États dames - Audrey Chaffard Moulin - E-Book

États dames E-Book

Audrey Chaffard Moulin

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Beschreibung

Seize histoires captivantes, seize dames, seize récits intimes. Explorant un éventail d’émotions allant du mal-être aux triomphes, de la maternité aux désirs ardents, chacune des femmes citées dans cet ouvrage se livre à une profonde introspection, affrontant les jugements extérieurs ainsi que leurs propres doutes. Certaines avancent avec audace, bravant l’inconnu, tandis que d’autres luttent contre leurs peurs, confrontant parfois l’impensable. Elles sont multiples, complexes, à la fois fortes et vulnérables, douces et ferventes. Êtes-vous prêts à embarquer dans leurs histoires pleines de rebondissements ?

À PROPOS DE L'AUTRICE

Audrey Chaffard Moulin a toujours trouvé dans l’écriture un refuge, un plaisir et une nécessité. Pour cette hypersensible, les mots et les planches sont des canaux d’expression qui la libèrent, lui permettant de laisser libre cours à son imagination débordante et de partager des émotions infinies.

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Seitenzahl: 219

Veröffentlichungsjahr: 2024

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États dames

Nouvelles

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Audrey Chaffard Moulin

ISBN : 979-10-422-2672-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

1/ Coquille (Violette).

2/ Écoute ton corps, il sait (Marilou).

3/ Capitaine Fracasse (Alice).

4/ Noms d’oiseaux (Colombe).

5/ Miroir, bâtard ! (Aurore).

6/ Peau dame (Marion).

7/Derrière la porte(Diane).

8/ Perfect world (Victoria).

9/ L’ignorance des cigognes (Rose).

10/ Chronique sulfurique (Abigaëlle).

11/ Cicatrice (Souad).

12/ L’envol (Judith).

13/ Je tue il(Mona).

14/ Érosion (Garance).

15/ Faire danser les arcs-en-ciel (Paloma).

16/ Nonna génaire (Augustine).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On ne naît pas femme, on le devient.

Simone de Beauvoir

 

 

 

 

 

Coquille

 

 

 

Vous êtes maître de votre vie, et qu’importe votre prison, vous en avez les clefs.

Proverbe bouddhiste

 

La tête dans la cuvette. À genoux sur le carrelage froid, je vomis mon festin coupable. Mon estomac s’affole, mon nez se remplit et mes yeux se font larmoyants. Ça me fait du mal et du bien à la fois. J’enfonce encore mes doigts au fond de ma gorge pour laisser s’échapper ce trop-plein de bouffe qui m’oppresse tant. Enfin, je parviens à reprendre un peu ma respiration. Le tsunami de dégueulis semble s’être estompé. Pour l’instant. Je me répugne. Je tire la chasse d’eau et me cale contre le mur derrière moi. Une barre au creux du ventre me bloque le diaphragme. Si je ne connaissais pas par cœur cette sensation, j’aurais peur de mourir dans la seconde. Mais comme toujours, le manque d’air finit par disparaître et je file à la salle de bains me laver la bouche.

Chaque fois que je me sens contrariée ou stressée, le frigo et les placards sont ma planche de salut. Prise de pulsions, je ressens le besoin immédiat et irrépressible de me remplir. J’ingurgite des quantités de tout et de n’importe quoi, je fais des mélanges improbables qui me dégoûteraient en temps ordinaire. Je ne sens même plus le goût des aliments, ils ne sont pas là pour m’apporter du plaisir, mais du soulagement. Je me transforme en espèce de puits sans fonds jusqu’à ce que je me sente écoeurée et accoure aux toilettes pour me vider de toute cette orgie de nourriture. Pourquoi je fais ça ? Je ne sais pas. Sur le moment, ça me donne une impression d’apaisement. Mais très vite, c’est tout le contraire. Il ne me reste que du dégoût. C’est comme si je n’étais qu’une immense flaque de vomi et de gras.

 

Ça fait à peine un mois que j’ai quinze ans et quasiment toute une année que ma spirale infernale a commencé. Depuis petite, je me traîne ce physique de fille un peu boulotte, mais ma puberté a tout emballé comme du feu sur des braises. Mon poids est monté en flèche, mes boutons de pantalon n’y ont pas résisté et mon amour-propre non plus. J’ai une sœur, mais la nature ne nous a pas dotées d’une morphologie identique. Elle est grande et élancée, fine et gracieuse comme une gazelle. À se demander si nous avons été formées dans le même moule ! Elle peut manger tout ce qu’elle veut, elle ne prend pas un gramme. Moi, une poignée de chips correspond à un kilo supplémentaire, d’autant que je n’en mange jamais qu’une seule.

