Et je ne garderai que ce qui m’appartient - Cyril Larose-Bouton - E-Book

Et je ne garderai que ce qui m’appartient E-Book

Cyril Larose-Bouton

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Beschreibung

Victor Béranger pensait mener une existence ordinaire, partagée entre son métier de proviseur, sa compagne Constance, son fils Karl, 17 ans, sa famille et l’ombre envahissante de son ex-femme Corine. Mais début 2020, un burn-out, survenu en pleine pandémie, ouvre la voie à une série de révélations aussi douloureuses qu’inattendues. Manipulé par une ex-épouse vindicative, Victor prend conscience de sa dépendance affective envers son fils et découvre, non sans stupeur, la défiance silencieuse de ses proches. Une vague se lève alors, menaçante, prête à tout submerger.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Cyril Larose-Bouton est dessinateur, infographiste et peintre. Après 17 ans d’enseignement en arts appliqués, il se tourne vers l’écriture pour explorer les drames intimes et les relations toxiques. Rêveur depuis toujours, il puise dans son imaginaire et sa sensibilité pour révéler la beauté cachée des blessures humaines.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Cyril Larose-Bouton

Et je ne garderai

que ce qui m’appartient

Roman

© Lys Bleu Éditions – Cyril Larose-Bouton

ISBN : 979-10-422-6657-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

J’ai arrosé mes 49 printemps en juin 2020, dans l’insouciance chaude d’un solstice d’été, inconscient du fait que cette vie ne passerait pas l’hiver.

Cette fête surprise mijotée par Constance aurait avorté, comme tant de choses, sans le déconfinement progressif et salvateur décidé en haut lieu. Au prétexte de quelques courses urgentes, elle m’éloigna le temps nécessaire de notre appartement, disposant de 45 minutes devant elle pour peaufiner la soirée telle qu’elle l’avait imaginée. Cela tombait plutôt bien, nous manquions de bière, un motif suffisant pour m’autoriser une sortie en solitaire, un solitaire masqué missionné au Casino de Sakakini. De par son personnel dévoué, l’indéfectibilité des transporteurs comme des entreprises de logistique et le travail passionné des brasseurs, l’enseigne ne voyait jamais ses rayons tarir de ce nectar doré qui ensoleillait alors le quotidien de nos frigos ingrats. C’est d’un pas joyeux que je fis le trajet retour, malgré ce masque providentiel qui m’empêchait de siffloter.

Au sortir de l’ascenseur, je fus intercepté par de joyeuses langues de belle-mère et un tonitruant « SURPRIIIIISE » qui me laissèrent échapper un cri. Constance riait en me sautant au cou, m’embrassa dans un élan ardent tout en me souhaitant joyeux anniversaire et me pressa d’entrer dans notre appartement, suivis par les fêtards qui nous noyèrent de confettis.

Encore enivré par cet accueil, je passais de bras en bras pour que chacun puisse me dire un quelque chose tout en m’étreignant, gros bébé quinquagénaire, roi d’une fête bruyante et inattendue. S’il vous est déjà arrivé pareille aventure, vous comprendrez peut-être que je vous fasse grâce ici des quelques propos à la débilité abyssale qui m’échappèrent à ce moment-là, effort dérisoire pour conserver une vague contenance. Puis, dans ce tourbillon étourdissant, mon regard croisa le sien. Ni lui, ni moi, ni personne d’autre d’ailleurs, ne pouvions alors imaginer que cette soirée serait la dernière que nous partagerions tous les deux.

Il était là, souriant, sous la guirlande scintillante, longue silhouette vêtue de sombre : Karl, mon fils.

1re partie

2020-2021

On voit parfois plus clair dans celui qui ment que dans celui qui dit vrai. La vérité, comme la lumière, aveugle. Le mensonge, au contraire, est un beau crépuscule, qui met chaque objet en valeur.

Albert Camus, La chute

Mais que devient le rêveur quand le rêve est fini ?

Hubert-Félix Thiefaine, Série de 7 rêves en crash position

Chapitre 1

Confinement

En février 2020, pendant que la France s’affolait face à une épidémie méconnue qui allait bouleverser le monde, Victor Béranger s’enfonçait dans une épouvante croissante à l’idée de vivre ne serait-ce qu’une seule rentrée scolaire de plus, inconscient de la crise sanitaire majeure à venir. À presque 50 balais et 17 ans de bons et loyaux services dans le prestigieux corps des proviseurs de lycée professionnel privé, il avait dépassé le cap de la lassitude pour basculer dans un ras-le-bol bien corsé. Le 3 mars, il sollicitait une rupture conventionnelle de contrat. Le 12 mars, à la suite de l’annonce du confinement, l’École passait en télétravail, et il poussait le plus grand soupir de soulagement de sa vie.

— Putain que c’est bon ! fit Victor en égrainant sa phrase. Tu te rends compte, ma chérie ? Quelle incroyable coïncidence ! Non seulement je ne vais pas retourner au lycée de sitôt, mais ma rupture de contrat va être acceptée : ils me cherchent déjà un remplaçant. Exit la rentrée de septembre, les élèves tire-au-flanc, les parents dépassés et cette réforme grotesque. Ô joie délectable.

— Je suis soulagée, et contente pour toi mon chéri. Mais, ça va aller pour finir l’année en télétravail ? Et trouver un boulot ? Tu as l’air tellement crevé.

— Je sais Constance, disons que c’est le saut de la Foi, dit-il avec un sourire fatigué.

Avec ses compétences, son ancienneté et son réseau, Victor envisageait un poste administratif à Aix-Marseille Université, en rapport avec les ressources humaines et l’excluant de toute relation avec ces traîne-patins habituels. L’idéal !

Il admettait cependant nourrir quelques doutes, son psychiatre l’enjoignant à se faire mettre en arrêt sans attendre. Mais il le refusait, craignant une potentielle reprise de ses fonctions. Par ailleurs, il avait à cœur de ne pas planter ses équipes éducatives à quelques mois du baccalauréat.

— Pour la fin du semestre, nous ne sommes pas encore fixés par le rectorat ni le ministère. Va savoir ce qu’ils vont bien pouvoir nous concocter ? Avec eux, on rejoue Kaamelott à chaque annonce : « c’est systématiquement débile, mais toujours inattendu ».

Constance ne put s’empêcher de pouffer.

— Vu l’absentéisme chronique qui contaminait déjà les classes, continua-t-il, cela m’étonnerait que ces aménagements puissent être bénéfiques à tous ces minots, comme à leurs prouesses scolaires. Ils débordent de paresse, d’inertie cérébrale, et tout dans cette société les y entraîne. Je suis dépassé. Plutôt que péter les plombs, je préférerais devenir alcoolique. Du coup… on arrose ça ?

— Et deux jus de houblon qui piquent, répondit-elle en parodiant Astier.

Tandis que Constance servait les bières depuis la cuisine ouverte sur le salon, Victor, en chaussettes blanches sur la méridienne gris taupe, ressassait ses tentatives de réorientation professionnelle enterrées trois ans plus tôt. Le regard froncé vers la télévision éteinte, passant une main distraite dans sa tignasse poivre et sel, il maugréait une fois de plus contre ce statut privé qui empêchait une reconversion rapide à l’instar de ses homologues du service public.

— En fin de compte, c’est comme au loto : c’est toujours le système qui gagne, conclut-il, glissant un clin d’œil fatigué à sa compagne. Cent pour cent des perdants ont tenté leur chance.

— Mais c’est qu’il est drôle, en plus, répondit-elle en souriant. À propos de procédure, dit-elle en lui tendant sa bière et se posant à ses côtés, tu ferais bien de contacter Karl pour lui rappeler les règles d’hygiène avant son retour de chez sa mère.

— Oui, je fais ça de suite. Simple brief par SMS pour qu’il n’oublie pas son masque demain soir, et qu’il se désinfecte les mains avant toute entrée ou sortie. Après, il aura sa boîte de gants.

