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Londonienne d’adoption, Nour a tout pour réussir et vit dans un quartier aussi branché que cosmopolite. Ce qui lui manque, pourtant, c’est une étincelle de créativité, à l’instar de son entourage d’artistes qu’elle admire autant qu’elle le jalouse. Un enchaînement de déconvenues professionnelles et intimes va la propulser dans une quête de sens où la création deviendra un refuge tout autant qu’un précipice.
Roman psychologique et sensuel, "Équinoxe" dépeint avec adresse le cheminement intérieur d’un personnage où le sombre rencontre le lumineux. De fêtes débridées en performances artistiques, le bouillonnement culturel de Londres nourrit un récit sensible et rythmé, tandis que Nour se dirige peut-être vers une folie envoûtante…
À PROPOS DE L'AUTRICE
Ce qu’
Hestia Perella aime par-dessus tout, c’est raconter des histoires, fantasmer des événements et mettre sa sensibilité au service d’un récit. Sa créativité s’est nourrie d’une diversité culturelle dont elle a fait l’expérience depuis l’enfance, entre voyages et expatriations.
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Veröffentlichungsjahr: 2024
HESTIA PERELLA
Équinoxe
Il y a deux enfants uniques. Celui dont l’ennui a dévoré l’enfance dans l’attente d’un frère ou d’une sœur qui ne vint jamais, et celui dont la solitude s’est mue en le support d’un imaginaire flamboyant. Incapable d’inventer une issue aux affres de tes premières années, tu es de celles qui se sont fermement ennuyées. Aussi, ce joyeux préambule de la vie n’a-t-il été que peu stimulant… Du moins, sans surprises qui te soient propres. On ne t’a découvert aucun talent particulier en dehors de ton habileté à manier les langues, une aptitude impossible à ériger en mérite quand on évolue dans un environnement polyglotte. En effet, depuis celles que l’on t’a offertes, tu n’en as pas appris de nouvelles, et au plus jeune âge, tout s’absorbe, il suffit de répéter pour mémoriser. Les mots se mélangent et se combinent sans pour autant tenir compagnie. Alors, pour pallier la solitude, tu as appris bien assez tôt l’art de la séduction, une faculté qui te permet de t’attirer la sympathie des personnages les plus intéressants. Ainsi enrichie, ton existence gagne en saveur et s’avère si délicieuse que parfois, tu en abuses en te jouant des individus qui croisent ta route et qui, l’espace d’une seconde ou d’un dîner, se sentent enfin désirés.
Ce matin, une promenade enveloppée de brume donne à une passante l’occasion de t’offrir un regard que la pudeur contient aussitôt. Un instant, tu lui as plu. Vos yeux se sont croisés, elle les avait verts et immenses, encadrés par une lourde chevelure sombre. Elle t’interdit son regard fauve et te dépasse, faussement indifférente, si bien que naturellement tu te retournes sans qu’elle t’aperçoive. D’une lente élégance, sa belle silhouette épaisse s’éloigne dans un effluve d’oud ; un parfum que tu discernerais parmi cent autres, car tu le portes également, les soirs de séduction. Quand il imprègne ta peau, tu intrigues et il t’apporte le semblant de profondeur et de mystère que tu convoites. Alors, quand ton nez plonge dans le col relevé de ton trench, l’oud persiste. Hier, tu as conquis et ce matin, tu as quitté un lit inconnu. À peine éveillée, tu as fait claquer une porte d’entrée anonyme, rive sud. Puis au loin, contre le ciel laiteux, une fière cheminée dépassant du musée le plus fréquenté de la ville t’a montré le chemin. Tu longes à présent la masse imposante de la Tate Modern, une majestueuse silhouette industrielle qui se tient fièrement devant la rivière. Sous le regard impassible de cette cathédrale de brique, les marées déploient leur volume d’eau saumâtre selon l’heure et la saison, un spectacle perpétuel accompagné d’un incessant ballet de promeneurs. Quand tu t’appuies contre la rambarde du quai, tes yeux sombrent dans l’eau trouble pour en suivre les courants contraires avec l’envie d’y plonger. La Tamise est encore au fond de son lit, d’où elle lèche des estrans grisâtres et parsemés de rebuts multicolores avant sa démonstration d’amplitude prévue pour la semaine prochaine, au moment de l’équinoxe d’automne.
