Et si c'était lui ? - Paul Ghiari - E-Book

Et si c'était lui ? E-Book

Paul Ghiari

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Beschreibung

Sur la ligne 1 du métro parisien, une tragédie inattendue s’abat, défiant le commandant Gonzalez et le commissaire Henri qui se lancent dans une enquête complexe. Pendant ce temps, Sandra redoute le sort de Léo, un habitué de cette ligne. Qui est le responsable de cet acte effroyable, et quelles motivations obscures l’ont poussé à agir ainsi ?


À PROPOS DE L'AUTEUR

Paul Ghiari, avocat corse au barreau de Paris, a toujours été captivé par les thrillers à l’intrigue haletante. C’est cette passion qui l’a mené à l’écriture de "Et si c’était lui ?", un roman mêlant subtilement thriller amoureux et policier. À travers la complexité des liens entre les différents personnages, il propose un livre conçu pour tenir en haleine jusqu’à la dernière page. Ses chapitres brefs et rythmés, alternant les protagonistes, offrent une lecture captivante.

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Seitenzahl: 480

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Paul Ghiari

Et si c’était lui ?

Roman

© Lys Bleu Éditions – Paul Ghiari

ISBN : 979-10-422-0250-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Le jour de l’événement – 7 h 58

« Police secours, à votre écoute ?

— Il s’est passé quelque chose de grave, venez vite, répondit une jeune femme à l’accent de l’Est prononcé.
— Calmez-vous et dites-moi où vous êtes ?
— Il y a beaucoup de fumée… c’est… c’est terrible.
— Madame, dites-moi où vous êtes et j’envoie une équipe sur place.
— Je… je ne peux pas… c’est vers Neuilly… répondit-elle avant de raccrocher.
— Madame… insista l’opératrice, mais elle entendit seulement le bruit de la tonalité. »

Cet appel constitue la toute première information reçue par les forces de police concernant l’événement de la ligne 1 qui enflamma la France entière.

Partie une

Docteur Stefani

Un mois avant l’événement – peu après 16 h

Prochain patient, Yannick Van Burn, pensais-je, alors que j’étais encore en rendez-vous. Allait-il être aussi déprimé que lors de la dernière séance ? me demandais-je. Il a tout de même évoqué le fait de se suicider. Il l’a fait de manière détachée, mais cela reste inquiétant. Nos rendez-vous ont changé si rapidement, remarquais-je. À la base, je n’étais pas censée soigner un suicidaire… j’ai parfois l’impression de devoir traiter un nouveau patient.

« Vous comprenez ce que je vous dis, docteur ? me demanda la patiente allongée sur mon sofa, et je sursautai presque en l’entendant.

— Bien sûr, je vois ce que vous voulez dire, mais nous développerons ce point la prochaine fois, car la séance est terminée, répondis-je. »

Je la raccompagnais jusqu’à la porte d’entrée et, lorsque je passai devant la salle d’attente, je vis Yannick qui m’attendait sagement. Il arrivait toujours quelques minutes en avance. Je le saluai et l’invitai à me suivre dans mon bureau. La séance commença, nous parlâmes de sa déprime, puis un long silence s’installa pendant lequel il semblait avoir été aspiré dans un autre monde. Je lui demandai s’il était toujours présent, mais il ne répondit pas. Je redemandai un peu plus fort et il marmonna quelque chose d’incompréhensible.

« Pouvez-vous répéter s’il vous plaît, je ne vous ai pas entendu, demandai-je en haussant la voix de manière significative.

— Je suis la définition de l’échec, dit-il comme s’il avait trouvé une bonne formule. J’ai tout raté alors que j’avais un modèle à suivre. Ce n’était pas si compliqué !
— Vous avez créé un modèle trop difficile à atteindre face auquel vous vous sentez rabaissé, mais si vous prenez le temps de réfléchir…
— Je suis devenu l’ombre de mon ombre, dit-il, les yeux dans le vague. J’étais l’ombre de mon modèle, mais désormais je ne suis plus que ma propre ombre.
— La formule est efficace, mais vous exagérez, vous êtes dur avec vous-même, tempérai-je.
— Vous arrive-t-il de vous balader sur les quais de Seine, docteur ? demanda-t-il sans me regarder.
— Oui, ça m’arrive, répondis-je.
— Il y a un point de vue que j’adore près du pont Alexandre-III, on y voit le drapeau français flotter sur le Grand Palais. Ça doit être un bel endroit pour se jeter dans la Seine.
— Vous êtes sérieux quand vous évoquez cela ? demandai-je.
— Non, je n’aurais pas la force nécessaire. Même mourir ne me motive pas assez… ou bien alors, j’aimerais disparaître comme un cachet d’aspirine, crier mes dernières bulles et hop, disparu… comme cela ça m’irait !
— Pourquoi voulez-vous ...
— Je suis certain que mon suicide serait un échec, dit-il en pouffant, je ferai partie de ces loosers qui, non contents d’avoir raté leur vie, se payent le luxe de louper leur mort.
— Vous savez que plaisanter de ces choses-là n’est pas anodin, il ne faut pas banaliser ces mots.
— Au panthéon des ratés, j’aurais ma place réservée bien au chaud, dit-il avant de replonger dans une léthargie de plus en plus inquiétante. »

Sandra

19 mois avant l’événement

Il faisait beau. Je me rappelle précisément la lueur des rayons du soleil et la couleur du ciel, un bleu océan très rare pour Paris. Je m’en souviens parce que ça ne s’oublie pas le jour où l’on rencontre l’amour de sa vie. Ce jour-là, même les détails sans importance vous marquent, ils restent accrochés au récif de votre mémoire. Le soleil rentrait par tous les pores de ma studette rue Vavin, je sentais qu’il m’appelait. Je suis sortie de mon lit comme un enfant le matin de Noël, en courant pour répondre à cet appel. J’ai enfilé une tenue simple, mais élégante, j’ai rapidement démêlé mes cheveux pour qu’ils ne soient pas trop frisés et j’ai mis une fine couche de rouge à lèvres comme si j’avais pressenti que je serais regardée. J’ai attrapé La Promesse de l’Aube qui trônait sur ma table de nuit, puis j’ai filé au Starbucks du coin pour acheter un café au nom exotique, et j’ai marché lentement jusqu’à l’entrée du jardin du Luxembourg. Je connaissais ce lieu par cœur et j’adorais serpenter dans les allées sans but précis, juste pour le plaisir de plier le temps à ma volonté, pour le plaisir de le faire disparaître. Mes déambulations me conduisirent au centre du parc où se trouve un grand bassin au milieu duquel une petite fontaine représente des enfants supportant une vasque. Le bassin est encerclé de quelques palmiers posés dans de grands pots et de plusieurs chaises réservées pour ceux qui se lèvent tôt.

Il était là. Assis en train de lire Sa Majesté des mouches. Je me suis assise à quelques mètres sans lui prêter une attention particulière, car il est rare que l’on fasse une forte impression lorsque l’on est enfoncé dans une chaise. Je me suis installée confortablement, j’ai pris un bol d’oxygène puis, avant de me plonger dans mon livre, j’ai fait un tour complet de mon environnement comme on pourrait le faire avant de quitter le quai d’une gare pour monter dans un train.

