Entre les deux coule la Vienne - Laurence Lalande - E-Book

Entre les deux coule la Vienne E-Book

Laurence Lalande

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Beschreibung

En juin 1940, l’histoire tragique d’un jeune garçon et de sa petite sœur se joue sur le théâtre cruel de l’occupation allemande. La Vienne, voisine de leur domicile, les séparera, devenant le miroir de leurs vies qui s’écouleront désormais isolément, au milieu des tourments du conflit.




À PROPOS DE L'AUTRICE

Laurence Lalande se sert de ses connaissances en histoire et en psychologie pour écrire des romans sous fond historique. Ses récits explorent des vies marquées par des défis et des tragédies, reflétant les expériences universelles du XXIe siècle.

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Laurence Lalande

Entre les deux coule la Vienne

Roman

© Lys Bleu Éditions – Laurence Lalande

ISBN : 979-10-422-2244-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Georges, mon père

Chapitre I

Saint-Martin, le 21 juin 1940

Jour anniversaire de Paul

La peur les tétanisait. Émilie s’était blottie dans les bras de Paul, son frère, et chacun pouvait sentir le cœur de l’autre battre au rythme des secondes, celui qui marque le temps de l’éternité. Leur oncle Marcel les avait précipités sans aucun ménagement dans cet endroit sinistre, un genre d’oubliette des temps passés. Seule une fente dans la cloison en bois laissait filtrer un très faible filet de lumière. En jetant un œil pour regarder au travers, Paul avait d’assisté impuissant au massacre de tous les siens.

Tout s’était passé très vite. Les enfants n’avaient eu aucune explication, aucun mot pour comprendre dans quel cauchemar ils venaient d’être plongés.

Mitraillettes au poing, les Allemands avaient fait irruption dans le bureau de Philippe, le père de Paul. En brandissant leurs armes, ils menaçaient de tirer sur tous ceux qui n’obéissaient pas aux ordres qu’ils aboyaient. Ils étaient semblables à des chiens enragés. Ils poussaient leurs captifs vers le fond de la pièce sans égard pour aucun d’entre eux, sans même ménager les plus âgés. Au fur et à mesure qu’ils pénétraient dans le bureau, Paul reconnaissait chacun d’entre eux. Tous, sans exception, avaient des expressions sur leur visage qui trahissaient leur peur et déformaient leurs traits. Il lui sembla croiser le regard de son père et il voulait croire que lorsque la parole est impossible, le langage des yeux peut parvenir à se faire entendre. De son côté, Philippe remarqua que son frère n’était pas avec eux. Il espérait qu’il avait eu le temps de se cacher et qu’il avait pu emmener les enfants avec lui. Il suppliait le ciel de les protéger. Cramponnée à son bras, Clara, sa femme, l’implorait silencieusement de lui dire où étaient Paul et Émilie. Son regard était bouleversant alors, il la serra contre lui, bien faible rempart contre l’adversité.

Le soleil d’été dardait ses rayons au travers de la fenêtre ouverte et emplissait la pièce d’une lumière presque insolente. Un soldat tira violemment sur les deux battants pour ôter l’envie aux otages de sauter par-dessus et s’enfuir. Surpris par le fracas du verre brisé, Philippe tourna la tête. Il eut juste le temps de voir des soldats, armes au poing, se presser vers les murs d’enceinte de la propriété que bordait un petit bois. Dans une ultime tentative pour abattre l’homme qui courrait devant eux, il les vit pointer leurs armes et de fortes détonations résonnèrent dans la pièce. Il espéra qu’Henri, son ami avec qui il avait fait ses classes au Cadre Noir de Saumur, ait eu le temps de s’enfuir, mais il avait peu d’espoir qu’il ait pu sauter le grand mur de ce côté du parc.

Soudain, une arme dans le dos et les mains en l’air, l’oncle Marcel fut à son tour poussé parmi les autres. Jeté sans ménagement à l’intérieur de la pièce, il trébucha dans les bras de la gouvernante des enfants. Elle chancela, mais résista pour ne pas tomber en parvenant à s’appuyer maladroitement au bras d’un fauteuil à côté d’elle. Elle pleurait aussi doucement qu’elle pouvait le faire. Paul vit son oncle lui murmurer discrètement quelque chose à l’oreille, puis il tenta de rejoindre Philippe. Sa progression en fut empêchée tant le groupe s’était soudé, tel un solide bastion contre l’adversité, force bien illusoire pour tenter de résister à l’ennemi quand vient l’heure des derniers instants d’une vie. Seul un coup d’œil de connivence permit à son frère de lui faire comprendre que les enfants étaient à l’abri. Il porta alors son regard vers eux, même s’il ne pouvait les voir. Au-dessus de la cheminée qui n’avait plus servi depuis bien longtemps, le portrait de Louise, sa défunte femme et aussi la mère de Paul, avait été suspendu. Il eut la sensation qu’il pouvait communiquer avec elle quand, au même instant, il y eut un mouvement de panique et des cris stridents, dont la raison échappa à Paul, retentirent. Il entendit le terrible crépitement des mitraillettes durant des secondes qui lui semblèrent durer plusieurs minutes. Elles présageaient de l’horreur. Les deux enfants choqués portèrent leurs mains sur leurs oreilles, en même temps que Paul vit les corps s’écrouler les uns sur les autres, leur sang se projetant sur les murs. Pétrifié, il ne parvenait pas à détacher son regard sur l’effondrement de sa vie.

Ces images allaient s’imprégner en lui pour toujours.

Anéanti, il se laissa glisser sur le sol pour se blottir contre Émilie. Gagnée par la terreur saisissante du bruit des armes, la petite s’était figée. Seules ses larmes silencieuses exprimaient sa détresse. Les malheureux enfants restaient pétrifiés et n’osaient plus bouger.

C’est ce même jour, entourés des leurs, dans la chaleur d’un foyer qui maintenant n’avait plus de souffle, que Paul aurait dû souffler les dix bougies de son gâteau d’anniversaire.

Depuis plusieurs années déjà, Louise, la maman de Paul, était morte alors que son enfant n’avait pas encore deux ans. Excellente cavalière, elle avait fait une chute et son cheval l’avait piétinée. Son accident l’avait laissée paralysée. Privée de ses jambes, elle restait allongée dans son lit à longueur de journée. Elle occupait ses journées à ressasser son malheur. Ne parvenant plus à se déplacer seule, elle était soumise à la bienveillance des uns et des autres pour l’aider à satisfaire ses moindres besoins. Très sportive, elle s’ennuyait à mourir et elle souffrait énormément de ne plus pouvoir s’occuper elle-même de son jeune fils. Certaines nuits, elle l’entendait appeler « maman » et elle souffrait de ne pouvoir courir à son chevet comme n’importe quelle mère l’aurait fait. Elle entendait alors les pas silencieux de celle qui prenait sa place dans la vie de son enfant. La solitude et la dépendance avaient fini par miner son moral. Elle avait perdu la foi et elle ne voulait plus croire en un Dieu qui n’avait que faire de ses prières et ne lui accordait ni la guérison ni la mort qu’elle lui suppliait chaque jour. Elle avait compris qu’il n’y aurait plus jamais aucune amélioration de son état. Elle se savait condamnée à vivre ainsi et à souffrir chaque jour un peu plus.

