Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
« Haz’ard était prêt aux pires contorsions d’esprit pour justifier ses changements de cap. Le but restait le même : gravir sa propre montagne, une chose stable et sans faiblesse, et ce par tous les moyens. À la ligne droite, nul n’était tenu. On n’atteignait pas le sommet sans palinodie. Ses efforts l’exaltaient. Lui méprisait les randonneurs de plaine. »
À PROPOS DE L'AUTEUR
Situés « ailleurs », entre Terre et Ciel, il y a de la place pour cinq pays du vaste monde, cinq événements singuliers, ignorés jusqu’ici, qui méritent pourtant qu’on en parle. Ces évènements,
Jean Coadour les détaille, espérant réparer cet oubli et divertir, pourquoi pas amuser le lecteur.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 193
Veröffentlichungsjahr: 2022
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Jean Coadour
Entre Terre et Ciel,
de bien curieux pays !
Nouvelles d’ailleurs
© Lys Bleu Éditions – Jean Coadour
ISBN : 979-10-377-5998-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
Comme « ailleurs » pour situer l’endroit où se passe un événement, on ne peut en imaginer un plus lointain que l’étoile Sirius.
Le voyageur, dont on va parler, modeste collectionneur de mots, pensait y aller simplement par un effort d’imagination qu’il avait vive, en la cherchant dans les tréfonds des plis de ses méninges. Il aurait échoué, c’est probable malgré tous ses efforts sans un concours de circonstances inouï. Le chemin de Sirius, il allait le découvrir au terme d’un voyage à grand spectacle que lui, simple quidam n’aurait jamais penser pouvoir s’offrir en vrai et le tissu de mensonges qu’il s’apprêtait à écrire, sur cette étoile allait se transformer en une pelote de vécu irréfutable.
L’homme, me dit-il, c’est moi.
***
Mon histoire va te sembler incroyable. Je pourrais certes te la raconter au passé. Plutôt rassurant, le passé ; alors que le présent, c’est l’aventure partagée, risques compris. Méfiance ! car, que le chemin de l’auteur vienne à croiser un crocodile et c’en est fait, voilà l’histoire engloutie avec lui dont il ne reste que quelques bulles qui crèvent à leur tour ; voilà le lecteur livré au hasard. Fin du voyage organisé, force à lui d’inventer la suite, de revenir au bercail par ses propres moyens. Avec le passé, pas de souci, les voyages sont circulaires. L’aventurier est de retour parmi nous encore vivant. Mille dangers sans quitter son fauteuil.
Pas de çà avec moi. C’est au présent que je vais te faire revivre les épisodes périlleux tous authentiques qui vont suivre dont je suis revenu heureusement sain et sauf, tels que je les sers à mon fils pour nourrir ses rêves nocturnes. Commençons !
Je m’imaginais les Siriens autrement. En tous cas plus grands qu’ils ne sont en réalité…
Jérémie déteste les digressions. Il veut l’histoire tout de suite. C’est bien la dixième fois que je la lui raconte. Avec des variantes étroites ; toutes approuvées par lui. Un tyran, ce gosse ! un garde-fou en travers de la pente. Le voilà qui sourit, il a reconnu le bon début.
Les Siriens donc. J’en ai trouvé un ce matin dans ma chambre, une, pour être précis. J’ai bien cru à une hallucination. Difficile de démêler le vrai du fou parfois à la lisière de l’éveil. Sur la descente de lit, une paire de chaussures de poupée rouge vif, à talons hauts, sans leur habitante. Le soleil s’est allumé derrière le volet, un cœur de lumière là sur le parquet, je l’ai vue qui s’avançait ; haute comme deux mains, disons, élégante dans sa robe de madras, qui ondulait comme une star. Enfiler ses chaussures l’a bien grandie d’un centimètre. Elle, bien dressée et moi, allongé sur la descente de lit, nous avons eu un tête-à-tête. Sa voix était claire, son élocution, facile, ses réponses, évasives : « Bonjour, je viens de loin pour vous voir. » Quand j’ai proposé l’étoile Sirius, elle n’a pas démenti formellement. Je l’ai bousculée de questions sur son voyage, tu penses !
