Eugène Terredefeu - Sacha Erbel - E-Book

Eugène Terredefeu E-Book

Sacha Erbel

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Beschreibung

Eugène TERREDEFEU Les larmes de Wendigo La petite ville de Plymouth, sur la côte Est des États Unis, voit sa quiétude bouleversée depuis que moi, Eugène Terredefeu, je suis arrivé en ville. Non pas que je sois mêlé à cet horrible meurtre commis dans le parc, mais des événements troublants se succèdent, et pas seulement en matière d'homicide. En passionné de romans noirs, je colle aux basques de Lilly Anak, agent du FBI tourmentée, pour tenter d'en apprendre plus concernant l'enquête. Je vois bien qu'elle cache des éléments importants, voire terrifiants. Pire encore, c'est au péril de ma propre vie que je vais être confronté au Mal absolu. Celui que l'on ne voudrait croiser sous aucun prétexte ! Pas même dans ses pires cauchemars ! Et ce n'est pas Poison qui vous dira le contraire ! Hein ? quelle petite peste, celle-là !

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Ähnliche


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Sommaire

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

Chapitre 44

Chapitre 45

Chapitre 46

Chapitre 47

Chapitre 48

Chapitre 49

Chapitre 50

Prologue

N’espérez pas que je sois dérangé… Ce monde manichéen ne m’est pas étranger. Je me repais de vos âmes torturées… Et laisse votre enveloppe charnelle à ce frère adoré.

Quand on est frères, on se protège l’un, l’autre. On s’aime, on se déteste.

Quand on est frères, on joue ensemble, on est complices, on se chamaille, on se supporte, on se dispute, on se bat aussi parfois, mais pour mieux se souder dans l’adversité.

On se glisse sous les draps de l’autre pour se raconter des histoires qui font peur ou se protéger des monstres du placard. Et si les monstres n’étaient pas seulement… dans le placard ?

On joue au « lanceur de couteaux ». Là, ce sont des fléchettes. L’un contre la porte, l’autre à quelques pas en train de lancer. On n’a pas la notion du danger, et même, on adore être la « victime » de son frère. On est tellement heureux qu’il veuille bien jouer avec nous ! Lui, l’aîné. Heureusement pour nous, il est plutôt habile.

On fait comme une cabane avec les draps, une lampe torche sous le menton, on parle avec une grosse voix, à se raconter des histoires d’ogres ou de légendes urbaines, en criant d’un coup : « c’était toiiiiii ! »

Et là, on hurle de peur, de terreur même, et puis on finit en pouffant parce que l’autre a eu bien plus les chocottes que nous. Mais au fond, on n’en mène pas large, parce qu’on a la trouille nous aussi de ces contes qui nous font trembler. Sauf qu’on ne le dit pas à son frère. On est trop fier pour avouer cette frousse-là.

On se cache sous les draps aussi pour se raconter de drôles de secrets. Car les secrets qui ne sont pas drôles, on ne les raconte pas. Même pas à son frère. On veut le protéger.

Et il y a les fois encore où on se cache sous les couvertures pour étouffer les cris quand l’autre se fait passer à tabac, encore une fois. On ne veut même pas imaginer le calvaire qu’il est en train d’endurer. On sait que si ce n’est pas lui… c’est l’autre.

Inversement, on fait du bruit pour briser le silence de l’innommable. Comme si cela n’existait pas, ou alors comme si c’était juste un conte horrifique. On est terrifié, et à la fois, on est… soulagé, car, comme un frère digne de ce nom, il a pris notre place en enfer.

Du haut de nos dix ans, et sans le lui dire toutefois, on le remercie de son sacrifice, on l’aime encore plus, et on le craint aussi, parce que lorsqu’il revient dans la chambre, le sanctuaire, il est plus sombre qu’à son départ il y a une heure.

Il ne dit rien, mais ses yeux sont un océan noir et glacial au milieu d’une tempête d’incompréhension et de colère.

L’incompréhension du « pourquoi moi ? » et la colère froide et contrôlée, mais qui, au fil du temps, se transformera en un volcan de rage, prêt à « dégueuler » toute cette furie en fusion. Mais quand ?… Et comment ?

L’un des frères s’appelle Injustice, et l’autre se nomme Culpabilité.