— Parfait, je n’ai pas envie qu’on attrape cette saloperie, surtout si on doit aider Maman pour ses courses. Si à cause de ton gamin ma mère chope ce virus, je ne sais pas ce que je lui fais, à ce petit sacripant.

— Question, dit-il, hilare : est-ce qu’un ministre peut choper le corona, ou est-ce que le corona peut choper un ministre ?

*

Après une première semaine de cloître, Constance proposa d’aménager la garde alternée de Karl sur 14 jours pour la durée du confinement, inspirée par l’isolement obligatoire de 15 jours en cas de covid déclaré. Son argument principal : minimiser les risques de contamination en réduisant les allers-retours du jeune homme entre ses deux domiciles. Victor fut enchanté à l’idée de partager plus de temps avec Karl, et trouvait que ce rythme s’adapterait mieux à ses 17 ans. Par ailleurs, il avait conscience que lorsqu’il rentrait de chez sa mère, sous ses dehors facétieux et plaisants, il se montrait insolent et désagréable avec Constance pendant 2 jours. Si cette nouvelle organisation permettait de réduire ces tensions de moitié, pourquoi ne pas tenter le coup ?

Karl fut tout de suite partant. Victor en conclut que le quotidien avec des adultes aussi compréhensifs et justes qu’eux ne pouvait être qu’attrayant pour ce jeune esprit libertaire.

Contre toute attente, Victor n’eut pas à débattre avec la mère de Karl de cette modalité d’alternance. Il gardait un souvenir vivace d’une Corine irritable et vindicative, et s’était astreint à vivre en devançant les insatisfactions chroniques de Madame, y compris durant ces 9 dernières années post-divorce. Son accord explicite le laissa comme deux ronds de flan, ce qui lui valut un petit « j’te l’avais dit, mon pétochard chéri » de la part de Constance.

Et il s’avéra qu’elle avait vu juste. Ces 15 jours à 3 furent plus qu’agréables en dépit des restrictions sanitaires. Cela ressemblait enfin à une vie de famille, à un grand bol d’oxygène, un surcroît de liberté.

Victor organisait son temps entre télétravail et recherche d’emploi, et Karl préparait son bac en autonomie dans sa chambre. Plutôt que de se calfeutrer dans le bureau, il partageait avec Constance le salon lumineux. Elle traitait chaque jour plus de courriels et de dossiers qu’il n’en pensait possibles.

Les instructions émises par l’Éducation nationale étaient telles que le nombre d’élèves à répondre aux sollicitations s’évaporait d’une semaine à l’autre, sans que les équipes scolaires puissent y faire grand-chose. Des consignes concises : « rester bienveillant », « pas de notes », « pas d’appréciations négatives »… et surtout, pas de commentaires ! Comment taire cette simple vérité, que le bac 2020 était foutu ? Ce constat renforçait son aversion et l’urgence de quitter le navire.

La pause méridienne fleurait cependant la bonne humeur. Il l’entretenait en narrant les multiples anecdotes cocasses que cette situation inhabituelle pouvait générer : l’organisation du distanciel ; les bugs informatiques ; l’assistanat perpétuel des uns et des autres ; les directives saugrenues ; les retours sarcastiques des enseignants ; les inquiétudes des parents ; les excuses bidons des enfants ; les visioconférences en cascade…

En fin de journée, ils se retrouvaient dans la vaste pièce principale, autour d’un verre et quelques chips, avant que Victor n’élabore le dîner. Il refusait de tomber dans la facilité et proposait au quotidien de savoureux petits plats, afin de maintenir jusque dans l’assiette le plaisir de vivre ensemble.

Karl et Constance, de leur côté, joutaient pour choisir le film ou la série qui occuperait la soirée. En cas de désaccord, c’était la détentrice du compte Netflix qui l’emportait. Mais elle trouvait toujours une alternative pour que chacun s’y retrouve, ce qui n’échappait pas au cuistot des lieux.

Le futur s’annonçait sous de bons auspices, et après des années douloureuses, Victor pensait enfin toucher au but.

Chapitre 2

Déconfinement

Victor vécut la fin du mois de mai entre soulagement et inquiétude. Sa rupture de contrat acceptée, il ne rempilait pas en septembre. Cependant, sa présence était requise à la barre du navire afin qu’il puisse terminer cette année et amorcer la passation des pouvoirs avec sa remplaçante. Il traversait des nuits agitées où s’incarnaient ses pires fantasmes, des nuits suintantes de terreur où le spectre du lycée devenait carcéral, dédale de grillages et de barbelés immuable et absurde. Des nuits le laissant bien après l’aube vermoulu, éreinté, recouvert d’une âcre rosée corporelle. Face à la récurrence de ses cauchemars, Constance l’enjoignait à en faire part à son psychiatre au plus vite, le traitement ne pouvant tout gérer à lui seul.

Par ailleurs, sa quête de réorientation professionnelle prenait une tournure inattendue et amère. Mû par une fugue vertigineuse, il n’avait pas anticipé la gravité de la situation ni sa conséquence brutale : un coup d’arrêt porté au marché de l’emploi. Il se résolut à élargir sa recherche à d’autres régions, sans grand résultat. Malgré le soutien de Constance, une sombre inquiétude s’insinuait en lui, comme un épouvantail sournois venu se repaître de son anxiété. « Putain, j’ai merdé dans les grandes largeurs ! »

Autre préoccupation, et pas des moindres, la question en suspens de la garde partagée censée revenir à la normale dès septembre le chagrinait. Ils avaient tenu spontanément conciliabule tous les 3 quant au maintien de la quinzaine. Chacun reconnaissait les vertus liées à l’amplitude étendue des séjours de Karl, plus harmonieuse pour tous.

— Franchement, je préfère les 2 semaines, révéla Karl. C’est plus reposant.

Au vu de l’avis du jeune homme, Victor voulut en premier lieu convaincre son ex-femme du bien-fondé de ce choix. Déterminé, mais les mains moites, il s’attela à lui rédiger un courriel.

Bonjour Corine,

À la suite de cet aménagement de la garde alternée, il apparaît que la mise en place de la quinzaine est bien plus favorable à l’épanouissement et au développement personnel de Karl que le rythme hebdomadaire, qui lui est bien trop court.

Karl aimerait continuer de prendre le temps de vivre en chacun de ses foyers, de se poser et de profiter de son entourage.

Nous souhaiterions donc pouvoir pérenniser cette modalité au sortir du confinement.

Bien cordialement,

Victor

La réponse de Corine tomba moins de deux heures plus tard.

Victor,

Comme tu le sais, Antoine et moi ne vivons pas ensemble, ce qui veut dire que tu nous imposerais de nous voir que tous les quinze jours dès que le confinement sera fini. Et je ne suis pas du tout d’accord !!!

J’ai déjà été bien sympa de m’adapter au confinement avec cette quinzaine. Par ailleurs, le jugement de divorce stipule une garde alternée hebdomadaire ! Depuis quand tu ne respectes plus la loi ??? Déjà qu’il m’a fallu garder mon fils pendant 4 mois quand ça n’allait pas chez toi ! Puisque tu vas à l’encontre d’une décision de justice, je prends immédiatement contact avec une médiatrice.

Par contre, je compte sur toi pour me le ramener vendredi, et sans être en retard.

Corine

Victor et Constance réagirent de façons différentes. Si lui sentit l’étau familier d’une puissante affliction se resserrer sur sa poitrine, elle explosa de colère.

— Non, mais elle se fout de nous, celle-là ? Elle ne pense vraiment qu’à sa petite gueule. Pas une seule fois elle ne parle de Karl autrement que comme d’un paquet à trimbaler. Et elle continue à te donner des ordres ? Mais elle se prend pour qui ? Dis-moi que cette fois tu ne vas pas laisser passer ça.

— Heu… Je… bredouilla-t-il.

