Esprit libre, es-tu là ? - Laurent Desplancques - E-Book

Esprit libre, es-tu là ? E-Book

Laurent Desplancques

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Beschreibung

"Esprit libre, es-tu là ?" retrace le parcours d’un jeune garçon qui, en 1986, rencontre une figure énigmatique qu’il appelle Dionysos, incarnation moderne des idéaux de Nietzsche. À travers leurs échanges, le narrateur se confronte aux idées philosophiques radicales de Dionysos sur la liberté, la morale et l’existence humaine. Dionysos, personnage inspiré par la pensée nietzschéenne, lui dévoile une vision du monde libérée des conventions sociales, affirmant que l’homme ne doit pas se soumettre à des vérités figées. Au fur et à mesure de leur rencontre, l’énonciateur, entre curiosité et rébellion, explore son propre rapport à la vie et à la mort, et commence à remettre en question ses croyances et son avenir. L’ouvrage s’enrichit d’une réflexion profonde sur l’identité et la quête de soi, marquée par l’absorption des enseignements de Dionysos.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Philosophe autodidacte et lecteur fervent de Friedrich Nietzsche, Laurent Desplancques enseigne depuis près de trente ans. Son désir de transmettre sa connaissance de la philosophie trouve son expression dans cet ouvrage, qui oscille entre essai philosophique et autobiographie.


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Seitenzahl: 269

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Laurent Desplancques

Esprit libre, es-tu là ?

© Lys Bleu Éditions – Laurent Desplancques

ISBN : 979-10-422-6733-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Pierre, Ninon et Élisa.

Devenez ce que vous êtes…

Un grand merci à Justine Duval (illustratrice/graphiste, diplômée de l’école Estienne de Paris) pour la qualité de sa réflexion, sa créativité et pour la plus belle des chimères nietzschéennes jamais dessinées.

Avant-propos

Janvier 1889 – Turin

Dans la radieuse cité piémontaise, sur une voie pavée cahoteuse, un cocher maltraite son cheval en le frappant sauvagement. Alors qu’il traverse une période de frénésie créatrice, le philosophe allemand Friedrich Nietzsche croise son chemin, tente de s’interposer et tombe au pied de l’animal. C’est à cet instant précis qu’il entre dans l’ultime phase de sa vie : sa déchéance psychique.

Dès lors, l’esprit de Nietzsche a-t-il brutalement quitté le corps meurtri mais si précieux du philosophe vitaliste ? Cette décorporation n’a laissé à Nietzsche que des poussières de génie et de volonté, essentielles à ses fonctions vitales ; seuls quelques échos philosophiques amèneront le philosophe à des étincelles de pensée et à des fulgurances rares qu’il signera « le Crucifié » ou encore « Dionysos »… Mais où est passé l’esprit de Nietzsche ? Un esprit d’une telle puissance a-t-il pu simplement s’évaporer dans le ciel des idées ?

Samedi 28 juin 1986

J’ai rencontré Dionysos

La rage aux yeux, les mâchoires serrées, je file à toute allure sur le vélo de course que j’ai eu il y a trois ans pour mon entrée au collège, sans aucune prudence, les mains crispées sur la guidoline de cuir, jusqu’à ressentir une douleur dans les doigts. J’ai mal au ventre et au cœur. Je suis en colère. Je reste assez lucide pour ne pas tomber mais c’est tout. La douleur m’envahit. Je n’ai pas envie de suivre mes chemins habituels ou plutôt, je n’ai pas envie de réfléchir. Assez loin après la sortie du village, au lieu de prendre ce virage à droite que je connais par cœur, instinctivement, je fonce tout droit vers un sentier de terre, de cailloux et d’herbes entre deux champs de blé vert clair, qui mène à la forêt, surnommée le « P’tit bois » par mes potes et moi et qui borde mon village. Nous ne pénétrons jamais dans le bois par ce côté. Pourquoi ? D’abord parce qu’il existe un accès depuis le lotissement où j’habite, de l’autre côté de la forêt.

