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Espèces menacées, c'est trente nouvelles d'ambiance traversant le temps. Au fil des pages, ces textes vous transporteront dans des endroits et des situations étonnantes. Entre le crime qui côtoie l'amour, les cowboys qui se retrouvent sur scène avec les musiciens, des couples qui se font et d'autres qui se perdent, la naissance et la mort qui se partagent la vedette, le quotidien et l'extraordinaire alternent au gré des intrigues. La musique, quant à elle, n'est jamais loin !
À PROPOS DE L'AUTEUR
Fort de ses nombreux cycles de vie,
Daniel Raymond vous présente son univers dans
Espèces menacées. Il s'inspire de son environnement et de ses expériences pour créer et faire vivre des personnages qu'il vous invite à rencontrer.
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Seitenzahl: 484
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Daniel Raymond
Espèces menacées
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Daniel Raymond
ISBN : 979-10-377-8283-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
La saison était loin d’avoir commencé. La population de Messanges, petite commune des Landes, dépassait tout juste le millier d’habitants. Le village, bien que bordé par l’Atlantique et ses superbes vagues, n’avait jamais réellement affolé les guides touristiques. Pourtant d’ici quelques semaines, la barre des 10 000 résidants serait allègrement franchie. Certains l’attendaient avec impatience, d’autres le redoutaient par avance. Le tourisme, ce nouvel Eldorado local, Odette ne savait pas vraiment comment l’appréhender. Pour ou contre, dans quel camp devait-elle se ranger ? Les années qui passaient ne faisaient que raviver son questionnement. Craindre ou espérer ? Avant qu’il ne soit trop tard ou parce qu’il était déjà trop tard ?
Toujours est-il qu’en ce beau samedi de début mai 2022, Odette, vaillante octogénaire, avait sorti sa chaise longue dans ce jardinet propret qui bordait sa maison. Le printemps avait déjà fait fleurir les premières plantes à bulbes, il faudrait attendre encore un peu pour que les jasmins, lilas et chèvrefeuilles libèrent pleinement leurs parfums enivrants. Sa maison ? L’ancienne gare où elle avait passé son enfance sur les genoux de son grand-père, maître des lieux grâce à son poste de chef de gare à la Société Anonyme des Voies Ferrées des Landes. Odette essaye de se souvenir à quand remonte son premier souvenir dans cette maison qu’elle n’a jamais quittée. Elle devait avoir cinq ou six ans quand la fin de la guerre a réjoui les cœurs. Quand ses parents de retour des camps ou de la zone libre sont revenus la rechercher dans ce berceau qui avait enchanté ses premières années.
Alors que le soleil de fin d’après-midi du mois de mai commence à la réchauffer, Odette pose son ouvrage de couture et se laisse bercer par ses souvenirs qu’elle chérit. Elle se revoit, petite fille assise dans l’herbe, regardant son grand-père en grande tenue de chef de gare faire régner l’ordre à la croisée des routes ferrées et goudronnées, comme sur les quais. Les barrières qui se lèvent et s’abaissent, les voitures qui obéissent au coup de sifflet, les trains qui passent lentement lâchant leurs panaches de fumée blanche, et comme pour la saluer, délivrent de longs coups de sifflet. La vie était simple et aussi assurément rythmée et régulière que les horaires de cette ligne longue de 34 kilomètres entre Soustons et Léon, à l’ouest de Dax.
***
Odette se souvint qu’après la guerre elle comptait les jours de la semaine et attendait avec impatience l’arrivée du week-end pour quitter le triste et exigu appartement de ses parents et retourner au grand air chez son grand-père. Quand elle partait retrouver ces coups de sifflet, ces volutes de vapeur, les fleurs du jardin, les papillons et toutes ces aventures qu’elle inventait avec sa poupée qui, elle, avait le droit de rester la semaine bien heureuse dans la petite guérite de la société des chemins de fer. Les années avaient passé. Adolescente, Odette avait vu son grand-père s’inquiéter de l’avenir de cette ligne où les trains se faisaient de plus en plus rares. Quand elle eut son baccalauréat – une première dans la famille –, sa joie fut de très courte durée. Le même jour la terrible nouvelle tombait comme un implacable couperet administratif. La ligne de chemin de fer, pas assez rentable, allait bientôt être supprimée ! Adieu, bureaux, tâches, fourgons, fumées. Alors que le monde était censé s’ouvrir à Odette, à l’intérieur d’elle-même, il s’écroulait. Comme Perette et son pot au lait, Odette avait tout perdu. Incapable d’envisager un avenir sans ses fondations, elle décida de passer l’été chez son grand-père. De peur que ce fût le dernier dans cet écrin qui avait protégé son enfance, elle en profita pleinement chaque jour, ne s’éloignant de la maison et de son jardin que pour remplir le garde-manger. À cette époque, les modestes bâtisses comme celle de son grand-père n’avaient pas encore de réfrigérateur. Les trains ne passant plus que rarement pour rythmer la journée, Odette s’affaira au jardin. Fleurs à bouquet, potager, arbres fruitiers et autres gazons et futaies eurent droit à un traitement de choix. La maison du chef de gare faisait référence dans le village. Les trains ne passaient presque plus, mais les habitants comme les rares touristes passaient avec la même régularité pour visiter l’endroit et discuter avec Odette ou son grand-père Alphonse. La barrière, celle du jardin, restait ouverte comme celle de la défunte voie ferrée. Les habitués venaient échanger un saucisson contre un bouquet, un gâteau contre des tomates, un sourire contre un bon moment à l’ombre des tilleuls. La jeune et belle Odette questionnait les touristes sur l’organisation du monde au-delà de la ligne de chemin de fer. Les touristes étrangers et nostalgiques écoutaient, eux, Alphonse raconter l’histoire de cette drôle de ligne créée en 1879. Odette s’étonnait chaque jour des nouvelles anecdotes du grand-père. Depuis longtemps, elle avait pris le parti de ne plus chercher à démêler le vrai du faux, se laissant, comme les visiteurs, bercer par la faconde de son grand-père. Certains jours, à l’écouter, on aurait pu croire qu’il avait vu la ligne se construire, lui qui était né une bonne dizaine d’années après le premier voyage officiel !
***
Quand vint septembre, la bachelière Odette devait rejoindre l’université de Bayonne pour suivre des études d’infirmière. Une carrière que ses parents, sensibilisés aux massacres de la guerre, avaient choisie pour elle. La jardinière Odette tourna le dos à cette profession qu’elle n’avait jamais réellement envisagée. Alphonse, enfant de la troisième République, déçu par les sociétés privées qui géraient les trains locaux, lui avait vanté le sérieux de l’administration nationale et des « Poste Télégraphes et Téléphones », les fameuses P.T.T. qui recrutaient sur concours. Avant l’heure, il avait compris l’importance qu’allait prendre la communication dans les décennies à venir.
En ce bel après-midi de mai 2022, Odette s’ébroua sur sa chaise longue pour évacuer les souvenirs de ces années de jeunesse qui l’avaient vue quitter l’école et devenir postière quand Sheila chantait « L’école est finie » et Françoise Hardy s’apitoyait sur « Tous les garçons et les filles de son âge ». Les garçons, à l’époque, elle n’y pensait pas. Pas encore. Pourtant, Odette était, comme on disait, un beau brin de fille. Solide, mais aux attaches fines et à la taille marquée, elle n’avait pas besoin de maquiller ses yeux bleus, entourés d’une dense crinière couleur fauve, pour qu’ils vous transpercent. Elle n’avait jamais cherché à plaire ni céder aux modes fluctuantes des différentes époques. Si elle se plaisait comme elle était, les autres n’avaient qu’à s’en contenter.