C’est à ce moment précis que j’ai trébuché sur son regard. Combien de temps dure un croisement de regard ? Une seconde tout au plus et pourtant, quand j’y repense, je me dis qu’il y avait de l’éternité dans cette seconde. Nous avons tout naturellement détourné nos yeux et fait mine de retourner à nos occupations. Cependant, à chaque fois qu’un bruit de feuille, de craquement de branche ou que sais-je nous donnait l’occasion de relever nos têtes, nous trébuchions à nouveau. La scène se reproduisit si souvent qu’elle en devint gênante. Nos yeux étaient attirés comme deux aimants. Quelque chose de plus fort que notre volonté était en train de se jouer de nous.

Les minutes passèrent ainsi sans qu’il réagisse davantage. Je finis par m’agacer de sa passivité et je commençais à penser furieusement que, s’il n’avait pas le cran de venir me parler, je ne le regarderais plus jamais. Je tins deux minutes qui parurent deux heures avant de céder à nouveau, pour mon plus grand bonheur. Je ne lisais plus la moindre ligne, mon livre était devenu un bouclier et je pestais de ne pas pouvoir l’observer au travers. J’aurais été si heureuse si j’avais pu le regarder sans qu’il le sache. Mon impatience s’accentua tellement que mon corps commença à se rebeller, mes épaules oscillaient d’avant en arrière, mes jambes fourmillaient, ma tête bourdonnait et mon pied droit se mit à danser une macarena nerveuse sans mon consentement. Je ressemblais à un pantin désarticulé dirigé par un marionnettiste en pleine crise d’épilepsie. En face, il n’en menait pas large, une lutte intestine le poussait à intervenir et je notais qu’il se tendait à vue d’œil. Il enleva sa veste et laissa apparaître une silhouette dessinée au couteau, ses bras puissants dont on aurait dit qu’ils étaient faits pour me porter provoquèrent en moi une chaleur inattendue. C’en était trop, je ne pouvais plus tenir et je fis donc mine de m’en aller. Mine seulement, car je cherchais à le faire réagir. Et cela fonctionna.

Il se leva.

Était-ce pour partir ou pour me rejoindre ? pensais-je. Mon cœur resta suspendu et je n’osais le regarder à nouveau de peur d’emporter sa décision, car, si mon regard furieux l’avait fait fuir, je ne m’en serais pas remise et si, au contraire, mes yeux remplis de supplication l’avaient conduit à venir me parler, j’aurais désespérément pensé qu’il venait me voir par pitié.

Non ! pensais-je, la décision lui appartenait, c’était à lui de choisir de venir ou de partir. Je restais donc là, figée comme une statue d’argile qui attend un souffle de vie pour se mouvoir enfin. Il commença à faire quelques pas dans ma direction, puis sembla se raviser.

J’entendis la sirène d’une ambulance et il me sembla que c’était mon cœur qui faisait ce vacarme. Une équipe de secouristes déboula autour du grand bassin à la recherche d’une personne qui venait de faire un arrêt cardiaque. Ce remue-ménage inattendu qui dura plusieurs minutes dut lui donner du courage puisqu’il se décida enfin à venir me parler lorsqu’ils s’en allèrent.

« Bonjour, bredouilla-t-il tout en essayant de trouver de la contenance, tu aimes ton livre ?

— Euh… oui, enfin, je viens de le commencer.
— Je l’ai beaucoup aimé, mais je ne suis pas sûr d’avoir compris la fin, dit-il hésitant, puis il ajouta : je m’appelle Léo, tu t’appelles comment ?
— Sandra, répondis-je simplement.
— Enchanté Sandra, tu viens souvent bouquiner ici ?
— Euh oui, enfin d’habitude je m’assois plutôt sur un banc isolé, à l’abri des regards, répondis-je sans malice.
— Tu as raison, c’est mieux pour lire, répondit-il en souriant, puis face à mon silence, il ajouta un peu gêné : ça te dirait de boire un café à l’occasion, quand tu auras fini ton livre ? Tu pourrais peut-être m’expliquer ce que je n’ai pas compris.
— Euh… oui… je pense que c’est possible, répondis-je. »

Il prit mon numéro puis il s’en alla sans se retourner. Il me laissa là sans trop savoir que faire. J’étais en colère et frustrée par la brièveté de notre échange. J’aurais encore préféré qu’il ne vînt pas m’adresser la parole, pensais-je. Et puis j’avais été froide et hésitante, je n’avais rien trouvé d’intéressant à lui dire. Il avait certainement déjà effacé mon numéro, me dis-je furieusement. Qui voudrait d’une nana qui vous allume du regard pendant vingt minutes, pour à peine vous adresser la parole quand vous l’abordez ?

Sur le chemin du retour, quelqu’un me demanda l’heure et je répondis en le regardant à peine. Je tapais plusieurs fois du pied au sol pour protester contre ma bêtise. Je me rappelle avoir effrayé plusieurs pigeons et un ou deux passants.

Abdel

18 mois avant l’évènement

Je marchais plus rapidement que d’habitude, car j’étais légèrement en retard et je détestais cela. J’avançais la tête rentrée dans mes épaules et les yeux dirigés vers mes pieds, comme si une ligne blanche m’indiquait la route à suivre. J’arrivais au métro et je m’engouffrais rapidement dans la rame. À cette heure-ci, il n’y avait pas trop de monde et je réussis à trouver une place assise. J’attrapai mon téléphone et, à l’abri des regards, toujours la tête rentrée, je lus quelques versets du Coran pour me donner de la force. Je sortis à la station de métro Esplanade de la défense, sur la ligne 1, et je me mis à courir de peur d’arriver ne serait-ce qu’une minute en retard. Je travaille dans l’une des plus grandes tours d’Europe, la tour Mirail. Elle fut longtemps la plus grande, mais elle a été dépassée par une tour de Londres ou quelque chose comme cela. En tout cas, elle mesure plus de 200 mètres et tous les matins, bien que j’eusse un peu le vertige, je ne pouvais m’empêcher de regarder son sommet en sortant du métro. J’avais l’impression de tomber et, en même temps, je me sentais fier de travailler ici. Je ne suis ni avocat ni comptable, je suis un membre de la sécurité. C’est peut-être moins prestigieux, mais je crois que je fais bien mon boulot. Mon boss dit souvent que je sais faire deux choses en même temps et que ce n’est pas si courant.

« Ça va, Abdel ? demanda Gérard qui exceptionnellement était à l’accueil.

— Ça va bien et vous, boss ? répondis-je.
— Ça va, ça va, dit-il en faisant une petite moue, puis il ajouta : j’ai un petit service à te demander.
— Tout ce que vous voulez boss.
— J’ai un nouveau qui vient d’arriver avec une semaine d’avance, ne me demande pas pourquoi et…
— Vous voulez que je lui fasse faire le tour de la maison et que je lui explique comment ça fonctionne ? répondis-je avant même qu’il eût fini sa phrase.
— Oui, voilà, c’est Cédric qui devait s’occuper de lui, mais tu sais comment il est ? dit-il en pestant. Il en fait trop et les jeunes aujourd’hui, il ne faut pas trop leur mettre la pression.
— Je sais boss, je vais lui montrer le bon côté de notre métier et demain il va revenir en courant, répondis-je en souriant.
— Merci, Abdel, il arrive à 8 h 30 et il s’appelle Brian.
— OK, c’est noté boss, à tout à l’heure ».