Pour toute réponse, ce fut un coq-à-l’âne ! « Je grimpe très bien, venez voir », qu’elle me dit. Et sportive avec ça ! la voilà qui court jusqu’au rideau, qui se hisse à toute vitesse le long du cordon de la tringle à rideaux, qui pendule jusqu’au cœur dans le volet. Par l’entrebâillement, je la vois qui s’élève vers le toit agrippée à la vigne vierge. Une vrille sur une vrille : la corniche est franchie. Encore un bond vers le chéneau suivi d’un rétablissement. Elle se trouve à présent face au vide et à un bonhomme éberlué sur son balcon, la tête renversée en arrière, qui lui crie de faire attention. « Chiche que je vous saute dans les mains ! Si je réussis, vous me ferez lire l’histoire que vous écrivez en ce moment. »
Je n’y tiens pas. Je serais ridicule si elle s’apercevait que les Siriens sortis de ma tête étaient bleus avec une bouche en forme de pilule, qu’ils se débarbouillaient au pétrole, communiquaient en langage binaire en clignant des yeux à la vitesse de la pensée et perdaient de nombreuses occasions de se rendre sympathiques. Mais, au fait, comment savait-elle cela, mes tentatives d’évasion littéraire ?
Pas le temps de protester, elle se lance dans le vide et moi j’embrasse l’air au jugé pour essayer de l’attraper. Ses genoux me frappent au cœur ; sa main fait valser mes lunettes ; mon grand nez, proue ultime, souffre de ses griffes. Elle rebondit vers l’échancrure de ma robe de chambre. Au fond de l’entonnoir d’étoffe, heureusement, un butoir, la ceinture autour de mon estomac qui est là pour l’arrêter. C’est dingue ! Des pas qui crissent sur le gravier devant la maison et la voix de Manon :
— À qui tu parles ?
Après quelques bredouillis, j’improvise :
— Euh, je parlais avec l’imprésario du merle qui est dur en affaires. Tu sais, au sujet du récital, demain sous nos fenêtres. Le cachet qu’il demande, je te dis pas, c’est dément !
J’extrais ma proie toute chaude et la pose sur ma main bien en évidence :
— Vois toi-même, c’est une habitante de Sirius venue nous faire une visite en passant, une acrobate miniature.
— Demande-lui donc si, vu de chez elle, tu ressembles à un homme sérieux encore à jeun.
L’acrobate n’est pas d’accord. Elle toise l’énorme bête qui la soutient :
— Je suis normale, moi. C’est vous qui êtes ridiculement grand. Grand, tenez ! comme les reptiles fossilisés retrouvés sur Sirius.
Difficile de lui avouer que je suis petit à l’intérieur. Je traduis pour Manon : « Tu entends, elle me traite d’inadapté. » Me parler sur ce ton, à trois centimètres de l’abîme, c’est de l’inconscience.
MANON : Elle a raison, tu fais partie d’une espèce inadaptée, celle des gens qui voient des Siriens sur leur descente de lit.
Serait-elle aveugle ? Je saisis la miniature par les jambes, je l’agite en tous sens. Moi, dominant ses cris de souris :
— Tu entends comme moi, ces choses-là parlent et gigotent. À ton avis, qu’est-ce que ça peut bien être ?
MANON, plissant les yeux : À mon avis, tu tiens là une bonne idée de roman, Surtout, ne la lâche pas !
Elle hausse les épaules et rentre dans la maison.
— Vous êtes trop petite. On ne vous voit pas. C’est l’indifférence, l’esprit de routine qui rend les humains aussi myopes.
LA SIRIENNE, qui suit son idée : Faites-moi lire votre prose, comme convenu.
Son insistance est flatteuse. Avant de descendre à la cuisine, je vais la déposer sur mon bureau à côté d’un cahier à spirale ouvrant sur des griffonnages et… un grand vide.
***
Tu es bien le seul, Jérémie, à qui je puisse raconter ça. Maman ne peut pas croire une seconde qu’une partie de chasse puisse bifurquer vers les confins de l’univers. Et Zaza est bien trop petite. Mon voyage n’a pas eu d’autre témoin que Platon et Elle (c’est comme ça que j’appelle la Sirienne, son vrai nom est imprononçable) ; à le répéter, j’attrape des crampes à la langue. Alors, hein, Jérémie, que cela reste entre nous.