Au collège, la cruauté de mes camarades de classe s’est aiguisée de plus en plus pour devenir sans limite. Je suis la grosse vache, cette fille dégueulasse dont personne ne veut, on ne sait jamais, l’obésité peut s’avérer contagieuse. L’isolement des autres a rapidement évolué en véritable harcèlement, des gangs de filles populaires s’agglutinant autour de moi en gloussant, se moquant et me recouvrant de paroles fielleuses. Je prends continuellement des piques acérées en plein cœur, victime de ma laideur, je me laisse traiter comme une moins que rien. Combien de fois m’a-t-on humiliée, incitée au suicide ? Je ne compte même plus. Une fille comme moi ne mérite pas de vivre. Personne ne sait que je me tue chaque jour à petit feu. Les garçons prennent un air méprisant lorsqu’ils me croisent. Sortir avec moi ? Non, on n’embrasse pas la grosse, on ne lui prend pas la main, et surtout on ne la présente pas aux potes parce qu’elle ressemble à tout sauf à un trophée. Il faut surtout bien paraître et renvoyer une image qui fait rêver, un profil qu’on peut afficher sur sa page Instagram et faire baver d’envie tous les autres mecs. Alors, sortir avec moi, Violette la boule de graisse, ça ne risque pas !

 

À force de rejet et de mesquineries, je me suis repoussée moi-même. Mon corps et toute ma personne m’apparaissent comme des détritus, je me sens puante et infréquentable. Les autres ne peuvent pas m’aimer, d’ailleurs je ne m’aime pas davantage. Le désir de changer ne signifie pas forcément qu’on puisse y parvenir. Il est souvent très tentant de tout abandonner, de baisser les bras face à la montagne immense qu’il semble devoir gravir. Face à mes complexes, je ressens un curieux paradoxe. Je veux maigrir, mais d’un autre côté, il y a ce vide profond à l’intérieur de moi que je tente de combler. Alors je me remplis à ras bord de bonbons, de gâteaux, de chocolats… Et je me fais vomir, dans tous les sens du terme.

 

Alizée, ma sœur, a dû entendre mes salves gastriques, car elle m’interpelle :

« Ça ne va pas, Violette ?

— Si, ça va.

— Arrête ton char, Edgar ! Je t’ai entendu vomir. T’as la gastro ?

— Mais non ! J’ai dû manger un truc qui n’est pas passé. Je vais aller m’allonger, ça va passer.

— Tu veux que j’aille en parler à maman ?

— Ah non surtout pas ! Tu la connais, elle va limite vouloir appeler les urgences pour un petit vomi de rien du tout.

— C’est vrai t’as raison ! Elle abuse parfois. Si ça continue par contre, faudra lui dire.

— Oui oui, t’en fais pas.

— Tu sais pas qui j’ai vu aujourd’hui au collège ?

— Non.

— Loïc ! Punaise, il est trop beau ! J’ai failli m’évanouir.

— Il t’a parlé ?

— Oui, il est venu me voir et il m’a dit que j’étais super mignonne aujourd’hui. Je lui ai demandé si c’était juste aujourd’hui. Il a rougi, Violette ! Je te jure putain, il a rougi !

— Et il t’a répondu quoi ?

— Que j’étais toujours ravissante.

— Il a raison.

— Oh t’es trop gentille ma sœur, toi aussi t’es toute mimi.

— Je crois pas, non.

— Ben, pourquoi tu dis ça ?

— T’as des yeux pour me voir quand même ? Je suis grosse et moche. D’ailleurs, au collège, tout le monde se charge bien de me le rappeler.

— C’est des cons ! Faut pas les écouter, la plupart c’est rien que des pimbêches qui font leurs malines, mais franchement elles font grave pitié, et les mecs ils feraient mieux de se regarder, on est loin de la gravure de mode.

— T’es bête » !