Cédric est un de mes collègues, du genre ours mal léché. Il doit bien mesurer dans les 1m95 pour plus de 100 kilos. Tous ses muscles sont très développés, ce qui le rend très fier. Il aime la musculation et il en parle beaucoup. Il ressemble à un énorme bulldog gonflé à la testostérone, la bave en moins. Encore que, ça dépend des fois. Ses mâchoires sont si imposantes qu’entre collègues, on plaisante en racontant qu’il mange des noix sans enlever les coquilles. Bien évidemment avant de dire cela, on vérifie qu’il n’est pas dans le coin.

Il s’occupe des gars à l’accueil, ceux qui contrôlent les entrées dans le bâtiment, puis dans les ascenseurs. Le boulot peut sembler simple puisqu’il suffit de vérifier que tout le monde a son badge, mais en réalité, passer 8 heures debout n’est jamais évident, peu importe la tâche. On raconte dans les couloirs qu’il a eu ce poste grâce à son oncle qui ferait partie du comité de direction de la tour, mais personne n’a jamais osé lui demander. On s’attend toujours à le voir débarquer à l’improviste pour vous balancer une tape dans le dos qui vous déboîterait l’épaule à coup sûr. Techniquement, Cédric n’est pas mon boss puisque je travaille dans un service différent, mais dans la réalité il se comporte avec tout le monde comme s’il dirigeait la tour.

Mon rôle à moi, c’est de regarder partout, d’avoir les yeux sur chaque personne. Je travaille en salle de vidéosurveillance et dans les étages où je fais des rondes régulières. En salle, je suis autonome et je surveille les étages 1 à 15 qui constituent la batterie basse de la tour et, dans les étages, je suis sous la responsabilité de Gérard, un vieux brisquard qui est plus âgé que les murs. À l’exception du vendredi, mes journées sont rythmées comme du papier à musique : une heure quinze de surveillance vidéo, une heure de ronde, puis quinze minutes de pause jusqu’à 16 h, et j’ai également droit à une pause déjeuner de 13 h à 14 h. Comme du papier à musique. Ce rythme me convient parfaitement, car il me permet de faire toutes mes prières chez moi, à l’exception de celle du déjeuner. Pour celle-ci, je m’isole dans la salle de repos ou dans les toilettes. Toujours à l’abri des regards.

Le vendredi, je termine à 11 h 30 et j’ai tout juste le temps de me rendre à la seule mosquée de la Défense. L’imam, qui ressemble davantage à un homme d’affaires qu’à un religieux, prêche un islam universitaire dont certaines notions m’échappent, mais je sens la présence de Dieu et c’est tout ce dont j’ai besoin. Ce souffle spirituel me pousse tout le week-end durant lequel j’effectue des sorties de course à pied plus longues que celles de la semaine. Tout cela me mène de nouveau au lundi et je reprends le chemin qui a été tracé pour moi avec la même foi.

Docteur Stefani

15 jours avant l’événement – 16 h

« Comment allez-vous aujourd’hui ? demandai-je.

— Je ne saurais vous dire, je suis éteint.
— Avez-vous eu des idées noires récemment ?
— Oui, ce matin avant de venir vous voir, répondit-il très calmement.
— Vous voulez m’en parler ?
— J’ai oublié ce que le mot vouloir signifie, répondit-il avec sarcasme.
— Nous ne sommes pas obligés d’en parler, dites-moi plutôt ce qui vous a amené à ces idées.
— J’ai repensé à notre discussion et je me suis dit que ce serait vraiment une belle mort de sauter du pont Alexandre-III, car j’aime beaucoup la vue.
— C’était une idée sérieuse ou fantaisiste ?
— Vous ne me prenez pas au sérieux ?!
— Pas du tout, je vous crois, vous le savez très bien, répondis-je pour le calmer, puis j’ajoutai : mais vous me l’avez dit vous-même, il vous arrive de mentir pour le plaisir de tromper les autres, vous vous rappelez m’avoir confié cela ?
— Vous avez raison, c’est un peu fantaisiste, dit-il en changeant le ton de sa voix comme si tout cela n’était qu’un jeu. Je ne suis pas sûr de mourir, donc ce n’est pas une bonne idée. Avez-vous une idée de suicide à me conseiller, docteur ? demanda-t-il avant d’éclater de rire.
— La forme était fantaisiste, mais qu’en est-il du fond ?
— Je ne comprends pas ce que vous dites.
— Je comprends que vous n’envisagez pas réellement de sauter dans la Seine, mais envisagez-vous de mettre fin à vos jours ?
— Oui, répondit-il sobrement, après un léger silence.
— Pourquoi pensez-vous à cela ?
— Parce que je n’ai plus d’autre choix, je ne vois pas d’autre fin possible. Je suis comme une bougie qui va s’éteindre. Je n’ai plus envie de vivre, c’est tout, répondit-il comme s’il avait réfléchi longuement à la situation.
— On a toujours le choix. Mettre fin à ses jours n’est pas un choix, c’est une conséquence lorsque la souffrance dépasse les armes que l’on a pour se battre contre elle.
— Si vous le dites.
— Vous prenez vos médicaments ? demandai-je, car ses propos commençaient à m’inquiéter.
— Oui, répondit-il simplement.
— Et ça ne vous calme pas ?
— Si, puisque je suis encore là. »

Sandra

18 mois avant l’événement

Léo, il s’appelle Léo.

Ce soir-là, j’ignorais l’importance que prendrait ce prénom pour moi, j’ignorais que je le prononcerais vingt, trente, cinquante fois par jour ; au réveil, doucement dans le creux de son oreille, en chantant sous la douche, dans ma tête en disant « mon Léo » pour me donner du courage avant d’aller travailler, dans un bar en l’appelant entre deux gorgées de vin rouge ; avant de fumer une cigarette, après avoir fait l’amour, le soir avant de me coucher, etc.

Malgré ma froideur, je reçus le message suivant, le lendemain de notre rencontre : « Salut c’est Léo, le gars du parc, ça te dirait d’aller boire un verre pour que tu m’expliques la fin de ton roman ? Bises ». Après de longs efforts pour trouver une réponse détachée sans être trop froide, je répondis simplement : « Avec plaisir, mais j’ai peur que tu sois déçu par mes explications » suivi d’un smiley qui faisait un clin d’œil. Je dois reconnaître que j’hésitai longtemps entre ce smiley et celui qui se contente de sourire.

Nous nous retrouvâmes le samedi suivant dans un bar à vin du VIe arrondissement de Paris qu’il avait choisi. Une coque de bateau servait de comptoir, les murs étaient remplis de bouteilles de telle sorte qu’on ne les voyait plus, et il régnait une ambiance chaleureuse et feutrée à la fois. C’était l’endroit idéal pour un premier rendez-vous. À en juger par la façon dont il salua les serveurs, je crains que ce lieu ne fût son repère, son « attrape-nana », l’endroit où il les faisait chavirer, mais il n’en fut rien.

« J’ai choisi ce bar, car j’y travaillais pendant mes études, je sais que c’est un endroit bien, me dit-il.