Reprenant ses travaux d’aiguille que chacun dans le village savait apprécier, car elle avait sauvé plus d’une robe et bon nombre de costumes que les herbes folles avaient malmenés, Odette avait le plus grand mal à chasser cette nostalgie. Pourtant, au printemps, elle y retrouvait un réconfort renouvelé chaque année. Si avec ses aiguilles Odette rafistolait tout, elle n’avait pas réussi à rafistoler sa vie.
Au début des années 60, dans cette France glorieuse qui soignait les stigmates de la guerre, Odette fit donc son entrée dans la grande famille de l’administration avec le titre prestigieux de « Responsable du Bureau des P.T.T. de Messanges ». Presque une directrice lui avait-on laissé entendre à l’époque de sa nomination. Une quasi-directrice qui triait le courrier tôt le matin, faisait sa tournée à vélo, accueillait le public l’après-midi et devait – bien sûr – assumer le ménage le soir. Pourtant, tout cela convenait parfaitement à la jeune Odette. Avec sa titularisation, elle n’eut aucun mal à décrocher un prêt bancaire pour racheter la gare où elle habitait toujours avec son grand-père. Après avoir mis fin au transport de voyageurs, la société landaise avait interrompu définitivement le transport de marchandises en 1969.
À la veille de ses quarante ans, Odette était propriétaire d’une gare – excusez du peu – fonctionnaire, mais toujours vieille fille. Jolie femme, mais vieille fille. Pourtant, les prétendants ne manquaient pas pour faire les yeux doux à cette femme travailleuse, passionnée par les fleurs et toujours de bonne humeur. Odette était une fille du cru. Comprenez par là qu’elle était d’ici et qu’elle n’irait pas là-bas. C’est ainsi qu’elle avait été élevée, en oubliant l’idée que l’on pouvait partir, voyager, revenir, découvrir. Pourtant Odette était curieuse de l’autre et de l’ailleurs. À La Poste, elle avait trouvé le moyen de découvrir le monde ; par les timbres. Elle jubilait à chaque fois qu’une missive parvenue d’un nouveau pays lui tombait dans les mains. Elle conservait le courrier quelques jours pour examiner le timbre, se renseigner dans le dictionnaire et sur l’atlas et pour rêver à cette vie que l’auteur de la lettre menait dans ce pays inconnu. Elle-même derrière son guichet en marge des traditionnelles « Marianne » proposait toutes sortes de timbres originaux mettant en valeur les provinces françaises. Les voyages d’Odette étaient oblitérés, sans empreinte carbone.
À chaque fois qu’elle découvrait un nouveau pays, Odette en commandait le drapeau. Elle adorait ces couleurs en rayures verticales ou horizontales, ces étoiles, ces croix, ces croissants. Chaque matin, sur l’ancien mât de la gare qui avait servi à pavoiser à l’occasion de la Fête nationale et quelques autres commémorations, Odette hissait les couleurs. Suivant l’humeur, elle se projetait en Argentine, en Namibie, au Canada, s’imaginant chaque fois découvrir des langues, des cultures, des ambiances inconnues. Aux enfants du village qui s’arrêtaient devant chez elle, elle racontait les pays comme si elle y était allée ; le nom de la capitale, les personnages célèbres, la monnaie, les richesses. Un atlas à elle toute seule. Odette compta jusqu’à 138 drapeaux. Les enfants qui adoraient ces cours de géographie l’avaient surnommée O.N.U. pour Odette Nations Unies !
Entre son grand-père qui vivait ses dernières années et ses parents qu’elle voyait de moins en moins là-bas à la ville, madame la directrice de la poste – la promotion tant attendue avait fini par arriver – vivait une vie apparemment sans heurts et sans surprise. Les changements induits par la fin de l’exploitation commerciale de la voie ferrée au cours des dernières années allaient pourtant entraîner des conséquences sur la vie d’Odette et changer la donne.
***
En pensant à cette drôle d’époque marquée par la disparition définitive du bruit des trains, Odette, confortablement installée face au soleil de ce printemps de 2022, ne put s’empêcher de sourire. Le souvenir de ses quarante ans et du début d’une nouvelle vie la remuait toujours autant.
En ces temps lointains, ce furent d’abord les herbes folles qui prirent possession des rails. Des herbes devenues arbustes allant parfois jusqu’à former de vrais taillis. Puis sont venus les randonneurs. L’un après l’autre, pas après pas, ils ont repoussé cette nature aventureuse qui reprenait chaque jour du terrain sur les constructions des hommes. En ce tout début des années 70, si les huîtres souffraient d’une nouvelle épizootie, les babas cool étaient en pleine forme et arpentaient les routes. Le flower-power s’insinuait jusqu’aux campagnes les plus reculées, jusqu’à la gare de Messanges.
Odette venait d’enterrer son grand-père, à deux pas dans le cimetière communal. Tout le village était présent derrière le corbillard pour accompagner le chef de gare jusqu’à son dernier arrêt. Le père d’Odette, le propre fils d’Alphonse, n’avait pas fait le déplacement. La rupture était consommée entre les générations. Celle de la ville et celle de la campagne n’avaient plus grand-chose à se dire. Jean-Robert, le fils d’Alphonse, avait toujours tenu son père responsable de la carrière avortée d’infirmière de sa fille.
Quelques mois plus tard, la directrice principale de la Poste – les promotions se succédaient à un bon rythme en ce temps-là – avait réorganisé sa vie dans la « grande » gare désaffectée. Bien que le terme ne soit pas encore passé dans le langage courant, Odette avait aménagé le rez-de-chaussée en « maison d’hôtes ». Trois chambres dans les bureaux administratifs et locaux techniques et un espace commun là où se trouvait avant la salle d’attente. De quoi arrondir les fins de mois pendant la belle saison. De quoi surtout voir du monde et accueillir ces randonneurs qui lui racontaient le monde. Hier, comme aujourd’hui encore, la maîtresse de la maison d’hôtes ne s’était jamais éloignée à plus d’une dizaine de kilomètres de Messanges. Peut-être une fois ou deux jusqu’à Soustons ou Léon, au bout de la ligne de chemin de fer avec son grand-père, mais guère plus.
Profitant des derniers rayons du soleil qui venait la réchauffer sur son transat, Odette continuait à laisser son passé défiler devant ses yeux. Un plaisir qu’elle s’offrait chaque printemps en faisant référence à son film préféré : Forrest Gump. Elle se voyait bien en Odette Gump dans sa chaise longue suivant le chemin de sa vie, comme le chemin de la plume évoluant au gré du vent, au gré des rencontres. Elle n’aurait pas dit « non » à la boîte de chocolat non plus. Les rencontres, Odette en fit beaucoup, de jeunes couples aux cheveux longs qu’elle logeait pour quelques francs, de jeunes aventuriers qui pour certains trouvaient la maîtresse de maison vraiment très accueillante, des familles qui gouttaient à leurs premières vacances. Lorsqu’elle arrivait à cette étape de ses souvenirs, Odette préférait rentrer chez elle, comme pour les vivre dans l’intimité, en secret. Avec le temps, elle avait oublié les noms et les visages de ses visiteurs, de tous sauf d’un. Il suffisait à Odette de se verser un bol d’Ovomaltine pour que ses sens se souviennent de tout.