— Victor, soupira Constance, mais tu vas arrêter d’avoir peur de ton ex ? T’es vert de trouille alors qu’elle mesure 1 min 50 s les bras tendus !

Fermant les yeux, un poing serré devant la bouche, il leva la main comme pour demander un instant. « Inspire… Déstresse… Expire », pensa-t-il. Il tourna vers elle un regard vif et résolu bien que bordé d’ombres courbatues.

— Tu as raison, dit-il en se redressant sur son fauteuil informatique. Il est évident qu’elle cherche les embrouilles, encore, et qu’elle tente de nous diviser, encore. Mais puisqu’en dehors de son petit confort personnel elle n’évoque que la loi, c’est avec elle que nous riposterons. Après tout, tu es une excellente assistante juridique. Que dit la justice dans le droit familial ?

— Que Karl, du fait de ses 17 ans, est reconnu apte à définir lui-même ses choix, édicta-t-elle en croisant les bras. Et je te garantis que le juge le soutiendra. Une médiatrice… Non, mais c’est une blague ? Elle s’y rendra seule, voir sa négociatrice. En attendant, je te conjure de ne plus communiquer autrement avec elle qu’en des termes purement administratifs, le temps que l’on monte le dossier. Nous avons assez de séquelles.

Tous deux invitèrent Karl à prendre connaissance de l’objection de sa mère.

— Quoi ? répondit le jeune homme les poings serrés. Ha, mais ça ne va pas se passer comme ça ! Je vais lui dire, moi, ce dont j’ai envie.

— Je comprends que tu sois en colère, dit Victor d’une voix posée. Nous le sommes tout autant que toi. Mais il y a une alternative à son refus : déposer une saisine auprès du juge aux affaires familiales pour que tu t’exprimes.

— Juge ou pas, je veux cette quatorzaine, et je l’aurai. Je la ferai plier, moi, éjecta-t-il entre ses dents.

La longue conversation qu’ils eurent par la suite fut guidée par les conseils juridiques de Constance. La solution était aussi simple qu’efficace : demander un aménagement de la garde en remplissant un formulaire CERFA à adresser au greffe du tribunal judiciaire de Marseille. Karl leur apprit en outre que Corine ne vivait toujours pas avec Antoine. Ils se fréquentaient depuis plus de 5 ans, mais elle ne supportait pas les enfants de cet ancien sémillant capitaine de l’armée de l’air. Elle ne le côtoyait que lorsque sa propre ex-femme assurait la garde des deux garçons, y compris pendant les vacances scolaires. En dehors des week-ends, Karl demeurait exclusivement chez sa mère.

Victor ne put que se rallier aux motivations de son fils. Il conclut, tout comme Constance, que leur persévérance avait eu raison de ce passé houleux et tourmenté. Il sentait une grande fierté en regardant ce jeune homme affirmer de lui-même ses désirs.

— Karl, cette décision t’appartient. Comme je dis souvent, mon rôle consiste à t’accompagner dans tes choix. Je sais que ta mère ne voit pas les choses de la même façon, mais tu n’es pas seul. Tu as tout mon soutien. Sans entrer en guerre ouverte avec elle, nous ferons ce qu’il faut.

— Merci, papa. On y arrivera. Je vais la gérer.

— Tu peux aussi compter sur moi, ajouta Constance. Cela n’a pas toujours été simple entre nous, n’est-ce pas ? Mais là, je décide de te refaire confiance. J’en ai déjà pâti par le passé, mais je reprends ce risque. Je veux croire en toi comme ton père croit en toi.

Du haut de ses 17 ans et de son mètre soixante-quinze, Karl leur adressa un sourire d’où émanait une étonnante assurance. Le soleil filtré par le voilage conférait un éclat opalin à son visage en mutation. Ses yeux noisette, sous les mèches châtain foncé de sa chevelure indisciplinée, semblaient danser dans la lumière.

*

C’est ainsi que se termina le mois de juin pour Victor : entre les nombreux courriels de Corine, qui lui servait plus de reproches qu’un barman irlandais ne servirait de pintes un soir de la Saint-Patrick, les derniers instants au lycée, dont il s’apprêtait à laisser la charge, et sa reconversion enlisée dans le bourbier sanitaire. Il maintenait pourtant le cap, bien décidé à ne plus ployer le genou, et revendiqua pour lui-même, autant que pour les siens, ce devenir radieux qu’il percevait à portée de main. Sa fête d’anniversaire fut un de ces moments de pure joie qui apporte des souvenirs étincelants.

Début juillet, il entreprit avec Constance de remplir en ligne le formulaire CERFA, sésame juridique d’une vie mélodieuse. Ils s’étaient installés avec l’ordinateur portable, l’imprimante et l’ensemble des documents à fournir sur la vieille table blanche du salon, et profitaient de la luminosité de la baie vitrée voilée de vert tendre. Alors qu’ils vérifiaient les pièces à joindre, Victor contacta Karl par SMS. Il résidait chez sa mère pour le mois de juillet.

VICTOR : Bonjour, mon grand, il faudrait que tu rédiges comme convenu la lettre pour le JAF dans laquelle tu lui exprimes ton souhait de modification de la garde alternée. Nous travaillons sur le dossier, et ce courrier est déterminant pour faire valoir tes droits.

Bises,

Papa

5 minutes plus tard, la réponse déclencha la notification sonore d’un R2D2 joyeux et musical.

KARL :Papa, franchement ça va trop loin cette histoire.

Victor en eut le souffle coupé. Il relut le cœur battant ce SMS plusieurs fois, déstabilisé par un retournement de situation si brutal.

VICTOR : Quoi ? Tu te fous de nous ? Si tu veux que l’on change légalement la garde alternée, c’est la procédure, mon grand. C’est possible que tu te positionnes ?

KARL : Je n’ai pas besoin d’aller emmerder « légalement » un juge pour dire à ma mère ce dont j’ai envie. Elle a fait appel de son côté à une médiatrice. N’importe quoi ! Si ça doit être aussi ridicule que compliqué et causer pareil bordel, ça ne vaut pas le coup. Je préfère rester sur une alternance à la semaine. De toute façon, je suis bientôt majeur, alors cette garde n’a bientôt plus d’intérêt.

VICTOR : Karl, nous voulions t’accompagner dans ce choix légitime, nous battre pour toi. Constance t’a renouvelé sa confiance. Manques-tu de courage ou de conviction ? Tu vas la « gérer » ? Foutaise ! Une fois de plus, les actes ne suivent pas les paroles. En fait, tu n’en as rien à foutre. Je suis écœuré, mon fils.

Victor jeta son téléphone sur la table.

— Mais c’est pas Dieu possible de lire ça !

Constance se tourna vers lui, interrogative et saisie d’inquiétude.

— Victor ? Ça va ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il y a que Karl nous a bien pris pour des cons avec ses grands airs de conquérant, rugit-il. La vie de famille, ce n’était pour lui que du blabla.

Il fulminait en traitant son rejeton de tous les noms d’oiseaux, sous l’œil courroucé de Constance qui prenait connaissance du message.

— Je suis désolée, dit-elle d’une voix blanche, lui rendant son téléphone. Je suis surtout déçue d’avoir cru moi-même à tout ce cinéma, surtout après tous les coups tordus que j’ai encaissés. Et maintenant, Victor : on fait quoi ?

Chapitre 3

Déconfiture

Assis sur le canapé, Victor ne décolérait pas. Il se sentait trahi, blessé. Il était tant persuadé de la sincérité du positionnement de son fils, autant que Constance. Ils s’étaient préparés à recevoir les nouvelles récriminations de Corine. Cette volte-face avait brisé un espoir immense et révélé une réalité devenue irrémédiable : Karl ne s’affranchirait jamais de sa mère.