Et puis aussi parce que les gens disent que c’est sans issue et qu’au bout de ce chemin, un portail et un grillage interdisent le passage et délimitent la zone commerciale qui est sous vidéosurveillance. C’est fou comme on a tendance à se laisser influencer par ce que racontent les gens, à entrer dans le rang facilement comme un mouton dans son troupeau : sans qu’aucun panneau d’interdiction n’empêche d’emprunter une voie, les interdits se trouvent déjà dans nos têtes. Je me demande comment on est arrivé à gober autant de conneries, un peu comme avec les superstitions. Il y a encore des gens qui s’imaginent tout un tas de malheurs s’ils passent sous une échelle, un vendredi treize en croisant un chat noir. Quels cons !

Bon, on n’est plus au Moyen Âge quand même ! Et la tuile qui tombe du toit, et le verre cassé. N’importe quoi ! Si tu casses un verre, tu risques surtout de te couper en ramassant les morceaux. Quant à la malchance de se prendre une tuile sur la tête, elle est inversement proportionnelle à la taille du cerveau des imbéciles qui y croient ! Que les gens – des gens – imaginent encore que ces âneries puissent avoir un fond de vérité en mille neuf cent quatre-vingt-six, c’est désespérant. En effet, ce type de frayeurs est plus ou moins efficace selon les personnes. Pour ma part, j’ai besoin d’avoir peur pour me sentir vivant, de dépasser les bornes, de repousser les limites, d’enfreindre les règles, alors leurs histoires à dormir debout auraient plutôt l’effet inverse : elles excitent ma curiosité.

Ceci dit, moi qui ai tendance à me croire à l’abri de ce genre de pensées stupides, il m’arrive d’imaginer qu’un événement va mieux se dérouler si le bout de mon pied reste bien à l’intérieur des carreaux lorsque je marche sur un sol carrelé. Enfin, ça m’arrive parfois, pas toujours. Je ne sais pas pourquoi je pense à ça maintenant parce que franchement, il y a des choses beaucoup plus graves. Pourtant, j’ai déjà remarqué que, dans des moments où nous sommes censés réfléchir sur un sujet particulier, notre esprit nous emmène sur d’autres chemins, sans se préoccuper de notre volonté, comme si quelque chose décidait à notre place. La pensée semble s’égarer sans raison. Visiblement, les pensées viennent quand elles veulent et pas quand on veut. Nous ne sommes décidément pas maîtres de grand-chose. Ou bien au contraire, il y a en nous – où ça ? Alors là ? – des centres de commandement de nos émotions, de nos douleurs, de nos réflexions et, sans qu’on s’en aperçoive, tout est sous emprise. Sous l’emprise de qui ? De quoi ? D’un côté, cette idée m’effraie, car elle signifie que ce n’est pas moi qui décide de ce que je fais, mais d’un autre côté, elle a un aspect rassurant. En effet, si on me confie les manettes d’un avion de ligne, est-ce que je suis certain de savoir piloter ? Serais-je capable tout seul, avec ma seule raison, sans instinct, de me diriger moi-même dans la bonne direction ? Ne tentons pas le diable. Et puis, s’il faut prendre une décision ultra rapide, je préfère laisser faire mon intuition. Mon cerveau est loin des performances de Carl Lewis. Quand il court, pas quand il chante.

Bref, l’événement tragique qui devrait remplir toutes mes réflexions et qui m’a poussé à enfourcher ma bicyclette comme un dingue, c’est qu’un de mes copains vient de mourir, renversé par une voiture alors qu’il jouait avec un autre garçon du village au bord de la route qui descend vers Reims. Quand la nouvelle m’est arrivée, ça a été un choc terrible. Ce n’était pourtant pas mon meilleur pote, loin de là. Enfin, si je veux vraiment être honnête, j’ai mis quelques heures à me rendre compte du drame de sa disparition, et surtout que c’était définitif. Je n’en ai pas parlé aux autres mais, pour ma part, d’abord, je n’ai rien ressenti du tout, comme si mon cerveau avait refusé d’entendre parler de sa mort. C’est seulement en fin de matinée que l’émotion m’a submergé. J’ai le sentiment, peut-être pour la première fois de ma vie, du moins de manière aussi nette, que la mort s’est rapprochée de moi. Bien sûr que ce n’est pas moi qui suis mort. Mais entre la mort en général et le décès d’une personne presque identique par son âge et le lieu où elle vit, je pense avoir enfin ressenti ce que mourir signifie. C’est horrible de me dire que ça aurait pu être moi ou n’importe lequel de mes amis : Cédric, Mickaël, Philippe ou Caroline. Là encore, pour dire la vérité (oui, ça m’arrive !) cette pensée ne m’est venue que plus tard.