1

Clara se prépare pour aller faire un footing. Et comme à chaque fois, elle y pense. Elle sait que cela pourrait lui arriver. Hier, elle a acheté un nouveau collant pour courir. Il est tout bariolé, les couleurs sont très vives. Lorsqu’elle l’a montré à son mari, il s’est gentiment moqué d’elle : « On dirait un truc des années quatre-vingt-dix, ton legging, là ! » Pas faux, mais elle s’en fout. Quand elle court, elle ne s’en préoccupe pas. Elle se permet des accoutrements qu’elle ne porterait pas d’ordinaire. Et puis c’est la tendance, en ce moment ! Ouais, ben quoi ? Elle aime les fringues et ne s’en est jamais cachée. Elle ne se reconnaît pas comme fashion victim, mais oui, elle aime les vêtements, les toucher, les choisir avec soin, les regarder sur les personnes qui passent dans la rue et penser parfois : « Tiens, bonne idée de porter ça avec ça ! »

En enfilant sa tenue de sport, son esprit continue de mouliner avec cette idée d’agression dans le parc pendant son footing. Au moins, son mari pourrait l’identifier grâce à son legging des années quatre-vingt-dix.

Vous la trouvez bizarre de penser comme ça ? Au contraire, elle se trouve très pragmatique et réaliste. Pourquoi se voiler la face ? C’est déjà arrivé et ça arrivera encore, des joggeuses qui se font violer, voire tuer dans un parc. Et chaque fois qu’elle se prépare pour aller courir là-bas, elle y songe. Lorsqu’elle passe la première jambe, que son pied glisse le long du tissu élastique, cette idée l’envahit sans la freiner. Clara a déjà conscience que, de toute façon, elle ne pourrait rien y changer. Elle n’a pas la main sur le destin. Ou alors est-ce un pied de nez à l’éventuel prédateur ? Du genre : « Tu crois quoi ? C’est pas parce que tu existes potentiellement, connard de pervers sadique, que je vais m’empêcher de vivre ! » Et puis « potentiellement », c’est quel pourcentage de risque, finalement ?

Oui, elle y pense souvent. Elle a découvert cet endroit peu de temps après son emménagement. L’été, il y fait bon et il est suffisamment ombragé pour garder la fraîcheur. Il n’y a jamais beaucoup de monde.

Au détour de chaque virage, on se croit seul au monde. Enfin, seul avec ce tueur virtuel. Celui qui pourrait l’observer, la traquer dans la discrétion des feuillages. Des réflexions contradictoires se télescopent dans son esprit de femme qui se veut libre et indépendante. D’un côté, le « Ça ne peut pas m’arriver à moi », de l’autre, son cerveau, sa raison lui crient : « Et pourquoi pas toi, connasse ? »

Malgré tout, elle y va. Avec une toute petite appréhension, ou plutôt une méfiance. Elle reste vigilante. Elle se croit guerrière. Elle se sent guerrière. Et puis, ce sentiment de danger possible n’est pas assez puissant pour l’arrêter. Juste un petit voyant rouge qui clignote dans un coin de sa tête. On sait qu’il est là, mais on continue normalement, sans vouloir y prêter attention.

Une fois prête, elle embrasse son Léo de mari. Il lui caresse le ventre avec affection. Plus que deux mois. Oui, du coup elle marche plus qu’elle ne court, mais c’est important pour elle de se garder en forme le plus longtemps possible, jusqu’à l’accouchement.

Clara claque la porte de la maison, met son casque sur ses oreilles et se délecte de David Bowie qui pousse la note à fond. Elle commence à marcher en y mettant du rythme.

Elle entre dans le parc, et c’est comme si elle pénétrait dans un autre univers. Elle laisse errer son imagination et se remémore ce film, Le Labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro, qui avait presque provoqué un malaise dans l’esprit de Clara. Une petite fille erre entre l’innocence d’un monde enfantin et des créatures malfaisantes représentant l’enfer du régime de Franco. Clara ne l’a visionné qu’une seule fois, mais il est resté gravé dans sa mémoire. Ce parc lui fait penser à cette atmosphère féerique et pourtant angoissante.

C’est un endroit paisible, mais le pire pourrait se produire d’un coup, sans crier gare.

Elle allonge sa foulée et regarde autour d’elle. Mais pas juste pour le paysage. Elle ne veut pas se l’avouer, mais elle est vigilante. Elle vérifie, se retourne de temps en temps, scrutant quelques points bien précis dans les fourrés. Elle sait parfaitement qu’avec son casque sur les oreilles, elle ne l’entendrait même pas arriver, et pourtant, elle laisse David Bowie lui crier « I will be king ». Tout son esprit s’emplit de cette musique qu’elle affectionne depuis qu’elle est ado.

Quel paradoxe, non ? On tente de se rassurer. Le risque de se faire agresser est tellement infime qu’on fait comme si.

Autant cet endroit lui fait du bien, autant une légère oppression dans la poitrine la fait rester en éveil.