Depuis la Tate, ton chemin se poursuit au cri des mouettes. Après avoir traversé le fleuve originel par le squelettique Millennium Bridge, salué la cathédrale Saint-Paul et frôlé la Banque d’Angleterre, tu continues vers l’est, où les rues étroites de la City sont aussi vides que mornes. Pour ne rien arranger, le vent souffle avec fureur, emportant écharpes et couvre-chefs sur son passage, si bien qu’à titre préventif, tu retires ton chapeau de feutre gris pour y étouffer toute une série de bâillements. Un peu plus loin, tu arraches deux cappuccinos au petit café italien qui flanque la Whitechapel Gallery. Le temps de retrouver Gaïa, la mousse de lait sera tassée, mais cela importe peu, car elle extermine systématiquement la mousse du cappuccino à coups de petite cuillère. Il est à peine neuf heures quand tu arrives enfin sur Brick Lane. Des grincements s’y élèvent déjà pour signaler l’ouverture d’une ribambelle d’échoppes pakistanaises, ponctuée de boutiques branchées.
Sur le trottoir d’en face, une créature malingre s’avance vers toi, Allison. Elle semble errer depuis toujours entre Bethnal Green et Aldgate, ne jamais dormir et faire alterner une mendicité faussement joyeuse avec des séjours aux urgences. À cette heure, elle arrive probablement du foyer voisin, en quête d’un peu de liquide. Allison est une jeune femme aussi goguenarde que rachitique, dont la dégaine attire autant la compassion que le dégoût. Connue dans le quartier pour discuter avec les promeneurs du marché du dimanche, elle attire la sympathie des riverains et l’étonnement des touristes. Elle leur déclame des poèmes sans queue ni tête dans une apparente bonne humeur, une activité qu’elle exploite avec talent et qui lui permettra probablement de sortir de larue.
–’Morning Luv’! braille-t-elle, dans un souffle de vapeur.
À défaut de liquide, tu lui offres un des cafés. Elle hume le breuvage que tu viens de lui tendre et te remercie du regard pour disparaître vers le nord en sautillant. Avant de tourner sur Cheshire Street, tu achètes un nouveau cappuccino, que tu mettras entre les mains de Gaïa en arrivant.
Ton amie t’attend au Gaiastudio, son atelier dont le nom à la prétention anecdotique est né d’une plaisanterie avant de s’imposer : il s’agit d’un ancien entrepôt en double hauteur, ouvert sur une arrière-cour dont le fond se heurte au chemin de fer qui s’élance depuis l’est de la ville jusqu’à la gare de Liverpool Street.
–Ciao bella! Tu ne les as pas pris dans le même café ? demande ton amie en remarquant la dissemblance des tasses en carton.
Tu lui racontes que tu as croisé Allison. Apparemment, le foyer de Whitechapel Road fait un large appel aux dons ce mois-ci, en anticipation d’une chute des températures. « On devrait y participer », suggère Gaïa. Puis elle se dirige vers la cuisine, extirpe une petite cuillère d’un tiroir, t’en donne une seconde et te regarde décapiter le cappuccino de sa mousse de lait, cuillérée par cuillérée, avant de le boire.
Il fait encore frais dans l’atelier, les fenêtres y sont ouvertes pour ventiler une odeur chimique en suspension. Mais dans une heure ou deux, l’espace sera baigné d’une franche lumière du sud qui pénétrera par la grande verrière aux montants d’acier. Dans un coin trônent un grand escabeau et des pots de couleur bleue qui vous invitent à repeindre le mur perpendiculaire à l’entrée de lumière, tout juste enduit d’une sous-couche grisâtre.
–Pas n’importe quel bleu. Un ultramarine qui s’approche au mieux de la profondeur de l’IKB.
–Et pourquoi bleu, au fait ?