Une chose est sûre :on ne peut pas se dire que la mort n’arrive qu’aux autres quand elle touche quelqu’un d’aussi proche mais, malgré ça, il est impossible d’imaginer sa propre mort. « Je suis mort » est une phrase impossible dans la réalité. Face à des événements moins tragiques, je réagis – comme tout le monde, j’imagine – par des émotions plus ou moins fortes de stress, de peur ou de tristesse. Dans ce cas précis, dans un premier temps, rien. Comme si mon cerveau avait fermé la vanne des émotions, pour éviter de me retrouver submergé, englouti sous des flots de sensations, noyé dans un océan de sentiments. Je dis ça, mais je n’y connais rien. Pure impression. Notre cerveau doit avoir une sorte de système d’alarme ou de protection qui l’empêche de produire une image de nous morts. Des neurones coupe-feu qui se ferment automatiquement et qui stoppent la propagation d’images épouvantables et d’ondes néfastes qui pourraient nous blesser ou pire encore. Extinction des feux !

Pour autant, c’est très douloureux de penser aux parents qui ne verront plus jamais leur fils. J’espère que les portes coupe-feu de leurs cerveaux étaient opérationnelles sinon le choc est monstrueux. Qui peut se remettre d’une épreuve pareille ? Je sais que ma maman a perdu un bébé lors d’une fausse-couche mais ce n’était pas un enfant, juste un fœtus. Quand elle m’a raconté cette épreuve, il y avait déjà de la douleur dans ses mots même si elle essayait de le masquer. Je ne peux imaginer la souffrance des parents de notre camarade. Se dire que, probablement, ils ne lui ont même pas dit au revoir et que, connaissant le garçon, ils se sont peut-être quittés sur une engueulade. Il est vrai qu’il n’était pas facile ce gamin. Il était un peu plus jeune que moi et nous n’étions pas les meilleurs amis du monde, c’est certain, car il était parfois incontrôlable. Je fais confiance aux hypocrites et à Monsieur le Curé pour lui dégoter des qualités maintenant qu’il n’est plus là. Quand je pense qu’un jour ils devront faire pareil pour moi, ça m’amuse d’avance !

Moi, je ne veux pas d’enfant. Si c’est pour qu’ils soient comme moi, merci bien ! Ne vous y trompez pas… je m’apprécie beaucoup ! Disons que je m’aime bien. La plupart du temps. De là à être capable de me supporter en tant que père, c’est autre chose. Pourtant, je souffre avec ces parents qui perdent un gosse. C’est injuste et cruel de ne pas voir grandir son fils, de ne pas vivre avec lui des expériences banales, géniales ou même tragiques, de ne pas le voir devenir ce qu’il est censé pouvoir ou vouloir devenir. Peut-être qu’on devrait toujours se dire, avec ceux qui nous sont les plus chers, qu’il faut les traiter comme si on n’allait plus jamais les revoir. Prendre le temps de considérer chaque instant comme unique. Ne pas perdre une miette ni des moments ni des gens qu’on aime. Bon, là, j’ai encore du pain sur la planche parce que même mes meilleurs amis, parfois je les traite comme des « ennemis ». Sans les maltraiter, je ne me montre pas toujours très gentil avec eux… plutôt très exigeant. Sûrement plus avec eux qu’avec moi-même. Un ami comme moi ça irrite mais ça s’mérite !

C’est vraiment atroce quand on y pense ! Comment est-ce qu’on peut continuer à croire que les choses ont un sens après un traumatisme pareil ? Est-ce qu’on peut encore croire en l’avenir, croire que la vie vaut vraiment le coup si c’est pour qu’elle se termine ainsi, aussi vite ? Ce genre d’événement pousse-t-il à ne plus croire en rien, à penser que plus rien n’a d’intérêt ? C’est très tentant dans ces moments de fragilité. Au contraire, est-ce que ça ne remet pas la vie au milieu des préoccupations ? En pensant à la mort, on devrait avoir envie de vivre encore plus intensément pour ne rien regretter. En plus, moi, jusqu’ici j’étais croyant et même pratiquant de temps en temps ; alors Dieu, l’amour qu’il porte aux hommes, le paradis où on sera plus heureux que sur Terre, la vie éternelle… Sœur Hugues nous en a beaucoup parlé au catéchisme et, franchement, j’ai adhéré à son discours !