Ah, voilà le premier banc sur lequel elle s’appuie d’habitude pour faire des pompes. Il n’en est plus question pour le moment, alors elle s’assoit un moment pour se…

2

Un éclair.

Comment j’ai pu en arriver là ?

Bref, j’avais trouvé un peu de calme, de sérénité dans cette petite ville de Plymouth, et à peine quelques jours après mon arrivée, je suis à deux doigts de me faire trucider. Un peu plus qu’à deux doigts, je dois dire. Il se trouve que je suis emmuré vivant. Et ça, c’est moche ! Moche, mais satisfaisant, car j’ai trouvé qui est derrière tout ça et pourquoi. Bon, pas moi tout seul ! On m’a un peu aidé.

En revanche, je ne suis pas plus avancé. Et si je ne sors pas de là très vite, le seul qui pourra témoigner, ce sera mon fantôme les soirs de pleine lune. Vous avouerez que c’est pas le pied.

Moi qui fais toujours attention à mon apparence, à mes costumes, à ma prestance, me retrouver la tête comme un compteur à gaz dans ce cercueil improvisé et sombre ne me dit rien qui vaille. Je sais où je suis et je me rappelle d’ailleurs bien où j’étais avant de perdre connaissance, mais maintenant ? Certes, je suis dans une boîte. Reste plus qu’à savoir comment sortir de cette boîte pour le moins, inconfortable. Je me sens nauséeux, et un peu en danger aussi.

Cette situation interpelle, je l’avoue. C’est pourquoi je m’en vais vous raconter… tout. Tout ce qui a engendré cette situation. Et ce n’est pas celle qui est derrière l’ordinateur qui vous conte cette aventure, non. C’est moi, Eugène Terredefeu. L’auteure, enfin, celle qui se dit auteure, ne fait que retranscrire ce que je lui souffle au creux de l’oreille.

Je disais donc, je vais tout vous raconter : ma tête en sang, le fait que je me retrouve prisonnier comme un con, cette mystérieuse rencontre qui m’a presque rendu dingue dont je ne m’explique toujours pas l’apparition. Mais je ne saurais vous raconter cette histoire sans vous parler de moi et de mon dégoût de ceux qui s’expriment si mal. Les gens ne savent plus parler correctement. Utiliser l’argot, oui, mais avec du style, voyez ?

Il s’en est passé des choses depuis que je suis arrivé en ville ! J’étais bien loin de me douter de tout ce qui allait se produire. J’ai même été très surpris de me retrouver ici.

Mais commençons par…

Certes, elle est très jolie, cette ville, et puis je voulais du dépaysement. Là, je suis servi. La ville des pèlerins, « pilgrims », comme on dit en anglais. Tiens, d’ailleurs, ce n’est pas avec ce que je parle anglais que je vais réussir à m’en sortir. Et mon futur employeur va s’en apercevoir, c’est sûr.

Avec le traducteur Google, j’ai réussi à donner le change, mais dès le premier mot qu’il va m’entendre prononcer, il ne va pas être déçu, le pauvre !

Mon entretien d’embauche s’est donc déroulé sur internet. Les Américains sont plutôt curieux et la perspective de faire venir un Français laissait apparaître que je pouvais peut-être apporter avec moi un peu de ma culture. Perdu ! Je bave sur les fringues et les pompes anglaises. Et pas ce qu’il y a de plus discret. Non, plutôt du style un peu… coloré.

Peu importe. Il voulait de la « French touch », j’allais lui en donner. Y’a qu’avec les Américains qu’on peut faire ça.

Et donc, tel un « pilgrim » nouvelle version armé de mon portable et de mon costume trois-pièces, boutons de manchette assortis à la cravate, aux chaussettes, voire au caleçon, je débarque de l’avion à l’aéroport de Boston avec mon sac de voyage et mon double nœud de cravate Windsor. Quelques heures de bus et me voilà bientôt arrivé devant le Plymouth Rock, ce rocher marquant l’arrivée du Mayflower.

Mes cheveux poivre et sel et mes yeux bleus légèrement entourés de ridules ont semble-t-il fait chavirer une des hôtesses tout le temps qu’a duré le voyage. Non pas que ça me déplaise, je peux même dire qu’il y a un an, j’aurais répondu présent avec chaque parcelle de mon corps. Mais plus maintenant…

Rien d’autre à dire là-dessus.

Bref, qui je suis ?

Eugène Terredefeu. D’une longue lignée de Terredefeu.

De père en fils, notre famille a toujours fait de longues et prestigieuses études. Médecins, magistrats, et même un politicien en la personne de mon arrière-arrière-arrière-grand-père. Jusqu’à ce que mon tour arrive, enfin, ma naissance.