— Super, répondis-je simplement, c’est très sympa et j’adore le vin, ajoutai-je de manière un peu trop spontanée.
— Tu me rassures ! parce que si tu ne buvais pas de vin, cela aurait été compliqué, répondit-il avant d’ajouter sans transition : tu as grandi où, tu es parisienne ?
— Je suis parisienne depuis l’âge de 13 ans, donc je pense que je peux répondre positivement.
— Tu n’es pas une pure souche, dit-il en plaisantant, puis il ajouta : où étais-tu avant ?
— Un peu partout, répondis-je en laissant traîner ma voix comme si je voulais l’intriguer. Ma mère est peintre et mon père est ingénieur spécialisé dans la construction de ponts, donc nous bougions souvent d’un point à un autre.
— D’un pont à un autre, tu veux dire ? demanda-t-il en souriant.
— Oui, c’est cela ! répondis-je en riant un peu trop fort, car j’étais stressée et, car moi aussi je faisais souvent ce jeu de mots, puis j’ajoutai : et toi tu es un vrai parisien, une pure souche comme tu dis ?
— Pas du tout, dit-il en posant sa voix délicatement sur chaque syllabe, j’ai grandi dans le sud, à Aix-en-Provence et je suis arrivé dans la banlieue de Paris au moment de l’adolescence, dit-il, avant d’ajouter, après une pause et un sourire un peu forcé : je sais, je n’ai pas l’accent du Sud.
— Je n’ai rien dit, répondis-je simplement.
— Oui, mais tu l’as pensé très fort et tu t’es même demandé si je ne te baratinais pas. Je suis né avec un parfait accent neutre. C’est l’une de mes rares qualités, alors je la mets en avant, rajouta-t-il avant de sourire en me regardant d’un regard perçant.
— Et toi, que font tes parents ? demandai-je.
— Mon père était chef d’entreprise et ma mère femme au foyer, mais ils sont décédés lorsque j’avais 12 ans.
— Oh, mon Dieu, je suis vraiment désolée, je suis désolée d’avoir posé la question.
— Tu n’y es pour rien, répondit-il en souriant très naturellement, puis, comme pour dédramatiser, il demanda : tes parents à toi sont toujours en vie ?
— Oui, oui, et en pleine forme ! répondis-je, puis j’ajoutai de manière très spontanée : je les adore !
— J’ai déjà hâte de les rencontrer, répliqua-t-il en plaisantant maladroitement, ce qui provoqua un léger silence.
— Tu as fait quoi de beau aujourd’hui ? demandai-je pour changer de sujet.
— Ahh… je pense qu’il y a des questions auxquelles il vaut mieux ne pas répondre, dit-il en souriant. Je te dis ce que j’ai fait, mais tu ne te moques pas, promis ? demanda-t-il.
— Promis juré ! répondis-je enthousiaste.
— J’ai passé la journée à lire un livre sur les pipes…
— Les pipes ?! dis-je en explosant de rire puis j’ajoutai : mais sur les pipes… comment dire…
— Les pipes pour fumer, je te rassure.
— Ahh… et qu’y a-t-il de si intéressant à savoir sur les pipes ?
— Eh bien, plein de choses ! Comme par exemple que la première pipe aurait été fabriquée en même temps que la découverte du feu.
— Incroyable ! répondis-je sans réussir à contenir un sourire, puis j’ajoutais : et on peut savoir quel est le titre de ton livre ?
— Ahh… je pense qu’il y a des questions auxquelles il vaut mieux ne pas répondre, dit-il de nouveau.
— Allez ! dis-moi que je rigole un peu, répliquai-je hilare.
— La grande histoire de la pipe, répondit-il en souriant.
— La grande histoire de la pipe ! répétai-je sans pouvoir contenir un début de fou rire.
— C’est cela, répondit-il en rigolant franchement.
— Et pourquoi est-ce que tu lisais ce livre ? demandai-je d’une voix très douce.
— Ah… je pense qu’il y a des questions auxquelles il vaut mieux ne pas répondre, dit-il encore et nous éclatâmes de rire ensemble.
— Tu vas me faire mourir de rire avec ton histoire de pipe ! répondis-je entre deux rires.
— Eh bien, figure-toi que je suis… pipomane, je te rassure, je ne suis pas un menteur professionnel, je collectionne simplement les pipes !
— Arrête… dis-je en explosant de nouveau de rire.
— Tu ne pourras pas dire que je te baratine en me présentant sous mon meilleur jour, dit-il en souriant.
— Eh bien, tu as tort ! Je trouve cela formidable que tu collectionnes les pipes et que tu en parles librement, dis-je en rigolant puis j’ajoutais sérieusement : je ne plaisante pas, je trouve ça vraiment bien.
— Je suis ravi que ça te plaise, dit-il en souriant.
— Bon, j’ai une autre question à te poser, répondis-je pour changer de sujet.
— Tout ce que tu veux, dit-il sûr de lui.
— J’ai fini la Promesse de l’Aube hier, qu’est-ce que tu n’as pas compris exactement ?
— Ah… je pense qu’il y a des questions auxquelles il vaut mieux ne pas répondre, dit-il une dernière fois et je rigolais encore comme si cette simple phrase était devenue magique et pouvait déclencher un fou rire sur commande. »

Une fois que notre éclat de rire fut calmé, il me répondit : « j’ai tout compris, mais c’est la seule chose que j’ai trouvé à te dire pour t’aborder » puis nous rîmes de nouveau. Cette joyeuse partie de tennis propre aux premiers rendez-vous continua longtemps. Nous parlâmes de nos métiers, de nos études, de nos dernières vacances, de nos loisirs ainsi que de plein d’autres choses sans réelle importance. La conversation coula comme un fleuve tranquille emportant avec elle les sourires gênés, les silences inattendus et les brèves hésitations. Léo était beau et calme. Sa beauté était celle d’un jeune homme à la carrure sportive et au charisme magnétique. Il avait des cheveux épais et très noirs, ses yeux étaient très légèrement bridés et il avait la peau dorée. Les traits de son visage étaient si réguliers qu’on eût dit qu’il avait été dessiné au pinceau par un artiste obsédé par la symétrie. Un petit grain de beauté logé sur le bas droit de sa mâchoire, à l’endroit où elle rejoint le cou et le menton, venait fêler cette symétrie pour le rendre encore plus désirable. Ses yeux noirs pleins de détermination contrastaient avec sa bouche qui avait un côté hypnotisant comme seules les bouches des femmes en sont normalement dotées. Il se dégageait de son regard une certitude inhabituelle chez les hommes de son âge. Il semblait avoir devant lui une route toute tracée que l’on avait envie de suivre. Et pourtant, de manière assez étonnante, cette certitude n’entraînait pas l’excitation que l’on retrouve chez les hommes ressorts qui se tendent et se détendent à longueur de journée, ces hommes qui ne tiennent pas en place et voient la vie comme un projet avec des étapes et des points d’évaluation. Il savait où il était et où il voulait aller sans que cela ne crée une quelconque urgence. Pour le décrire, on aurait pu citer à la troisième personne cette phrase connue qu’on imagine aisément se retrouver dans une papillote de Noël : « Il était maître de son destin, il était le capitaine de son âme ».

