans-faute jusqu’à aujourd’hui. Enfin, presque.
— Qu’est-ce que tu veux dire par presque, Papa !
Son sourire doux, croisant le mien :
— Tu ne serais pas du genre goguenard ce soir petit malin ? ajoutai-je.
— Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire, jeune fille ?
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler, dis-je en me remémorant presque spontanément ce souvenir lointain et immuable qui fut la plus grosse espièglerie qui obligea mon père à repeindre le mur de la maison de Justine.
— « Les boules de bouse », prononçâmes-nousquasimenten même temps.
C’était une fin de journée d’été ordinaire. Hormis la touffeur ambiante, le temps était idéal pour sillonner à vélo les étroites routes traversant les interminables champs entourant notre village. Et pour s’adonner à quelques courses-poursuites entre les plants de maïs, qui, à cette période de l’année, avaient une apparence drôlement hirsute.
Le silence qui régnait en ce début de soirée du 12 juillet 1998 aurait pu inquiéter le plus incrédule d’entre nous. Pas un seul engin thermique pour polluer le chant des oiseaux, ni le moindre quidam à l’horizon, qui aurait pu interpeller les badauds indiscrets de nos patelins. Une ambiance de fin du monde, un silence de cortège funèbre. Une solitude à donner des idées loufoques pour certains et noires pour d’autres. Aucun superlatif n’était excessif pour décrire ce décor propitiatoire pour une jeune ado en recherche de sensations fortes.
Le fautif, ce n’était ni un tueur en série semant la terreur, ni un virus dangereux contraignant les gens à se confiner chez eux. La cause fut la finale du mondial de foot France-Brésil. Malgré l’engouement national tout à fait compréhensible, L’événement ne me procurait aucune sensation particulière. J’étais loin de tout le verbiage footballistique qu’on entendait par-ci par-là. Rien qu’une petite fierté bien mesurée de ma part.