***
Quand elle lui avait demandé son nom, elle n’avait rien compris. Son drôle d’accent mangeait la moitié de ses mots. Comme elle n’osait pas lui demander de répéter, il fallait deviner ce qu’il racontait. Odette trouvait que cela avait un charme fou. C’était comme parler avec un étranger dans une nouvelle langue que chacun ne maîtrisait qu’à peu près, que l’on découvrait ensemble. Quand Odette le mit dans son lit, elle ne savait toujours pas s’il s’appelait Mathéo, Mathias, Matthaus ou Mathieu. Quant à savoir le nombre de « T », ou la présence d’un « H », c’était loin d’être la priorité du moment. Tout comme sa nationalité.
Le nez plongé dans son Ovomaltine à la recherche de la saveur si évocatrice du malte et de la douceur du sucre et du chocolat, Odette version 2022 regardait avec amusement Odette version 1970. Elle savourait les émois de son double, les souvenirs et les sensations de sa jeunesse. Elle souriait au souvenir de la nationalité de son cupidon : Suisse, du canton de Vaud. Elle entendait encore sa façon de prononcer tout ça. Mais ce sourire de 2022 était comme à chaque fois submergé, effacé, noyé par la solitude qui a suivi. « Matt », elle s’était arrêtée sur cette abréviation sans chercher à en savoir plus, l’avait ensorcelée. Tout chez lui l’enchantait. Comme cet « Ovomaltine » qu’il buvait à longueur de journée, dont elle n’appréciait pas la texture ni la saveur, et qui était pourtant devenu son quotidien. Sa façon de partir marcher pendant de longues heures sans dire où il allait, comme au retour de laisser traîner ses chaussures encore fumantes des kilomètres engloutis, était un trait de caractère qu’Odette jugeait aussi exceptionnel que séduisant. Quand il rentrait boueux d’une excursion de nuit dans le Courant d’Huchet, ce petit cours d’eau qui reliait Léon à la mer, elle trouvait cela délicieux. Exotique, disait-elle ! Matt aurait ramené à la gare l’une de ces surfeuses récemment arrivées sur la petite plage sauvage, qu’elle lui aurait étonnement pardonné. Quand un matin, après un été entier passé dans les bras d’Odette, il est parti pour de bon, une fois encore elle lui a donné l’absolution. Elle a dit à tout le monde qu’elle le comprenait. Ceux qui ne la voyaient pas se lamenter la nuit pendant des heures auraient même pu la croire. Après quelques mois de bonheur pour ouvrir cette décennie si engageante, Odette replongeait dans un quotidien lancinant et sans surprise. Surtout sans amour.
Au fil des ans, les randonneurs et vacanciers continuèrent d’affluer dans ce gîte si accueillant, mais plus aucun voyageur égaré ne trouva le chemin du lit d’Odette. La place de Matt dans le lit attendait son retour. Les quelques affaires qu’il avait laissées le jour de son départ avaient été lavées, pliées et rangées dans un placard dont Odette gardait précieusement la clé. Quelque temps, elle se laissa tenter plus que de raison par ces vins de sable cultivés par ses voisins viticulteurs à l’abri des vents salés, élaborés avec la douceur océane et la chaleur du sable. Certains soirs, par dérision, mais surtout par désespoir, elle allait se coucher sur les rails de la voie ferrée, rêvant qu’un hypothétique train vienne mettre fin à sa peine.
***
Au souvenir de cette période à la fois si prometteuse et si honteuse de sa vie, Odette se replongea dans son bol d’Ovomaltine au fumet guérisseur. La nostalgie, oui, la rancœur, non ! avait-elle l’habitude de dire quand les souvenirs se mettaient à émettre de mauvaises vibrations. Odette lava son bol dans l’évier – ce que Matt ne faisait jamais – et sortit dans le jardin, direction le potager. En mai, la nature n’attend pas et plonger ses mains dans la terre a toujours soigné les maux de l’âme. En repiquant ses plants de tomates d’un geste devenu automatique, Odette laissa ses synapses raviver l’arrivée de la fin du 20e siècle. Ce 20e siècle que ses parents ne virent jamais. Jean-Robert et sa femme Françoise s’éteignirent doucement la même semaine dans cet EPHAD où les pensionnaires ne savaient plus reconnaître les leurs, pas plus que les infirmiers ou le personnel. Une fois encore, Odette ne se déplaça pas, mais fit venir le monde à elle. Elle accueillit les cercueils de sa mère et de son père directement au cimetière où ils trouvèrent place aux côtés d’Alphonse. Homme prévoyant, le chef de gare avait prévu large en achetant un caveau familial de 10 places ! Si elle ne versa pas de larmes au moment de mettre ses parents en terre, Odette eut une pensée pour Alphonse qui avait prévu une large descendance pour sa famille. « Je serai la dernière à descendre », pensa-t-elle. « Il faudra que je voie avec la mairie, peut-être pourrait-on accueillir des indigents promis à la fausse commune ». Elle avait toujours été comme ça, Odette, prête à accueillir les visiteurs. On ne se refait pas !
La fin du siècle avait vu le départ de ses parents. Le début du suivant vit la disparition des rails de la ligne Léon-Soustons au fond de son jardin. Aujourd’hui encore, Odette ne sait pas ce qui l’a le plus touchée. Bien sûr, ces rails ne servaient plus à rien, mais contrairement à ses parents, ils gardaient vivant le souvenir d’Alphonse, de sa prestance, de ses coups de sifflets libérateurs, de son enfance heureuse, d’une vie révolue et porteuse d’avenir. Adieu les rails et place à une toute nouvelle voie de randonnée ouverte aux marcheurs et aux cyclistes, les nouveaux aventuriers de ce début de siècle.
La révolution sur deux roues fit une entrée triomphale à Messanges ! L’économie fut dopée, les campings se multiplièrent, de nouveaux commerces spécialisés virent le jour. Un temps, Odette pensa ouvrir une buvette ou un restaurant en complément de ses chambres d’hôtes, mais les cyclistes n’étaient pas les randonneurs, ils passaient sans s’arrêter pour découvrir l’histoire de l’ancienne ligne de chemin de fer. La rançon du progrès. Odette qui venait d’entrer avec grâce et vigueur dans la soixantaine gardait souvent un œil sur ces nouveaux aventuriers qui parfois ralentissaient devant sa gare, espérant reconnaître Matt sous les traits de tel ou tel cycliste solitaire.
En retournant son compost pour enrichir son terreau, Odette laissa sa mémoire ouvrir la case 2002. Dans sa tête, les événements se bousculaient un peu. Le vote pour Chirac, une première pour cette postière arrivée au grade de directrice hors cadre qui avait toujours voté à gauche. Mais surtout l’heure de la retraite. Une vraie fête. Finies les tournées, les contraintes d’horaires, les directives administratives. Et surtout quelle soirée organisée par les habitants de Messanges pour remercier celle qui, pendant plus de 35 ans, avait distribué bonnes et mauvaises nouvelles à tous les habitants, prenant en toutes saisons le temps de discuter, de s’informer sur la santé de l’aïeul, comme du petit dernier !
***
En ce début de 21e siècle, les cheveux d’Odette avaient fini par blanchir, ses jambes robustes s’alourdirent un peu, mais le jardinage lui conservait cette silhouette droite et robuste que tout le monde lui connaissait et lui enviait. Les années passaient comme les vélos devant la gare, à un rythme régulier, mais sans jamais ralentir. Il n’y avait plus que quelques familles d’habituées qui venaient en juillet et août profiter des chambres du gîte. Chacun y mettait du sien pour ne pas accabler la maîtresse de maison des tâches que le poids des ans rendait chaque saison un peu plus rudes.