— Tu crois qu’il m’aurait dit lors de mon appel : « Désolé Constance, mais je préfère ne pas m’opposer à maman » ? Non ! Il a juste continué à me débiter ses âneries sur l’imbécillité de recourir au JAF. Je te l’avais dit en 2015 que le mieux à faire pour lui était de la rompre, cette garde alternée. Elle y est arrivée, à les lui couper ! Mais monsieur Victor avait trop peur !

— Tu veux vraiment qu’on aille sur ce terrain-là, et m’en mettre plein la tronche ? dit-il excédé. Mais ne te prive pas ! C’est exactement ce qui ferait plaisir à sa mère.

— Sa mère ? Mais ce n’est pas une mère ! Tout juste une génitrice, répondit-elle plus calme. J’imagine que tu as pu réfléchir depuis hier… Alors, quelle décision prends-tu, en tant que détenteur de l’autorité parentale ?

Le vent gonfla les rideaux, transformant un instant le salon en pont de goélette.

— Ma décision ? répéta-t-il, amer. Mon dernier message vocal où je demande que l’on s’explique tous les deux, face à face dès son retour à Marseille, est resté lettre morte. Donc pour commencer, il peut faire une croix sur la surprise que nous lui avions préparée pour ses vacances en août.

Se mettant debout, il continua en circulant dans la pièce, en marquant une pause à chaque phrase.

— Les 3 semaines de cousinade à la maison, la plage, le karting, le parc d’attractions, le camping et le canoë dans le Verdon… C’est terminé ! Puisqu’il est bientôt majeur et que la garde n’a pour lui déjà plus d’importance, qu’il se débrouille. Il ira voir sa tante et ses cousins, étant donné qu’il n’y a que cela qui l’intéresse, mais par ses propres moyens, et avec ses propres deniers. Il doit assumer la responsabilité de ses actes. Je lui rappellerai aussi la fragilité de la confiance, et qu’il n’a pour l’heure plus aucun crédit. Il a tout gâché.

— Je suis d’accord, approuva Constance depuis la méridienne, cela me semble juste. Et une fois informé qu’il marine un peu dans son jus. Cela lui permettra peut-être de mesurer l’ampleur de sa forfaiture. Tu vas prévenir Mylène, j’imagine ?

— Bien obligé, puisque maintenant elle va l’accueillir en août. En même temps, ça coupera court à ses tentatives de s’imposer pendant le séjour que nous avions prévu pour les gosses.

— C’est vrai qu’elle était pénible sur ce coup. C’est quoi son problème : à 16 ans et plus, ils ne peuvent pas prendre le train depuis Lyon ? Il faut qu’elle le coupe, le cordon.

— J’sais pas, je crois qu’elle voulait seulement… être là. Mais alors pourquoi ?

*

Victor rédigea, non sans difficulté, un courriel aussi autoritaire et posé que possible. Il voulait que Karl puisse constater le sérieux de cette trahison et qu’il n’assimile pas la sanction à une punition vengeresse. Constance pressentait la présence de Corine derrière les paroles du jeune homme, et de la savoir se réjouir de leur désillusion et de leur colère l’insupportait au plus haut point. Ils relurent ensemble la missive. Comme elle s’y attendait, Victor s’était montré trop incisif ou affecté par endroits. Ils remplacèrent quelques mots et adjectifs : un « positionnement malsain » devint « un positionnement incohérent », « attitude déplorable » évolua en « attitude contestable », « des propos impardonnables » reformulés en « des propos inacceptables ». La phrase finale « vu ce que tu sèmes, mon fils, tu finiras par ne faire pousser que des arbres à étrons » fut quant à elle jetée aux oubliettes.

— Merci ma chérie pour ton aide et ta bienveillance.

— Ne me remercie pas, je veille juste sur mes intérêts. Ton courrier initial était bien, mais trop émotif. Je reconnais qu’à ta place j’aurais probablement fait pire. Si l’on veut que cela lui soit profitable, nous devons agir nous-même de façon responsable, et non pas réagir. Mais je comprends ta colère, autant que la mienne.

— Bien, maintenant que c’est plié, cela te dit que nous allions passer quelques jours chez maman ? Pour changer d’air.

— C’est une très bonne idée, mon chéri. Marie-Anne me manque, nous ne l’avons pas revue depuis le début du confinement. La pauvre, elle va être abasourdie par tout ça. Elle vous aime tellement, toi et Karl.

— Tu comptes lui en parler ?

— Mais oui ! Il faut qu’on lui en parle. Que crois-tu ? Que Corine ne va pas tenter de l’impliquer d’une manière ou d’une autre, en se servant de Karl ? Entends bien ceci : ton ex a ressorti la hache de guerre ! Si tant est qu’elle fût enterrée un jour.

— Merde, tu as raison, on doit être proactif.

— Halala ! Heureusement que je suis là. Tu ferais quoi sans moi ?

— Des conneries, comme d’hab.

*

Marie-Anne vivait seule à La Pastorale, la vaste demeure familiale de Lourmarin. Quand il eut quitté le nid pour poursuivre ses études à Marseille, Victor remontait voir ses parents et sa sœur Mylène au moins une fois par mois. Après le décès accidentel de son père en 1998, il lui rendit visite plus souvent, pendant un temps. Ses venues s’espacèrent un peu après son mariage avec Corine. Elles redevinrent régulières à la naissance de Karl, en 2003. Victor adorait sa mère et partageait avec elle des plaisirs littéraires, spirituels, philosophiques et gastronomiques. Ces week-ends se paraient de discussions passionnées, agrémentés de quelques bons verres et de copieux repas.

Quand il lui annonça son divorce en 2010, Marie-Anne le soutint, s’inquiétant pour lui comme pour Karl, et lui confia avoir souffert en silence de le savoir empêtré dans cette union si discordante, si dépareillée.

Environ 6 mois après leur rencontre, Victor lui présenta Constance. Les deux femmes se plurent au premier whisky qu’elles partagèrent, soit 10 minutes après avoir franchi le seuil de la lourde porte en chêne. Victor se régala de cette complicité vivifiante, même s’il arriva que mère et compagne s’amusent de quelques anecdotes le concernant, réjouies de le voir s’empourprer à ces histoires embarrassantes. Il savait l’importance de ces moments de joie et les multipliait autant qu’il le pouvait. Il sentait les errements douloureux de sa mère dans les méandres des souvenirs de Dorian. Il fut le seul homme qu’elle n’avait jamais aimé, sa moitié d’être, celui par qui elle affirmait être vraiment venue au monde.

*

Ils arrivèrent à Lourmarin un peu avant midi, pressés par les traditionnels SMS de Marie-Anne, qui précisait que les glaçons étaient prêts. En avançant sur le chemin ombragé qui faisait rejaillir dans ses artères le sang de ses 18 ans, Victor contempla le toit de la villa qui dépassait des haies de lauriers sauce, l’imposant chêne vert centenaire sur la droite, antique gardien de la piscine et de ses jeux, du petit pavillon qui abritait la cuisine d’été, le barbecue de briques rouges et le four à pizza.

S’étant garé sur le côté de la bâtisse, il respira à plein poumon les parfums de romarin et de sauge dont les nombreux pieds agrémentaient les bordures de la terrasse. La présence olfactive de ces aromates nichait sous les puissantes fragrances du jasmin en fleur, enlacé aux treillages qui délimitaient la partie jardin de l’ensemble du terrain des Béranger. Ces entêtants messages enivraient son cœur en profondeur, mélodie verdoyante lui assurant qu’il était rentré à la maison.

Victor et Constance entrèrent dans la demeure qu’ils découvrirent baignée d’une douce pénombre. En été, Marie-Anne appliquait les anciens us provençaux qu’elle tenait de son enfance en Arles. Les volets étaient entrebâillés dès le matin jusqu’au soir, afin de préserver le plus de fraîcheur possible.

— C’est nous, s’annoncèrent-ils, de la joie dans la voix.