–Parce que quand tu regardes dehors, c’est rougeaud. Alors, un bleu vibrant à l’intérieur, ça compense et ça refroidit.
Évidemment, il y a une explication, car avec Gaïa, rien n’est simplement « joli ». Alors que tu détaches ton trench, ton amie comprend que tu n’as pas passé la nuit chez toi puisque tu portes encore les vêtements stricts d’une journée de bureau. Une chemise bordeaux à lavallière, étranglée dans un pantalon marine à taille haute, des bottines vernies.
–C’était comment ? demande-t-elle, taquine.
–Pas terrible. C’est l’ami d’un collègue. Tout à fait canon, mais… dépourvu de sensualité. Un de ces types qui te baisent avec méthode, par étapes : langue, doigts, queue, sans surprise, sans imagination.
–Tu ne leur dis toujours pas ce que tu veux ?
–Je n’ose pas, tu le sais bien. J’ai peur qu’ils se vexent, ils ont un ego très fragile, tu sais ?
–T’as raison, il ne faudrait pas risquer d’être satisfaite, rétorque Gaïa d’un air taquin en montant les escaliers.
Elle tire la langue pour appuyer son propos et t’envoie prendre une douche.
–Je vais te chercher une blouse pour peindre, en attendant, lâche-t-elle depuis la mezzanine.
Suspendue au-dessus du séjour et de la cuisine, sa chambre donne sur l’autre moitié de l’espace qui consiste en un grand volume de création. Sous presque cinq mètres de plafond, un long établi en bois domine la pièce, devant une bibliothèque de matériaux qui ploie sous les revues, maquettes et outils en tout genre.
À peine Gaïa grimpe-t-elle sur l’immense escabeau que celui-ci crisse comme une bestiole contrariée, ce qui ne manque pas de la faire rire. Elle te donne ensuite ses premières instructions :
–Alors, j’ai déjà masqué les rebords avec du Scotch. Donc, il faut dégager les angles avec une brosse en tirant vers l’intérieur et après, on passera au rouleau.
Arrivée au sommet, elle utilise un manche télescopique auquel elle a fixé un pinceau.
–Au fait, ne laisse rien dépasser de la zone bâchée, s’il te plaît, t’enjoint-elle, avant de se lancer dans un de ces monologues dont elle a le secret.
Et la voilà qui parle de l’International Klein Blue, l’IKB, évidemment introuvable en peinture de décoration, car il est si spécifique qu’il serait bien trop cher. « IKB t’absorbe, tu sais, tu as l’impression que tu ne peux plus en détacher les yeux. » Apparemment, cette magie dépend de l’indice de réfraction de la couleur, pour plus ou moins de profondeur chromatique. Puis elle avoue qu’elle doit se contenter d’un outremer synthétique, un ersatz du pauvre. D’ailleurs, elle a lu quelque part que l’IKB serait une supercherie et que son inventeur, Yves Klein, aurait trouvé ce bleu dans une quincaillerie avant de le faire breveter à sonnom.
–Va savoir ce qui est vrai !
Gaia est dotée de ce talent rare qui consiste à échanger des savoirs sans prétention, dans la plus grande simplicité. Aussi, sa curiosité ne connaît pas de limites et lui offre le luxe d’une étonnante prospérité dans la solitude, un état qui semble lui être naturel et qu’elle sait embellir sans jamais s’en plaindre. Contrairement à elle, tu n’as jamais été capable de développer un semblant d’inventivité pour t’occuper. Plus jeune, tu n’ouvrais jamais la bouche avant d’y être invitée et faisais preuve d’un sens de l’initiative inexistant. Une enfant terriblement sage, en somme, si sage que tu en étais apathique. Il ne te serait pas venu à l’idée d’imaginer des histoires ou encore de te mettre à danser. Quant aux jeux vidéo, ponctués du message récurrent « Game over »… ils t’épuisaient. Certes, la lecture t’a longtemps tenu compagnie, mais sans jamais parvenir à anéantir l’Ennui, cette sensation débilitante que tu te représentes comme une longue silhouette grise et cotonneuse. Cette dernière s’assied souvent à tes côtés pour t’enserrer de ses bras extensibles jusqu’à te recouvrir entièrement. Ainsi immobilisée, tu regardes passer le temps, prise d’une suffocante angoisse d’inutilité jusqu’à ce que la lueur d’un écran ne vienne à ton secours par la ronde hypnotique de contenus imbéciles. Parfois, l’Ennui desserre son étreinte sans pour autant disparaître totalement. Alors, il te poursuit en cauchemars dans lesquels tu meurs d’ennui, étouffée par cette faucheuse de coton grisâtre contre laquelle l’unique bouclier est la présence d’une autre personne : un bouffon, qui te fait rire, parler, t’ouvrir… d’où la présence indispensable de Gaia, dont la plus grande qualité est celle de dissoudre l’Ennui.