Un matin ensoleillé qui promettait aux autres quelque chose qu’elle n’aurait plus, elle se traîna comme elle le put jusqu’à la fenêtre qu’on laissait parfois grande ouverte pour lui permettre de respirer l’air estival. Certainement au prix de très grands efforts, elle était parvenue à se hisser sur le rebord de l’ouverture puis à balancer son pauvre corps mutilé par-dessus la rambarde. Son plongeon laissa un moulage sur la terre ferme, la creusant légèrement, funeste empreinte qu’on fit rapidement disparaître pour effacer la trace de son geste désespéré.

Son mari, fou de douleur, trouva un certain réconfort dans l’alcool, abandonnant le jeune garçon à Louise, la jeune infirmière qu’il avait embauchée pour s’occuper de sa femme. Avec l’aide de l’intendant du manoir avec qui elle eut une brève liaison, la jeune femme se démena autant qu’elle le put pour éviter la ruine du domaine. Elle s’occupa du petit Paul comme s’il avait été son propre enfant. Au fil des jours, elle endossa le rôle maternel que réclamait le petit garçon. L’homme avec qui elle pensait pouvoir faire sa vie se révéla être un piètre compagnon. Un matin, il disparut sans aucune explication. Il avait quitté le domaine sans plus jamais y revenir et sans même réclamer ses gages. Quelque temps plus tard, les gendarmes apprirent à Philippe, le maître du domaine, que l’homme, qu’il avait embauché et à qui il avait accordé toute sa confiance, était recherché par la police et qu’il travaillait sous un faux nom.

Quelques semaines plus tard, seule et épuisée, Louise s’autorisa à secouer son employeur pour le sortir de sa prostration et elle lui ordonna avec une force vindicative de se remettre au travail. Certainement surpris par le caractère de la jeune femme, il obtempéra et il reprit enfin sa vie en main. Très reconnaissant du travail qu’elle avait accompli, ce fut presque naturellement qu’un matin, elle se réveilla dans son lit. Quelques mois plus tard naquit une petite fille qu’on prénomma Émilie. À cinq ans, Paul avait maintenant une petite sœur avec qui partager ses jeux. La petite le suivait partout où il allait. Il était son dieu et il devint son idole. Attentionné et protecteur, Paul aimait par-dessus tout initier la petite fille à des jeux d’aventures qu’il inventait pour elle. Ensemble, ils avaient parcouru les terres de la propriété à la recherche des lieux les plus oubliés de tous. Il connaissait par cœur les endroits les plus reculés, cachés dans les terrains en friche et laissés à l’abandon à la périphérie du domaine.

Le bruit des armes et les vociférations des soldats avaient cessé depuis longtemps, mais les enfants n’osaient toujours pas bouger. Pétrifiés par la terreur, ils obéissaient à l’ordre de leur oncle. Peut-être espéraient-ils que leur sagesse serait récompensée et qu’à nouveau, ils entendraient l’appel de leurs parents pour les inviter à venir les rejoindre dans la grande salle à manger à l’heure du dîner ?

Il n’en fut rien évidemment.

Les heures passèrent, personne n’était venu les chercher, seuls des bruits étouffés perturbaient le silence qui régnait dans la toute petite cellule où ils avaient été confinés. La petite ne s’était pas détachée de son frère et elle pesait lourd sur son bras engourdi. Sa respiration était devenue plus profonde, signe évident qu’elle s’était endormie. Paul tenta de se dégager sans la réveiller. Debout, il tourna la tête vers la cloison qui les séparait de l’horreur et il ne put s’empêcher de regarder au travers de la fente. Une lumière éclairait la pièce et le tableau de terreur qui s’offrit à nouveau à lui, lui sauta au visage et le plongea dans un désespoir sans fond. L’immobilité glaçante des personnages le paralysa. Il resta là, debout, à contempler l’œuvre macabre de quelques hommes venus chez lui anéantir sa vie. Il regardait son père qui, même au-delà de la mort, semblait continuer de fixer son regard. Toujours serrée dans ses bras, la femme qui partageait sa vie semblait endormie, éclaboussée de son sang ou de celui des autres. Paul comprenait qu’ils étaient tous morts et qu’il ne restait plus aucun espoir d’en voir, ne serait-ce qu’un seul, se relever pour leur venir en aide. Dans l’obscurité de la petite cellule, il tenta de distinguer Émilie, pauvre petite fille innocente, allongée à même le sol sur un tapis miteux. Du haut de ses dix ans, il comprit subitement qu’ils étaient les seuls rescapés de cet horrible massacre et que c’était maintenant à lui, son grand frère, de veiller sur elle. Il se laissa glisser le long du mur et il resta ainsi accroupi en position de fœtus. Il devait réfléchir, même si dans sa tête, là aussi, il régnait le chaos. Il se sentait fatigué, il était épuisé. Dans l’obscurité du cagibi, il n’avait plus aucune idée de l’heure qu’il pouvait être. Était-ce la nuit ? Le jour ? Quelqu’un penserait-il à venir les chercher ici ? Il écoutait les bruits. Il n’entendait rien d’autre que des sons sourds et étouffés. Les Allemands étaient encore chez lui. Il n’avait aucune réponse à toutes ces questions qui le tourmentaient au point d’affaiblir ses capacités à réfléchir plus avant. Il s’allongea près d’Émilie, lovant son corps contre le sien en quête d’un peu de sa chaleur. Il s’abandonna dans un pseudo sommeil qui l’éloigna quelque temps de la réalité. Il décida qu’il allait prendre son temps avant d’y revenir. Seule comptait pour lui la sécurité de sa petite sœur. Le poids du fardeau qui pesait maintenant sur ses épaules le tétanisait. Il ne voulait plus penser. Il voulait dormir et pourquoi pas mourir comme l’avaient fait tous les siens de l’autre côté de la cloison.

Insouciant, porté dans ses rêves d’enfant, Paul fut soudainement secoué. Il entendait des appels, d’abord lointains puis de plus en plus proches. Il lâcha à contrecœur les doux instants qu’ils venaient de passer aux côtés de son père, moments illusoires qu’il venait de voler à la vie.

— Paul, réveille-toi ! Paul ! insistait la petite qui chuchotait de plus en plus fort.
— Chut ! Émilie, ne fais pas tant de bruit, il ne faut pas qu’ils nous entendent.
— J’ai faim, lui dit-elle comme s’il avait la possibilité de répondre à sa requête sur le champ.
— Mais… Je n’ai rien, regarde, répondit-il en lui ouvrant ses deux mains comme si elle pouvait le voir.

Paul venait de sauter à pieds joints dans la vraie vie. Dans la sienne, désormais l’insouciance n’avait plus sa place. Il réalisa l’ampleur de la tragédie qui venait de les frapper alors qu’ils n’étaient encore que de très jeunes enfants.