Le traditionnel et jovial « haaa,les z’amours » leur parvint du salon où la maîtresse femme s’extrayait à grande peine de son fauteuil, gênée par son poids et ses articulations bouffées d’arthrose. Précédée par un bouquet d’Opium et de tabac brun, Marie-Anne se précipita pour les accueillir, ne prêtant pas attention à ses genoux dont elle scellait la douleur sous un sourire radieux.

— Mon tout petit, dit-elle en pressant l’homme de 1 mètre 80 contre sa poitrine.

— Bonjour m’man, lui répondit Victor, en se penchant vers elle pour pouvoir l’embrasser.

— Bonjour Constance, dit-elle en la prenant dans ses bras aussi larges que tendres. Je suis catastrophée par ce que vous m’avez annoncé. Victor, sors les verres et le whisky. Le bon. Et racontez-moi : c’est quoi cet engàmbi1 avec Karl et sa mère ?

*

Après leur récit détaillé, Victor resservit une généreuse rasade à chacun.

— Et depuis que tu as écrit à ton fils, pas de nouvelle ? Franchement, je ne le comprends pas, ce gosse, conclut Marie-Anne.

— Non, répondit Constance. Je suis certaine que sa mère l’a retourné comme une crêpe.

— Pourtant, tout semblait aller mieux, surtout depuis que vous avez emménagé dans le cinquième. Qu’est-ce qu’il lui a pris de vous faire passer des vessies pour des lanternes ?

— Je sais combien vous aimez votre petit Karl, Marie-Anne, mais ça allait mieux parce que je l’avais choisi. Depuis 6 ans je suis un problème pour lui, et j’en suis un pour Corine. Et les tensions n’ont jamais été résolues.

— Mais il adore son père, Constance. Je n’y pige plus rien. Des conflits dans une famille recomposée, c’est normal, je le reconnais. Mais pas après toutes ces années.

— Soyez sûre, répondit Constance, qu’il y en a une qui veille au grain. Moi aussi j’ai cru à la détermination de Karl. Mais c’était oublier l’influence de Corine dans l’équation.

— Mais enfin, c’est quand même sa mère, insista Marie-Anne.

— C’est plus complexe que ça, maman, tu le sais, intervint Victor en écrasant son mégot. Corine n’a jamais accepté que je demande le divorce, et c’est clair : Karl est différent. J’imagine qu’il avait changé avant Constance, sans que je m’en aperçoive. Je ne compte plus les fois où je lui ai parlé : de l’importance qu’il fasse ses propres choix, qu’il n’avait pas à prendre parti pour l’un de ses parents contre l’autre, que ces histoires ne le concernaient pas. Et surtout, qu’il lui appartenait de signifier à sa mère que…

— Je peux en témoigner, le coupa Constance. Victor parle, il parle très bien, mais il parle trop. Excuse-moi mon chéri, dit-elle en se tournant vers lui, mais c’est vrai. Et Karl, lui, ne dit jamais rien. Il écoute. Il acquiesce. Je pense même qu’il est saoulé. Mais il ne s’exprime pas. Et il ne s’est jamais livré.

— Vous voulez que je l’appelle ? proposa Marie-Anne.

— Surtout pas, maman ! réagit Victor. Ça part d’un bon sentiment, mais il trouverait en toi un soutien contre ma décision, ou il chercherait à se faire plaindre. Je l’ai mis en demeure de me contacter dès son retour à Marseille, afin d’avoir une sérieuse discussion de visu. Il doit faire face à ses responsabilités, et je tiens à ce que personne n’interfère !

— D’accord, ne t’énerve pas, mon chéri, dit-elle d’une voix douce. Ressert plutôt ta vieille mère, j’en ai bien besoin. Tu pourrais prendre dans la cuisine le fuet catalan, la soubressade et le pain ? J’ai acheté aussi des panisses, mais tu pourras les faire cuire plus tard.

— Des panisses ? T’es au top, m’man.

*

Ils reçurent 1 semaine plus tard un appel téléphonique alarmant de Marie-Anne. Elle leur enjoignait de la retrouver au plus tôt à Lourmarin : Karl avait envoyé un courriel à Constance en mettant sa grand-mère en copie.

— N’ouvre surtout pas ta messagerie avant d’être là, lui dit-elle la voix chargée de désolation.

— C’est… C’est si grave que cela ?

— Oui, Constance. Et je ne veux pas vous savoir seuls lorsque vous en prendrez connaissance.

Ils firent le trajet en un temps record, sans un mot, de peur que la moindre question ne scelle leur destin. Arrivés sur place, après les embrassades, Constance s’installa sur le canapé pour consulter sa boîte depuis son téléphone.

— Vous êtes sûre qu’il m’a écrit ? demanda-t-elle anxieuse. Je ne trouve rien de sa part…

— C’est bizarre, répondit Marie-Anne en fronçant les sourcils.

Elle lui tendit alors sa tablette afin qu’elle puisse lire la missive qu’il avait partagée avec elle.

Constance,

J’ai reçu le mail de papa et je vois qu’une fois encore il fait le choix de me punir moi.

Je sais que quand tu m’as appelé après mon changement d’avis il y a deux semaines, c’était juste pour te défouler sur moi.

Je ne prendrai donc même pas la peine de te présenter des excuses, car tu ne les accepteras pas. Peu importe ce que je pourrai dire, je sais que je vais encore me retrouver une nouvelle fois chez ma mère, alors autant éviter d’essayer de te convaincre de quoi que ce soit.

Pour preuve, tu n’as pas voulu m’écouter, m’accusant d’avoir été hypocrite alors que cette idée de changement de garde alternée est la vôtre, pour ne pas dire la tienne. Tu m’as dit que, du coup, tu ne pourrais plus me faire confiance. Pour ta gouverne, à 17 ans, on est plein de doutes, de questions, on se cherche, et on change d’avis. Avec vous deux qui vous livrez à une guerre acharnée avec ma mère, comment veux-tu que je puisse avoir les idées claires et savoir ce que je veux, quand je la vois pleurer à cause de vos mails, et que vous êtes en rage quand elle vous écrit ?

Ce que tu ne sais pas, ce sont les conséquences que cette quatorzaine pouvait avoir sur la vie de ma mère. Elle n’a pas besoin de ça. C’est monstrueux de me demander d’aller voir un juge pour contraindre ma propre mère. Tu dirais quoi si c’était l’inverse ? Et que mes choix pour mon épanouissement devenaient un frein à votre couple ? Et tu m’engueules au téléphone en me parlant de confiance ???

J’ai bien entendu que vous vouliez maintenant respecter la justice, alors que j’ai passé 4 mois chez ma mère en 2018 sans que vous n’en parliez au juge, sans parler de tous ces arrangements pour certains week-ends. Ce n’est pas toi qui es là un peu hypocrite ? En plus, la loi on peut l’invoquer et lui faire dire ce qu’on veut. Tiens, par exemple :

« Toutes les violences conjugales sont interdites par la loi, qu’elles touchent un homme ou une femme, qu’elles soient physiques, psychologiques ou sexuelles. Il s’agit des violences commises au sein des couples mariés, pacsés ou en union libre. La victime de violences conjugales qui signale les faits peut bénéficier de nombreuses mesures de protection de la part des institutions publiques et des associations. Ces mesures peuvent même s’étendre aux enfants. »

C’est intéressant, non ? Juste pour te montrer que respecter la loi à la lettre est absurde, car on en trouve forcément une qu’on n’a pas respectée. Rien que le ton oppressant avec lequel tu m’as appelé, avec lequel tu m’as souvent crié dessus ou donné des ordres, les mots injurieux que tu as utilisés « hypocrite », « manipulateur », « menteur », ce n’est pas de la violence psychologique ? Qui prend plaisir à faire pleurer un gosse ?