–Qu’est-ce que tu en penses ? te lance Gaia d’enhaut.
–Je ne sais pas, je n’entends pas ce que tu dis avec la musique, mens-tu, à peine sortie de tes pensées.
Elle soupire et réitère sa question :
–Pour mon anniversaire, des projections lumineuses sur le mur bleu, ce sera cool,non ?
–Oui, j’imagine, laisses-tu échapper avec une conviction toute relative.
–C’est mon pote Dimitris qui m’a proposé d’utiliser ses visuels… Tu sais, le Chypriote ?
Tu lui réponds par l’affirmative avant qu’elle ne s’aventure dans de plus amples détails car, comme chaque année, Gaia prépare un véritable carnaval, dont elle sera le centre de l’attention… Un doux excès de narcissisme qu’elle dissimule sous des prétextes créatifs. La projection lumineuse en question animera des couleurs sur les rythmes que Dimitris balancera sur ses platines. Le tout se détachera joliment contre la surface bleutée, qui à son tour, en modifiera les tonalités « subtiles et bordéliques ». Gaia redescend de l’escabeau pour te faire part d’une idée supplémentaire : elle a préparé des loups dans l’optique d’en distribuer à chaque convive. Leur matériau réfléchissant miroitera les couleurs bombardées sur le grand mur bleu aussitôt qu’un porteur de masque passera dans le cône de projection lumineuse. Une sorte de boule à facettes déconstruite et mouvante.
–En théorie, ça devrait fonctionner… Tu en penses quoi ?
–J’en pense que j’ai hâte de voir ça ! répliques-tu en terminant de peindre le pied dumur.
Elle poursuit en te rappelant que la soirée de samedi prochain commencera par une profusion de victuailles italiennes qu’elle aura fait mijoter elle-même : quantité de tortellini en burro e salvia, une bassine fumante de parmigiana, une cocotte entière de risotto alla milanese, un saladier débordant de tiramisu et une marmite d’un cocktail au café. De telles organisations lui sont devenues habituelles à force de donner des soirées au Gaiastudiopour chaque changement de saison. À ses yeux, ils sont l’occasion de célébrer les plaisirs originels et les débordements opportuns : les solstices suggèrent grillades en extérieur et repas de Noël, tandis que les équinoxes symbolisent vos anniversaires respectifs, car vous partagez le hasard d’avoir vu le jour lors des deux équinoxes de votre année de naissance.
–Tu sais, j’aime tellement organiser des soirées que parfois, je serais tentée de les professionnaliser, avoue Gaia, l’air rêveur.
–Ce serait rentable ?
–Aucune idée… C’est pas vraiment ça qui me motive, répond-elle à la trivialité de ta question. C’est plutôt une envie de diversifier nos manières de faire la fête, tu vois ?
–Oui, je vois très bien… Comme ta petite rave païenne dans les bois ? ris-tu en lui rappelant une sortie qu’elle avait organisée trois ans plustôt.
Vous vous étiez retrouvés de nuit dans un parc du nord de la ville, à sauter autour d’un feu sous l’emprise de substances illicites et coiffés de couronnes de feuilles.
–C’est à cette soirée que tu avais rencontré Amedeo, n’est-ce pas ? demande Gaia, tandis qu’elle prépare un déjeuner rapide.