J’emmène souvent Platon à la chasse. Il jappe en agitant son fouet, il renifle les touffes, il pisse dessus. Je le suis déguisé en chasseur, usurpant une qualité que Manon considère comme un défaut. Pour faire plus vrai, je porte un fusil sur l’avant-bras, culasse ouverte. Sa gueule ne menace que les mottes. La dernière fois, Platon a levé une bécasse sans le faire exprès. Elle s’est envolée dans ma ligne de mire. J’ai pris tout mon temps pour la rater. Moi, je n’ai peut-être pas de nez, mais toi tu n’as pas le coup d’œil, m’a fait Platon, en souriant de toutes ses dents. J’ai montré les miennes : « Tu n’es qu’un bon à rien de chien de salon. Je vais soigner ta réputation, tu vas voir. » Manon pratique l’attaque indirecte, elle traite ce pauvre Platon de serial-killer, le menaçant de terribles expiations dans l’enfer des chiens, et aussi l’ironie cynégétique, du genre : « J’ai acheté du lapin surgelé, on ne sait jamais ! ». Elle sait parfaitement à quoi s’en tenir sur mes capacités de chasseur. Mes voisins me conseillent de prendre un chien plus compétitif. Avec sa bonne bouille, Platon n’a que des amis, même parmi les animaux. « À huit ans, que veux-tu Jérémie, c’est déjà un papy-chien, Platon. »
La Sirienne est réticente :
— C’est inutile : il nous suffit, à nous les Siriens, de penser au voyage pour voyager. Dès que vous songerez à moi, j’apparaîtrai.
— Oui, mais moi, pauvre humain j’ai besoin de voir de mes propres yeux. Emmenez-moi dans votre pays, vous me ferez visiter.
Elle hésite. Pour mieux la convaincre de l’agrément, je lui fais visiter la profonde poche pectorale de ma veste de chasse. Elle y est, enfoncée jusqu’à mi-corps, balancée au rythme de la marche, maharani sur son éléphant.
La première chose que j’ai vue hier, en m’asseyant à ma table de travail, c’est un minuscule cardigan rouge coiffant un tube de colle blanche, le sien. À mon appel, elle est sortie d’entre les pages de mon manuscrit avec une aisance d’ectoplasme, emperlée de transpiration, le souffle court. Du sable s’est répandu sur le bureau quand elle a tapé des pieds. Pas contente la dame : « C’est irrespirable là-dedans ; des mots, des montagnes de mots à parcourir ; derrière chaque chaos, un autre, on se tord les chevilles à chaque pas, des galets roulants mais aussi de la caillasse coupante. Des rouges, des ocres, pas de verts ni de bleus ; ni eau ni rosée, rien que de l’aride. Parlez donc de ce que vous connaissez ! En voilà des inventions sur les Siriens, un tissu d’inepties ! »
Moi, j’ai fait crépiter de grandes phrases sur l’invention qui est un devoir et le droit d’imaginer propre aux humains et sans aucun doute aux Siriens. Elle a enfoncé mes défenses d’une voix unie, sans même une faille pour respirer. Sur Sirius, on n’écrivait que des programmes d’ordinateur. Les aventures, on essayait de les vivre. Et l’on partageait la richesse des autres en lisant directement dans leur pensée, c’était simple. « Votre mémoire est un dédale enfumé par des torches à huile. » Du doigt, je lui ai donné une claque sur les fesses. Défense d’entrer, que je lui ai dit. Apprenez-moi tout sur Sirius et je vous pondrai un roman naturaliste.
L’idée de la partie de chasse vient d’elle. Selon elle, le chemin de l’étoile passait par les champs. C’est du moins ce que j’ai cru comprendre. À tout hasard, j’ai emporté mon carnet de notes.