En plus, vous êtes en désaccord avec vos propres idées. Les parents ne sont-ils pas censés faire ce qu’il faut pour le bien-être des enfants, quitte à se mettre en second plan, ou un truc comme ça ? C’est comme ça que tu as réussi à inciter papa à me virer de chez lui durant 4 mois. J’imagine que tu vas encore tenter de le faire, en m’incriminant le plus possible. Et tu t’imagines que je ne vais rien dire ?

Mais c’est terminé, Constance, tu ne me fais plus peur. Sache qu’à chacun de tes SMS j’étais en crise d’angoisse, par peur d’une remontrance, d’un mot acerbe, d’un reproche. Je n’aurais jamais dû m’écraser comme je l’ai fait par peur d’une punition, quand tu profitais d’un oubli, d’une bêtise ou d’un truc vexant que j’aurai pu dire pour me hurler dessus.

Je ne pouvais même pas faire des blagues sans être engueulé pour insolence. Avec toi, j’ai vécu dans la peur et le stress.

Tu auras beau offrir des cadeaux, avoir des petites attentions, faire des compliments, être gentille, ça n’est pas suffisant. J’ai toujours eu cette image de toi, rigide et autoritaire, qui me foutait la pression et qui me poussait à la fugue.

Je n’aurais pas dû m’écraser devant toi, te rappeler que tu n’es pas ma mère, et que tu n’as pas à te mêler de mon éducation en t’immisçant dans ma relation avec mon père ni à faire la loi.

Tu n’y connais rien en éducation, mais tu as réussi à évincer mon père des décisions qui me concernent. Je sais bien qu’il ne fait que suivre tes conseils, pensant peut-être bien faire. Mais finalement il n’est là que pour toi, pas pour moi, tout comme il n’était pas là pour ma mère, ce qui explique leurs engueulades et le divorce.

Je ne doute pas qu’il m’aime, et lui imposer de choisir entre toi et moi doit être terriblement douloureux pour lui. Tu t’es toujours arrangée pour tirer les ficelles à ton avantage. Et papa ne prend aucune décision par lui-même. Ce n’est pas pour rien que votre couple est aussi fragile. Je n’ai pas de conseils à te donner, mais je crois qu’une thérapie de couple s’impose, cela vous fera le plus grand bien. De son côté, ma mère et Antoine ne rencontrent pas tous ces problèmes que vous avez. Peut-être parce que Antoine a déjà eu une vie de famille, lui.

Tu me reproches d’avoir changé d’avis sur un truc important sans savoir quels sont les problèmes que je rencontre dans ma vie. Et j’en ai. Tu peux me considérer comme un ado stupide, hypocrite et menteur, tu ne sais rien de moi. Je suis sans arrêt obligé de choisir entre mes deux parents, à ne pas savoir quelle décision prendre pour faire plaisir aux deux alors qu’ils ne sont jamais d’accord. Et depuis toi c’est pire. Ma vie, c’est ça. Je n’ai pas d’amis, je me sens comme mort dedans, j’hésite sur tout, je ne sais même pas qui je suis. Mais je n’ai que 17 ans. Et mes problèmes sont normaux.

Visiblement, tes problèmes sont plus sérieux. Ton autorité est agressive et toxique. Tu veux tout le temps avoir raison, et tu pousses les autres à la faute, à avoir des comportements odieux, à se planter, pour pouvoir dire que tu avais raison.

Mais c’est terminé. Tu ne me fais plus peur. Je suis bien décidé à me faire entendre et respecter, et j’en assumerai toutes les conséquences. Alors si jamais, le 2 août, tu m’empêches de venir récupérer mes affaires avant de partir en vacances chez tata, si jamais tu me fais la moindre remarque désobligeante, si tu m’insultes, si tu m’engueules ou me hurles dessus, si tu lèves la main sur moi ou m’interdis juste l’accès à l’appartement, je porterai plainte.

Tu voulais que je m’exprime ? Je me suis exprimé.

Karl

Au fil de la lecture, Marie-Anne rétrécissait dans son large fauteuil crème. Elle posait un regard triste sur son fils et sa compagne qui déchiffraient à haute voix cette lettre odieuse, en la ponctuant d’exclamations scandalisées.

Victor resta en état de choc face à ces accusations explicites de maltraitance. Les attaques qui pullulaient dans ce courriel souillaient l’intégrité de Constance, et déchaînèrent une éruption colérique. Elle revit le visage de Karl, ses sourires espiègles et malicieux qui l’avaient conquise. Elle se remémora en un instant toutes les rigolades, les chatouilles quand il n’avait que 10 ans, les apéros, les jeux, les vacances. Elle ressentit les blessures de toutes les épreuves et les crises traversées en seulement 6 ans, comme la douce chaleur des espoirs qu’elle avait nourris de créer une famille avec Victor et cet enfant.

Le barrage émotionnel céda. La douleur était suffocante et les larmes ruisselèrent de ses beaux yeux verts jusque dans ses phrases, puis inondèrent les pensées qu’elle extrayait avec toute la détresse d’une personne qui se noie, sentant ses dernières forces l’abandonner.

— C’est… Je ne peux pas… rester… je dois… je dois quitter Victor… Il faut… Ce n’est pas… Ce n’est plus possible… C’est fini.

Intermède 1

Le jour où Karl est né a été pour moi un de ces moments sacrés que la vie, dans son avarice, distille au compte-gouttes durant la grâce qui nous est offerte de fouler cette planète, dans cette sphère d’existence. C’est du moins ainsi que je l’ai vécu.

Je n’étais qu’un jeune homme de 32 ans d’une dizaine d’années plus vieux que mon père à ma propre naissance. Lui, cela faisait déjà 5 ans qu’il nous avait quittés. Ingénieur en construction routière pour la DDE du Vaucluse en Avignon, il suivait une maîtrise d’œuvre : l’aménagement d’un nouveau rond-point sur un tronçon mortel de la D52. Il avait plu abondamment la veille, mettant le travail à l’arrêt, et imposant un contrôle des dégâts potentiels provoqués par un orage aussi long que violent. Cette route reste particulièrement dangereuse, vous savez.

L’automobiliste qui allait sceller plusieurs destins ne dépassait pas les 80 km/h en approchant du chantier. C’était un amoureux de la nature, des animaux, engagé dans la défense des forêts, des écosystèmes, de la vie. Le chien a déboulé si vite sur la départementale, aux trousses d’un lièvre. Un coup de frein, un coup de volant. La chaussée encore trempée. La voiture qui glisse sur le bas-côté. Le gravier d’accotement transformé en roulement à billes par l’eau qui l’imbibait sur une couche de boue. Tout ce que cet homme connaissait de la conduite ne lui servit à rien. Le véhicule, devenu incontrôlable, percuta à 70 km/h des blocs de bordure de route, fit un court vol plané le temps de faucher papa, le contremaître et un ouvrier, avant de s’écraser sur le finisseur qui aurait dû déposer le bitume la veille, s’il n’avait pas autant plu. Le manœuvre et son chef moururent sur le champ. Mon père, pris en charge par les secours, rendit l’âme sur la table d’opération alors que maman, dans la salle d’attente de l’hôpital, espérait l’inespérable, elle, médecin-urgentiste qui ramassa tant de débris d’existence dans sa carrière.

Dans mes ressentis du moment, mon père m’avait été enlevé par une causalité cruelle, ou par une déité sadique manigançant d’injustes destins. Il avait à peine 51 ans.

Ainsi, à la naissance de Karl, après que Corine fut ramenée en chambre à la suite de la césarienne, je me suis retrouvé avec cette fragile parcelle de vie dans les bras. Je pris alors conscience de choses qui me dépassaient, que je n’étais plus seulement Victor Béranger, si tant est que j’eusse su un jour ce qu’être Victor Béranger pouvait bien vouloir dire. Cette vérité extraordinaire me transperça à la manière d’une étoile filante : j’étais Papa.