J’ai l’impression que ces idées me réconfortent mais, sincèrement, je ne cherche pas plus loin le sens de ces croyances. Je prépare ma communion solennelle parce que, dans mon entourage, tout le monde le fait. Et s’il ne s’agissait que de superstitions ? J’aurais l’air malin. Un vrai mouton de Panurge en jean-baskets ! Je ne sais pas pourquoi les autres croient mais moi, je me demande depuis longtemps comment tout ce bazar autour de nous a été créé : l’univers, la nature, les êtres vivants et tout le reste. Et pourquoi ? À part un hasard total qui serait l’instant premier du Big Bang originel, je ne vois pas d’autre explication donc j’ai choisi Dieu jusqu’à maintenant. Enfin, « choisi » n’est peut-être pas le bon terme. J’ai pris cette solution en attendant mieux.

Il a bien fallu qu’on mette cette idée de Dieu dans un coin de ma tête. D’après le peu que j’ai écouté et étudié en Histoire avec Mme Passager, la religion chrétienne a occupé une place incroyablement importante dans notre civilisation. Serait-ce l’influence de mes parents ? Ma mère peut-être, mais mon père sûrement pas. Chez ma nourrice ; elle oui, lui non. Deux partout, balle au centre. Visiblement, les parents transmettent les idées religieuses comme on transmet une malformation ou une maladie héréditaire. Finalement, l’éducation est comme un mauvais génie, assez puissant et rusé pour nous manipuler et nous inciter à croire n’importe quoi. On profite de notre ignorance et de notre naïveté pour installer ces illusions au fond de nous. Et ça dure depuis des siècles ! Ce qui est rassurant, c’est que tout le monde n’est pas croyant ! Et puis, chez ceux qui croient, je ne suis pas certain que tout le monde définisse Dieu de la même manière.

L’image qu’on retrouve dans les tableaux anciens ou sur les murs de certaines églises paraît tout de même un peu dépassée. Pourquoi Dieu serait-il un vieux monsieur barbu ? Et pourquoi pas une jeune femme ? Noire ou asiatique ? Cela donne le sentiment que ce sont de vieux Européens qui ont créé Dieu à leur image. À l’occasion, il faudra que j’en discute avec mes parents et ma frangine pour savoir comment ils l’imaginent. Je sais que ma mère et ma nourrice sont croyantes, mais nous n’avons jamais eu l’occasion d’échanger sur le sujet. Encore moins avec mes potes. Ce n’est pas un sujet que nous abordons. Cela dit, ces derniers temps, on ne parle que de Jeanne Calment et de ses 110 piges. J’ai quand même l’impression qu’il y a encore beaucoup de gens qui croient par habitude et ne se questionnent pas des masses sur le sujet. Cela dit, si tout le monde est heureux ainsi…

Il ne manquerait plus que religion et croyances redeviennent une préoccupation majeure de la société ! Tu parles d’un progrès ! Connaissant les humains, ils en feraient un sujet de dispute voire de conflit. Comme à l’époque des guerres de religion ! Il vaut mieux que chacun s’occupe de sa paroisse et fiche la paix aux autres avec ses croyances. Autant j’étais certain de mes convictions – ah, un pléonasme – et de mes croyances avant la disparition de mon ami, autant maintenant, je doute. Je ne sais pas ce qui est mieux finalement : les doutes ou les certitudes ? Le problème du doute est qu’on a toujours une impression d’inachevé, on n’en voit jamais le bout. Le souci avec les certitudes, c’est quand on se trompe. On passe vite pour un con. Il faudrait trouver le juste milieu. Toujours est-il que de nouvelles questions me viennent sur ce que Dieu – du moins ce qu’il en reste – s’autorise à faire. C’est tout de même pas lui qui a fait exprès de faire mourir mon pote ? Ça n’aurait aucun sens ! Sinon, ça voudrait dire que Dieu, c’est un beau salaud !