Elle me guide. Une très longue balade jusqu’au pied de la montagne J’en profite pour me documenter, je l’abreuve de questions. Elle m’accable par ses vantardises sur les Siriens qui sont comme ceci, sur les Siriens qui sont comme cela tout en restant très vagues dans le concret, finalement. Si elle était venue jusqu’à nous, transportée à la vitesse de la pensée et non propulsée comme nous par de ridicules fusées, il allait lui falloir pour retourner chez elle en ma compagnie, supporter un grand chambardement : « Attendez un peu vous aller voir de quoi il s’agit… »
La pente, douce au début, se raidit vite. Platon loin de mes spéculations, sinue la truffe au ras du sol, faisant de courtes pauses pour renifler les trous, les fissures, les replis odorants. Le roc est là, sous-jacent. Sa présence est encore invisible au début de la montée. Elle devient plus proche au fur et à mesure que la couche de terre s’amincit. De courtes lames de pierre, nageoires de monstre, déchirent l’épiderme végétal. L’ossature souterraine affleure. Loin dans les hauteurs, le vert des prairies se tavelle de pierraille, la terre grisonne, les arbres, plus rares, s’économisent. Plus haut encore, des archipels de plaques d’herbe sur une houle de rochers, qui s’épuisent vite, cédant la place à des tapis galeux de mousse argentée formant couronne autour du sommet, là-haut, un triomphe de pierre noire où rien de vivant ne surnage.
La montagne est en forme de doigt. Elle saille en biais dans une plaine molle. Une heure de montée qui amène à un promontoire dominant un damier de champs. Dans le lointain, deux autres montagnes pareillement plantées en oblique. Sous le manteau, dans les profondeurs, on imagine qu’elles viennent se rejoindre, doigts d’une main géante presque enterrée, qui tient empaumée une région tout entière. Si, si, c’est vrai, tu n’as pas remarqué, Jérémie ? D’ailleurs, c’est dangereux d’aller jouer là-haut, tout le monde te le dira. Prudence, sinon gare ! comme tu vas le voir. À partir d’une certaine taille, il faut se défier même des métaphores. Regarde ma grande main planant au-dessus de tes joues.
***
Je suis assis sur un rocher, à mi-phalange, disons, agaçant des fourmis d’une brindille. Platon furète. Le sol a bougé. Presque imperceptible ; juste un frisson à fleur de peau, comme un résidu d’une convulsion lointaine. Et puis, tout de suite, un roulement sourd montant des profondeurs, la montagne qui se met à vibrer, trépigner ; avec des spasmes à faire tressauter les cailloux.
Vertige, me voilà à quatre pattes ! Une force m’écrase contre le sol, m’imprime dedans. Le vent se lève, enfle, gifle. Je comprends à présent : la montagne est en train de s’élever, de s’extirper de la plaine, oui, mon garçon, et le ciel qui bascule, sang bleu menaçant la terre, prêt à déferler. Et dessous, que se passe-t-il ? Après deux essais manqués pour me redresser, je renonce. Je me traîne jusqu’à l’amorce de la pente dépourvue d’obstacle et je me laisse rouler sur moi-même. À chaque tour, la perspective s’agrandit vers le bas…
Quelques minutes ont dû s’échapper par mégarde de mon sablier. Je me retrouve loin en aval sur la pente, bras tendus pour bloquer le mouvement. Loin, très loin au-dessous déjà, la plaine s’enfonce dans une lumière blonde. Les secousses reprennent. Quoi encore ! Redressé sur les coudes, je regarde vers la base du doigt. La montagne a pivoté, s’est redressée, mufle sous-marin goulu d’air, tout baveux de limons. De nouveau des convulsions violentes. La montagne s’exhume, le ciel se rue vers nous, on va se cogner dedans si ça continue, et pour tout pansement sur nos bosses, quelques cumulus ouatinés d’un blanc sale.
La plaine qui recule à toute vitesse, vers les deux autres montagnes qui pareillement se sont cabrées. Très loin au nord et au sud, deux nouveaux massifs jusque-là invisibles ont perforé l’étendue et partent à l’assaut du ciel. Cinq doigts de pierre, comme des socs de charrue, labourent le pays, émiettant villes et villages. Tout saute et s’éboule ; châteaux d’eau qui pleurent, forêts en armes qui s’abattent, tours-dortoirs qui se couchent, farandoles de véhicules en plein vol, de loin bibelots toussant feu et flammes, des marmelades de chaumières mariant leurs bétons, les banlieues à cœur ouvert… Des humains là-dedans ? Mais non, rien que des fourmis inaudibles. Au loin s’enfonce la terre de mes aïeux.