— Émilie, si tu me promets de ne pas bouger, je vais voir ce que je peux faire, mais surtout il ne faut pas que tu sortes de cette cachette tant que je ne serai pas revenu. Tu me le promets ? implora le jeune garçon sur un ton qui ne voulait pas l’effrayer, mais qui pourtant inquiéta suffisamment la jeune enfant.
— Je te le promets, murmura-t-elle, d’une toute petite voix qui lui confirma que désormais, il serait son seul récif et qu’il allait devoir se montrer très fort pour pouvoir veiller sur elle.

Il déposa un baiser sur sa joue comme l’aurait fait une mère, puis lentement il se mit debout. En se redressant, il ne put s’empêcher une nouvelle fois d’obliquer son regard vers la fente de l’autre côté du mur, effrayante fenêtre sur le tableau d’un massacre abominable. Il savait maintenant que rien ne bougerait plus, que tout s’était définitivement figé dans l’horreur, sans qu’aucun miracle ne puisse plus jamais s’opérer. Projeté dans l’abjection d’une guerre cruelle, Paul venait soudainement de grandir. Cette sensation fugace lui donna le courage pour tenter de sortir de sa cachette sans se faire voir des intrus meurtriers. Un doigt sur la bouche pour une dernière fois lui intimer l’ordre de ne pas bouger et surtout de ne faire aucun bruit, il s’imagina croiser le regard terrorisé d’Émilie. Il savait que des larmes silencieuses coulaient sur ses joues. C’était la première fois qu’il l’entendait pleurer sans bruit, elle qui avait l’habitude d’attirer l’attention des adultes par ses cris exagérés pour s’attacher leur aide ou leur compassion. Il pouvait encore entendre ses hurlements lorsqu’elle s’était entaillée la jambe et dont elle gardait encore une cicatrice en étoile sur le haut de sa cuisse gauche. Paul réalisa qu’elle aussi avait dû franchir une étape dans sa vie de petite fille et il en eut à son tour les larmes aux yeux.

— Cesse de pleurer, Émilie, chuchota-t-il à son oreille en se remettant à genou tout près d’elle. Je vais revenir très vite, tu ne dois pas t’inquiéter et surtout tu ne cries pas sinon les soldats vont venir te chercher. Tu as bien compris Émilie ?
— Oui, gémit-elle en essayant de lui cacher ses larmes.

Paul attendit encore un peu, puis sans un mot, il se releva. Il tâtonna la cloison à la recherche du mécanisme que son oncle avait actionné pour son ouverture. Il lui fallut plusieurs minutes pour comprendre le système et il parvint enfin à ouvrir l’étroit passage.

La peur de croiser un soldat le retint encore un instant. Il jeta un œil de chaque côté pour s’assurer que personne n’allait lui barrer le passage. Empli d’appréhension, il enfreignit l’ordre de son oncle et il se dépêcha de sortir de cette petite cellule qui les avait malgré tout préservés du malheur qui s’était abattu à tout jamais sur leur demeure.

Il avança à pas prudents dans le sombre couloir qui menait au grand hall. À son grand étonnement, il n’y avait personne. Un moment, il crut qu’ils étaient tous partis, mais juste avant de s’élancer, il perçut des voix étouffées de l’autre côté des escaliers qui le séparaient de la cuisine. Les Allemands occupaient l’endroit, l’empêchant d’atteindre la pièce. Il préféra rebrousser chemin pour ne pas croiser l’un d’entre eux. Il resta là, encore un long moment, dans l’obscurité, à l’affût du moindre bruit. C’est alors qu’il vit l’un des soldats sortir de la cuisine et se diriger vers l’entrée du grand hall. Il attendit encore un peu puis, quand il jugea le moment opportun, à pas feutrés, il tenta de gagner la salle à manger par la petite porte laissée entrouverte, face à la cuisine. Il entendit des pas venir vers lui. Son cœur battait la chamade. Puis, le bruit des bottes s’éloigna. Sans trop réfléchir, il courut se faufiler dans la salle à manger. Paul dut se plier en quatre pour se cacher dans l’un des placards dissimulés dans les boiseries qui ornaient la salle à manger. Des heures durant, il resta là. Il les entendait parler sans comprendre le moindre mot de ce qu’ils se disaient entre eux. Ils défilaient les uns après les autres pour se restaurer de tout ce qu’ils avaient pu trouver dans la cuisine et dans le garde-manger du cellier. Tout ce qu’il pensait pouvoir rapporter à sa petite sœur avait probablement été englouti dans le ventre de leurs bourreaux. Paul en avait la nausée. Il se retint de hurler sa colère et il refoula ses sanglots jusqu’à s’en étouffer.

Les heures continuaient de défiler et Paul pensait à Émilie, affamée qui, désormais, devait l’attendre désespérément. Il espérait qu’elle n’avait pas eu l’envie de sortir de la cachette, mais il se rassura en pensant qu’elle ne pourrait pas actionner le verrouillage, placé en hauteur, inaccessible pour une si petite fille. Il se rendit compte qu’il ne parviendrait jamais jusqu’à la cuisine et qu’il lui fallait à tout prix s’extraire de là aussi vite que possible pour aller la rejoindre et attendre simplement avec elle que tout danger soit écarté. Ensuite, ils s’échapperaient ensemble pour courir chercher de l’aide au village.