Il y a encore peu de temps, j’étais… pompiste. Vous savez, le gars qui met de l’essence dans votre réservoir et vous nettoie le pare-brise. Oui, je sais, pour certains, ça dénote. Moi, le vilain petit canard de la famille. Pourtant, au fond de moi, je ne me suis jamais considéré comme tel.

On m’a bien donné quelques occasions de le ressentir, mais malgré tout, mon métier était dans mon sang, dans ma chair, et j’étais totalement raccord avec mon esprit.

Plus de vingt-cinq ans que j’exerçais ce métier de pompiste et, pensez ce que vous voulez, j’en étais fier.

Depuis tout petit, j’adorais l’odeur de l’essence, et je demandais toujours à mon père l’autorisation d’appuyer sur le pistolet. Il me répondait gentiment que quelqu’un était là pour le faire. Alors, je me contentais de sortir la tête par la fenêtre de la voiture, de humer l’air mêlé d’effluves de carburant et d’admirer la dextérité de ce gars qui, dans sa combinaison sale, astiquait chaque vitre avec sa raclette de compétition. Au bout du compte, il ne restait aucune trace, même au soleil.

Hormis le port de la combinaison sale, c’était le métier que je voulais faire. Le contact avec les gens, m’occuper seul de mon petit commerce me satisfaisait pleinement.

Plus tard, j’ai pris du galon (z’avez saisi le jeu de mots, là ? Bah, le galon, c’est l’unité de mesure américaine dans les stations-service : ça équivaut à genre trois litres et quelques de carburant). Je suis devenu propriétaire de ma propre station-service à Paris. J’y trouvais un attrait, une autonomie, une responsabilité, une liberté que les autres ne m’avaient pas offerts jusqu’à présent. Plus encore, je pouvais m’adonner à ma passion pendant mes moments de pause. Je lisais. Beaucoup. Des polars, mais pas n’importe lesquels. Du roman noir avec des détectives privés en héros, genre Bogart avec son chapeau et son trench, en train de renverser sa belle en lui plantant un baiser de cinéma très appuyé et passionné. Les enquêtes policières et les investigations m’ont toujours fait vibrer. J’imaginais la brume sur le pavé luisant, le héros, chapeau sur la tête et mains dans les poches de son imperméable, qui prend au piège le malfrat qui l’a doublé dans une arnaque et lui déclare haut et fort : « Jamais tu n’aurais dû faire ça ! »

Trêve de rêverie. D’un côté, j’étais mon propre patron dans un métier qui, même si cela faisait honte à ma super famille d’intellos, me plaisait infiniment. Je gagnais bien ma vie, et, cerise sur le gâteau, je pouvais me plonger dans ces histoires qui me faisaient voyager et dans lesquelles je pouvais me transposer pendant un moment.

J’avais à cœur de faire de ma station-service un lieu plus chaleureux que les autres établissements parisiens, où l’on s’arrêtait pas uniquement pour faire le plein de sa voiture. On venait aussi chez moi prendre une boisson chaude et un gâteau.

Je portais mes costumes trois-pièces avec fierté, auxquels j’ajoutais un élégant tablier en cuir tanné. Pas question de me salir. On me remarquait pour ma façon peu habituelle de me vêtir dans ce genre de métier. Ça fait partie de moi, de ma personnalité et dans la plupart des cas, c’était plutôt bien perçu. Les gens me trouvaient excentrique, parfois même, on me qualifiait « d’OVNI ».

Mais ça, c’était mon ancienne vie et plus rien ne me ramènera là-bas.

Depuis, j’ai tout laissé derrière moi, hormis… Goldie. Sa belle couleur noire, rehaussée d’un gris métallisé. J’aime frôler de mes doigts sa carrosserie bien lisse et lui dire bonjour chaque matin. Et alors, c’est quoi, le problème ?

Le vent qui effleure mon visage, cette impression de liberté extrême, et mon esprit qui se met à vagabonder au-delà des frontières de la vie réelle. Je ressens tout ça quand je suis aux commandes de ma Goldwing 1500 SE. Impossible de m’en séparer. J’adore cette énorme machine et elle me raccroche à la sensation de plaisir. Un merveilleux mélange de mécanique, de poésie et de confort, cette moto. C’est comme si je regardais la télé en quatre dimensions dans mon salon. Elle est même partie avant moi à Plymouth. D’aucuns la trouvent ringarde, ma Goldie. Ils n’y connaissent rien et je m’en contrefous. Ah oui, je suis intransigeant sur les constructions de phrases ou le vocabulaire des personnes que je croise. Même mon argot est toujours bien construit.