–Oui… Et que de changements depuis !
–Au fait, tu as des nouvelles de lui ? Il est toujours à Milan ?
–Toujours… Et en parlant de ça, figure-toi que ma mère n’a pas pu s’empêcher de l’inviter à dîner. Elle ne s’est pas encore remise de notre rupture.
–Merde… Elle le traite comme le fils qu’elle n’a jamais eu, en fait ?
–Exact, on dirait qu’elle le fait exprès pour m’emmerder.
–Non, je pense pas… Tu verras, elle finira par s’y faire.
–Moi aussi, j’espère… souffles-tu le cœur enflé de peine, en songeant au vide insondable qu’Amedeo a laissé en sortant de tavie.
Cela fait des mois que plus personne n’est là pour meubler ton quotidien. Et comme tu n’as plus été véritablement seule depuis ta majorité, tu prends cela comme une épreuve, un défi, rester au moins un an sans compagnon. Alors, il faut réapprendre à se connaître, savoir ce que l’on désire, ce que l’on veut, soi, pour soi, et face à soi-même. Aussi faut-il pallier tes envies libidineuses en partageant quelques heures, par-ci par-là, avec des hommes différents, en tentant de te réinventer chaque fois… D’où le retour de l’oud dans ton quotidien, une odeur puissante et piquante qu’Amedeo avait en horreur. Ton flacon n’avait pas servi depuis plus de trois ans, mais maintenant qu’il faut séduire, charmer et jouer de nouveau, il te plaît de dégager l’effluve de la curiosité. Alors tu puises en cette odeur une intensité étrangère qui te prête un courage cosmétique.
Avant de passer à la seconde couche de peinture, Gaia te montre des prototypes sur lesquels elle travaille et te demande ton avis, par politesse plus que par nécessité :
–Ils sont basés sur l’horloge que je t’ai faite, explique-t-elle en faisant coulisser un de ses modèles.
Composé de bâtonnets de bois et de chevilles en laiton, ce dernier est articulé de mouvements cinétiques.
–Je vois, c’est le même mécanisme. Et tu vas réussir à faire toute une collection commeça ?
–Je pense, oui, mais pour l’instant, je me concentre sur les lampes et on verra pour le reste, dit-elle en repliant un exemplaire de lampe de bureau. Au fait, ton horloge, elle marche toujours bien ?
–Oui, et elle me vaut plein de compliments, réponds-tu avec bienveillance, en songeant à la formidable pendule qui décore le mur de ta chambre et dont le pourtour se déplie au fil des heures.
–Tu sais, je n’en ai pas vendu beaucoup d’exemplaires… une vingtaine. Je suis un peu déçue. Mais je reçois toujours des commandes, donc c’est bon signe.
Designer à son compte, Gaia est désormais libre d’organiser son temps comme il lui plaît. En sortant de la très londonienne Central Saint Martins, une école d’art prisée, elle avait débuté sa carrière chez l’incontournable Jon Hickson. Mais près de trois ans plus tard, elle s’était détachée de cette première expérience épuisante pour débuter en free-lance, sous l’enseigne « Gaïa » : quand on est dotée d’un prénom qui fonctionne dans toutes les langues et qui évoque sensiblement la culture classique tout en suggérant la création, autant le mettre en avant. Relativement commun dans votre Lombardie d’origine, ce prénom prend un « i » simple en italien, mais Gaïa avec tréma, « c’est plus graphique ». Au cours de l’année, elle expose dans des salons et événements qui mettent en lumière le travail de jeunes designers. En parallèle, elle honore des commandes de design graphique pour des agences de pub qui paient bien, et organise de temps en temps des cours de dessin avec modèles vivants dans son atelier. Une versatilité qui te déconcerte, toi qui ne pourrais imaginer vivre sans un salaire fixe. Mais alors que Gaia s’épanouit à vue d’œil en dilettante, tu es pétrifiée dans une carrière dont les attributs te paraissent follement insipides, tant le savoir qui ne crée pas prend le goût amer de la stérilité. Aujourd’hui, tes objectifs de vie se bornent à dépasser tes collègues, plaire à ta supérieure, te faire bien voir du grand chef et séduire tes clients du moment, pour un salaire faramineux grâce auquel tu épargnes sagement. Tu appartiens donc à ceux qui suivent un chemin sans bifurcations ni virages, pragmatique et efficace. Ainsi, tu apprécies le défilement des années comme on embrasse un paysage depuis la vitre d’un train, incapable d’en interrompre la course, en connaissant d’avance le trajet et la destination, sans rebondissements, sans échecs ; en somme, une biographie qui se déroule de manière logique, propre à l’éducation qui t’a été donnée : être première de ta classe, entamer de brillantes études et lancer ta carrière dans une grande entreprise dont le prestige flatte, afin de jouir d’une sécurité conventionnelle. Alors, si la flamboyance du tempérament de Gaia t’a manifestement enrichie, il a surtout fait éclater ta propre fadeur…
Un grincement sinistre te lacère les tympans. C’est Gaia qui traîne le grand escabeau vers toi, prête à s’attaquer à la seconde couche de peinture.