Il avait de l’assurance et, auprès de lui, je ressentais comme une toute-puissance. J’avais envie qu’il m’encercle, qu’il m’entoure et que nous ne devenions plus qu’un. Par conformisme et parce que je voulais garder un peu de mystère, je ne répondis pas favorablement à ses yeux qui m’encourageaient à l’inviter chez moi. Nous nous séparâmes après avoir pris un dernier verre dans un bar à cocktails, tout à fait charmant, dans lequel les serveurs ne se prenaient pas pour des demi-dieux, ce qui constituait le charme du lieu. Il régla les deux additions et, bien que je puisse éventuellement me qualifier de féministe, je n’y trouvai rien à redire. Bien évidemment, je fis mine de refuser et j’insistai pour payer ma part tout en sachant pertinemment que cela ne changerait rien à l’issue.

Quatre jours plus tard, lorsqu’il m’invita à boire un dernier verre chez lui, je le suivis sans sourciller. Je répondis sobrement : « d’accord, mais juste un verre ». Cependant, j’avais tout prévu puisque je disposais au fond de mon sac d’une tenue de rechange au cas où il faudrait aller directement de son appartement à mon boulot, le lendemain matin. J’avais également emporté de quoi me démaquiller, mon savon pour le visage, ma plaquette de pilules et deux préservatifs pour être certaine que rien ne pourrait gâcher cette première nuit. Je le suivis donc avec un sourire rempli de malice, car bien qu’il ait l’impression d’avoir emporté mon choix, j’avais prévu de le suivre bien avant qu’il ne me pose la question.

Il habitait dans le VIIIe arrondissement de Paris du côté de Saint Augustin. « Ce n’est pas le quartier le plus dynamique de Paris, mais je loue l’appartement à mon oncle, donc le loyer est très intéressant », me dit-il en sortant du métro. L’immeuble était classique, de l’Haussmannien pur jus, et son appartement était décoré avec goût et avec une extrême simplicité. Il me servit un verre de vin blanc pétillant italien qui ressemblait à s’y méprendre à du champagne et dès que j’eus fini ma coupe, il s’approcha doucement, imposa son corps et m’embrassa. Il passa ses mains dans mon dos, puis il les laissa glisser le long de mes reins avant d’attraper mes fesses pour me soulever avec force et délicatesse, comme si je faisais le poids d’une plume. J’encerclai son cou avec mes bras et j’entourai mes jambes autour de sa taille. Il se déplaça ainsi jusqu’à sa chambre tout en continuant de m’embrasser, puis il me déposa au milieu du lit. La lumière du salon qui éclairait la chambre à travers une porte aux vitres teintées créait une luminosité tamisée qui mettait nos corps en valeur. J’étais face à lui encore habillée, allongée sur le dos et redressée sur mes coudes. Il déboutonna sa chemise pendant que j’enlevais mon haut, puis il se pencha sur moi, son bras gauche le maintenait dans une forme de lévitation à la manière d’un gymnaste en plein exercice. Il passa sa main droite sous ma nuque et déposa un baiser sur mon front de telle sorte que je me retrouvais encerclée par son corps. Il m’embrassa encore une ou deux fois puis enleva mon pantalon et mes sous-vêtements que j’avais pris soin d’assortir. Il déposa de légers baisers sur mes joues puis sur ma poitrine en prenant soin d’éviter ma bouche comme pour faire naître une frustration, puis il descendit jusqu’à mon bas-ventre. Après un moment, je l’invitai à remonter en caressant ses cheveux et pour qu’il ne croie pas que cela ne me plaisait pas, car c’était tout l’opposé, je l’attrapais avec délicatesse et je le dirigeais en moi. Il commença alors une danse sensuelle faite de remous plus ou moins rapides comme un tempo africain. Nos corps ne faisaient plus qu’un, je m’abandonnais et calquais mes soubresauts sur les siens. Comme dans un film à l’eau de rose, nous jouîmes presque en même temps et lorsqu’il redressa sa tête pour m’embrasser une nouvelle fois, nos yeux se croisèrent et nous fûmes un peu gênés, car nous avions le regard de ceux qui ont perdu le contrôle. Il s’allongea sur le dos et me prit dans ses bras. Ma tête reposait sur son torse encore chaud et j’entendais nettement les battements de son cœur.

Je me rappelle parfaitement ce que j’ai pensé à ce moment-là ; je me suis dit que la vie serait belle à ses côtés.

Je suis allée prendre une douche et, à mon retour, il dormait paisiblement. Je décidai de dormir chez lui pour marquer que la relation pouvait devenir sérieuse et qu’il ne s’agissait pas d’un simple coup d’un soir.

Au réveil, il n’était plus là.

Abdel

18 mois avant l’événement

Quand je termine ma journée, il est encore tôt et la rame de métro est souvent vide, ce qui est très agréable. J’aime regarder la Seine entre les stations Esplanade et Pont de Neuilly. Je me mets à l’avant de la première rame et j’ai l’impression d’être sur la proue d’un bateau. Quand il neige, le spectacle est féerique. Dieu est grand pour nous offrir des choses si belles. Ensuite, c’est plus sombre jusqu’à Charles de Gaulle Etoile, mais la vue de l’Arc de Triomphe vaut le coup d’attendre quelques minutes sous terre.

Une fois sorti, je fais un tour sur les Champs-Élysées, je déambule et je regarde de loin les devantures des boutiques de luxe. Je n’ose pas m’approcher, car elles m’intimident. Je serpente entre les passants et j’essaie de deviner leurs nationalités. Quand il fait doux, je traîne jusqu’au McDo, j’achète un café et je vais me poser sur un banc. J’ai les moyens d’aller dans un vrai café, mais je ne me sentirais pas à ma place. Moi ce que j’aime, c’est qu’on me laisse tranquille ! J’aime observer, déambuler, sans que l’on me remarque.

Ensuite, je rentre chez moi, je fais ma prière puis je pars courir une heure sans mon téléphone. C’est mon moment de déconnexion. Ou plutôt de reconnexion. Avec Allah. Je pars toujours sans itinéraire et je le laisse guider chacun de mes pas. Il me ramène chez moi à chaque fois et je peux admirer toute sa Grandeur.

J’habite tout près de l’Arc de Triomphe dans un petit deux pièces en rez-de-chaussée, situé dans le XVIIe arrondissement. Je pourrais avoir beaucoup plus grand ailleurs, mais j’aime cet endroit, car c’est calme et c’est tout près du travail. Et puis il y a une autre raison, plus difficilement avouable.

Docteur Stefani

4 jours avant l’événement – 16 h

« Vous avez l’air fatigué, remarquais-je, car il n’arrêtait pas de bâiller.