De son côté, Émilie trouvait le temps long. Elle s’impatientait de ne pas voir Paul revenir vers elle. À force de s’interdire de bouger, ses membres s’étaient engourdis. Elle n’osait pas se lever, mais au bout d’un moment, ce fut plus fort qu’elle. Elle colla son nez contre la paroi pour regarder au travers de la fente. Elle dut se mettre sur la pointe des pieds pour parvenir à voir ce que Paul avait vu. Elle se mit à pleurer silencieusement. Ses jeunes années ne l’empêchaient pas de prendre conscience des dimensions du drame qui s’était tramé dans la demeure familiale sans qu’elle puisse en comprendre les raisons. Elle regardait sa mère dans les bras de son père. Sa main à lui s’était repliée sur sa main à elle, ils étaient unis au-delà du temps. La bague de Philippe étincelait, dernier éclat d’une vie volée. La pauvre enfant fixait maintenant les mares de sang dans lesquelles les corps baignaient. Ses larmes troublèrent sa vision, floutant les contours de chacun d’entre eux, troublant la netteté et effaçant les détails de l’horreur que malgré tout, ses yeux incrustaient en elle immanquablement. Impuissante, elle se replia sur le vieux tapis pour continuer de pleurer. C’est à ce moment-là qu’elle sentit sous son corps une légère dénivellation du sol. À tâtons, elle souleva un coin du tapis, et malgré le noir qui régnait dans sa minuscule cellule, sa main perçut une petite trappe qu’elle déplaça sans le moindre effort. Heureuse de sa découverte, elle se glissa dans l’ouverture, puis descendit les quelques marches du petit escalier en bois qui l’invitait à sortir de là et à prendre la fuite. Elle se retrouva dans une pièce du sous-sol de la maison faiblement éclairée au travers d’un soupirail par les derniers rayons du soleil couchant de cette première journée d’été. Elle emprunta ce qui lui semblait être un étroit couloir. Elle tressaillit en entendant un craquement derrière elle. Dans l’obscurité d’un monde souterrain dont elle ignorait jusque-là l’existence, elle sentit la panique exploser en elle. Elle retenait ses cris, elle avait envie de hurler son désespoir. Elle continua sa progression sans savoir où elle allait. Elle pensa à Paul à qui elle avait désobéi. Consciente de son erreur, elle se retourna pour faire demi-tour, mais l’obscurité l’empêchait de distinguer quoi que ce soit. Plus elle avançait et plus le passage semblait se refermer sur elle. Elle s’effraya, ne sachant plus ce qu’elle devait faire. Envahie par la peur, elle eut d’instinct l’envie de s’enfuir de là au plus vite. Elle devait maintenant continuer d’avancer dans le noir puis à quatre pattes. Elle s’épuisait, elle manquait d’air. Lorsqu’enfin elle entrevit une très faible clarté devant elle, un regain d’énergie lui permit d’accélérer et elle se retrouva devant une porte grillagée qui s’ouvrit en émettant un grincement épouvantable. Elle la poussa et elle se retrouva enfin à l’air libre, ignorant tout de l’endroit où elle se trouvait maintenant. La nuit était tombée et lorsqu’elle leva la tête vers le ciel, elle vit la lune briller au milieu d’un millier d’étoiles. Toutefois, la fillette ne parvenait pas à distinguer tout ce qui l’entourait. Une forêt d’arbres enchevêtrés de branchages et de ronces lui barrait le passage. En le forçant, elle s’égratignait les bras et les jambes, mais elle résistait à la douleur. Quand le passage fut enfin dégagé, elle se mit à courir à travers champs aussi vite qu’elle le put et ce jusqu’à en perdre haleine. Trop fatiguée pour continuer sa course, elle dénicha un abri improvisé et, épuisée par tant d’efforts, elle s’y endormit. Quand elle se réveilla, il faisait presque jour. Elle décida de continuer et fuir aussi loin qu’elle le pouvait pour s’éloigner des horreurs de chez elle. Elle progressa ainsi une bonne heure dans l’aube naissante. Elle ne savait plus où elle était et continuait de courir. Ivre de fatigue, Émilie trébucha. Elle fit un vol plané et sa tête heurta violemment une grosse pierre qui se trouvait en bordure du chemin. Son pauvre petit corps fut projeté en contrebas, la laissant baigner dans l’eau stagnante d’un fossé.

Chapitre II

Il n’y avait presque plus aucun bruit dans la maison. Paul en déduisit que la plupart des soldats allemands étaient allés se coucher. Il les avait entendus investir les chambres situées à l’étage. Il les imaginait en train de dormir dans son lit ou dans celui d’Émilie ou bien encore, comme une ultime profanation, dans celle de leurs parents. De toute façon, à bien y réfléchir, ils étaient si nombreux qu’ils avaient dû investir toutes les chambres. La colère prenait possession de tous ses sens. Il était comme ivre de vengeance. Paul pensa à son père, étendu, mort dans son bureau, de l’autre côté du vestibule. Il n’avait encore jamais vu de cadavre auparavant, hormis son vieux chien qui, un matin, ne s’était pas réveillé. Quand il s’était approché de lui, il avait tendu son bras pour le caresser et il avait senti la raideur de son corps refroidi. Il avait immédiatement retiré sa main, surpris par ce contact qui lui avait fait éprouver une sensation jusque-là inconnue. La rigidité de l’animal lui avait donné la chair de poule. Son père avait pris le temps de lui expliquer pourquoi le corps de son chien était devenu inerte. Il lui avait aussi appris les raisons pour lesquelles il fallait enterrer ce corps qui d’ores et déjà allait se décomposer. Paul n’avait pas tout compris jusqu’à ce que le jardinier creuse un trou pour enterrer son chien. Devant la tombe, son père lui avait parlé de la mort en insistant bien sur le fait que jamais plus il ne reverra l’animal. Il aurait aimé savoir s’il en était de même pour les humains, mais il n’avait pas osé poser sa question, imaginant déjà la douleur qu’il aurait s’il devait perdre un être cher. Certes, sa maman était morte, mais à cette époque, il était encore trop jeune pour comprendre ces choses-là. Paul s’était tu, acquiesçant devant son père, mais récusant l’idée de voir un jour, mourir l’un des siens. S’il avait su, il l’aurait interrogé pour mieux comprendre. Ce soir, il avait plein de pensées en tête qu’il aurait aimé partager avec lui, il avait tant de questions à lui poser qu’il fut même tenté de retourner auprès de Philippe pour lui supplier son aide. Son père lui manquait déjà terriblement.

S’assurant que personne n’occupait les lieux, Paul sortit de sa cachette et traversa le vestibule déserté. Malgré le danger, il se dirigea vers la pièce dans laquelle tous les siens ou presque avaient été poussés par des armes assassines. Il tourna délicatement la poignée pour ne faire aucun bruit. La nuit avait investi l’endroit, mais dans la pénombre, il devina que personne ne gisait plus sur le sol. Les corps des siens avaient disparu. Toutefois, il pénétra plus avant pour bien s’en assurer. Rien. Là où il y avait Philippe et Louise, le tapis était maculé de sang. Il s’agenouilla. Il regarda vers la fente qui courait le long de la cheminée en marbre. Et comme son père l’avait fait avant lui, il adressa un message silencieux à Émilie pour la rassurer, lui promettant de revenir très vite la chercher. Au moment de se relever, il sentit quelque chose le blesser. Il passa sa main et ramassa le médaillon que son père portait à son cou sans jamais le quitter. Un jour, il lui avait confié qu’il avait appartenu à sa mère, alors il le serra dans ses petites mains comme pour lui insuffler la vie et le mit autour de son cou. Puis, un peu plus loin, glissé sous un meuble, il aperçut son portefeuille. Philippe avait dû sans débarrasser à la hâte. Il se pencha pour le ramasser quand un craquement le fit bondir. Il se dépêcha d’aller se cacher derrière un petit meuble. Il attendit quelques instants, essayant d’analyser tous les bruits dans le silence à nouveau revenu. Il lui sembla entendre des pas à l’étage et il décida de sortir du bureau au plus vite. Dans le corridor, un soldat posté tout au bout faisait sa ronde. Il lui était impossible d’ouvrir le passage pour rejoindre Émilie dans la petite cellule sans se faire remarquer. Il lui fallait réfléchir vite avant que quelqu’un ne le remarque. La porte du grand salon était légèrement entrouverte, la pièce était plongée dans l’obscurité de la nuit. A priori, il n’y avait personne à l’intérieur et Paul décida de s’y aventurer. Les volets n’avaient pas été fermés et dans la pénombre, Paul put traverser la grande pièce sans faire de bruit. À l’autre bout, il connaissait l’existence d’une porte dans les boiseries qui permettait de rejoindre la cuisine en passant sous le grand escalier. Il espérait que personne n’occuperait plus les lieux et qu’il pourrait ainsi rejoindre le cellier. S’il y parvenait, il pourrait sortir de cet enfer en passant par le petit bois pour d’atteindre le mur de clôture de la propriété. Il avait abandonné l’idée de retourner auprès d’Émilie, il lui semblait préférable de profiter de la nuit pour courir chercher de l’aide au village tout proche. Soudain, il entendit une voix, puis des rires se rapprocher. Il se dépêcha de traverser le vestibule sans être aperçu des soldats dont les pas lourds résonnaient maintenant fortement dans ses oreilles. Du fond de ses tympans, il entendait raisonner son cœur, ce qui l’empêchait de distinguer tous les autres bruits aux alentours. Il décida de saisir sa chance et de faire vite au risque de se faire prendre à son tour. Il se hâta d’atteindre son but sans être vu, mais dans sa précipitation, quand il pénétra dans la cuisine, il fut surpris par la lumière qui éclairait encore la pièce et il bouscula une chaise. Il entendit crier une voix allemande derrière lui sans comprendre le sens des paroles qui étaient proférées. L’ouverture de la porte avait libéré le chat de la cuisinière qui feula si fort que l’attention des soldats se détourna sur la pauvre bête affolée. Paul profita de la diversion qui lui était offerte pour s’engouffrer dans le placard à balai déjà entrouvert et il attendit que le calme revienne. Il remarqua des taches de sang au sol. Il pensa au petit chat qui était peut-être blessé lui aussi. Il eut un haut-le-cœur en pensant que même un animal innocent avait, comme lui, bien du mal pour échapper à la cruauté des soldats allemands. Il repensa à son père, à Louise et à tous les autres et il eut l’envie soudaine de pleurer comme un tout petit enfant. Derrière des vêtements suspendus, il trouva l’une des issues secrètes dont Philippe lui avait parlé. Il lui avait maintes fois raconté ses folles escapades dans les souterrains du manoir. Lorsqu’il était enfant, avec ses amis, Jean et son frère jumeau, et malgré l’interdiction de leurs parents, ils en avaient fait leurs terrains de jeux favoris. Philippe lui avait expliqué que tous menaient vers des bois à l’extérieur de la propriété.