Doucement, entre les rangs d’œillets et les premiers germes de concombres, les souvenirs d’Odette avaient rattrapé le temps présent. Si le soleil donnait encore sur la cime des arbres, il était temps de rentrer le transat et les travaux d’aiguille. La météo incertaine de mai et ces satanés Saints de glace promettaient un peu de pluie pour la nuit.
Par habitude, plus que par espoir ou envie, Odette jeta un coup d’œil à la piste cyclable baptisée « Vélodyssée » depuis quelque temps. Le regard d’Odette fut pourtant attiré par un curieux reflet sur la petite barrière de bois qui délimitait son jardin de l’itinéraire sécurisé. Un petit rectangle orange posé en équilibre sur le portillon maintenait une feuille pliée en quatre. Le cœur d’Odette manqua un temps avant de monter en régime. Elle n’avait rien vu, rien entendu, mais cette couleur, cet objet, ça, elle connaissait. Très bien, trop bien même. Plus elle s’approchait de la barrière, plus son cœur s’emballait. Sans surprise, elle reconnut la barre d’Ovomaltine qu’elle saisit d’un geste tremblant. Elle rattrapa de justesse la feuille de papier que le vent du soir s’apprêtait à emporter au gré de ses caprices, comme la plume de Forrest Gump.
Chausser ses lunettes, calmer les battements de son cœur, empêcher ses mains de trembler, s’asseoir vite ! Une seule phrase barrait la feuille d’une écriture aussi tremblante que les mains d’Odette.
Y a-t-il une chambre libre ?
Matt
Si les lunettes permettent d’améliorer la vue, elles ne peuvent rien contre les larmes qui la brouillent plus sûrement que la myopie. Quand Odette releva la tête, elle ne vit qu’une silhouette. Cela lui suffisait, cette silhouette, elle l’aurait reconnue entre mille. Même flou, Matt gardait son allure, son aura, son charme. Une main tendue pour l’aider à se relever suffit à effacer les marques des années. Les années d’attente, les années de pleurs, les années d’espoir, les années perdues. Ces années qui font une vie. Matt était revenu, comme Mathilde dans la chanson de Brel, et plus rien d’autre ne comptait.
***
Odette n’eut pas besoin de le questionner, Matt raconta. Tout. Son départ, ses regrets, ses envies, ses questionnements, ses aventures, ses randonnées. Odette écouta et pardonna. Tout. Matthias – c’était là son vrai nom – était revenu et il ne comptait pas repartir. L’aurait-il voulu, il n’en était plus capable. Les vicissitudes de la vie l’avaient rattrapé, un pancréas qui jouait à faire le jeune adolescent fringant pompait tout ce qui lui restait de forces vives.
Le printemps touchait à sa fin et l’été s’annonçait prometteur. Odette ne changea rien à ses habitudes. Attendre Matt – il était trop tard pour lui donner une nouvelle identité – ou vivre avec lui ? Quelle différence ? Son absence avait été tellement forte qu’elle pouvait rivaliser avec sa présence. Odette lui laissa sa place dans la chaise longue et redoubla d’activités dans le jardin et au potager. Les légumes, comme la vue des fleurs et la présence d’Odette, redonnèrent quelques couleurs à Matt. De quoi passer un été, comment dire ? Divin ! Avec un sourire en coin pour les habitants du village qui constataient le retour du compagnon prodigue, Odette lâchait un « je vous l’avais bien dit ! »
Les nuits comme les journées passaient sereinement, Matt raconta les contrées lointaines où il avait promené le souvenir d’Odette. Il raconta aussi ces dernières semaines où il avait tant hésité à venir déposer son fardeau au pied de sa belle. Il lui compta ces environs dans lesquels il avait erré et qu’elle n’avait jamais pris la peine de découvrir, jusqu’alors satisfaite de cette vie de souvenirs. Les lumières du bassin d’Arcachon, la majesté de la dune du Pyla, les lacs d’eau douce de l’arrière-pays, les plages à perte de vue, les golfs perdus au cœur des landes ou des forêts, le port de pêche de Cap-Breton, la vie des grandes villes, Matt offrait à Odette le plus beau des voyages. Allongée à ses côtés, elle se voyait déambulant à son bras.
Quand l’automne fit baisser la température et les rayons du soleil, la santé de Matt suivit le même chemin. Le déclin. Avant qu’il ne soit trop tard, Odette prit les choses en main. Tous ses amis qui, vingt ans plus tôt, avaient organisé la fête pour sa retraite, furent conviés pour la noce. Odette Chamouleau épousait Matthias Cossonay. Croyez-moi, on en parle encore autour des cheminées à Messanges les soirs de janvier quand le vent souffle froid et qu’il faut se réchauffer le cœur. Une fête comme ça, les Parisiens qui viennent en vacances n’en ont jamais vu. Épuisés d’avoir rattrapé le temps perdu, Odette et Matt restèrent au lit pendant trois jours. Il n’y a pas d’âge pour l’amour.
Matt quitta définitivement Messanges et tous les pays qu’il avait visités à la fin du mois de novembre. Cette fois, il partit sans quitter les bras d’Odette.
300 mètres ! C’est la distance qui sépare l’ancienne gare du cimetière. Pas un habitant du village ne manquait le jour où le cortège emmena Matt rejoindre sa nouvelle famille. À son habitude, Odette était droite et robuste, rayonnante, diront plus tard les habitants en évoquant la scène. Oubliée la vieille fille. Elle marchait seule en tête du cortège, une main posée sur le cercueil, le regard posé sur ses souvenirs. L’un après l’autre, ses amis les plus proches venaient à ses côtés échanger quelques mots. Pour chacun, comme du temps où elle déposait le courrier, elle avait un mot tendre et personnel et à chacun elle disait : « Vous savez, maintenant je n’ai plus peur de partir et de descendre dans le caveau d’Alphonse. Ils sont tous là, ils m’attendent. Matt le premier. »
Isabelle n’a pas été vraiment bien nommée. La vérité est qu’Isabelle n’est pas bien belle. Pas bien grande, ni bien grosse. Isabelle ne parle pas bien fort non plus. Et ce depuis qu’elle est née. À la maternité, la sage-femme n’a pas pu la faire crier. Pourtant, côté médical, tout allait bien, Isabelle était un beau bébé. Rien qui n’engage véritablement pour l’avenir. Du côté des fées pour Isabelle, ce devait être jour de paye, elles étaient toutes au bistrot, au lieu d’être au berceau.
Quand Isabelle a commencé à parler, il fallut prêter l’oreille. La donner même. Ses premiers « Maman », ses premiers « Papa » ne furent que des filets d’air, des devinettes, au mieux des murmures. De l’enfance à l’adolescence, son bouton volume resta désespérément coincé au minimum. L’ampli avait peut-être grillé, se disait son père musicien amateur.
Ses parents, qui avaient malgré tout appris à deviner les rares phrases qu’elle prononçait, avaient tout misé sur l’adolescence, sa tempête hormonale et cette mue qui touche pourtant majoritairement les garçons. Une fois encore, Isabelle déçut ses proches. Elle qui était plutôt bonne élève, quelle que soit la matière, récoltait des notes proches du zéro dès que l’épreuve était orale. Ses murmures passaient pour de l’ignorance, quand ce n’était pas de l’arrogance, voire du mépris.