Aussi saugrenu que cela puisse paraître, dans l’intimité de cette salle d’opération immaculée, recouvert d’une blouse jetable verte et d’une charlotte assortie, mes premiers mots à ce tout petit bonhomme s’écoulèrent depuis les tréfonds de mon âme :

— Je ne m’appartiens plus, mon fils.

2e partie

2012-2019

On ne voit jamais les autres tels qu’ils sont. On n’en a que des visions partielles tronquées, à travers les intérêts du moment.

Eric-Emmanuel Schmitt, L’évangile selon Pilate

Je me fous, fous de vous, vous m’aimez

Mais pas moi, moi je vous voulais, mais

Confidence pour confidence, c’est moi que j’aime à travers vous

Jean Schultheis, Confidence pour confidence

Et si c’était un sport d’être con, tu s’rais sûrement un putain d’champion.

Bagdad Rodéo, Tes idées

Chapitre 4

Genèse

En novembre 2012, l’idée de vivre en couple et fonder une famille était aussi frivole pour Constance que de faire du saut à l’élastique avec une enclume. Assistante juridique au cabinet d’avocat Giffert & Pancotte, elle fut contactée par une ancienne camarade d’étude devenue enseignante. Cette dernière organisait dans son établissement scolaire une journée de rencontre avec des professionnels afin d’y présenter les différentes filières du tertiaire.

C’est ainsi qu’elle se retrouva au lycée Sainte-Blandine en compagnie d’une trentaine d’intervenants de divers horizons, venus participer à cette journée d’orientation. Elle s’était préparée à expliquer les tenants et aboutissants de son métier, à répondre aux questions des élèves. Mais elle n’avait pas imaginé s’éprendre de ce M. Béranger dont l’aura de bienveillance l’avait subjuguée. Préservant son éthique, elle avait surmonté les fanfares de son cœur et gardé une attitude chaleureuse sans se trahir. Mais elle prit soin d’accepter la carte de visite qu’il lui tendit quand il la salua en personne, chose qu’il ne fit pas avec tous.

De retour chez elle, Constance s’installa dans son salon, un whisky à la main, et contempla cette carte qu’elle faisait jouer entre ses doigts agiles, obnubilée par cette lumière qu’elle avait perçue en ce Victor Béranger. Perdue dans ses pensées, elle n’entendit vibrer son portable qu’au dernier moment et rata la communication. Elle constata 3 appels en absence de sa mère. Reposant son verre sur la table basse, elle se pelotonna confortablement dans son fauteuil club élimé, sous son plaid pêche et lui téléphona.

— Maman ? J’ai vu que tu avais cherché à me joindre à 3 reprises. Tout va bien ?

— Oui, Constance, répondit Éloïse, je vais bien. Tu m’avais dit que tu me raconterais ta journée, et vu l’heure je me suis inquiétée.

— Ah zut ! Excuse-moi, maman. J’ai oublié, dit-elle, confuse. Je suis rentrée il y a un moment, et je… me détendais en écoutant de la musique. C’était un peu long, mais… intéressant.

— Intéressant ? Des élèves de lycée professionnel ?

— Mais oui. Ils sont bien plus pertinents qu’on ne le pense. Enfin, pas tous, hein ! Mais certains se sont montrés curieux et motivés. Comme quoi, les préjugés nous jouent souvent des tours. Et puis il y avait aussi les autres intervenants de différentes filières. C’était sympa d’échanger tous ensemble à midi.

— Vous avez mangé à la cantine ? dit-elle en riant.

— Très drôle… Non, les élèves du bac sanitaire et social nous avaient préparé un petit buffet délicieux et bien présenté. Apparemment, les profs de ce lycée savent recevoir, et tout le monde s’en donne à cœur joie. En somme, c’était une belle journée, et ça change un peu du bureau, même si j’adore mon métier. C’était… enchanteur que de pouvoir en parler.

Elle se pencha en avant pour récupérer son verre sans choir du fauteuil.

— Tiens donc ? Je te sens bien guillerette pour une journée un peu… longue. Tu n’aurais pas fait une rencontre… enchanteresse, par hasard ?

— Maman, soupira-t-elle. C’était une réunion interprofessionnelle. Pas un speed-dating.

La conversation terminée, Constance fut interpellée une fois de plus par la clairvoyance de sa mère. Elle savait qu’Éloïse espérait que son aînée se case enfin, elle lui répétait souvent qu’il n’y a pas que le travail dans l’existence. Mais Constance affectionnait sa liberté, refusait la pression sociale qui invitait les femmes à se trouver un bon parti à marier pour pondre 1,83 bambin, et préservait par-dessus tout sa vie sentimentale et sexuelle des relations familiales et amicales. Non pas qu’elle eut de secrets à cacher, mais elle considérait que sa tranquillité passait par une discrétion absolue sur qui elle fréquentait, que ce soit pour 2 semaines ou pour un soir. Quant aux émotions amoureuses, elle y voyait d’ordinaire un attachement dangereux au potentiel douloureux, et qu’il convenait d’éviter.

Reprenant la carte de visite, elle se confronta à ses ressentis inattendus et effrayants, et décida que ce Victor Béranger commençait à l’emmerder à lui filer ainsi des papillons dans le ventre et à exacerber des désirs qu’elle redoutait. Elle se leva d’un coup et rangea la carte au fond d’un tiroir de son bureau. Elle retrouva Victor Béranger durant son sommeil, dans un rêve où il lui parlait des projets interdisciplinaires du lycée, autour du buffet dressé par les élèves, où elle était entièrement nue.

*

Début janvier 2013, alors qu’elle travaillait sur un dossier de litige de voisinage – un locataire excédé tentait de jouer au corbeau – la secrétaire lui transmit une communication inattendue : M. Béranger la contactait en quête de lieux de stages pour les élèves inscrits en gestion-administration. Il lui exposa les bases d’un partenariat qu’il envisageait entre l’établissement et les participants à la journée d’information professionnelle. Constance lui répondit que c’était une initiative à laquelle ses employeurs souscriraient volontiers. Il précisa avoir délégué aux professeurs principaux une partie de cette mission, mais compte tenu de la notoriété du cabinet dont il estimait la « grandeur », qu’il tenait à passer celui-là. Constance comprit aisément 2 choses : monsieur Béranger s’était bien renseigné sur Giffert & Pancotte, et son implication personnelle dénotait un simple prétexte pour se rappeler à son bon souvenir. À la fin de la conversation, après avoir fixé un rendez-vous avec maître Giffert, elle fit une proposition qui l’étonna elle-même :

— Monsieur Béranger, puis-je me permettre une dernière question ?

— Mais je vous en prie.

— Seriez-vous d’accord pour que nous nous voyions en dehors de tout contexte professionnel ?

*

Sans comprendre pourquoi ni comment, Constance tomba amoureuse. La moindre sonnerie, la moindre notification de SMS ou de courriel la mettait dans une excitation qu’elle ne contrôlait pas. Comme à son habitude, elle ne parla de Victor à personne ni en famille ni à ses amis. Cet homme avait une présence et un charisme qui lui coupait le souffle tout en exacerbant le plus insignifiant de ses désirs. Il émanait de lui force, sensibilité et joie de vivre. Il avait joué d’entrée de jeu la carte de la franchise en exposant son divorce à l’amiable 2 ans auparavant et l’existence de Karl, 10 ans. Ils évoquaient leurs métiers avec passion, les plaisirs simples qu’ils affectionnaient, du fait qu’ils appréciaient tous deux les bons whiskys, ce qu’il trouvait rare chez une femme. Elle savourait le regard perçant et flamboyant de ses yeux sombres posés sur elle, toutefois gênée d’être ainsi mise à nue. Quant à ses caresses et ses baisers, elle en était folle. Dans ses bras, le temps disparaissait, le monde se figeait sur leur amour. Pour elle, c’était une certitude : leurs étreintes tendres comme les plus sauvages pouvaient fendre le firmament, et des étoiles explosaient à chacun de leurs orgasmes.