Je me souviens très bien qu’au catéchisme on a parlé de quelques épisodes de la Bible où Dieu se met carrément en pétard et généralement ça barde ! Un peu comme Zeus chez les Grecs avec ses éclairs et ses coups de tonnerre, le Dieu des chrétiens, rien qu’avec le Déluge, il a massacré un paquet d’humains ! D’ailleurs, à la fin, il ne reste plus que Noé, sa famille et quelques animaux échoués au sommet d’une montagne. Pauvre Noé ! Se retrouver seul avec une basse-cour géante et une terre complètement dépeuplée. Il n’a pas dû chômer pour recréer tout ce qui avait été détruit ! Et sans un coup de main de Dieu. Malgré ça, on le présente comme un dieu gentil qui pardonne. Et puis c’est lui qui est censé avoir créé l’Homme. À son image en plus ! Tu parles d’un fiasco ! Ce serait pour le faire souffrir ensuite ? Quel sadique ! En tout cas, c’est compliqué. Je préfère penser, à partir de maintenant, qu’en réalité Dieu n’existe pas. Qu’il n’existe plus pour moi ! Ça lui apprendra ! Il a disparu de mon esprit. Désormais, sa principale qualité à mes yeux c’est qu’il n’existe plus.

Est-ce que ma vie va s’en trouver bouleversée ? Peut-être. Certainement. Ou pas. Le vide laissé par mon ex-croyance laissera place à d’autres réflexions, à mon imagination et certainement à d’autres croyances. Si ça se trouve, j’aurai moins mauvaise conscience de faire certaines bêtises et d’avoir certaines pensées. Même si je n’ai pas l’impression que c’est toujours conscient, comme pour les idées qui nous viennent sans qu’on le veuille. On dirait qu’un instinct animal m’y pousse. Si je voulais vraiment faire ces conneries ou penser à mal, en mesurant toujours les conséquences, je serais une mauvaise personne. Or, je ne pense pas que ce soit le cas. Pas tout le temps. En réalité, ce qui m’embête le plus, ce ne sont pas les bêtises en elles-mêmes ou les mauvaises pensées, c’est surtout de devoir les confesser à Monsieur le Curé. Les moments de confession sont horribles, presque autant que les conseils de classe au collège. Pour moi en tout cas. Pour ma mère aussi à mon avis, vu la tronche qu’elle fait quand elle rentre. Entre nous, il y a de quoi…

À confesse, on a le sentiment de se mettre à poil ou plutôt de montrer l’intérieur de son âme. Rien que le mot « confesse » déjà ; on a fait le « con », on nous claque les « fesses ». Étrange expression ! Heureusement, désormais, c’est du passé ! En plus, j’ai toujours eu des doutes sur Monsieur le Curé et je me suis toujours dit, comme avec les profs ou les parents, que, peut-être, il n’était pas toujours le mieux placé pour donner des leçons de morale. Et puis quelle morale d’abord ? Celle des prêtres ? Celle des profs ? Celle des militaires ? Ben oui, mon père est militaire. C’est pas si grave. C’est juste un peu raide parfois. Je me souviens qu’en début d’année scolaire, il m’a fait remonter en courant jusqu’à la maison parce que j’étais en retard. C’est « moral » ça ? S’il avait bossé à la SNCF, il aurait été plus habitué aux retards et on serait remonté en 2CV ! Bon, en tout cas, si chacun a sa propre morale, les choses ne sont plus ni si claires ni si justes. Et puis, si la morale ne sert qu’à m’empêcher de vivre, je dis non !

Je ne sais pas combien de mètres j’ai parcourus assis sur ma selle à appuyer machinalement sur les pédales ni depuis combien de temps mes pensées se sont perdues mais, d’un coup, j’ai comme l’impression de me réveiller en plein rêve, brutalement, et c’est perturbant. La sueur qui me pique les yeux m’a sûrement aidé à revenir à la réalité juste avant de me gaufrer lamentablement. Par réflexe, je freine ! Par chance, je suis toujours sur le chemin même si je suis un peu paumé. Je ne suis jamais passé par ici. À cet instant, le fameux portail apparaît juste devant moi. Je descends de vélo. J’observe les alentours. Je poursuis en marchant, mon vélo à la main, car l’herbe est trop haute et le chemin a quasi disparu. Si je longe le grillage par la gauche, je me retrouve sur le parking du centre commercial. Je pars donc à droite et, après avoir déposé mon vélo dans les broussailles, je continue lentement à longer ce grillage qui, au lieu de me dissuader de le franchir, ne fait qu’exciter mon envie d’aller voir de l’autre côté si j’y suis.