 

Alizée me prend dans ses bras et ça me fait du bien. J’ai quand même de la chance d’avoir une sœur comme elle. De deux ans mon aînée, elle reste pour moi une sorte de modèle, pas simplement parce que je la trouve jolie, mais aussi et surtout pour ses qualités humaines et la prévenance dont elle fait preuve à mon égard. Elle me protège, me défend et me conseille quand je n’arrive pas à me sortir d’une situation compliquée. La seule chose qu’elle ne devine pas de moi, c’est mon problème avec la nourriture. Je suis très forte pour le cacher. Honnêtement, je crois qu’elle me passerait un beau savon si elle l’apprenait. Elle reste une personne précieuse à mes yeux, je ne ressens aucun jugement dans son regard et avec elle je me permets d’être enfin moi-même. Son Loïc, elle mérite de l’avoir enfin comme petit copain. Elle en pince vraiment pour lui et je pense que c’est réciproque. Cependant, je me méfie un peu de lui. C’est un coureur, il drague pas mal de filles et les jette comme de vieux mouchoirs une fois qu’il a obtenu ce qu’il voulait. Alizée n’est pas stupide, elle connaît sa réputation et possède suffisamment de répondant pour ne pas se laisser mener par le bout du nez. Pourtant, je ne peux pas m’empêcher de rester méfiante et de me faire du souci pour elle. Peur qu’elle souffre malgré sa force de caractère.

 

De mon côté, j’ai un faible pour le meilleur ami de Loïc, Simon. Alizée me pousse à me mettre plus en valeur pour oser tenter une approche, mais je crois qu’elle ne perçoit pas que Simon se fiche bien de moi. Avec Loïc, ils ont déjà eu des mots blessants à mon égard il y a quelque temps. Depuis que Loïc tourne autour de ma sœur, il la joue fine et ne me calcule plus trop histoire de ne pas se la mettre à dos, mais je sais qu’il n’en pense pas moins. Et Simon non plus, même si c’est plus pour faire comme son pote. Alors je ne tente rien. Je reste dans mon coin, isolée et triste. Dans ma coquille. À l’intérieur, je suis comme dans un cocon super protecteur loin de tout ce qui me fait du mal. Je me réfugie dans mes pensées et dans mes rêves. Parfois, j’écoute de la musique et je m’imagine dans la peau de ma chanteuse préférée : sûre de moi, belle et admirée par la foule scandant mon prénom. Je me sens aimée même si c’est pour de faux. L’espace d’un instant, j’y crois. Ma coquille me fait souvent l’effet de me blottir à nouveau dans le ventre de ma mère. Enveloppée, bercée, apaisée. J’entends les bruits alentour, mais ils sont lointains, je peux me recroqueviller, m’endormir ou donner des coups de pied dans mes idées noires. Je ne pense plus à manger sans faim, à vomir, ni à me détruire. Les battements de mon cœur se tranquillisent, mon nombril n’est plus que le centre de mes préoccupations, j’oublie les autres et leurs regards ciseaux. Mais comme toutes les coquilles, elle est fragile et peut se casser à tout moment sous un choc trop puissant pour pouvoir l’affronter. Pour une fille comme moi, le monde extérieur est intoxiqué. Alors, je la préserve du mieux possible par crainte qu’elle ne se brise en mille morceaux et de me retrouver ainsi sans aucune bulle d’oxygène. Je ne veux pas revenir à ce monde. Je préfère rester ici dans les entrailles chaudes et nourricières de cet abri de fortune. Ma coquille de noix de fille à la noix. Ma coquille d’huître sans perle à cultiver. Ma coquille d’œuf tombé trop loin du nid. Ma coquille. À moi rien qu’à moi.

 

Les jours passent et se ressemblent. Collège, brimades, maison, devoirs, pulsions, dégobiller en douce. Même si je suis régulièrement tentée, j’évite soigneusement les réseaux sociaux. Si j’avais un profil, sur n’importe lequel d’entre eux, le déferlement de haine m’éclaterait une fois de plus au visage et pénétrerait dans ma chambre, polluant ainsi ma coquille protectrice. Je me retiens de vivre comme une jeune fille de mon âge. Mon quotidien s’articule autour de mes petits et grands tracas, le tout agrémenté de cette boulimie maladive que je vis seule, inlassablement. Mes parents sentent bien que je ne suis pas très épanouie, mais ils n’imaginent pas un instant la profondeur de mon mal-être. Il faut bien que l’adolescence se passe ! Jusqu’au jour où mon corps décide de me trahir. Je suis à la cantine scolaire, je ramène mon plateau, je n’ai mangé qu’une pomme, même pas jusqu’au trognon. C’est rare, mais ça arrive : je n’ai pas d’appétit. Je me sens vaseuse, ma vue se brouille. Et puis le trou noir. Lorsque j’ouvre à nouveau les yeux, je distingue le plafond blanc de l’infirmerie. Ma mère est à mon chevet : l’école l’a prévenue. Je me suis évanouie. Tombée, déconnectée. Mes forces m’ont lâché. Je sais bien que mes petites séances vomitives n’y sont pas complètement étrangères, mais je ne veux pas en parler. Je ne peux pas en parler. Comment en parler ? Je suis prisonnière de mon secret.