Ils vécurent d’abord cachés de tous, goûtant chaque minute de leurs retrouvailles comme chaque jour de leurs absences. Trois mois après le début de leur histoire, Victor emménageait dans l’irrésistible quartier du Vallon-des-Auffes, dans un grand appartement doté d’une vue imprenable sur la Méditerranée. La première personne qu’elle lui présenta fut son amie Josépha Di Lorenzo, une éducatrice spécialisée rencontrée lors d’une affaire de délinquance juvénile et avec qui elle entretenait une relation durable. Pour Victor, ce fut Éric et Maelle Amoreti, un couple de joyeux drilles d’une famille recomposée. Au fil des jours, l’un et l’autre partageaient leurs univers privés, en commençant par leur premier cercle. Ils firent connaissance de leurs mères respectives au début de l’été, et révélèrent ainsi leur union.

*

Constance préféra retarder la rencontre de Karl. Sans jamais l’avoir expérimenté, elle savait l’importance et la délicatesse de son arrivée dans la vie de l’enfant.

Lors d’un après-midi d’été chez Éric et Maelle, Constance fut présentée à Karl sans tambour ni trompette. Ce dernier s’amusait avec Alex, le petit garçon d’Éric âgé de 5 ans. Karl prenait plaisir à le faire rire.

Alors que le couple ne se retrouvait qu’une semaine sur deux, au rythme inverse de la garde alternée, Constance les rejoignit peu à peu pour des week-ends à 3. Quand il fut établi pour Karl qu’il y avait bien un truc spécial entre son père et Constance, les sorties s’enchaînèrent, les pique-niques, les cinémas, les gaufres, les glaces. Constance trouvait Karl mignon et attachant, avec une forte ressemblance à son papa. Elle le chatouillait, il partageait ses films d’animation favoris, ses jeux, ses dessins. Il la taquinait, parfois un peu trop, trait qu’il avait certainement hérité de Victor. Elle faisait semblant de s’offusquer, ce qui le faisait rire. Elle nota qu’il évoquait souvent sa maman, pour la plaindre le plus souvent. Victor accordait beaucoup d’attention à Karl, et compensait par une présence accrue sa monoparentalité.

Puis les week-ends à Lourmarin se multiplièrent. Elle voyait combien la grand-mère aimait le petit-fils et le fils, combien le père aimait son enfant et sa mère. Elle entrait dans cette famille, et elle recevait un bon accueil. Constance était par ailleurs subjuguée par le passé de médecin-urgentiste de cette femme solaire.

— Mais, vous n’avez pas travaillé uniquement aux urgences hospitalières ? demanda-t-elle au cours d’une discussion passionnante sur la réanimation.

— Non, en effet, je suis aussi allé sur le terrain avec une unité mobile pendant des années. C’était tout autant éprouvant que gratifiant. Le plus difficile est d’accepter que parfois on arrive trop tard.

— Vous voulez dire… que la personne est déjà décédée ?

— Pas seulement, dit-elle en allumant une Gauloise. Dans certaines circonstances, j’aurais pu sauver la victime, ou du moins maintenir ses constantes jusqu’à l’hôpital, en débarquant ne serait-ce que 2 minutes plus tôt. C’est un métier où les miracles restent rares.

— Vous êtes une sacrée femme, Marie-Anne. Vous semblez tellement en paix avec cela.

— On doit bien garder une distance professionnelle, répondit-elle en se perdant dans un épais panache de volutes bleues odorantes. Si on veut continuer, il faut admettre que les dégâts puissent être irréversibles.

Constance comprit l’allusion : la mort de Dorian habitait toujours cette femme de 69 ans. Et comment ne serait-elle pas hantée ? Victor ressemblait trop à Dorian. Cela faisait 15 ans maintenant que Marie-Anne retrouvait en son fils l’image de son mari. Constance était témoin d’un lien de filiation particulièrement solide. Victor restait le « tout petitde sa maman » tout en assumant l’homme providentiel qui aidait sa mère de son mieux, en apportant autant de joie que de réconfort.

Elle aurait aimé pouvoir agir de même pour Éloïse, bien qu’elle n’ait pas à rougir de son propre engagement. Mais les rapports mère-fille sont peut-être plus complexes. Éloïse Delaunay possédait un fort tempérament, de la même trempe que sa fille aînée. Et si des frictions émaillaient leur relation, elles la rendaient aussi sincère qu’authentique.

Éloïse appréciait au demeurant beaucoup Victor. C’était une femme à avoir ses têtes, bonnes ou mauvaises. Placé dans la première catégorie, Victor faisait l’unanimité, comme auprès des frères et sœurs de Constance qu’il avait pu rencontrer lors de l’anniversaire de la matriarche. Ceux-ci vivaient un peu partout en France, disséminés tels des pistils pissenlit au vent, chacun suivant librement son chemin.

Victor et Constance mirent donc à profit les 2 premières années pour s’apprendre l’un l’autre, à leur rythme, pour se découvrir au fil des jours, et pour se fritter copieusement, comme tout le monde.

*

Constance fit un choix important en novembre 2014. Après un très beau week-end d’automne et un pique-nique dans la forêt domaniale de la Sainte-Baume, elle surprit Victor et Karl en restant avec eux le dimanche soir au lieu de regagner son appartement. Prudente, raisonnée et décidée, elle se sentait prête à sauter le pas, elle qui s’était juré que l’amour et la vie de couple ne façonneraient pas son existence.

*

Chapitre 5

2015 : Installation

Victor avait espéré ce moment avec délice. Bien que l’amertume de ne pas s’être côtoyé 7 jours durant s’évanouissait lors d’heureuses retrouvailles, il s’était gardé de mettre la pression à Constance en évoquant son possible emménagement. Il l’aimait trop pour courir le risque de la faire fuir et avait profité de chaque instant qu’ils avaient pu vivre ensemble, même une semaine sur deux. À l’annonce de son non-départ, Karl déclara de sa voix flûtée :

— C’est cool, on va se voir plus souvent.

Victor regarda sa compagne en souriant et surprit l’ombre d’un soulagement sur son visage. Il s’avança vers elle, l’embrassa et la prit par la main.

— Viens, j’ai un truc à te montrer.

Il l’entraîna dans la chambre, et referma la porte derrière elle.

— Heu… Victor, j’ai très envie moi aussi que tu me montres ton « truc », dit-elle avec malice, mais ton bout de chou n’est pas encore couché.

— Ce n’est pas de ça qu’il s’agit, répondit-il en riant. Tu connais déjà mon corps sous toutes ses coutures. Non, viens à côté de moi.

Il s’approcha de la commode en bois brun à droite du grand lit dans lequel ils s’endormaient blottis l’un contre l’autre. Il ouvrit le premier tiroir devant Constance, intriguée. Il était vide, et elle en resta interdite.

— Hooo, un tiroir vide, s’exclama-t-elle en surjouant la surprise. On t’a volé tes chaussettes, mon amour ?

— Ha, ha, ha, ironisa-t-il en levant les yeux au ciel. J’me disais que tu pourrais y déposer tes affaires, du moins celle que tu as avec toi. Ce sera mieux que ta jolie, mais petite valise, ajouta-t-il avec un large sourire.

— Mais c’est trop chou, ça, fit-elle en battant des cils. Mais, comment savais-tu que j’allais rester ?

Elle accompagna sa question en tapotant de son index sur le bout du nez de Victor.

— Hé bien – il se gratta la tempe droite, juste au-dessus de l’oreille – je l’ai préparé il y a un moment, sans t’en parler, pour ne pas te brusquer. Et maintenant que tu décides de ne pas rentrer chez toi, eh bien…

Il inspira à fond et déclara, solennel :

— Voilà, ma chérie, je t’offre ce tiroir. Enfin… Pas que, hein, je vais t’aménager aussi de la place dans la penderie. Tu prendras le temps que tu veux pour amener tes affaires…