Ceux qui installent des grillages et des murs partout devraient se dire que la curiosité qu’ils suscitent ne fait que décupler le désir des curieux de passer outre. La curiosité est décidément une vilaine qualité. Je la maîtrise difficilement, car je cherche toujours à découvrir et surtout à connaître, à vivre de nouvelles expériences, sinon c’est l’ennui assuré. C’est presque un besoin vital pour moi comme manger et dormir. Je suis sûr que ça remonte très loin et que c’est ancré tout au fond de notre cerveau sans que nous n’ayons besoin de notre volonté ou de notre désir. J’imagine le premier australopithèque traverser une rivière sous les regards terrorisés de ses congénères qui s’approchent de l’eau. Pas le temps de fixer une ceinture de flotteurs en écorce à sa taille ! Quand faut y aller, faut y aller ! J’ai beau n’être ni un homme préhistorique – quoique, des fois, je me demande – ni un navigateur à la Christophe Colomb, ni un spationaute, ma planète inconnue de cette fin d’après-midi-là se trouve derrière une palissade grillagée de presque trois mètres de haut qui paraît infranchissable ; quoique, avec un peu de bonne volonté et de mauvais esprit…

Tout en poursuivant mon chemin, j’observe d’un œil distrait le paysage de l’arrière-cour du supermarché. Les réserves de certaines enseignes bien connues côtoient des conteneurs emplis de produits importés du monde entier, des palettes croulant sous le poids de cartons entourés de plastique transparent et des bennes remplies de déchets de toutes sortes. Ma colère s’estompe et se détourne peu à peu de son objet. Je ne sais pas pour les autres, mais chez moi, les émotions, même fortes, ne durent jamais. Elles sont toujours supplantées par d’autres, soit plus fortes, soit totalement différentes. Celle que provoque en moi la curiosité a tendance à les surpasser toutes. Après quelques dizaines de mètres à pied, à un endroit où les fourrés s’épaississent encore, certainement jamais coupés depuis la création de la zone, j’aperçois « un trou dans le grillage » – Tiens ? C’est le titre du super bouquin que nous lisait notre instit à l’école primaire – ou plus précisément un passage sous le grillage légèrement soulevé et remis presque en place.

Pas besoin d’être un pisteur indien pour se rendre compte de l’évidence : quelqu’un passe ici régulièrement. Autant le grillage excite l’imagination, mais empêche le franchissement facile et sans risque à cause des barbelés qui le coiffent, autant le trou, comme la cave, les sous-sols ou encore le tunnel, impose l’exploration ! Ah, le sous-sol empli d’eau et de glace dans le chantier de la maison des Zozioli en plein hiver. Quelle aventure ! À plat ventre sur la glace, dans l’obscurité, les fesses frôlant le plafond à chaque centimètre de progression, deux mètres d’eau me séparant du sol du garage et crac ! Effrayé, trempé et glacé pour le même prix ! Et la découverte d’une canalisation lors des travaux de construction du collège dans mon village. Que des expériences angoissantes mais vivifiantes ! En m’approchant du grillage soulevé, j’aperçois une trace presque imperceptible dans les herbes en direction du bois.

À première vue, le passage est peu emprunté – l’herbe, à peine écrasée, forme tout de même un sentier vaguement dessiné – mais de façon régulière, car des branches ont été cassées à la main et des mûriers, couverts de petites baies encore rouge clair, ont été « taillés » à certains endroits. Ma curiosité me pousse alors sur cette sorte de piste mal définie en direction de la forêt. Qui peut bien emprunter couramment un passage reliant le bois à la face cachée du centre commercial ? Il n’y a rien à cet endroit à ma connaissance. Ou plutôt selon la rumeur. Ma première intention, histoire de me changer les idées, est de pénétrer à l’intérieur de la zone pour y faire des bêtises improvisées ou me livrer à une exploration furtive, mais l’attraction fatale qu’exerce ce sentier sur mon instinct indianajonesesque est plus fort que tout. Il est 17 heures, c’est les vacances depuis hier soir, j’ai encore le temps puisque je dois rentrer pour 18 h. J’y vais ! Tant pis si je suis en retard, ça vaut le coup !