 

« Qu’est-ce qui se passe, ma chérie ? »

 

Ma mère me pose cette question bien légitime, dans la voiture, sur le trajet de la maison.

 

« Je n’ai pas voulu te mettre mal à l’aise devant l’infirmière scolaire, mais je sens que quelque chose ne va pas. Ta santé commence à s’en ressentir et ça m’inquiète vraiment. Parle-moi, ma puce, s’il te plaît », renchérit-elle.

 

Que répondre ? Les mots restent cloués dans ma bouche. J’ai l’impression d’être à découvert pour la première fois, dans la nudité de ma médiocre méthode de survie. Me voici incapable de masquer mon malaise, créant davantage encore la suspicion.

 

— Je t’en prie dis-moi, implore maman.

 

— Rien.

 

Rien. Le seul mot échappé de mes lèvres pour fuir l’aveu de mes maux. Un silence s’installe, probablement court, mais qui me semble une éternité.

— Non, pas rien ! Ce n’est pas vrai, regarde-toi un peu ! Tu es toujours toute seule, effacée, chagrinée. Il n’y a qu’avec Alizée que tu retrouves le sourire, et encore pas toujours. Tu crois qu’on ne remarque rien avec ton père ? Je voudrais trouver une solution avec toi, mais il faut que tu t’ouvres enfin.

— Tu veux que je te dise quoi ?

— Ce qui te pèse autant.

— …

— Violette ?

— Oui ?

— Parle-moi.

— Tu vois bien.

— Qu’est-ce que je devrais voir ?

— Comme je suis.

— Comme tu es ? C’est-à-dire ?

— Grosse ! Moche ! Dégueulasse !

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Qu’est-ce que je raconte ? Tu le sais bien, ou alors tu es complètement aveugle ! Depuis toute petite, je suis en surpoids, je mange de la merde et je n’arrive pas à me contrôler. Tout le monde se fout de ma gueule, au collège c’est l’enfer, j’en peux plus !

— Pourquoi tu ne te défends pas quand on se fout de toi ?

— Me défendre ? Mais me défendre de quoi ? D’être moi ? Je dois m’en excuser peut-être ? C’est déjà assez pénible de devoir me supporter, de vivre avec ma difformité, alors si je dois en plus me justifier auprès des autres et me défendre, excuse-moi maman, mais c’est au-dessus de mes forces.

— Ta difformité ? C’est fort ça !

— Ben oui maman, qu’est-ce que tu crois ? Je suis ta fille et je veux bien croire que tu me regardes avec bienveillance, mais franchement, je n’ai pas le corps d’Alizée, ça tu le vois quand même ? Et dans ce monde, il n’y a pas de place pour les gens comme moi. Je ne me sens pas intégrée. On me regarde comme si j’étais un monstre, et je finis par penser que c’est parce que j’en suis vraiment un. Je me déteste !

 

Les larmes me montent aux yeux, tombent en torrent, à l’image de cette pluie qui fouette vigoureusement les vitres, faisant crisser les essuie-glaces. Des sanglots de rage font convulser violemment ma poitrine. Je ne voulais pas me mettre dans cet état, mais il faut croire que c’était inévitable. Je n’ose pas croiser le regard de ma mère. Elle doit me prendre pour une folle.

 

« C’est pour ça alors ?

— Pour ça, quoi ? dis-je en reniflant.

— Pour ça que tu te fais vomir ?

— …

— Je t’ai surpris hier soir. Je t’ai entendu. Alizée avait des doutes depuis peu, elle m’en a parlé. J’ai donc fouillé ta chambre ce matin, excuse-moi, mais je devais trouver quelque chose. Toute cette nourriture que tu caches sous ton lit, tous ces paquets de gâteaux éventrés. Le frigo et les placards qui se vident étrangement vite depuis quelque temps. Ton comportement qui a changé depuis plusieurs mois. Tu es beaucoup plus irritable, tu t’isoles souvent dans ta chambre, on ne partage plus rien comme avant. Tu nous fuis. Je te savais mal dans ta peau, mais je ne pensais pas que tu te faisais du mal comme ça. Ça fait longtemps que ça dure ?

— De quoi ?