Par coup de chance, elle obtint au baccalauréat une note lui permettant de défendre ses chances à l’oral de rattrapage. Mais personne n’aurait pu rattraper ce filet de voix et ce regard fuyant qu’elle avait adopté au fil des ans.
Isabelle avait bien essayé de se construire une personnalité au cours de l’adolescence. Le maquillage ne lui allait pas. Les vêtements n’arrivaient jamais à mettre en valeur des formes qu’elle n’avait pas. Rien ne tenait sur sa peau. Pas plus le hâle du soleil que les parfums qui s’évaporaient à peine avaient-ils touché son épiderme. Elle avait même essayé « Poison » de Dior, si fort et si marqué. Rien n’y faisait, rien n’y restait. Arrivée à l’âge adulte, Isabelle n’était pour les autres qu’un murmure des sens.
Son prénom, que pourtant beaucoup de jeunes femmes lui enviaient, lui avait aussi joué des tours. Là où les comparaisons avec les « grandes » Isabelle de l’histoire vous donnaient habituellement de la personnalité, de l’ampleur, de la prestance, ses glorieuses aînées ne furent pour elle que source de moquerie et d’humiliation. On vous laisse imaginer l’impact de la célébrité de la chanteuse à la voix de stentor Isabelle Boulay ! Ses camarades de classe ne retinrent que le mot « boulet ». Elle eut aussi droit aux moqueries liées au « léger » défaut de prononciation de la comédienne Isabelle Mergault. Notre Isabelle eut droit au joli surnom d’Isabelle Mégot ! Les études supérieures ne firent rien à l’affaire. Isabelle ayant trouvé un peu de compassion sur les bancs de l’église, elle fut rapidement rebaptisée par ses pairs « Isabelle la Catholique ». Avec à la clé les blagues sur l’inquisition et sur la découverte de l’Amérique. Au moins les étudiants avaient-ils un peu plus de culture que les lycéens…
Par période, Isabelle tenta bien d’allumer le feu de la révolte, de la rébellion, de la contre-attaque. Autant de tentatives, autant d’échecs cuisants que personne ne remarqua vraiment. Mais ces vains efforts pour forcer le destin déposaient à chaque fois au plus profond d’elle-même des couches de rancœur, d’aigreur et d’acrimonie l’enfermant toujours un peu plus dans une misanthropie évidemment solitaire. Ce qu’elle ne pouvait exprimer à l’extérieur, elle le hurlait à l’intérieur comme ce vent de décembre qui brûle dans les campagnes et que les citadins fuient comme la peste.
Les parents d’Isabelle, plutôt bohème, redoutaient que leur fille tarde à quitter le nid familial. Les soirées et les week-ends à ses côtés n’avaient rien de folichon et tout l’amour parental du monde ne pouvait empêcher de trouver de temps long en sa compagnie. Quant à tout juste 20 ans, elle trouva un poste d’archiviste assez bien payé pour qu’elle puisse avoir son propre appartement, ses parents furent à deux doigts d’ouvrir une bouteille de champagne. Ils se contentèrent de verser des larmes de crocodile le jour où leur fille unique leur annonça qu’elle quittait le nid.
***
Cela faisait deux ans qu’Isabelle était installée dans son petit deux-pièces, fonctionnel et discret. Tellement discret que les voisins n’aveint jamais entendu la voix de la locataire, encore moins sonner son téléphone. Qui donc aurait pu avoir l’idée d’avoir une conversation téléphonique avec cette jeune femme dont la voix n’atteignait que rarement la puissance d’un murmure ? Isabelle avait définitivement opté pour la communication par texto ou courriels. La syntaxe, la ponctuation, et un champ lexical fourni faisaient office de volume et de modulation.
Côté loisir, le cinéma composait l’essentiel de son menu préféré. Pour y trouver en plus un peu de chaleur en hiver et de fraîcheur en été. Mais Isabelle aimait aussi se servir de ses mains et respirer le grand air. La randonnée aurait fait l’affaire si elle ne vous obligeait à croiser du monde. En souvenir de week-ends enfantins et déjà silencieux et solitaires à la campagne, Isabelle décida de se lancer dans le jardinage.
N’ayant pas les moyens conséquents d’Isabelle Adjani (Isabelle « a jauni » pour ses camarades lycéens), elle se rabattit sans trop rechigner sur les jardins familiaux. Pour une modeste contribution mensuelle, sans avoir à défendre son dossier de vive voix devant un jury, Isabelle se retrouva un samedi matin à la tête de ses 150 mètres carrés à labourer, bêcher, biner, sarcler.
Son dos lui aurait bien arraché des cris de douleurs si elle avait pu crier. Ses mains lui auraient extorqué des gémissements si seulement elle avait pu geindre. Ses voisins de bouture et de semis avaient vite compris qu’il fallait laisser la néophyte faire ses classes. Elle ne répondrait pas aux demandes conviviales des autres membres de l’association. Les plus anciens avaient pris des paris sur la résilience de la petite nouvelle. « Elle ne passera pas le mois de décembre », disait Louis qui assurait le poste de trésorier au sein de l’association qui gérait les parcelles. « Les femmes devraient rester dans la cuisine », assurait péremptoire Jean-Jacques qui assurait aussi un poste de trésorier, mais au sein de la section de ce nouveau parti politique tellement ouvert aux femmes ! Chacun avait déjà des vues sur les 150 mètres carrés qui allaient se libérer et un copain – un vrai jardinier lui – à placer.
Isabelle, autrement plus dure au mal que ce qu’imaginaient ses compagnons de labours, ne retourna pas dans sa cuisine et franchit sans encombre l’hiver et les saints de glace. Ratissée, désherbée, ensemencée, sa parcelle ne dénaturait pas au milieu de celles des experts. La jeune femme ne ratait jamais une journée de labeur. On la voyait penchée sur la terre dans un dialogue que chacun interprétait en fonction de son imagination, mais que personne ne parvenait à percer.
Chaque jour, tôt le matin quand la météo le permettait, où à la fraîche pour évacuer les tensions du boulot, elle venait s’adresser à la terre, puis murmurer aux premières pousses, enfin faire des déclarations aux premiers fruits en formation et aux premiers pétales et corolles venus colorer son jardin. Quand d’autres n’avaient que des bourgeons, Isabelle cueillait déjà ses fleurs. Là où les concombres ressemblaient à des cornichons, Isabelle récoltait à foison. Là où les semis faisaient des siennes, les rangs d’Isabelle étaient réguliers et sans un espace perdu. Dans les conversations qui allaient bon train, on en vint rapidement à parler du mystère de la 154 (la parcelle d’Isabelle). La jalousie étant mère de bien des envies, les médisances ne tardèrent pas.
Peu adepte des échanges sociaux – comme on s’en sera douté –, Isabelle parlait en effet à ses semis, à ses fleurs, à ses melons déjà deux fois plus gros que ceux des voisins. Mais Isabelle murmurait à sa flore chérie, comme elle murmurait à la vie. De façon discrète et indicible.
— Ça ne peut pas durer, annonça Karl, l’informaticien à la retraite de la parcelle 98 qui tenait jusque-là le record du plus gros melon.
Il sentait bien que son titre était en passe de lui être retiré.
— Je veux savoir ce qu’elle dit aux plantes. Il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas faire aussi bien qu’elle. Vous allez voir ce que vous allez voir. Je vais mettre des micros dans ses courgettes. On en aura le cœur net.