En cherchant l’accès, il remarqua encore des traces de sang le long de la trappe. Il imagina que quelqu’un avait dû mal la refermer et que le chat blessé y était entré pour se cacher. Dans l’obscurité du réduit, il tâtonna désespérément pour trouver de quoi éclairer le passage souterrain qui allait le mener enfin vers la liberté. En vain. Il entendit à nouveau des voix se rapprocher. Il décida de se lancer dans l’obscurité profonde du tunnel. Il laissa la petite porte se refermer sur lui pour se faufiler de l’autre côté, et, malgré sa peur, à quatre pattes et à tâtons, il parcourut la galerie souterraine. Il rampa ainsi plusieurs dizaines de mètres, espérant voir le bout du tunnel au plus vite. Il avait l’impression de s’enfoncer dans les entrailles de la Terre, mais il ne pouvait plus s’imaginer faire demi-tour. Quelques minutes plus tard, qui lui avaient paru être une éternité, il discerna enfin une lueur percer l’obscurité. Il se laissa guider vers elle, rassuré de distinguer enfin l’issue. À l’extérieur, le jour commençait à pointer et délivrait Paul peu à peu d’une terreur qui ne ressemblait en rien à toutes ses frayeurs d’enfant. Ses genoux étaient en sang, comme usés par leur frottement répété sur le sol terreux et pierreux du passage, mais oubliant sa douleur, il se mit à courir à travers le petit bois. En pensant à Émilie qui l’attendait dans le noir, il accéléra sa course jusqu’à en perdre haleine. Il chuta plusieurs fois, mais chaque fois, il se relevait, ignorant ses blessures. Il rattrapa enfin la route qui menait au village.

Au petit matin, le soleil pointait déjà à l’horizon, promettant déjà une belle journée. Tout semblait calme au village de Saint-Martin. Dans la rue principale, déjà le boulanger ouvrait sa boutique. Paul huma l’odeur du bon pain chaud. Il avait faim, mais il se hâta de continuer sa course jusque chez Jean, l’ami d’enfance de son père. Il était le médecin du village et naturellement le médecin de la famille, mais il était surtout son parrain. C’est vers lui que l’enfant se pressait pour quérir son secours.

À cette heure matinale, comme tous les matins, Jean était déjà debout. Comme à son habitude, il s’apprêtait à partir faire la tournée de ses patients avant l’ouverture de son cabinet. Un bol de café à la main, il regardait la rue encore déserte quand il aperçut au loin la silhouette d’un enfant courir éperdument à l’allure totalement dégingandée. Lorsqu’il reconnut son filleul, Jean déversa sa boisson encore brûlante sur son costume. En voyant la silhouette dépenaillée du garçon, il eut la désagréable intuition que quelque chose de grave s’était passé cette nuit au manoir. Il courut au-devant de Paul pour lui porter secours et le ramener à l’intérieur de chez lui. Le pauvre enfant était dans un état pitoyable. Écorché de toutes parts et couvert de sang, il donnait l’impression au médecin d’avoir été agressé. En arrivant à sa hauteur, Paul, essoufflé d’avoir tant couru, lui tomba littéralement dans les bras. Sans le questionner, Jean l’attrapa et le porta jusque chez lui. Il déposa l’enfant sur le sofa du salon tandis qu’il allait lui chercher un verre d’eau pour le désaltérer. Pendant que l’enfant buvait, il examina rapidement les plaies sur ses bras et sur ses jambes. Il en avait aussi sur les joues, là où le sang se mêlait aux larmes et à la terre, faisant un amalgame qui défigurait l’enfant au point de lui donner un air de mort-vivant.

— Que t’est-il arrivé, Paul ? interrogea Jean, très inquiet, présageant déjà du drame que l’enfant allait lui annoncer.
— Les Allemands… Ils sont venus… Ils les ont tués…
— Tués ? Que dis-tu, mon garçon ? Qui a été tué ? Parle, mon petit…
— Tous… ils sont tous morts, je te dis, parvint à répondre Paul en sanglotant. Émilie attend que je revienne la chercher. Quand les Allemands sont arrivés au manoir, mon oncle nous a cachés dans un réduit. Émilie est restée là-bas. Elle est toute seule dans le noir. Elle m’attend ! cria-t-il. Il faut faire vite ! S’il te plaît Jean, fais quelque chose, je t’en supplie.
— Où est-elle cachée ?
— Dans un réduit dissimulé derrière la bibliothèque du corridor, juste à côté du bureau de papa. C’est pour ça que j’ai pu tout voir… Je… Je…
— Calme-toi mon petit. Ça va aller maintenant. Je vois très bien où elle est, ne t’inquiète pas, on va aller la chercher. Et les Allemands ? Où sont-ils maintenant ? Tu peux m’en dire plus ?
— Ils ont envahi la maison. Je les ai entendus parler, ils sont partout. Il y en a même qui sont allés dormir dans la chambre de papa et de Louise.

Jean saisissait l’ampleur du drame qui s’était déroulé au manoir. Les Allemands envahissaient la région et il avait appris la veille qu’ils étaient là, installés tout près de leur village. Il soupçonnait qu’en représailles des derniers exploits militaires de Philippe, ils avaient très certainement investi la plus grande propriété locale pour s’y installer et en faire leur Feldkommandantur. Son ami lui avait confié ses craintes et par précaution, il avait souhaité fêter l’anniversaire de Paul, le lendemain midi. Puis il avait balayé ses inquiétudes d’un geste las pour n’y plus prêter attention.