— Je reste éveillé la nuit, ces derniers temps, répondit-il.
— Vous êtes préoccupé ? demandai-je.
— En sortant de votre cabinet la semaine dernière, je suis passé devant le pont Alexandre-III et je me suis arrêté à l’endroit dont je vous ai parlé, dit-il comme s’il n’avait pas entendu ma question.
— Et c’est toujours aussi beau, demandai-je après un léger silence ?
— Oh oui, un endroit merveilleux pour mourir ! mais je vous rassure, je n’ai pas sauté. C’est une idée à la con qui m’a retenu. Mes pieds étaient humides comme ils peuvent l’être après une longue marche et j’ai pensé qu’en sautant dans l’eau ils le seraient davantage. C’est bête, mais, quitte à choisir, je préfère mourir avec les pieds bien au chaud.
— J’aimerais que vous m’expliquiez de nouveau pourquoi vous me dites cela, demandai-je très calmement.
— C’est à cause d’elle ! Si elle n’était pas entrée dans ma vie, tout irait bien. J’avais trouvé mon équilibre.
— Je sais cela et je veux vous aider à retrouver cet équilibre.
— Le jour où elle est partie, tout s’est effondré. Ma vie m’est apparue telle qu’elle était, c’est-à-dire vide de sens. Je n’ai rien vu venir. Elle m’a donné rendez-vous sur une place où nous prenions souvent un verre. J’ai déposé un baiser humide sur sa joue sans qu’elle réagisse. Elle a simplement dit : je pense qu’il faut qu’on arrête. Je sais ce que tu as fait et je ne pourrais jamais l’accepter.
— Vous trouvez cela surprenant qu’elle vous ait quitté après ce que vous avez fait ? N’importe qui serait parti…
— Je pense qu’il faut qu’on arrête… j’ai pris ces mots en pleine face. J’ai entendu : je pense qu’il faut que tu arrêtes, comme si elle me demandait d’arrêter de vivre.
— Sur ce point, vous faites erreur, elle voulait seulement arrêter votre relation…
— Ce n’est pas comme cela que je l’ai pris, docteur. Je le sens, je suis au bout du chemin. »

Sandra

18 mois avant l’événement

J’ouvrais les yeux difficilement comme lorsque l’on a mis du temps à s’endormir après un début de nuit en pointillé. J’étendis mes bras en étoile et je fus surprise de ne pas heurter Léo. Je regardai autour de moi et je réalisai qu’il n’était plus dans la chambre. Je prononçai son prénom une ou deux fois sans obtenir de réponse. Il était probablement allé chercher des croissants, pensais-je en me recouchant dans le lit. Vingt minutes plus tard, j’en venais à la conclusion qu’il était parti sans me prévenir. Je commençais à ruminer, je pensais furieusement qu’il se comportait comme un pauvre type et, lorsque je m’apprêtai à franchir le pas de la porte pour partir, je découvris un Post-it avec un petit mot déposé sur la poignée.

« Chère Sandra, j’ai dû partir très tôt pour une urgence au boulot. C’était totalement imprévu. J’ai hésité à te réveiller, mais tu dormais si bien et il était si tôt que j’ai préféré ne pas le faire. Tu trouveras un petit déjeuner dans le frigo. Il te suffit de claquer la porte en partant, mais si tu préfères tu peux rester jusqu’à mon retour.

J’ai passé une soirée et une nuit délicieuse.

J’espère te revoir très vite.

Léo ».

Ces quelques lignes suffirent à me remplir d’un bonheur immense.

J’ouvris le frigo dans lequel il avait laissé une assiette avec deux tartines beurrées avec de la confiture, quelques grains de raisin et un œuf dur. En refermant la porte, je remarquai que son Frigidaire était rempli de magnets aimantés avec de nombreuses citations de Churchill. Je me rappelle celle qui était en plein centre, il était écrit : « Là où il y a une volonté, il y a un chemin. »

Abdel

17 mois avant l’événement

La raison un peu moins avouable, c’est une femme qui n’est pas musulmane, mais dans ses yeux le créateur a réuni toute la bonté du monde. Parfois quand je rentre du travail, elle me dit bonsoir et nous discutons un peu. Elle est gentille comme peut l’être un enfant, sa voix est douce comme du miel en hiver. Avec elle, je me sens en confiance, je peux lui parler de mon travail, des ennuis que je rencontre avec Cédric et elle est toujours de bon conseil. Je peux lui parler de tout sauf de ma foi, car elle ne comprendrait pas.

Parfois, je rêve et je nous vois tous les deux marchant côte à côte, je l’imagine se convertir à l’Islam puis se marier avec moi. Au fond, je sais très bien que cela n’arrivera pas, car ce n’est pas ma destinée. Je sais que ce ne sont que des rêves, mais parfois, quand j’ai du mal à dormir, j’y pense et cela me fait du bien.

Docteur Stefani

Le jour de l’événement – 16 h

J’ai regardé ma montre et j’étais surprise de ne pas le voir à l’heure. D’habitude, il arrivait toujours avec 5 minutes d’avance et, lorsque je quittais le patient précédent, je pouvais le voir redresser sa tête dans la salle d’attente.

Cette fois-ci, il n’était pas là. J’ai pensé brièvement qu’un patient en moins ne me ferait pas de mal. Surtout un patient qui s’enfonce séance après séance. Et puis, avec ce qu’il s’était passé ce jour-là, j’allais probablement être sollicitée, on allait avoir besoin de psy ! avais-je pensé terrifiée par les événements.

Je regardais de nouveau ma montre lorsque mon téléphone sonna.

« Docteur Stefani ? demanda la voix au bout du fil.

— Elle-même, qui est à l’appareil ?
— Docteur Perrot, urgentiste à Bichat, vous suivez bien Yannick Van Burn ?
— Oui, tout à fait, il lui est arrivé quelque chose ?
— Il a fait une tentative de suicide et il est dans le coma.
— Merde ! Il avait rendez-vous au cabinet aujourd’hui même, que s’est-il passé exactement ?
— Je n’en sais rien, je sais juste qu’il a eu beaucoup de chance, car les pompiers ont pu intervenir très rapidement.
— Merci de m’avoir appelée. »

Sandra

15 mois avant l’événement

« Lalalalala…

— Qu’est-ce que tu dis ? demanda-t-il à travers la porte de la salle de bain.
— Rien, je chantonnais, tu t’en vas déjà ? répondis-je.
— Il faut que j’aille bosser, mais on se voit ce soir, ma belle ».

Il ouvrit la porte et je poussai un petit cri comme s’il ne m’avait jamais vue nue, puis il m’envoya un baiser que j’attrapai sans peine. Cela faisait trois mois tout pile que j’avais eu la chance de croiser sa route. En trois mois, il était entré dans ma vie comme par effraction, il avait dépoussiéré mes habitudes, bousculé ma solitude et envahi presque tout l’espace. En le voyant fermer la porte, je pensais que trois mois auparavant je ne le connaissais pas et qu’aujourd’hui je ne pouvais plus imaginer ma vie sans lui. Mon Léo était beau comme un ange, ses yeux étaient d’un noir qui vous fait oublier la beauté des yeux bleus et ses cheveux tout aussi foncés lui donnaient un côté poupon. Et puis il était honnête, sûr de lui, et il me faisait rire aux éclats.

Avec lui, la vie était belle.

Abdel

14 mois avant l’événement

C’était une journée presque comme les autres. Comme d’habitude, j’ai lu le Coran dans le métro à l’abri des regards. Quand j’eus fini, j’ai écouté la radio sur mon téléphone et on parlait du risque d’attentat qui n’avait jamais été aussi élevé. En arrivant sur mon lieu de travail, j’ai croisé Cédric qui était en train de faire des pompes sur un seul bras pour impressionner les jeunes recrues. Il en faisait cinq sur le bras gauche puis changeait de bras sans poser le genou à terre, simplement en donnant de l’impulsion. Je me suis arrêté pour voir de plus près et j’aurais mieux fait de poursuivre mon chemin.