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Si elle avait eu des amis, Isabelle aurait mis la petite épicerie du coin au chômage. Jour après jour elle ramenait chez elle de quoi nourrir un régiment. Discrètement, sans un mot bien sûr, elle déposa dans un cageot installé au pied des escaliers ce dont elle n’avait pas besoin. Pas besoin de grandes déclarations ni d’affichettes. Dès le deuxième jour, les locataires avaient pris l’habitude de se servir. Non contents d’être beaux, gros et à profusion, les légumes d’Isabelle étaient délicieux. Les cucurbitacées avaient la chair ferme et goûteuse, les pois et les radis offraient un croquant disparu des rayons des supermarchés, quant aux épinards, même les enfants les plus récalcitrants en auraient mangé. Et certains jours il y avait des fleurs dont les couleurs vives et franches égayaient la grisaille de la cage d’escalier.
Pendant ce temps-là, le locataire de la parcelle 98, oubliant ses obligations de jardinier, travaillait dans sa cave pour confectionner de minuscules microphones afin d’enregistrer les murmures d’Isabelle. Il lui fallut du temps et de l’ingéniosité pour résoudre ce délicat challenge. Mais quand on a le titre du plus gros melon à défendre, on trouve la motivation. Et enfin la solution.
Karl déposa ses petits bijoux – des engins miniaturisés, à peine gros comme une coccinelle – sur les tuteurs du jardin d’Isabelle. Les engins étaient ingénieux, mais rudimentaires. Il faudrait attendre que la jardinière, « Isabelle au Près » comme l’avaient surnommée les retraités en souvenir moqueur de la chanteuse Isabelle Aubret, vainqueur de l’Eurovision en 1962, murmure au plus près des micros.
Il fallut attendre une semaine pour enfin récolter le fruit de ce dur travail. On allait enfin savoir. On allait connaître le secret de la petite nouvelle. On allait pouvoir se battre à égalité. Finis les passe-droits et les trucs de sorcières. Place aux vieux. Merde. Quoi !
Mobilisés, unis dans la défaite, les jardiniers bafoués attendaient le verdict de la science pour venger leur honneur.
Dans la salle mise à la disposition de l’association par la mairie, Karl avait installé tout le matériel qui jusque-là occupait sa cave. Des amplificateurs, des ordinateurs, des égaliseurs, des convertisseurs, des cartes mères, sans oublier les onduleurs et les serveurs avec un bon paquet de logiciels pour faire tourner l’ensemble. Il fallait bien ça pour décrypter les murmures d’Isabelle qui depuis son premier cri – souffle plutôt – n’avaient jamais connu tant d’attention.
L’oreille tendue, les jardiniers attendaient inquiets, mais impatients que Karl lance l’enregistrement. L’annonce de l’élection de François Mitterrand le 10 mai 1981 sur leur poste de télévision n’avait pas été moins attendue.
Les haut-parleurs crachotèrent, Karl tourna quelques boutons, l’assemblée oublia de respirer et d’un coup, le son emplit la pièce, comme la parole du pape place Saint-Pierre un lundi de Pâques.
— Tu vas pousser charogne sinon je t’écrase à coup de talon. Et toi la carotte, fais ton boulot et pousse bien droit dans le sol sinon c’est un coup de bêche et tu finiras dans les égouts avec les rats. Oh toi le concombre tu prends du poids ou je t’enferme dans un bocal comme un vulgaire cornichon, la honte sur toi pour quatre générations…
On passera les gros mots les plus vulgaires enregistrés par les coccinelles électroniques, certains jardiniers étant venus avec leurs petits-enfants. Si certaines femmes se signèrent, les hommes se mirent au goût du jour en lâchant des jurons interdits depuis longtemps par leur moitié.
C’était donc ça le secret de la pimprenelle. Quand on croyait qu’elle chouchoutait ses plantes en leur murmurant des mots doux aux fanes et aux pétales pour les flatter et favoriser leur croissance, elle les IN-SUL-TAIT.
Le président de l’association des jardins familiaux décida qu’il était temps de faire valoir son titre. Ce n’était pas tous les jours que la civilisation était en danger. Il fallait intervenir.
— Mesdames, messieurs, la situation est grave. Je vous propose immédiatement de procéder à une assemblée générale extraordinaire afin de modifier nos statuts. Les têtes approuvèrent d’un hochement que n’auraient pas renié les milliers de peluches de chiens posées sur les plages-arrières des voitures.
— À compter d’aujourd’hui, il sera interdit de menacer les plantes sur les parcelles. Article 1 du nouveau règlement : interdiction de murmurer.
Les voitures venaient de passer sur un nid de poule et les chiens dodelinèrent de la tête.
Pendant ce temps-là sur la parcelle 154, Isabelle – n’ayant évidemment pas été invitée à la petite « audition » – était la seule à travailler au jardin. Inlassablement armée de ses râteaux, sarcleuses et autres griffes, elle maltraitait la terre et la flore. Ses injonctions murmurées à ses souffre-douleurs étaient trop fines pour être emportées par le vent. Elles pénétraient directement par les tiges, les feuilles et les fleurs jusqu’au plus profond des racines qui se démenaient tant bien que mal pour tirer le meilleur de la terre.
— Travaillez, bande de feignasses, et que je ne vous entende pas vous plaindre, sinon vous aurez de mes nouvelles, murmura-t-elle avec force et conviction.
Des trucs chiants, elle en avait fait. Plus souvent qu’à son tour. Des trucs qu’on ne souhaite à personne. Déplaisants, dégradants parfois, chronophages, durs, peu gratifiants, pas faits pour elle ni pour personne à vrai dire… Mais là, c’était le pompon ! Nul ! Une heure de transport en commun pour y arriver, deux jours entiers de perdus – sans salaire bien sûr – dans une promiscuité qu’elle supportait de plus en plus mal, qui en plus coûtait une blinde. Et tout ça pour quoi ? Pour récupérer quatre malheureux points sur son permis de conduire. 48 heures et 200 euros pour quatre points ! Elle avait déjà fait de meilleures affaires. Elle avait tourné le problème dans tous les sens, il n’y avait pas d’autres solutions. Ce coup-ci l’administration gagnait sur tous les tableaux. Pourtant, gruger l’administration, la fiscaliste s’y connaissait. Les niches, les exonérations, les défiscalisations, les paradis et autres planques c’était son quotidien, sa spécialité, son fonds de commerce.
Aujourd’hui, il ne lui restait plus que deux points sur son petit triptyque rose. La limite fatidique. Autant Charlotte savait compter quand il s’agissait des millions de ses clients ou des pourcentages des prélèvements fiscaux, autant gérer ces douze points qui tombaient de son permis comme des feuilles à l’automne, relevait de l’impossible. Il faut dire qu’elle avait tenté le diable en s’achetant cette « Range Rover Evoque » hybride qui se retrouvait en un rien de temps et sans un bruit au-dessus des 100 kilomètre-heure. Et puis il y avait ses deux garçons, Adrien et Enzo, des jumeaux de tout juste 18 ans. En bonne mère elle s’était sacrifiée en prenant à son compte leurs premières infractions au Code de la route pour leur éviter de perdre leurs permis tout neufs. À peine le temps de se retourner et dix points s’étaient envolés. Résultat des courses, elle se voyait contrainte de sacrifier deux jours de sa vie pour avoir le droit de rouler ! D’accord c’était sa boîte qui payait les 200 euros du stage, mais quand même.