À mon tour de débarquer à Plymouth, petite ville de la côte est des États-Unis, dans le Massachusetts. Je souhaitais couper avec tout ce qui me rappelait la France. C’est chose faite et pas qu’un peu.

Plymouth. La ville qui vit débarquer cent deux pèlerins en décembre 1620 avec le Mayflower.

Pourquoi cette ville ? Peut-être parce qu’à l’époque des pilgrims, Plymouth Rock, comme ils l’appelaient, représentait le début d’une vie nouvelle. Et j’avais besoin d’une vie nouvelle.

En longeant la côte, assis dans le taxi qui me conduisait vers la chambre que j’avais louée par internet, je l’aperçois, ce majestueux vaisseau marchand. Ses voiles se découpent dans le couchant sur les eaux scintillantes de fin d’après-midi. Le Mayflower… II ? Et il est où le I ? L’original, quoi ! Un premier mystère à éclaircir. Moi, le mystère, j’adore ça. Je suis curieux de nature et sur n’importe quel sujet. Ce qui a d’ailleurs eu tendance à saouler maintes fois mon ex-femme et bien d’autres personnes de mon entourage. Au moins, ils seront tranquilles de ce côté-là. Je n’y retournerai jamais. Jamais.

Les pelouses taillées au cordeau défilent sous mon regard, ainsi que les pavillons en bardeaux peintes parfois comme des maisons de poupée. Le paysage du bord de mer, la promenade empruntée par les joggeurs. Je suis bien loin du remugle de la vie parisienne.

Maintenant, tout ce que je souhaite, c’est tourner la page et me plonger dans une activité aux antipodes de mon ancienne profession. Un nouvel emploi qui satisfera ma curiosité exacerbée. Et celui que j’ai trouvé va remplir toutes les cases, j’en suis certain. Même plus encore. Je vais le découvrir très vite.

3

Le taxi s’arrête devant une jolie et immense maison, plus exactement une pension.

Mon nouveau chez-moi. Cette demeure ressemble davantage à un manoir, avec sa façade en pierres apparentes, ses imposantes fenêtres de bois blanc. La demeure plantée au sommet de cette colline verdoyante me fait penser à la campagne anglaise avec cette vue imprenable sur la mer. Une légère odeur de sel vient exciter mes muqueuses, caractérisant ainsi ce revirement radical de ma vie.

Je sors du taxi, ne pouvant détacher mon regard de cette vue si incroyable sur la baie. Le chauffeur se tient devant moi, l’air perplexe. Il ne cesse de fixer mon costume et me reluque de haut en bas. Décidément, les carreaux vert pomme et beige ne plaisent pas à tout le monde. Encore un qui doit penser que les Européens sont bizarres avec leurs frusques improbables. N’empêche que les Américains ont définitivement des goûts de chiotte en matière de textile. Alors pas de quoi pavoiser. Comme si le chauffeur de taxi entendait ma pensée, il referme le coffre du véhicule avec un « Pff » avant de se remettre au volant et de reprendre sa route vers le centre-ville.

Le vent léger et les embruns me revigorent. J’inspire à fond en fermant les yeux. La voilà, ma nouvelle vie. Je reste quelques instants à observer les couleurs pourpres et orange qui se mêlent au ciel et à la mer.

– C’est beau, n’est-ce pas ?

Je me retourne, surpris, et découvre une femme d’âge mûr, aux cheveux blancs joliment ondulés et longs, noués en une tresse un peu lâche, vêtue d’un ensemble de lin ample de couleur crème. Sa voix rauque résonne comme celle d’une de ses actrices préférées. Jeanne Moreau l’a toujours fasciné. Même élégance naturelle. La cigarette qui fume entre ses doigts, ainsi que les centaines d’autres avant elle, expliquent certainement cette voix si grave assortie de cette note légèrement éraillée.

Désastre anglophone, première ! Clap !

– Oh, bonsoir, madame ! Oui, c’est même envoûtant. Pourvu que je me sois pas planté de mot !

Dans mon ancien boulot, je n’étais pas souvent amené à parler anglais. Je suis donc très conscient de mes lacunes dans cette langue que j’aime pourtant pratiquer le plus possible. Il me manque beaucoup de vocabulaire et d’expressions courantes pour me dire bilingue. J’arrive toutefois à me faire comprendre sans trop de difficultés, en général.

– Vous devez être Eugène ! Je m’appelle Janet, et c’est moi qui tiens cette humble pension.

Janet me tend une main franche et son visage se fend d’un sourire si chaleureux que je me sens immédiatement à l’aise.