En quelques pas, je me retrouve dans une partie de la forêt qui n’a visiblement pas été entretenue depuis des années, ce qui contraste avec les parties du bois que nous fréquentons avec mes amis côté village où, au contraire, les branches tombées sont régulièrement ramassées et les chemins entretenus. Pour autant, la trace que j’emprunte est suffisamment marquée au sol pour ne pas en dévier et je m’y engouffre avec une appréhension qui augmente au fur et à mesure de mon cheminement, de celle qu’on recherche pour éprouver des sensations fortes. Ce n’est pas de la peur. Quoique. Un peu. C’est excitant, ce mélange de curiosité et de crainte. Durant quelques minutes, à pas lents, tel Rahan, en digne héritier du chasseur des âges pas farouches, j’avance avec précaution, le corps légèrement penché vers l’avant, les jambes à demi pliées, les sens en éveil. Au bout de quelques instants, j’aperçois ce qui ressemble de loin, non pas à une zone aménagée par des forestiers, mais plutôt à une cachette. Une cabane en quelque sorte. Un campement plus précisément.

J’avance encore un peu, le plus silencieusement possible, car, sans posséder un « sens d’araignée » comme Peter Parker ou un sixième sens, mon intuition me dit que quelqu’un peut surgir à tout instant. Je redouble de vigilance et reste sur mes gardes. De plus près, il s’agit d’une sorte de tente en plastique bleu. Ou plutôt une bâche tendue entre des arbres à un mètre cinquante du sol en terre battue. En dessous, un amas de planches récupérées, plus ou moins assemblées semble être la partie « en dur » de l’habitation de fortune, un peu comme dans les bidonvilles que j’ai visités à Bouaké en Côte d’Ivoire l’an dernier ou ceux qu’on voit dans les cours d’Histoire-Géo de la mère Passager. Je déteste cette matière ! Je n’apprécie pas beaucoup plus la prof. Les profs en général d’ailleurs… Mais restons concentrés.

Je me retrouve assez proche d’une espèce de décharge sauvage que seuls de gros dégueulasses sont capables de constituer en balançant leurs saloperies n’importe où ! Ça me rend complètement dingue et ne fait que renforcer mon sentiment de détester la plupart des humains quand ils agissent ainsi ! Mais plus je m’approche, délicatement, plus je vois que ce n’est pas un dépôt sauvage. En effet, les cordons qui tendent la toile plastifiée entre les arbres montrent clairement que quelqu’un vit ici. Le campement est donc un lieu d’habitation et pas un dépotoir. Cela m’est confirmé par les objets hétéroclites et les meubles hors d’usage, à moitié détruits, qui sont éparpillés sur le sol, sous la bâche : une vieille étagère, une chaise, des palettes, des cagettes, des bidons en plastique. Je ne suis plus qu’à quelques enjambées de la partie la plus habitable – du moins la plus étanche apparemment – du logis d’un être humain qui vit là depuis pas mal de temps, si j’en juge par le monticule d’emballages.

J’y vois des boîtes de légumes en conserve et des petits cartons amoncelés sur un des côtés de la cabane. Je repère également des paquets de thé (aucun de café étonnamment), des bouteilles de lait, des emballages de tablettes de chocolat, de bouillon, de biscuits, de biscottes, de pain de mie et de jambon ainsi que des boîtes à œufs. C’est fou tout ce que l’on peut percevoir quand les sens sont en éveil à ce point ! Cependant, il manque quelque chose : où sont les canettes de bière et les bouteilles de vin ? À leur place, des bouteilles d’eau minérale sont rangées dans un recoin. Comme il n’y a personne, je me glisse sous la bâche et j’y découvre un matelas sur lequel, même tout habillé, je ne dormirais pas, tellement il est sale et troué ! Il est recouvert d’une couverture qui date certainement de la même époque que le reste du lit. Au sol, recouvrant la terre et les feuilles sèches, gisent quelques livres, un réchaud à gaz et une casserole dans laquelle mijote encore une fourchette. Sur une petite étagère reposent un cadre à photo sans photo et une lampe qui n’est branchée à aucune source d’alimentation électrique. Je sors de dessous la bâche et je reste étourdi.