***
Quand je rouvre les yeux, il n’y a plus rien d’autre à voir que les cinq pics dominant un vaste plateau couvert d’épaves. La main immense, une arche lancée en plein ciel, grande comme un département. Vers Sirius ? personne ne répond. Où est-Elle ? je ne la vois plus. Et Platon, où il est Platon ? il a disparu aussi…
« Comment ? tu as perdu le chien ? » Dans les yeux de Jérémie consterné, je sens comme un reproche. Mais non, que je suis bête, le voilà qui galope. Allons, Platon, ôte-toi de mes jambes, tu vas me faire tomber, c’est bien le moment ! Le fusil et les cartouches se sont envolées dans le tourbillon. « Elle » réapparaît, sortant de la poche où elle s’était rencognée. Elle a fait pipi de frousse et devient toute rouge quand je m’en aperçois. Nous voguons dans le provisoire.
— Où allons-nous ?
ELLE, avec assurance : Vers Sirius, tiens, comme promis !
Propulsés par quoi ? Du doigt, elle me montre une colonne épaisse coulissant en oblique hors d’un énorme cratère. Tout est logique : la main est au bout d’un bras et ce bras, c’est celui d’un géant troglodyte, un cyclope qui va sortir du ventre de la terre en rouspétant.
Une nouvelle secousse du doigt. Je prends mes jambes à mon cou, je galope sur la pente nue, autant qu’on peut le faire avec un début de ventre et des poumons enfumés. Quelle chaleur ! Les champs semblent toujours aussi loin. Par moments, il y a comme une brume rose qui passe sur la blessante netteté de leurs contours, la verdure se givre.
Soudain, sans transition, j’entre dans une prairie foisonnante. Les hautes herbes s’écartent ; pas la pierre qui me fait trébucher. Je tombe en avant au ralenti. Ça tombe bien, Jérémie s’est endormi.
Une autre grande secousse : quoi encore ! Je me relève sur les coudes pour mieux voir… les montagnes qui rapetissent ; de plus en plus ; elles s’escamotent. Grands menhirs, cercle magique autour du monde civilisé, puis simples bornes et, pour finir, plus rien.
Je me retourne. La longue pente, que j’ai dévalée tout à l’heure, n’existe plus. Au-delà du champ, rien que l’immensité du ciel. Cramponné aux racines, aux touffes d’herbe, je regarde par la trouée d’une haie s’éloigner la grande main. La partie inhumée est visible à présent, avec son socle tabulaire épais et ses…
Coup de ciseaux dans l’imaginaire. Jérémie, les détails descriptifs le rasent. De l’action.
Je résume, voilà c’est très simple : le géant est un lanceur de poids. Il m’a envoyé en l’air, moi et mon environnement et hop ! il est rentré au vestiaire après le lancer. Le squelette osseux de la plaine a fini par apparaître dans son entier. Avec l’éloignement, il s’est réduit à la dimension d’une main, tu comprends. Dessous, on devine le bras propulseur, un interminable tronc noueux. Pendant que mon navire sans timonier cingle vers une destination inconnue, le bras se rétracte et les doigts largement écartés semblent dire adieu.
Tiens ! mais qu’est-ce que je vois, tout en bas ? Zaza qui montre ses quenottes. Et Pauline qui saute en l’air, ta cousine Pauline avec ses bas blancs, ses dents baguées et ses nattes qui dansent. Oh ! et puis voilà Jérémie aussi, qui shoote dans la balle, et qui baille ; il a sommeil. Hou-hou ! je suis là ; tu me vois tout là-haut ?