— Ne bouge pas, mon garçon, je vais chercher de quoi soigner tes plaies et te trouver de quoi manger un peu. Je reviens, ajouta Jean avant d’aller chercher Camille, sa gouvernante, pour qu’elle s’occupe du jeune garçon.

En sortant par la cour arrière pour éviter d’être vu, il traversa son petit jardin où il cultivait quelques légumes et il arriva directement dans celui du curé. Il pénétra dans le presbytère et rejoignit l’office où il espérait trouver le religieux. C’était l’heure de la prière et Jean savait que François serait là, seul, entièrement absorbé dans ses supplications qu’il faisait chaque jour au seigneur avant la messe.

Jean et François étaient des frères jumeaux. Ils partageaient les mêmes idéologies, et lorsque l’un soignait les corps, l’autre purifiait les âmes. Hormis l’habit, rien ne les différenciait. Ils se ressemblaient tant qu’on pouvait les confondre. Lorsqu’ils étaient petits, ils en usaient jusqu’à en abuser. Ensemble, ils avaient fait les quatre cents coups avec le père du petit Paul. Le manoir du village avait été leur terrain de jeux, ils le connaissaient fort bien. Tous les chemins secrets qui menaient à la propriété, que ce soit pour y entrer ou pour en sortir, les trois amis, les avaient tous explorés lorsqu’ils jouaient ensemble aux aventuriers. Ils avaient tant partagé leurs jeux dans cette demeure qu’ils en connaissaient les moindres recoins. Marcel, le frère cadet de Philippe les suivait partout, même si eux s’y opposaient parce qu’ils le considéraient comme encore trop jeune pour participer à leurs amusements. Les plus grands craignaient qu’il ne rapporte aux adultes certains jeux qu’ils savaient interdits. Pour éviter qu’il ne les voie, ils empruntaient chaque fois des accès différents, se planquaient dans toutes les caches et parfois même organisaient des parties dans des lieux connus d’eux seuls et où personne ne pouvait les retrouver. Un jour, ils avaient découvert une petite porte secrète qu’ils avaient aussitôt investie et appelaient eux-mêmes leur « abri de survie ». L’endroit resta longtemps ignoré de tous, jusqu’au jour où Marcel les avait suivis. Les grands lui en interdirent l’accès. Il s’en suivit une dispute puis une bagarre à trois contre un, et bien sûr, Marcel alla se plaindre à ses parents.

Durant toute leur enfance, ils avaient été des amis inséparables jusqu’à ce qu’une fois adulte, chacun suive sa voie et son chemin tout en restant très liés.

— François ? appela Jean, qui, agenouillé dans la pénombre, n’avait pas vu son frère au sol.
— Je suis là, Jean, ne parle pas si fort ! lui répondit son frère d’une voix grave qui contrastait avec sa physionomie, mais collait parfaitement à sa personnalité. Que se passe-t-il pour que tu viennes jusqu’ici me débusquer à cette heure si matinale ? J’étais en tête à tête avec notre Seigneur…
— Laisse tomber, François, l’heure est grave et je crains que ton Seigneur comme tu l’appelles, ait oublié de veiller sur ses ouailles ! Paul vient d’arriver du manoir totalement affolé. Il dit que les Allemands ont envahi sa maison et qu’ils ont massacré tout le monde. Le pauvre petit est dans un état qui fait peine à voir. Je ne sais ce qu’il a vu, ni même ce qu’il a entendu, mais il dit que la petite est restée cachée dans un réduit à côté du bureau de Philippe…
— Que dis-tu ?
— François ! Ne m’oblige pas à répéter, il n’y a pas de temps à perdre !
— J’ai bien compris, excuse-moi Jean, tu as raison, dis-moi plutôt ce que nous devons faire ?
— Je ne sais pas… Il nous faut réfléchir pour savoir comment nous pouvons aller chercher Émilie. Si les Allemands la trouvent avant nous, je crains le pire, car si ce que dit le petit est vrai, ce sont des monstres sans cœur qui ne reculent devant rien.
— La première chose à faire est de se rendre sur place pour voir ce qu’il s’y passe, nous aviserons après. Je vais y aller en soutane, si les soldats allemands sont là-bas, je pense qu’ils n’oseront pas s’en prendre à un homme d’Église.
— Je vais avec toi !
— Non, toi tu restes ici et tu attends mon retour.
— Hors de question, je t’accompagne !
— Non, je prends mon vélo. Si dans une heure je ne suis pas de retour, préviens Bastien, il saura quoi faire. Philippe était en contact avec lui ces derniers temps. Il doit savoir ce qui se trame. En attendant, prends soin de Paul, il a certainement besoin de toi.

Jean n’eut pas le temps d’insister que François avait déjà refermé la lourde porte du presbytère sur lui. Il retourna auprès de l’enfant. Camille lui avait préparé un chocolat chaud, et déjà, elle lui nettoyait le visage comme pour effacer l’horreur qui s’y était imprimée. Paul restait silencieux. En le voyant venir vers lui, Jean vit l’enfant lui tendre la main. Il s’en saisit. Elle était froide. Il ressentit les tremblements qui secouaient imperceptiblement son jeune corps. Était-ce encore les effets de la peur ou le froid qui l’avait engourdi ? Le médecin qu’il était attrapa la couverture qui recouvrait l’instant d’avant le vieux fauteuil dans lequel Jean aimait se reposer le soir face à la cheminée du salon. Il en enveloppa l’enfant, puis il le serra dans ses bras. Il le berça quelques instants avant de s’en détacher. Il devait le questionner même s’il appréhendait de le plonger à nouveau dans son cauchemar. La vie de la petite Émilie était en jeu, il fallait faire vite.