« Hey, Abdel, tu ne veux pas nous montrer ce que tu as dans le ventre ?

— Bonjour, Cédric, c’est gentil, mais il faut que je rejoigne Gérard.
— Allez, fais pas ta mauviette de rabzouz, répondit-il avec un œil rieur qui déclencha des sourires amusés dans l’assemblée.
— Il faut que j’y aille, répondis-je simplement en accélérant le pas, mais il me suivit, passa sa main contre mon épaule et serra fort pour m’écraser entre son bras et son torse.
— Tu as un problème Abdel, on n’est pas assez bien pour toi à l’entrée ?
— Non… pas du tout… pourquoi dis-tu cela ? répondis-je mal à l’aise.
— Je ne sais pas, peut-être qu’on n’est pas assez pieux pour toi, hein ? demanda-t-il en resserrant son bras.
— Pardon ? Je ne comprends pas…
— Je t’ai vu dans le métro lire tes écritures d’arabe sur ton téléphone, tu peux me dire ce que c’était ? dit-il en me coupant.
— Ça ne te regarde pas, répondis-je sèchement, en me détachant de son emprise.
— Je t’ai à l’œil, Abdoula, dit-il en me regardant sévèrement, avant de m’envoyer une tape dans le dos qui me coupa le souffle. »

7 jours après l’événement

Où suis-je ? Qui suis-je ?

C’est quoi ce néon dégueulasse au-dessus de ma tête ? C’est quoi tous ces tuyaux ?

Oh putain de merde, qu’est-ce qui m’est arrivé ? Putain je ne me rappelle rien, je ne me rappelle même plus mon prénom, c’est quoi ce bordel ! Ferme les yeux, tu vas te réveiller, calme-toi, me répétais-je pour me rassurer.

C’est qui cette vieille dans le fauteuil en face de moi ?

Elle s’approche, oh ! merde, mais qu’est-ce qu’elle fait ?

« Ça va mon chéri ? chuchota-t-elle en passant sa main dans mes cheveux et je remarquai qu’elle avait une broche avec la Vierge Marie au niveau de sa veste.

— Qui êtes-vous ? répondis-je avec anxiété.
— Tu es réveillé ?! Infirmière, infirmière, il s’est réveillé ! Calme-toi, mon chéri, on va s’occuper de toi.
— Qui êtes-vous ? demandai-je à nouveau.
— Enfin, voyons, Yannick, tu as de la fièvre ? demanda-t-elle en posant sa main remplie de grosses bagues sur mon front.
— René, va chercher les infirmières bon sang, il s’est réveillé, hurla-t-elle sur un petit homme rachitique qui semblait disparaître dans le fauteuil en peau de vache, puis elle se retourna vers moi et ajouta : tu nous as fait très peur mon chéri, mais maintenant tout est fini, je vais bien m’occuper de toi. »

Je ne réponds rien et je laisse les infirmières s’affairer autour de moi. Je ne sais plus qui je suis, mais je sais que ces gens ne sont pas de ma famille. Je le sens dans ma chair, c’est plus fort que moi. Et puis ce prénom, Yannick, il ne me dit rien, j’ai l’impression que c’est la première fois que je l’entends. Je creuse au plus profond pour trouver ne serait-ce qu’un souvenir auquel me raccrocher. Si j’en attrape un, je pourrais escalader la paroi de ma mémoire et retrouver qui je suis.

Rien. C’est le vide sidéral, je suis comme dans un cauchemar. Le docteur arrive et m’explique que j’ai fait une tentative de suicide. Il pose sa main sur mon avant-bras et me dit très calmement que j’ai eu beaucoup de chances. Les forces de l’ordre m’ont trouvé seulement quelques minutes après ma tentative. S’ils étaient arrivés ne serait-ce que cinq minutes plus tard j’étais mort. « Un vrai miraculé », répéta plusieurs fois le médecin, puis il ajouta : « Cet épisode doit vous permettre de repartir sur des bases solides, vous êtes un survivant. »

C’est étrange, car je ne ressens aucune envie de me suicider, je n’ai pas l’impression d’être un survivant. Je ressens une situation d’urgence, de détresse comme si quelque chose de grave était arrivé, mais, en aucun cas, je n’ai envie de mettre fin à mes jours. C’est comme si tous ces gens parlaient d’une autre personne. Le médecin s’écarte avec la vieille pour lui dire quelques mots. Il parle trop fort et j’entends que je développe un trouble post-traumatique, je refuse de voir la réalité en face parce qu’elle est trop dure. Il lui dit qu’il ne faut pas qu’elle s’inquiète, que je vais probablement retrouver mes esprits.

Sandra

13 mois avant l’événement

Mon téléphone sonna une première fois et, comme je ne connaissais pas le numéro, je ne décrochai pas. Puis le même numéro s’afficha une seconde fois sur mon téléphone. Ils laisseront un message, pensai-je. Je reçus finalement le message vocal suivant : « Bonjour Madame, nous avons retrouvé un téléphone et, en lisant les derniers messages, nous comprenons que c’est celui de votre petit ami. Vous pouvez me rappeler au 07.18.87… ».

J’attrapai mon téléphone et j’appelai Léo immédiatement, mais je tombai sur le répondeur. J’appelai donc le numéro indiqué et c’est la même personne que celle qui avait laissé le message qui décrocha.

« Bonjour, j’ai eu votre message, je suis Sandra, la copine du téléphone perdu… enfin de la personne qui a perdu son téléphone.

— Bonjour Madame, je ne vous entends pas très bien, dit-il, alors que le bruit d’une ambulance résonnait derrière lui, attendez, je m’isole.
— Il s’est passé quelque chose ? demandai-je inquiète.
— Ça y est, je vous entends, je suis interne en médecine à l’hôpital Cochin et les pompiers ont récupéré le téléphone de votre ami lors d’une intervention.
— Il est arrivé quelque chose à Léo, où est-il ? Dites-moi ce qu’il lui est arrivé ! demandai-je nerveusement.
— Calmez-vous, je ne sais pas qui est Léo, il y a plusieurs personnes qui ont été blessées, mais personne n’est en urgence vitale. Venez vite à l’hôpital pour nous dire si l’un des blessés est votre ami.
— Que s’est-il passé ?! répétai-je.
— C’est un pêcheur qui a remonté un obus de la Première Guerre mondiale qui contenait encore du gaz.
— Je ne comprends pas, que fait Léo dans cette histoire ? vous devez vous tromper, il est sur les quais de Seine avec des amis.
— C’est cela, ça s’est passé sur les quais de Seine, répondit-il du tac au tac. Un pêcheur à l’aimant a sorti l’obus de la Seine et le gaz en se diffusant a touché les personnes les plus proches.
— Oh, mon Dieu ! mais il va bien ?! Il est dans quel état ?!
— Calmez-vous, comme je vous l’ai dit, personne n’est dans un état grave, mais les gens autour ont cru à un attentat et dans la panique tout le monde a fait tomber son téléphone, ce qui fait que nous avons une dizaine de blessés et une quinzaine de portables. Par chance, celui de votre ami n’était pas verrouillé.
— J’arrive, je vous appelle dès que je passe la porte d’entrée.
— Entendu, à tout de suite. »

Je sautai dans le premier taxi et lui demandai d’allumer la radio. Tout le monde ne parlait que de cela ! Un obus de la Première Guerre mondiale encore fonctionnel plus d’un siècle après avait été déclenché accidentellement par un militant écolo qui voulait dépolluer la Seine. À l’heure des réseaux sociaux, la nouvelle avait fait le tour du monde en quelques minutes. Isolée dans mon appartement sans consulter mon téléphone pendant plus d’une heure, j’étais complètement passée à côté. Les journalistes se voulaient rassurants, car aucune des victimes n’était dans un état grave à l’exception du pêcheur qui avait été le plus touché par le gaz. Une fois arrivé sur place, je retrouvais l’interne qui m’expliqua qu’il s’agissait de gaz moutarde et que seuls le pêcheur et l’homme qui l’avait aidé étaient sévèrement touchés. Cette phrase me paralysa, car je fus pris de panique en pensant que « l’homme qui l’avait aidé » pouvait être Léo. Il me conduisit dans une salle où l’on avait pris en photo tous les blessés et me demanda de regarder chacune des photos.