–Au fait, tu ne m’avais pas dit que tu voulais acheter un appart, cette année ?
–Oui, si j’ai ma promotion, mais je ne saurai pas avant décembre, donc je croise les doigts.
–Quel stress ! Et ça va avec ta cheffe ?
–Assez, oui, on s’entend bien cette année, elle commence à me faire confiance, donc c’est bon signe.
–Et tu penses acheter dans quel quartier ?
–Dans l’Ouest, je pense, ça me ressemble un peu plus qu’ici.
–Comment ça… T’aimes pas vivre à Shoreditch, près de moi ? s’étonne Gaia tout en chargeant son pinceau de bleu électrique.
–Si, mais tu sais bien que j’ai atterri à Shoreditch surtout parce que c’est à deux pas du bureau.
–Bah, justement, si tu as plus de responsabilités, autant rester par ici,non ?
Elle n’a pas tort, mais pour l’instant, tu es consciente que vivre à Shoreditch est aussi temporaire qu’accidentel. Il s’agit d’un morceau de ville qui jouxte le quartier d’affaires originel du cœur de Londres, la fameuse City, dans laquelle sont implantés les bureaux du groupe qui t’emploie. Anciennement malfamé, ton quartier est branché et créatif, mais il te plaît sans pour autant te ressembler… car Shoreditch est tout aussi hors de prix qu’il est crasseux. Incontournable en journée, il semble pourtant que son succès l’ait rendu caduc une fois le jour tombé. En effet, le monde clandestin de la nuit s’est enfui vers le nord, en élisant domicile entre Dalston et Hackney Wick, enserrés par les canaux d’irrigation de la ville.
Alors, à ta prochaine promotion, tu abandonneras ta colocation pour enfin devenir propriétaire, et tu abandonneras Shoreditch pour l’ouest de la ville, dont les rues proprettes satisferont ton besoin de discipline. D’ici là, tu espères être de nouveau en couple, afin d’échapper aux tourments de la solitude.
La ville s’enfonce dans l’automne avec onctuosité, à mesure que la pénombre s’impose à ses citadins grisâtres… ainsi commence la saison de la courge. Criarde et biscornue, celle-ci apparaît d’un coup sur les étals des marchés et les cartes des restaurants, en soupe, en raviolis, en sauce, en casserole, partout. La seule évocation de sa texture épaisse et filandreuse te donne la nausée et te rappelle ces zucche, ces courges que ta mère cuisinait sous toutes les formes dès le mois d’octobre et que tu avais en horreur. Ce goût de farine sur la langue, de pâte sucrée qui coule dans la gorge et ce fumet de noisette, acide et gras à la fois, une combinaison gustative innommable qui a nourri ton rejet des cucurbitacées automnales. Toutes, sans exception.