— François est parti au manoir voir ce qu’il s’y passe. Nous allons attendre ensemble son retour et si tu le veux, tu peux me raconter ce que tu as vu, ça va peut-être nous aider à comprendre ce qu’il s’est passé.
— Je jouais avec Émilie quand j’ai entendu des voix fortes puis des cris, ensuite j’ai senti une main m’agripper et me soulever. C’était mon oncle Marcel. Il nous a poussés dans le couloir sans nous ménager. Il avait peur, ça se voyait dans son regard et dans sa voix, et puis il y avait ces cris… je ne comprenais pas… Paul s’arrêta un moment de parler comme pour essayer d’entendre à nouveau.
— Continue mon garçon, tu es en sécurité ici, tu n’as plus rien à craindre, intervint Jean avec une extrême douceur pour inciter Paul à continuer le récit de ce qu’il avait vu et entendu.
— Je l’ai vu passer sa main derrière la bibliothèque du corridor. Puis, à mon étonnement, la cloison a glissé pour faire apparaître une ouverture étroite dans laquelle il nous a précipités sans ménagement dans un réduit très sombre. Je ne comprenais rien et je n’arrivais plus à penser. Puis dans cette obscurité, j’ai entendu des pas de l’autre côté du mur et en tournant la tête, j’ai aperçu des filets de lumière qui filtraient au travers des fentes de la cloison en bois. J’ai été aussitôt intrigué et j’y ai collé un œil. C’est à ce moment-là que j’ai vu nos parents entrer dans la pièce, ils étaient suivis par deux hommes que je ne connaissais pas. Puis, ce fut le tour de Nanie, notre gouvernante, puis de la cuisinière, de la bonne et du jardinier… Les Allemands les menaçaient avec des mitraillettes au poing pointées sur eux. J’ai senti Émilie s’accrocher à ma jambe et j’ai mis ma main sur sa bouche pour qu’elle ne crie pas. Puis, ils ont précipité l’oncle Marcel dans la pièce. Je l’ai vu parler à papa ; il a tourné la tête vers nous en posant son doigt sur sa bouche pour exiger notre silence. Puis, il y a eu une bousculade et on a entendu le crépitement des armes. Je les ai vus tomber les uns sur les autres. C’était horrible, il y avait du sang partout…
— Qui étaient les deux inconnus que tu as vu entrer avec ton papa ? Tu ne les avais jamais vus auparavant ?
— Non, jamais. Tu sais, ces derniers temps, il arrivait souvent que papa reçoive des personnes à la maison. Je ne les connaissais pas tous et je n’y prêtais pas attention.
— C’est arrivé quand ?
— Hier, en fin de journée, je crois. J’ai dit à Émilie de ne pas bouger, mais elle me réclamait à manger, elle avait faim, car nous n’avions pas encore dîné. C’est pour cette raison que lorsqu’il n’y avait plus eu aucun bruit dans la maison, je me suis décidé à quitter la cachette par là où nous y étions rentrés. Elle doit avoir très peur maintenant, il faut faire vite Jean ! S’il te plaît, aide-moi ! Il faut aller la chercher avant qu’ils ne la trouvent.

Jean resta sans voix. Le temps pressait effectivement. De toute évidence, les enfants avaient assisté au massacre de leurs parents. Il en eut la chair de poule. Toutefois, il connaissait bien ce passage secret dont Paul lui parlait.

Enfant, Philippe s’échappait de la propriété par une longue galerie souterraine pour retrouver ses amis à l’extérieur de la propriété. Ensuite, dans les sous-bois, tous les trois réunis s’imaginaient être des Robinsons en quête d’aventures. Soustraits à la surveillance des adultes, son frère et lui passaient ainsi des heures de totale liberté en compagnie de Philippe et aussi parfois de son petit frère Marcel. Pour ne pas être accusée de n’avoir pas été assez vigilante et éviter de perdre sa place, la gouvernante, déjà âgée, se faisait complice de leurs escapades et la pauvre femme taisait l’absence du jeune garçon en laissant penser qu’il lisait dans le calme de sa chambre.

Philippe appartenait à une ancienne famille aristocratique, et comme son père et son grand-père avant lui, il avait fait ses classes au Cadre Noir à Saumur, à seulement quelques kilomètres de là. Cavalier émérite, il était aussi le propriétaire de plusieurs chevaux de courses. Son haras était sa fierté et un grand nombre de ses poulains étaient élevés au manoir pour être ensuite dressés pour concourir à l’école de cavalerie de Saumur.

Au début de la guerre, quand les troupes de l’école de cavalerie furent, elles aussi, mobilisées, il était officier. Les huit cents chevaux, qui faisaient l’honneur et la réputation du Cadre Noir, avaient été, eux aussi, envoyés au front.

En ce mois de juin 1940, Philippe, avait été révolté par la demande de Pétain de baisser les armes. Pour empêcher les troupes allemandes de passer la Loire, il s’était engagé avec ses hommes dans un combat perdu d’avance. Mal armés et surtout mal préparés à livrer bataille, les écuyers avaient pourtant combattu héroïquement. Grâce à leurs initiatives et au courage des cavaliers, plusieurs officiers allemands avaient été tués. Pourtant, l’opération s’était soldée par un échec. Toutefois, lui et ses hommes avaient été remerciés pour leur bravoure face à l’ennemi et félicités pour leur prise de décision opportune, ce qui avait valu à un bon nombre d’entre eux d’échapper à une mort certaine. Dès le lendemain, les journaux avaient relaté l’exploit des cadets de Saumur.

Venait-il d’en payer le prix ? Ou bien était-ce une simple coïncidence ?

Jean réfléchissait.

Chapitre III

Le matin du 22 juin 1940, sur les bords de la Vienne

Sept heures du matin. Bernadette prenait son temps. Elle avait passé la semaine chez sa mère pour la soigner, maintenant, il était l’heure de partir. Elle entendait déjà le moteur de la voiture tourner. Pierre, son fiancé, devait s’impatienter. À contrecœur, elle refaisait sa valise, ramassant les quelques affaires qu’elle avait emportées avec elle quand elle s’était précipitée pour se rendre au chevet de sa mère malade. Pierre et elle travaillaient ensemble, au château de Saint-Germain. Lui, légèrement plus âgé qu’elle, occupait la fonction d’intendant, et elle, était la cuisinière. Depuis le début du conflit, elle avait dû remplacer les domestiques qui étaient retournés vivre auprès des leurs, tandis que d’autres avaient été appelés sous les drapeaux. Pierre l’avait rejointe la veille au soir et, comme souvent il le faisait certaines nuits au château, il avait partagé son lit. Pierre et Bernadette étaient amants depuis de longues années. Juste avant que la guerre n’éclate, ils avaient souhaité se marier, mais les événements les en avaient empêchés et craignant la mobilisation de Pierre malgré son léger handicap, leur projet avait été reporté.

— Bernadette, dépêche-toi, nous avons de la route à faire et j’aimerais avoir le temps de faire le détour chez mon cousin pour récupérer des outils, lança Pierre en lui tournant le dos pour ramasser la petite valise.
— Je suis prête, je vais embrasser ma mère et j’arrive, donne-moi encore cinq minutes, lui répondit-elle d’une voix si triste qu’il ne put s’empêcher de se retourner pour l’embrasser.
— Ça va aller, ne t’inquiète pas, ma chérie. Nous reviendrons voir ta mère le mois prochain, je te le promets, lui dit-il tout en essuyant tendrement une larme qui coulait sur ses joues.

La jeune femme s’approcha du lit pour prendre la main de sa mère dans la sienne. La vieille femme dormait encore et Bernadette ne souhaita pas la réveiller pour lui dire qu’elle partait. Elle l’embrassa sur le front, puis elle sortit de la chambre. Elle pria silencieusement pour demander la protection de sa mère jusqu’à son retour, espérant être entendue par un Dieu qui, par ces jours difficiles, devait être très souvent sollicité, pensait-elle. Depuis quelque temps, des épreuves difficiles s’acharnaient à contrarier la vie de tous. Non seulement la guerre faisait ses ravages, mais il s’y ajoutait les dégâts collatéraux que chacun essayait d’esquiver quand le malheur s’abattait sur eux inexorablement. Bernadette était épuisée par tant de souffrances supportées en si peu de temps. La guerre, son mariage annulé, sa mère malade, et pour finir, l’accident de la petite Emma puis son décès avaient fini par jeter un voile funeste sur la demeure désertée. Depuis, la comtesse s’enfonçait dans un profond désespoir que rien ni personne ne parvenait plus à combler tant l’abysse était devenu colossal.