En sortant du métro parisien à la station Père-Lachaise, Charlotte se maudit de ne pas s’être occupée de la réservation de son stage. La secrétaire de son cabinet fiscal avait évidemment cherché le moins cher possible sans s’occuper de savoir si c’était près de chez elle et voilà qu’elle se retrouvait face à un cimetière dans un quartier qu’elle connaissait mal. La journée avait mal commencé, ça ne s’arrangeait pas. Charlotte avait beau se donner des allures de femme libre, n’ayant peur de rien, l’agitation quasi tribale du boulevard de Ménilmontant la mettait mal à l’aise. Il faut dire qu’en ce lundi de début juin, le quartier qui vibrait de toutes ses composantes ethniques et culturelles avait de quoi déstabiliser une bobo fiscaliste. Concentrée sur le GPS de son téléphone pour ne pas être confrontée trop directement aux pulsions du boulevard, la piétonne en mal de points avança rapidement jusqu’à la rue du Chemin Vert, plus civilisée pensait-elle. 300 mètres et elle serait arrivée à bon port.
Des rideaux de fer tagués, des boutiques aux noms aussi inconnus qu’incompréhensibles où elle n’irait même pas par hasard, des grills, des restaurants ou des hôtels où sa carte bleue ne chaufferait jamais, d’autres bazars, d’autres boutiques d’alimentation, d’autres bars qui montraient qu’on étanchait facilement sa soif dans le quartier… Autant de commerces dont Charlotte se demandait s’ils avaient fermé depuis la veille. À chaque pas la vie pulsait contrairement à son quartier si tranquille de l’autre côté de Paris dans les méandres des voies privées du Vésinet. Peu habituée à ces odeurs fortes, sensuelles et animales que produit la rue, elle conserva son pas artificiellement dynamique qui la fit traverser cet espace hostile en moins de deux minutes. Sur sa droite, la Cité Joly qui abritait le « Centre de rééducation automobile » lui apparut comme une oasis. Avec des bâtiments haussmanniens rassurants, des trottoirs libres d’échoppes, un alignement civilisé d’arbres, des véhicules stationnés sur une voie pavée selon des règles qu’elle connaissait, des poubelles presque bien rangées, Charlotte, se sentant presque chez elle, retrouva sa respiration.
Se frayant un passage au milieu des deux-roues agglutinés sur le trottoir comme des moules sur leur rocher, Charlotte, pénétra dans le bar « Le Moderne » qui marquait l’angle entre la rue du Chemin Vert et la Cité Joly. Un verre d’eau et un café plus tard, elle avait repris ses esprits et affichait de nouveau cette posture de femme d’affaires, en total contrôle, dominatrice et sans faille. Son masque, sa panoplie, elle ne les quittait pour ainsi dire jamais. Depuis sa petite enfance, elle avait été élevée comme ça. Ambiance reine d’Angleterre, never explain, never complain (ne jamais expliquer, ne jamais se plaindre). École, collège, lycée, grande école, elle avait toujours fait face, refusant d’afficher de quelconques faiblesses pourtant bien réelles et naturelles, ne se laissant jamais submerger par les émotions, ni même les envies. Sa vie c’était comme la voie professionnelle qu’elle avait choisie, une affaire de chiffres qui ne prêtaient pas le flanc à des approximations ou des interprétations. Son mari, Édouard, elle l’avait également évalué, plus qu’aimé. Pour ses enfants, la nature avait bien fait les choses, des jumeaux, c’est plus rapide, mieux calculé. Dire que dans cet environnement Charlotte perdait pied serait sans doute exagéré. Simplement elle ne maîtrisait plus totalement l’équation de sa vie. Trop d’inconnues, trop de paramètres, trop de sens mobilisés d’un coup qui lui faisait quitter les lignes de la comptabilité pour celles d’une animalité inconnue.
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Le café et le verre d’eau lui avaient permis de réajuster sa cape d’invincibilité. Charlotte pénétra dans le centre comme elle l’aurait fait chez un client menacé de redressement fiscal ; en sauveuse sûre de son savoir et de son pouvoir. La claque n’en fut que plus violente.
La voiture et les stages de récupération de points du permis de conduire ont en commun d’être le dernier bastion de la mixité sociale. Que vous soyez prolétaire, rentier, syndicaliste, ou banquier, quand les points se font rares, ces stages sont un passage obligé. Tout le monde s’y retrouve. Grâce à Dieu on n’a pas encore inventé des stages par classe sociale. Qu’il s’agisse de passer son permis ou de tenter de le sauver, nous sommes tous placés à la même enseigne. Une situation que Charlotte n’avait aucunement anticipée.
Mal climatisés et peu insonorisés, les locaux qui manquaient aussi cruellement de ventilation étaient bas de plafond. La vingtaine de stagiaires venus tous avec la même dose de mauvaise humeur stagnait dans le hall d’entrée tandis qu’une secrétaire d’accueil tentait de pointer les personnes présentes. S’il y avait eu un permis pour la bienséance et le respect de son voisin, beaucoup de points se seraient envolés. Après plusieurs pieds écrasés sans la moindre excuse, quelques coups de coude savamment distribués, chacun finit par trouver sa place dans la salle de réunion, pompeusement baptisée : Grand Amphi. Charlotte s’était laissé porter par la vague et se retrouva assise au fond dans un coin. De là elle voyait l’ensemble du groupe ce qui lui convenait très bien. Sa seule crainte était qu’on lui propose de prendre la dernière place laissée libre au premier rang.
Son inquiétude ne dura pas longtemps, une femme venait d’entrer par la porte située derrière elle. La bousculant et titubant légèrement, elle se laissa choir de tout son poids sur la chaise du premier rang qui émit des grincements annonciateurs d’une fin assez proche. Instinctivement ses voisins s’étaient écartés. « Ils ont bien fait », pensa Charlotte qui avait attrapé les effluves alcoolisés de la stagiaire quand elle l’avait frôlée, « celle-là, on sait pourquoi elle a perdu ses points ». Les voisins du premier rang devaient penser la même chose en maintenant un écart diplomatique pour les plus audacieux, en se levant pour chercher d’autres places pour les moins aventuriers. L’alcool à neuf heures du matin fait rarement l’unanimité, même parmi un public en mal de points sur son permis de conduire. Personne ne vint en aide à la jeune femme quand les deux animateurs du stage vinrent l’expulser manu militari. Visiblement la conductrice stagiaire au permis allégé n’en était pas à son coup d’essai. L’incident eut le mérite de briser la glace et de rentrer dans le vif du sujet : la sécurité au volant.
Durant la première heure, les deux animateurs, un psychologue et un enseignant d’auto-école, récitèrent leurs laïus sur les dangers de la route et la nécessité du stage. Si Charlotte afficha une mine attentive, hochant la tête quand cela semblait utile, elle n’écouta pas un mot du sermon. De toute façon c’était bien écrit sur la brochure qu’on lui avait remise à l’accueil, il n’y aurait pas de note à la fin du stage, seule la présence était obligatoire. D’ailleurs elle remarqua que l’un de ses voisins avait déjà piqué du nez et faisait preuve de sacrées dispositions pour dormir bien droit sur sa chaise. Avec un sourire, son regard fit le tour de la salle et posa un regard analytique sur les participants.