— De quoi, Violette ? Mais que tu te détruis comme ça ? Laisse-moi t’aider. »

 

Me croyant douée pour calfeutrer mon trafic, je me trouve prise en flagrant délit d’acte de torture sur moi-même. La honte m’envahit, disperse une irradiante chaleur dans tout mon corps et me tourne la tête. Pardon maman. Pardon d’être une fille indigne. Tu m’as donné la vie et je ne suis pas capable d’en prendre soin ni de l’honorer comme il se doit. Tu as brisé ma coquille. Par deux fois. Tu m’as sorti de ton ventre il y a quinze ans déjà, comme tu me sors aujourd’hui de la bulle que je m’étais créée pour cette euphorie, cette douce illusion d’y replonger. Tu m’as sorti de cette protection imaginaire, mais je sais que c’est dans le but louable de m’en délivrer. Car cette coquille, à force de barricades dressées par mes soins, a peu à peu pris la forme d’une horrible prison. Il n’y a plus assez de place au-dedans et je me débats contre des murs stériles, je me cogne, me blesse. D’un côté, à l’extérieur, la Violette que tout le monde voit, qui ne sait pas s’affirmer et se laisse cracher dessus. De l’autre, à l’intérieur, la Violette cachée, qui rêve et qui chante, qui sait rire pour de bon avec sa sœur Alizée comme avec personne d’autre. C’est toi, maman, qui casse mon mur de Berlin. C’est toi qui réunifies les deux Violette. Le plus dur va être d’apprendre à faire la paix.

 

« Oui, maman. Aide-moi. »

 

Quel soulagement de prononcer cette simple phrase ! Accepter de l’aide. Oui, quel soulagement de ne plus être seule pour affronter les problèmes, de ne pas être jugée par les gens qui comptent le plus pour moi !

 

« On va prendre rendez-vous chez une psychologue et chez une diététicienne. Je veux aussi qu’on puisse rencontrer ton professeur principal et ton proviseur afin de parler du harcèlement dont tu es victime à l’école. Rien ne justifie que tu subisses autant de cruauté. Tu as peut-être des kilos en trop, mais contrairement à ce que tu penses, tu n’es pas un monstre. Les monstres, ce sont ceux qui prennent plaisir à faire du mal aux autres. Tes professeurs doivent être informés et ainsi se donner les moyens de te protéger. Apprendre le français et les maths, c’est très bien. Mais apprendre le respect et la tolérance, c’est également une mission importante qui leur incombe directement. Et ce soir, on discutera tous ensemble avec papa et Alizée. Je veux que tu puisses nous dire tout ce que tu ressens au fond de toi et qu’on te soutienne dans ta guérison. Parce que ton mal-être t’a rendu malade et que tu vas guérir. Tu es si loin d’être moche. Et tu n’es pas seule non plus. On est une famille. »

 

Ce que ma mère vient de dire là me fait l’effet d’un gros pansement sur une plaie trop longtemps restée ouverte. Elle pique moins fort. Plus que du réconfort, je me sens traversée par une vague d’espoir et d’infinie tendresse. Ça me remplit, mais de la bonne manière cette fois. Surtout lorsqu’elle ajoute :

 

« Je t’aime, ma fille. »

 

 

 

 

 

Écoute ton corps, il sait

 

 

 

(Pour ma Wonder Manon. Il est plus facile de juger que d’endurer, et j’admire ta force.

Quoi que l’on te dise, écoute-toi toujours).

 

La force, c’est de pouvoir regarder la douleur en face, lui sourire et malgré ses coups, continuer à se tenir debout.

Proverbe

 