Il y avait Léo. Je le vis tout de suite comme si on avait pointé un laser sur sa tête. Il avait les yeux fermés, on aurait dit qu’il était mort. Je fondis en larmes en désignant la photo du bout du doigt : « C’est lui, c’est Léo, oh ! mon Dieu, mais pourquoi c’est tombé sur lui ? »

L’interne me regarda avec les yeux remplis de frayeurs et regretta d’avoir été si rassurant au téléphone, car c’était bien Léo qui était venu aider le pêcheur.

« À quel point est-ce grave ? Ne me mentez pas, je veux tout savoir ?! dis-je en l’attrapant par le bras.

— Je vais vous emmener voir le docteur Mallot, c’est lui qui s’occupe de votre ami.
— Dites-moi si c’est grave, maintenant ! hurlai-je.
— C’est peut-être grave, votre ami a été brûlé par le gaz, je ne sais pas comment vont réagir ses yeux et ses poumons, c’est trop tôt pour le dire.
— Qu’est-ce qui peut lui arriver de pire ? demandai-je avec un regard de flamme qui indiquait que je voulais une réponse précise.
— De pire… hésita-t-il en tournant la tête comme s’il cherchait de l’aide.
— De pire ?! demandai-je une deuxième fois en lui serrant le bras pour lui indiquer que je ne le lâcherais pas tant qu’il n’aurait pas répondu.
— Il peut perdre la vue et mourir de détresse respiratoire, mais la probabilité est très faible, car il est jeune et il a été pris en charge très rapidement.
— Merci pour votre honnêteté, emmenez-moi voir le docteur, répondis-je en essayant de contenir mon émotion. »

Le docteur Mallot qui était un spécialiste des grands brûlés se voulut plus rassurant que son interne. Certes, Léo avait été le plus touché après le pêcheur, car il était venu lui porter secours immédiatement, mais on s’était occupé de lui dans les minutes qui avaient suivi. Il me conseilla de rentrer et de revenir le lendemain, car ils seraient davantage fixés après une première nuit d’observation. Je refusai et je trouvai un fauteuil sur lequel passer la nuit, car l’idée de rentrer chez nous pour attendre que mon téléphone sonne me terrifiait davantage qu’une nuit blanche dans un hôpital.

Au bout de quelques heures, on me laissa voir Léo pendant qu’il dormait. Le haut de son corps et son visage étaient recouverts de compresses. J’appelai ma mère et je lui racontai tout d’une seule traite avant de m’effondrer en larmes. Elle me rassura comme sait le faire une mère, en m’entourant, à distance, de tout son amour.

Docteur Stefani

14 jours après l’événement

« Bonjour, Yannick, comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

— Arrêtez de m’appeler Yannick ! Ce n’est pas mon prénom ! répondit-il agacé.
— Comment vous sentez-vous ?
— Je ne me rappelle rien, je ne sais pas qui je suis.
— J’ai bien compris cela, je suis là pour vous aider à vous rappeler, mais ce n’est pas ma question.
— Que voulez-vous que je vous dise, que je vais bien ? Ça vous ferait vous sentir mieux ?! Je ne vais pas bien, voilà !
— D’accord, essayez de m’expliquer pourquoi répondis-je calmement.
— Pourquoi ?! Mais parce que je ne me rappelle rien, je ne reconnais même pas mon prénom !
— Vraiment de rien ? demandai-je.
— Rien, il faut que je le dise en quelle langue ? répéta-t-il de manière agressive.
— Et si je vous demande ce que vous préférez entre la vanille et le chocolat, vous pouvez me répondre ?
— Euh… oui… je crois, hésita-t-il.
— Quelle est la réponse ?
— Le chocolat.
— Vous en êtes sûr ?
— Oui, j’en suis sûr.
— Vous voyez que vous vous rappelez certaines choses. Est-ce que vous préférez lire un livre ou jouer aux jeux vidéo ? demandai-je.
— Lire un livre, répondit-il, stupéfait.
— Vous voyez, vous n’avez pas tout oublié, vous savez ce que vous aimez et ce que vous n’aimez pas, c’est un très bon début. Parlez-en avec votre famille. Vous verrez, les souvenirs de goût, d’odeurs seront les premiers à revenir et, avec eux, le reste devrait suivre.
— Merci beaucoup docteur, je vais faire cela, répondit-il enthousiaste. »

Sandra

11 mois avant l’événement

Léo avait un coussin dans une main et un lampadaire dans l’autre. Il entra dans l’appartement, déposa les objets dans le salon qui était rempli de cartons, s’avança près de la fenêtre et murmura dans sa barbe : « on va être bien ici ». En pleine lumière, on pouvait apercevoir distinctement sa peau brûlée du cou jusqu’au bas du menton. Son visage s’était très bien remis, mais son cou était encore marqué. Il ne faisait rien pour le dissimuler, bien au contraire, il était presque fier de cette brûlure qui lui avait valu tant de félicitations. Peu après sa sortie de l’hôpital, il avait eu droit à toute une série d’honneurs pour féliciter le héros du gaz moutarde. L’association du jeune militant écolo l’avait reçu dans son siège et lui avait remis une carte de membre à vie bien qu’il n’ait jamais été donateur. La maire de Paris en quête de popularité en avait fait des tonnes, en l’invitant à plusieurs manifestations et en faisant de lui l’un des rares citoyens d’honneur de la ville. Il avait été très sollicité par la presse française pour son exploit qui, grâce à la vidéo d’un passant, avait été vu par des millions de personnes. Il répondit à quelques interviews pour expliquer qu’il avait simplement versé son verre d’eau sur les brûlures du pêcheur, puis il décida très rapidement de cesser tout cela, car il sentait naître une forme d’imposture tant son exploit avait pour lui le goût d’un réflexe heureux et non d’un acte de bravoure. La mayonnaise qui était montée très vite redescendit tout aussi rapidement pour son plus grand bonheur.

Moi, j’étais encore plus amoureuse. Cet accident avait joué le rôle d’un accélérateur à sentiments. Ayant cru le perdre, je ne voulais plus le quitter et j’étais rentrée dans une forme de dépendance affective. C’est ainsi que j’avais minutieusement manœuvré pour que nous nous installions ensemble lorsqu’il avait dû rendre l’appartement de son oncle.