À chacun de mes voyages aux États-Unis, j’ai toujours été bien accueilli. Malgré les préjugés vis-à-vis de l’Amérique en général, je trouve les habitants souriants et gentils avec les touristes, la plupart du temps.

– Oui, Eugène Terredefeu. C’est bien moi. Je suis très heureux d’être là et je vous remercie de me louer une chambre dans cette superbe maison.

– Vous savez, quand mon mari est mort, je n’ai pas pu me résoudre à la vendre. J’aurais eu l’impression de vendre ma vie, mes souvenirs. Mais je ne pouvais pas l’entretenir seule. Et puis j’ai toujours aimé recevoir, voir vivre les gens, alors j’en ai fait une pension. Grâce à ses locataires, cette demeure respire à nouveau. Vous allez vite faire des connaissances, vous verrez. Vieille pie que je suis, je vous ennuie avec mes babillages. Venez avec moi que je vous montre votre chambre !

– Non, vous ne m’ennuyez pas, Janet ! Je suis sûr que je vais être bien, ici, le temps de trouver un appartement.

– Ici, les pensionnaires restent le temps qu’ils veulent. Rien ne presse. Certains sont là depuis trois ans, vous savez ! La seule chose que je vous demande, ce sont les deux mois de préavis dont je vous ai parlé par mail pour me laisser le temps de trouver un autre locataire.

– Oui, bien sûr, c’est évident.

Subitement, je manque de tomber en avant. Quelqu’un vient de me pousser sans ménagement alors que j’allais monter l’escalier du perron de la maison.

– Clovis ! Arrête de faire le fou et laisse Eugène tranquille, tu veux ?

Je me retourne et découvre la truffe humide et la bouille craquante d’un énorme bouvier bernois. Sa queue s’agite, sa langue s’allonge et pendouille sur le côté de sa mâchoire. Il ne cesse de tourner autour de moi en se frottant contre mes jambes. Et allez, vas-y, les poils partout sur mon costume ! Je reconnais sans honte avoir un petit côté métrosexuel et là, je me demande déjà où se trouve mon rouleau en papier collant spécial pour enlever les poils sur les vêtements. Janet, gênée, tente de calmer le chien qui, visiblement, s’amuse comme un fou de sa maîtresse, qui lui tourne autour sans succès et sans espoir de l’attraper.

– Oh, je suis désolée, Eugène ! Quel garnement ! Il est encore jeune, il a deux ans, mais il est très costaud et… démonstratif.

Avec un sourire pincé, je me frotte les genoux, en attendant mieux, pour enlever les poils de chien qui viennent de se coller sur mon pantalon.

– Pas de souci, je passerai un coup de rouleau collant. J’adore les chiens. Mouais ! De loin et derrière un grillage, surtout !

– Au fait, votre moto est arrivée. Il vous suffira d’aller la chercher à la capitainerie et de vous acquitter des droits de douane.

Janet me devance et tire une dernière fois sur sa cigarette avant de l’écraser dans un énorme cendrier en forme de bénitier.

Une jeune fille, au premier étage de la maison, me salue d’un geste de la main, sans savoir que quelqu’un d’autre l’observe, elle.

4

Ploc, ploc, ploc…

Six mois que ce truc déconne. Cameron a beau appeler le plombier, il a toujours mieux à faire que de venir réparer ce robinet qui fuit. Ça le rend dingue.

Sa paye de jeune flic ne lui permet pas de s’offrir mieux pour le moment que ce mobil-home à l’extérieur de la ville. Quand il est venu le visiter, l’odeur de renfermé lui a sauté aux narines. Et pas seulement. Un dégoût s’est emparé de lui dès le début de la visite en apercevant les traces de gras sur le mur dans le coin cuisine.

Rien que le ménage lui a pris une grosse semaine avant qu’il puisse se sentir à peu près chez lui. Il allait en faire une petite garçonnière sympa, un piège à gonzesses, mais pour ça, il y avait encore du boulot.

Cameron Finnigan est sorti de l’académie de police depuis peu. En prenant ses fonctions au poste de police de Plymouth, l’envie d’en découdre l’a submergé. D’autres auraient dit de lui qu’il était motivé. Toutefois, de l’avis de ses collègues, c’est un chien fou arrogant. À moins que ce ne soient eux qui aient perdu le goût du métier.

Le jeune policier croit tout savoir sur tout alors même qu’il commence sa carrière. Jusqu’à présent, il n’a été chargé que d’affaires de moindre importance. Il ne la ramène pas pour le moment, néanmoins, il bout et trépigne d’impatience. Très motivé, mais un peu trop zélé, et la langue trop bien pendue. Il parle à tort et à travers des dossiers en cours, et à n’importe qui de surcroît. Il a dû sécher le cours sur le devoir de réserve d’un policier. Son officier référent le lui a maintes fois expliqué, mais comment dire… ben il s’en fout, Cameron !