Aujourd’hui, j’ai rendez-vous chez ma gynécologue. Je déteste l’idée. Mais d’un autre côté, ma gynéco est ma bienfaitrice. C’est elle qui a mis un mot sur mes maux, quand tous les autres médecins me prenaient pour une chochotte. Car quand vous avez mal, mais que rien ne transparaît, vous vous entendez vite dire que tout ça, c’est dans votre tête, que c’est le stress, qu’il faut juste faire du yoga et se détendre un peu. Pour peu qu’on vous reproche de vous plaindre uniquement pour vous faire remarquer, il n’y a qu’un pas. Marre de passer pour une pénible qui s’écoute trop, qui somatise, ou pire, qui fait semblant. J’ai mal, vraiment mal, bordel ! Le premier qui me sort « Ça va, t’as juste tes ragnagnas », je jure que je lui arrache les yeux ! Je n’invente rien quand je me tords, le ventre comme traversé par des épées de samouraï. Je n’invente rien quand j’ai des brûlures en urinant et quand mes organes digestifs jouent à l’essoreuse à salade : ils me tournent, me compressent, me ratatinent. En période de crises, je suis tellement bonne comédienne que je peux vomir toute la journée, rien que pour le fun évidemment, du moins certains le croient-ils. Pendant les repas de famille, bien souvent je ne mange pas, je m’isole et me recroqueville sur le canapé en rongeant mon frein. Dur de s’adapter au monde du travail et d’avoir une vie sociale épanouie quand ce handicap imperceptible vous dévore les entrailles au quotidien. J’ai si souvent souhaité clouer le bec de mes nombreux détracteurs, les médecins surtout, dont c’est le métier de soigner et de soulager, mais qui ne parvenant pas à poser un diagnostic, ont préféré douter de ma bonne foi en me rabaissant plutôt qu’en prenant mon mal en considération. Il faut croire qu’il est difficile de se remettre en question quand on a bac + 12. Face à la jeune femme que j’étais, mes douleurs invisibles ne faisaient clairement pas le poids.

« Votre problème n’est pas physiologique jeune fille, il est psychologique » a fini par me dire mon généraliste.

Je t’en foutrais, moi, de la psycho à deux balles ! Et d’où m’appeler jeune fille, d’où s’adresser à moi comme à une gamine écervelée ? Ma bouche a longtemps ravalé sa salive, tout comme l’envie de crier un énorme « Ta gueule ! » à tous ces savants qui au fond, ne savaient rien.

 

Les pieds dans les étriers, je me laisse ausculter, toujours un peu gênée comme si c’était la première fois. Aïe ! Ce n’est pas une partie de plaisir de se laisser visiter ainsi, mais c’est pour la bonne cause. Ma gynéco est sympa, elle fait un peu d’humour, me parle de sa fille qui joue à la gynécologue sur sa poupée : « Les enfants sont formidables », ironise-t-elle. Ça détend un peu l’atmosphère. Ouf, l’examen se termine et je rejoins la chaise pour clore la consultation. Un examen de routine, mais dans mon cas, revenir sur ma situation et discuter avec la seule professionnelle qui ne m’a pas prise pour une folle a quelque chose d’infiniment rassurant. Dorénavant, mon cas est concret, je peux prendre un traitement qui, même s’il ne fait pas des miracles, me calme un peu. Tout cela me permet d’avancer, malgré tout. Oui, je suis vraiment malade, non ce n’est pas dans ma tête. Maintenant, il s’agit de vivre avec, bon gré mal gré, tout en sachant à quoi j’ai affaire. Oui, je suis tout le temps fatiguée, mais ce n’est pas parce que je suis paresseuse, mollassonne ou noctambule. Ma fatigue est chronique, elle se greffe à tous mes autres symptômes, elle en est tantôt la conséquence ou la cause. Ma gynéco me demande si je désire avoir des enfants. Pourquoi me pose-t-elle cette question maintenant ? J’ai vingt-six ans c’est vrai, mais je n’ai pas de petit copain attitré. Je connais les risques d’infertilité liés à mon état. Je tente de ne pas trop y penser pour l’instant. Je lui réponds donc que ce n’est pas à l’ordre du jour, que si un jour ça le devient, je lui en parlerais. Elle me sourit et prend note. Elle n’insiste pas, je crois qu’elle comprend que le sujet est encore précoce pour moi, bien qu’un jour, il se présentera à moi, et que ce jour-là, je le sais, le parcours s’annoncera délicat. Renouvellement de l’ordonnance pour mon traitement hormonal. Fin de l’entretien. Au revoir, à bientôt.

 

Sur le trajet du retour, je ressasse. Je me dis qu’un de ces quatre, je vais devoir passer sur le billard, que mon endométriose me dissèque de l’intérieur, et qu’il va falloir lui foutre un bon coup de pied au derrière. Même si la bête est coriace et qu’elle ne dit jamais son dernier mot, un petit acte chirurgical pourrait sans doute calmer ses ardeurs. Cette pensée ne me réjouit pas : pas touche à mon utérus, pas touche à ma vessie, pas touche à mon colon, et d’autant si ce n’est plus, pas touche à mon rectum ! Pourtant, même si les antalgiques sont une aide précieuse, ils n’endiguent pas les lésions. Et je ne me voile pas la face : ces dernières s’étendent, mois après mois, année après année. Ça doit pas être beau à voir là-dedans !