Quelqu’un peut-il vraiment habiter ici en permanence, à la fois hors du temps et du monde, à deux pas de la civilisation ? Si tant est qu’un centre commercial soit un signe de civilisation… Qui cela peut-il bien être ? Peut-être sont-ils plusieurs à vivre ici ? Comment est-il possible que personne n’ait jamais découvert cet endroit ? D’un autre côté, qu’est-ce que les gens viendraient faire ici avec toutes les « superstitions » qui pèsent sur ce lieu ? Je n’ai pas le temps d’aller au bout de ma pensée qu’une masse de chair et d’os tombe lourdement sur mon épaule droite. Je suis pétrifié par cette main énorme sans être agressive, puissante sans être méchante. La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais c’est comme si un gros chien gentil posait par surprise et par derrière sa grosse patte sur mon épaule.

L’image du chien m’est certainement venue en raison de l’odeur forte qui se dégage de cette présence. Le temps s’arrête. Il « suspend son vol » comme l’écrivait Lamartine. On m’a posé la question au Trivial Pursuit l’autre jour, voilà pourquoi je m’en souviens. Ma respiration se coupe ; je suis comme en apnée. Tout se fige en moi sauf les battements de mon cœur dont l’écho assourdissant jaillit de ma poitrine. J’entends presque mon sang couler dans mes veines comme le bruit de l’eau dans un torrent de montagne. Voilà une preuve – s’il en fallait – que le temps ne s’écoule pas à la même vitesse selon les circonstances. À ce moment précis, les secondes sont de petites éternités. Pour une fois que le présent dure un peu… La main posée sur mon épaule semble me signifier plein de choses à la fois. Une sorte de déclaration des doigts de l’homme.

Tout d’abord, sans un mot, elle m’interroge : « Qu’est-ce que tu fais là, chez moi ? » La main me parle encore : « Je suis plus fort que toi mais tu n’as rien à craindre, car je ne te veux pas de mal. » Impossible de ne pas me souvenir – comme si c’était le moment une fois de plus ! – de l’émission Mes mains ont la parole dans laquelle une dame racontait des histoires en langage des signes. Le générique au piano ressemblait à une boîte à musique et la conteuse, habillée en rose avec un nœud dans les cheveux, était fascinante. Assez vite, la sensation provoquée par cette main, sans être aussi douce que les gestes de celle qui contait, apaise presque la peur qui s’était emparée de moi. D’ailleurs, tout mon corps devient un mode d’expression et se met à parler à l’inconnu. La crispation de mon cou transmise à mes épaules lui dit : « J’ai été surpris par votre main et je vous assure, je ne fais pas le malin. » Quant à mes tremblements : « Je ne sais pas ce qui va m’arriver et je suis mort de trouille. Lâchez-moi, s’il vous plaît. »

Il semble que l’esprit et le courage d’Indiana Jones aient remballé les gaules ! Un drôle de dialogue se met en place, toujours sans paroles. Les doigts de l’inconnu pressent légèrement ma clavicule et je reste paralysé, incapable de tourner ni la tête ni même les yeux et encore moins d’envisager la fuite. Étonnamment, je n’en ressens pas l’envie. Il n’y a décidément pas de mauvaise intention dans cette grosse paluche. Sans préjugés, il s’agit d’un homme, assurément. Son image commence à se dessiner dans ma tête. C’est incroyable cette capacité que nous avons à imaginer ce que nous ne pouvons voir. J’interprète en images ce qui est une réalité, mais à laquelle je n’ai pas accès par la vue. Pour l’instant. Donc, une silhouette se dessine, de plus en plus nette, avec des couleurs, des formes. Pour les odeurs, pas besoin d’imagination. Cette intuition, sous forme de portrait-robot, doit être le produit de nombreuses expériences que j’ai déjà vécues, malgré mon jeune âge, ou d’images que j’ai déjà croisées en vrai ou dans des fictions.