Si jeune et déjà si con ! C’est ce que pensent ses collègues. Aucun ne veut travailler avec lui et ça ne lui effleure même pas les neurones. Peu importe, car aujourd’hui est un jour à marquer d’une pierre blanche. Sa première affaire de meurtre.

– Tout doux, bijou ! intervient Saul, le chef du poste de police. Certes, il y a un cadavre, mais on parle pas encore de meurtre. Alors, tu bouges ton cul vite fait sur les lieux et tu me rends compte de ce que tu trouves, petit. C’est un ranger du « Plimoth Plantation » qui vient de m’appeler. Le corps est à moitié planqué dans un fourré du parc attenant.

– Planqué ? Vous en êtes sûr ? demande Finnigan, étrangement interloqué par ce détail. Toutefois, Saul est rassuré en observant ce début de réaction. Cela prouve au moins un minimum d’intérêt.

– D’après le ranger, c’est comme si on avait dissimulé le cadavre sous un bosquet. Va sur place et tiens-moi au courant.

– Ouais, m’sieur.

Si Cameron est excité à l’idée de cette première affaire, il n’en montre rien. Enfin, pas dans le sens d’une motivation. Il manque de dynamisme. Et Saul, ça le fait monter dans les tours. Le vieux chef de la police se souvient d’une situation similaire qu’il a lui-même vécue il y a trente ans. Contrairement à Cameron, Saul ne tenait pas en place, levant les yeux au ciel le temps que son supérieur de l’époque ait fini de lui débiter son laïus. Son cœur battait à tout rompre, d’excitation et de peur aussi.

Cameron, lui, a déjà l’air blasé de tout. Il se la joue « je connais le boulot mieux que personne », ce qui a le don de hérisser le poil de son supérieur. Mais ce que Saul ne dit pas, c’est qu’il l’attend au tournant. Il prend sur lui pour l’instant et au premier faux pas, il ne le loupera pas, cet idiot.

– C’est bon, chef, je sais me débrouiller.

– Je crois pas t’avoir demandé ton avis et encore moins si tu sais te « débrouiller » ! Tu sais rien, mon gars, crois-moi. Je te donne ta chance, là. Donc tu fais profil bas et tu exécutes mes ordres, pigé ? Et à la première entourloupe, tu dégages et je te mets derrière un bureau. À toi de voir.

Le jeune Cameron s’éloigne et peste dans son coin de s’être fait remettre à sa place par son chef, et le vieux Saul peste, lui aussi, car il se demande où va le monde avec des crétins pareils qui, tôt ou tard, le pousseront vers la sortie.

Une pensée nostalgique vient immédiatement s’immiscer dans l’esprit du chef de la police. Son adorée et défunte épouse lui ferait remarquer qu’il était pareil étant jeune. Et que tout le monde mérite d’avoir sa chance. Il lui répondrait avec une moue agacée que « jamais de la vie il n’a été aussi couillon », puis tous deux partiraient d’un rire complice. Elle lui manque, c’est fou !

***

Cameron récupère son matériel dans son casier, puis se dirige vers le garage pour vérifier les niveaux de son véhicule de patrouille. Ici, chacun est responsable de sa voiture sérigraphiée. Avant chaque prise de service, chacun vérifie que tout est en état de fonctionner.

Une fois que c’est fait, le jeune policier, au volant, prend la direction du parc. Il arrive en trombe et s’arrête dans un nuage de poussière juste devant le ranger qui l’attend, la mine perplexe. Cameron ouvre sa portière et descend de sa voiture à la manière d’un cow-boy. Il remonte son pantalon et se plante, chewing-gum en bouche, devant lui. La parfaite caricature de l’Américain, aussi bien que l’on représente le Français avec un béret et une baguette de pain.

– Alors, qu’est-ce qu’on a ? J’espère que tu n’as pas piétiné la scène… Dutch ! C’est pas un prénom, ça !

Non mais, c’est quoi, ce guignol ? Le ranger commence à monter en pression devant ce bleu bite qui se prend pour Harry Callahan. Il lève les yeux au ciel, puis fait signe au policier de le suivre. Sans même se retourner, il lui annonce :

– On a rien touché. La victime est en position fœtale. Ça s’est probablement passé tôt ce matin. Elle porte une tenue de sport. Elle devait faire son jogging.

– Tes suppositions, je m’en tape, OK ? Tout ce que je te demande, c’est de me montrer le corps.