Tu fixes ta coupelle avec perspicacité. Un filet de vapeur chatouille tes narines dès que ton visage se penche au-dessus de l’objet du dégoût : un potage orange. Hélas, tu n’as d’autre option que de l’avaler. Aussi hésites-tu à te lancer dans une dégustation si lente que tu ne l’aurais pas terminée quand il faudra passer au plat principal. À moins qu’il ne faille plutôt engloutir la chose rapidement, en espérant qu’elle passe le moins de temps possible en contact avec tes papilles. D’autant plus qu’il t’est évidemment impossible de te pincer les narines pour en annuler le goût. Sinon, la goutte de crème épaisse qui décore le plat aurait pu t’aider à prétexter le véganisme, mais tu anticipes déjà que l’on te servirait une nouvelle coupelle sans crème. Ou alors, tu pourrais feindre une allergie à la courge ? Trop tard, tu aurais dû le signaler quand l’hôtesse a annoncé son « fameux velouté de potimarron à la muscade et ses copeaux de parmesan ».
Les autres convives font déjà tinter leurs cuillères rondes contre la porcelaine, déglutissant de satisfaction. Quant à toi, ton visage s’échauffe, crispé par un sourire d’une fausseté insoupçonnable, tandis que tes amygdales sont déjà en feu. L’amertume s’empare de ton appareil gustatif avant même que la texture onctueuse et chaude ne touche ta langue prête à recevoir le poison. Le dos de la cuillère effleure ta lèvre inférieure, les surfaces de ton gosier sont en émoi et la bouillie orange tapisse chaque paroi, avant qu’une contraction n’engloutisse cette première cuillérée. Il en reste une quinzaine. Il faut se concentrer sur le goût de la muscade. Chaque bouchée coule au fond de ta gorge avec moelleux avant que la prochaine ne la précipite vers ton pauvre estomac. Par ailleurs, le fil des discussions t’a totalement échappé et la tablée n’est plus qu’un brouhaha confus. C’est les joues gonflées et rouges que tu dois refuser avec politesse une seconde auge de cette potée infâme, tandis que ton ventre se creuse, prêt à convulser. Tu attends encore quelques secondes, juste quelques secondes, avant de t’excuser pour trouver le chemin des toilettes de l’entrée, que tu fermes à double tour avant de te jeter à terre, agrippée à la cuvette en porcelaine. Pris de contractions, ton corps rejette avec violence cette horrible courge sous forme liquide qu’il a fallu manger. Non seulement le goût persiste, mais il te brûle à présent l’œsophage, une sensation qui ne fait qu’aggraver ta nausée. Heureusement, ta blouse est intacte, mais une de tes mèches n’a pas résisté à l’attaque de la courge. On frappe à la porte.
C’est Ludivine, l’hôtesse, qui s’inquiète de ta disparition. À peine as-tu ouvert la porte qu’elle s’engouffre dans un malentendu :
–Vous n’êtes pas enceinte, tout de même ?
Une question mal venue à laquelle tu rétorques aussitôt :
–Je suis stérile.
Interdite, Ludivine se confond en excuses et balbutie qu’elle avait culpabilisé de t’avoir servi du vin. Puis elle finit par soupirer que cela ne la regarde pas et qu’elle n’aurait pas dû demander.
C’est la première fois que Ludivine, ta cheffe, te convie à son dîner d’automne. Une invitation qui d’ordinaire, augure une montée en grade. Tu es la seule femme de ton département qui puisse prétendre à la position d’associée et rien ne doit se mettre en travers de ton chemin, surtout pas une rumeur de grossesse. Car si la promotion est donnée à James ou Alexandre, tu seras vouée à stagner pendant au moins deux ans. Or il est impensable d’enclencher la trentaine sans être passée associée chez KTM & Partners. Il s’agirait là d’un échec personnel.
À l’autre bout du fil, le récit du potage à la courge amuse beaucoupGaia.
–Mais enfin, tu ne pouvais pas simplement lui dire que t’aimes pas la courge ? De là à prétexter la stérilité, quand même, t’abuses ! râle-t-elle… ignorant qu’il ne s’agit pas d’un subterfuge, mais d’une réalité qui t’afflige.