« Soyons honnêtes, nous sommes tous des délinquants, se dit Charlotte. Nous avons été pris en flagrant délit et aujourd’hui c’est un rappel à la loi. La dernière chance avant la sanction. Comme des mineurs à qui les gendarmes font la leçon avant de les remettre à leurs parents. A-TTEN-TION, la prochaine fois c’est la prison ! »
Rien que de penser à la prison, Charlotte en frissonna. L’enfermement, la claustrophobie, c’était l’une de ses phobies contre laquelle elle avait le plus de mal à lutter. Cette salle aux couleurs ternes et usées y ressemblait déjà étrangement. De prison, elle passa à prisonnier. Son imagination partit en roue libre, attribuant à chacun des stagiaires un grave délit pour lequel ils allaient être jugés. Après tout s’ils étaient ici c’est bien qu’enfreindre la loi ne leur posait pas de problème ? Suivant d’un regard toujours aussi absent les intervenants, elle se mit à poser un verdict de culpabilité sur la tête de chacun. Celui-là doit piquer dans la caisse de son patron, celui-ci est comme la fille qui s’est fait sortir ce matin il doit conduire alcoolisé, l’autre qui dort à côté de moi du sommeil du juste doit avoir l’habitude d’enfreindre la loi pour être si serein c’est assurément un récidiviste, les fayots du premier rang qui tentent de se faire bien voir doivent en avoir des choses à cacher, à gauche là-bas de vraies têtes de pervers et de satyres, la jeune femme très chic au deuxième rang doit placer des assurances-vie foireuses à des vieillards lubriques. En dix minutes, aux yeux de Charlotte, l’assemblée de stagiaires s’était transformée en une bande de spécialistes du crime organisé sous toutes ses formes. Tiens le gars qui se gratte le cou et qui regarde tout le temps autour de lui, un dealer à coup sûr, conclut Charlotte. Mais que fait la police ?
— Madame !
Charlotte fut sortie de sa rêverie par les interpellations insistantes de l’un des animateurs.
— Madame, c’est votre tour. Dites-nous quelles infractions vous ont valu vos retraits de points.
Surprise et bredouillante, elle parla de vitesse, de ses enfants, de malchance. Il fallait qu’elle se reprenne, ce n’était pas son genre de se laisser prendre ainsi au dépourvu. Charlotte fit un effort pour écouter les dérapages de ses collègues du jour. Elle n’aurait pas dû ! Les aveux de ces délinquants confirmèrent toutes ses hypothèses. Le sentiment de malaise qui l’avait saisi à son arrivée refit surface. Mais dans quel traquenard était-elle tombée ? Insidieusement à force de juger tout le monde, une question faisait son chemin dans son cerveau. Comment les autres la voyaient-ils ? De quels travers inavouables l’avaient-ils affublée ? Son chemisier chamarré de marque, sa jupe fourreau aux reflets trop voyants, ses bijoux sans doute un peu trop clinquants et ses talons renvoyaient une image qu’elle ne maîtrisait plus dans cet environnement inhabituel.
Imaginant le regard des autres posé sur elle avec la même acuité que celle qu’elle-même portait à ses semblables, Charlotte fut prise de bouffées de chaleur. « Non, pas la ménopause, ne put-elle s’empêcher de penser. Mon médecin a été formel, je suis tranquille de ce côté-là pour encore quelques années. Mes hormones tournent à plein régime. » Charlotte savait bien que, sans même parler de ces rééquilibrages hormonaux, la quarantaine réservait de mauvaises surprises ; le sentiment de faire du surplace, de se sentir inutile, de penser au temps qu’il reste plus qu’au temps écoulé.
« Ça ne va vraiment pas ce matin, se dit-elle. Reprends-toi ma fille, ne te laisse pas déborder par tes sentiments. »
On l’a tous dit, on a tous eu du mal à le faire. Charlotte comme les autres. Dans ces cas-là, il faut se recentrer, s’appuyer sur ses points forts, laisser ses faiblesses de côté et se projeter vers l’avenir. Même si celui-ci n’est pas à plus de cinq minutes. Ce sera toujours ça de pris !
Raide comme un piquet sur sa chaise du fond de la classe, elle se lança dans une étude comptable de la situation. L’actif, le passif, le bilan, le compte d’exploitation, en qui investir, les capacités d’autofinancement (comprendre qui sont les fauchés), etc. On aurait pu entendre les rouages du cerveau de Charlotte reprendre son rythme habituel. Il n’en fallut pas beaucoup plus pour qu’elle se sente d’un coup beaucoup mieux. Elle était à la manœuvre, chacun rentrait dans sa case et la vie pouvait reprendre son cours. C’était sans compter avec les patrons du jour, les deux animateurs du stage, rompus aux pertes d’attention de leur public hétéroclite.
D’un stage à l’autre, beaucoup de choses variaient. En revanche, quelques constantes restaient immuables. La capacité de concentration de l’assistance en faisait partie. Même les plus déterminés, les plus volontaires au bout de deux heures s’envolaient par la pensée vers d’autres cieux. Suivant les jours suivant les individus, c’était le sommeil et ses rêves bienfaiteurs, le téléphone portable et ses messages urgentissimes, la voisine qui méritait vraiment le coup d’œil, ce drôle de gars qu’on est sûr d’avoir déjà vu quelque part, ou le simple ras-le-bol de perdre encore une journée pour rien. Sans même parler des fantasmes de chacun qui trouvaient curieusement l’occasion de renaître dans ce curieux environnement. Passé deux heures de présence, il fallait secouer ce petit monde. Là encore la technique était rodée, après le poids des mots, le choc des photos. L’écran situé derrière les animateurs se colora d’un rouge sanguin et d’un jaune enflammé. Les pires vicissitudes de la route étaient là en gros plans, exposées sous des angles sans concession parfaitement explicites sur les conséquences de l’inconséquence humaine au volant. L’électrochoc fut brutal dans la salle. Le bruit des chaises couvrit les raclements de gorges pourtant sonores, alors que deux stagiaires décidèrent que le moment était opportun pour découvrir la qualité des sanitaires. L’objectif était atteint et l’attention de chacun récupérée.
On entrait dans l’un des moments de vérité du stage. La parole était donnée aux contrevenants qui devaient exprimer leur ressenti et leur (éventuelle) culpabilité face à ces massacres et autres tôles froissées. Charlotte, une main devant la bouche pour retenir un haut-le-cœur après la projection de la dernière diapositive, apprécia le savoir-faire des animateurs et se livra à une écoute analytique des commentaires de chacun. Placée au fond de la salle, elle eut tout le temps de préparer une réponse aussi anodine que faux cul, pour prendre sans donner. Une vraie comptable !
Équilibrer les colonnes, telle était la première étape de son analyse. En fonction des réactions de chacun, elle continua l’analyse psychologique de ses compagnons d’infortune. Le dealer afficha une hyper sensibilité à la vue du sang, la croqueuse d’héritage se montra d’un sang-froid remarquable face à la mort, les pédophiles présumés se délectèrent des gros plans sanguinolents et ainsi de suite. Le cerveau de Charlotte fonctionnait comme un ordinateur, pas besoin de prendre des notes, chaque information trouvait sa place et n’en bougeait plus. Ce jour-là, une façon comme une autre de dépasser le temps et de ne pas se laisser submerger par les pensées négatives qui ne la lâchaient pas depuis le matin.
Midi et par conséquent l’heure de la pause approchaient, les stagiaires s’agitaient sur leurs chaises et les discussions en aparté montaient en volume. Comme à l’école, une sonnerie libéra les troupes alors même que le psychologue poursuivait une règle de trois expliquant le faible gain de temps et l’augmentation des risques statistiques en fonction de l’augmentation de la vitesse. Charlotte qui était repartie dans ses pensées morbides fut la dernière à retrouver l’air libre dans la Cité Joly qui, sous le soleil, portait bien son nom.
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