Cette histoire de géant lanceur de mottes, Jérémie trouve que c’est débile, juste bonne pour les tout petits à la rigueur, pour Zaza. Il préférerait de beaucoup la variante où ce serait une super-fusée cachée dans son silo souterrain qui serait mise à feu par mégarde alors que le couvercle est encore fermé et qui arrache le paysage tout entier, poussée par le tonnerre de ses boosters ! Ce serait mieux. Attends un peu la suite, mon garçon, tu vas voir !
***
Je suis loin, loin, tu n’imagines pas, Jérémie ! De la terre, il ne reste qu’une tache de lumière dansant au milieu d’une voûte en fleurs et d’une foule d’images et de souvenirs. Je me délecte à l’idée que le monde, en restant en arrière, enchaîné à ses lois implacables, perd de sa consistance, qu’il tombe à ma merci. Vu d’ici, déjà, plus personne ne peut croire que sur ce minuscule grain de lumière il y a un vivier et un champ d’épaves. Moi seul, je peux l’empêcher de crever tout à fait en racontant partout qu’il existe bel et bien.
Tu vois, Jérémie, la Terre, c’est une balle. Regarde, hop ! magie-boulie-goulie… plus de balle ! Jérémie comprend très bien. Il est au centre du monde. Ce qu’il ne voit pas cesse d’exister. Reprenons.
Je me trompe, un bruit de moteur. Je trotte vers la lisière du champ en levant haut les genoux. Tu devineras pas, Jérémie, une moissonneuse-batteuse, si, si… qui fonce, maintenue à grand peine sur une route étroite et bombée, par un homme sec en T-shirt noir, qui s’arrête juste le temps de me dire qu’il se dépêche d’aller moissonner avant la pluie. Autant dire avant la fin du monde, vue la tournure des choses. Une voiture le dépasse avec fureur. La vie continue, les deux fous s’éloignent ; la terre amputée aussi, avec toi et Zaza et maman, mais sans Platon ; Dieu merci, mon chien est avec moi sinon, j’aurais peur…
Curieuse, cette coupure dans le ciel étoilé. On dirait comme une ouverture donnant sur une nuit d’encre, loin devant, façon trappe de visite dans une voûte de planétarium. La motte de terre, où je suis, pique droit vers l’ouverture. Qu’est-ce qui se passe ? voilà que la chaussée cède sous mes pieds. Je me retrouve enfoncé jusqu’aux coudes, à gigoter des jambes ! Je m’extirpe du trou pour y mettre l’œil. Effarant ! le ciel commence juste de l’autre côté. Sans que je m’en rende compte, la coque de mon navire céleste s’est rongée. Une vraie débâcle, le minéral qui retourne à l’état sauvage ! Ça va très vite, trop ! me voilà unique occupant d’une petite parcelle, avec une vache là-bas sous un pommier et, tiens ! un coq devenu veuf arrivé on ne sait d’où et qui se désole.
Et Platon, toujours là ?
Et Platon, bien sûr, Platon est là qui court de long en large en aboyant. Parce qu’il voit venir un canot de sauvetage tournoyant et un étrange équipage. Sur deux bancs parallèles, quatre rameurs qui trempent dans le vide des branches de saule. Deux souquent dans un sens, deux, à contresens. Leurs rames s’emmêlent, ils s’engueulent. Dans l’intervalle entre les deux bancs, un bellâtre costaud tenant une lance debout à côté d’un canapé où se prélasse une blonde lascive dont les cheveux vrillent autour d’un pied du siège. Courage les Achéens, que je leur glisse au passage, vous menez six à Troie ! » Le canot s’éloigne en tanguant et bientôt je le perds de vue.
Tu dors Jérémie : ça tombe bien. Par ici, rien ne se raconte au présent. D’ici à demain soir, à la vitesse où je vais, j’aurai des tas de choses nouvelles à raconter…
***
Bon, je te fais grâce des détails. Depuis hier au soir, j’ai franchi l’ouverture dans la voûte. Au-delà, c’était la nuit noire. Longtemps après en regardant en arrière, le carré de ciel qui s’éloignait, j’ai fini par réaliser que j’étais passé entre les barreaux d’une grille… fermant une grosse boule chauve. Même que c’était un crâne ! oui, Monsieur, un crâne, une vraie tête sur les épaules d’un vrai bonhomme assis…