Edouard, son mari, officier dans l’armée française, avait été envoyé au front dans le nord de la France et depuis plusieurs semaines déjà, elle n’avait reçu aucune nouvelle de lui. Le jour où la radio relata la violence de la bataille de Dunkerque, son accablement fut tel que ce fut la folie qui l’isola dans un monde qui n’appartenait désormais plus qu’à elle seule.

Bernadette devait faire face à toujours plus de responsabilités pour parvenir à maintenir le château en état. Heureusement, Pierre, un homme honnête et généreux, était à ses côtés. Il l’aimait d’un amour inconditionnel et il la soutenait sans jamais faillir. En s’asseyant dans la voiture, elle se pencha vers lui pour l’embrasser. C’était un geste de gratitude qui n’avait besoin d’aucune parole pour se faire comprendre. Pierre mit le contact et la voiture démarra.

Quelques kilomètres plus loin, ils bifurquèrent sur un petit chemin pour prendre le raccourci qui menait chez Bastien, le cousin de Pierre. En arrivant non loin de la maison, ils aperçurent au loin une colonne de blindés de l’armée allemande. La cour était déserte. Pierre frappa à la porte, mais personne ne répondit. Il pensa que son cousin était déjà parti travailler. Il se dirigea vers la remise, là où Bastien entreposait le matériel que Pierre savait pouvoir récupérer. Il le chargea dans le coffre de sa voiture et ils reprirent la route.

— Tu vois, ça n’a pas été long. Bastien n’était pas là, mais je suis étonné, car sa voiture est garée dans la cour. Il a certainement pris son vélo à cause des restrictions d’essence, se rassura Pierre en s’asseyant dans la voiture.

Il avait plu toute la nuit et les routes étaient détrempées. Les champs étaient noyés par endroits et le soleil naissant laissait apparaître la brume. Pierre conduisait lentement dans les virages. La route était sinueuse et sa compagne avait le mal des transports comme souvent quand il la promenait en voiture. Quand elle lui fit signe de s’arrêter, il remarqua qu’elle était blanche comme un linge. Elle descendit de la voiture aussi vite qu’elle le put et elle se précipita vers le fossé pour vomir son petit déjeuner. Il la vit se pencher en avant, s’agripper d’une main à la branche d’un arbre et porter l’autre sur sa bouche. Ce qu’il ne pouvait voir était qu’en contrebas quelque chose avait attiré son attention. Le regard de Bernadette se fixa sur la petite masse colorée qui gisait dans l’eau stagnante, au-dessous de ses pieds. L’effroi la saisit lorsqu’elle reconnut la forme d’un petit corps d’enfant recroquevillé, baignant dans l’eau croupie.

— Pierre ! Viens vite ! hurla-t-elle tout en lâchant la branche pour descendre dans le fossé.

Son cri le fit frémir. Sans réfléchir, il bondit hors de sa voiture pour la rejoindre. Quand il arriva à ses côtés, Bernadette découvrait déjà le visage d’une petite fille. Ses cheveux étaient mouillés, mêlés de boue et de sang. Son petit corps inerte était celui d’un pantin désarticulé. À son tour, il se précipita dans le fossé et sans chercher à savoir si elle était morte ou vivante, il se saisit de la fillette et l’emporta sans un mot vers la voiture. Bernadette regagna le bord de la route comme elle le put et s’engouffra à l’arrière du véhicule pour s’installer aux côtés de la petite. Pierre se remit au volant et il démarra en trombe. Il eut l’impression fugace de se comporter comme s’il venait de commettre un méfait. Il se rassura en pensant qu’il fallait faire vite, s’ils voulaient arracher la fillette à la mort.

— Comment va-t-elle ?
— Elle respire… Je perçois son pouls, elle est vivante.
— Il faut la déposer à l’hôpital le plus proche. Elle a une vilaine plaie à la tête qui risque fort de s’infecter si nous ne faisons rien.
— Non ! Non… Pas à l’hôpital, s’il te plaît, conduis-nous au château !
— Mais Bernadette ! La petite est très faible et nous avons de la route à faire. De plus, tu as remarqué comme moi tous ces soldats allemands sur la route, nous pouvons nous faire arrêter !
— Tu sais très bien que si nous l’emmenons à l’hôpital, ils ne feront pas grand-chose pour elle. Les infirmières l’installeront dans une salle et elles attendront le médecin. Tout ce temps perdu à attendre des soins, autant le passer dans la voiture. Chez nous, nous appellerons Jacques. Il comprendra et lui saura s’occuper d’elle aussi bien que si elle était dans un hôpital. Tu le sais comme moi, Pierre ! Si elle survit, je pourrais m’en occuper moi-même, je t’assure, c’est la meilleure solution pour cette enfant.

Pierre préféra se taire. Après tout, Jacques était aussi leur ami, il savait qu’il pouvait lui faire confiance. Tous ensemble, ils avaient traversé une terrible épreuve et ces derniers temps, pour rien au monde, il ne souhaitait contrarier Bernadette. Il savait aussi que s’opposer à elle serait peine perdue. Il était conscient des raisons qui la poussaient à vouloir protéger l’enfant et à s’en occuper elle-même. Quelques instants plus tôt, lui-même avait agi sans réfléchir, sous le coup de l’impulsion. Son cerveau avait activé les images qu’il avait tenté d’enfouir pour oublier très vite. Toutefois, sa mémoire avait eu le temps de lui renvoyer l’image du petit visage rieur d’Emma, la petite fille de leur patronne, la pauvre Arielle. Les deux fillettes semblaient avoir à peu près le même âge.

Il avait bien compris que, comme lui, Bernadette venait de replonger dans le drame qui les avait frappés seulement quelques jours plus tôt.

Emma venait d’avoir cinq ans quand ce matin-là, alors que le soleil promettait une belle journée, la petite échappa quelques instants à la surveillance de sa mère. Comme beaucoup de petites filles le font à son âge, elle promenait sa poupée dans le parc. Certainement, le landau qu’elle poussait lui échappa et alla terminer sa course dans l’eau stagnante de la mare aux canards. Sans aucun doute, pour repêcher sa poupée qui flottait encore à la surface, la petite s’était penchée puis elle avait basculé à son tour. Ses cris alarmèrent immédiatement, mais le temps d’accourir, la petite avait déjà avalé beaucoup d’eau. Infectée par une bactérie développée dans cette eau croupie, Emma mourut quelques jours plus tard d’une méningite fulgurante. On put entendre les cris déchirants de sa mère qui hurlait sa douleur. Depuis ce jour funeste, Arielle était restée murée dans un silence qui se rapprochait chaque jour un peu plus de la folie. La pauvre femme semblait avoir depuis perdu la tête et elle ne voulait plus quitter sa chambre. Elle vivait dans le noir et refusait qu’on ouvre les rideaux.