– Hey, pauv’ naze, j’suis pas ton subordonné, donc tu me parles sur un autre ton ! crache Dutch en sortant de ses gonds. Faut quand même pas déconner.

– Ouais, c’est ça ! Bon, j’ai pas le temps, là. C’est où ?

Le ranger lâche l’affaire, inspire un bon coup et prend sur lui. Ne pas rentrer dans son jeu, à ce petit enfoiré, ça lui ferait trop plaisir. Mais une grande baffe dans sa tronche ne lui ferait pas de mal.

Le parc vaste et aéré à l’exception d’une partie plus ombragée offre une perspective agréable, surtout à cette heure matinale. Dutch s’engage sur un sentier un peu à l’écart de l’allée principale, suivi de Cameron. Il est tôt, et les badauds se font rares, ce qui évite les attroupements de curieux devant la scène.

Les rayons du soleil percent la fine couche nuageuse, embrumant la ville à peine éveillée, et commencent à réchauffer l’air frais du matin.

Finnigan voit apparaître le corps couché en boule sur le côté. Il se frotte le menton, visiblement mal à l’aise. Dutch souffle à la façon d’un bison prêt à charger. « C’est bien la peine de se la péter, tiens ! » lâche-t-il entre ses dents.

– T’as dit quoi, là ?

– Exactement ce que tu as compris, mais je l’ai dit à voix basse pour ne pas te foutre la honte, alors estime-toi heureux.

– Tu me cherches ?

– Et merde, j’ai touché le gros lot, ce matin ! Fais ce que tu as à faire et lâche-moi la grappe.

Sur ces mots, Dutch s’éloigne de quelques pas, refusant de se trouver une minute de plus face à un phénomène pareil.

Sur les jambes déjà parcheminées de la femme recroquevillée, une sorte de legging de sport multicolore. Il est descendu sur les chevilles.

Finnigan tente de se reprendre et ajoute :

– Comme si les gonzesses couraient plus vite avec un truc pareil !

Le policier a beau tourner ça à la dérision pour essayer de conserver une prestance, il passe immédiatement pour un goujat devant un Dutch dépité qui se demande si ce mec est sérieux. Encore un qui ne sait pas se tenir ! Connard ! Il doute même qu’il soit capable d’élucider ce genre d’affaire.

Le teint gris de la victime et ses yeux figés dans la mort hypnotisent Cameron. Il n’a l’air ni concentré ni dans l’empathie, pourtant le dégoût se lit sur son visage.

Il manque une basket au pied droit de la victime. Petites chaussettes blanches. Cameron fait le tour du buisson pour mieux voir le corps quand :

– Je vous interdis de faire un pas de plus. Si vous me pourrissez la scène de crime, je vous fais remplacer immédiatement.

Une femme brune, aux cheveux longs très raides et au teint mat se relève de derrière le buisson et lui fait face, le regard dur et froid.

– Putain, mais vous vous prenez pour qui, espèce de… ?

– Je serais vous, je la fermerais. Car je n’hésiterai pas à faire un rapport contre vous et à demander une sanction exemplaire face aux propos racistes que vous vous préparez à avoir à mon encontre. Ce serait dommage, alors que vous commencez seulement votre carrière. Et déjà votre réputation vous précède. Vous êtes mal barré, Cameron Bébé Finnigan, c’est ça ?

Le policier en reste sans voix. Entre colère et surprise. Mais c’est qui, cette connasse ? Et comment elle sait tout ça sur moi ?

– Agent Lilly Anak. Dutch, pourquoi tu l’as laissé passer, merde ?

– Agent ?…

– Oui, c’est comme ça qu’on nous appelle au FBI.

– Mais comment vous pouvez être déjà sur place ?

– Ah ! Parce que vous pensiez être le premier au courant et que votre chef vous faisait une fleur en vous confiant votre première enquête criminelle ? Quelle naïveté ! Pendant que vous preniez votre petit déj’ ce matin, votre chef nous avait déjà contactés. Vu ce que Dutch a décrit, il ne faisait aucun doute que le FBI serait saisi, donc, en homme avisé, il a pris les devants. Trente minutes de vol et me voilà. Vous n’avez jamais regardé Esprits criminels ? Il vous a bien eu, non ? Quel blagueur, ce Saul !

Cameron, bouche ouverte comme une carpe pendant quelques secondes, ne sait quoi rétorquer. Il se contente donc de fermer son clapet, d’avaler sa salive et de hocher la tête.

Il gobe tout ce qu’on lui dit, en plus. C’est presque jouissif pour Lilly.

Une fois les choses mises à plat, elle passe une paire de gants à Finnigan, qui les enfile sans un mot. Elle fait signe au policier de la suivre derrière le buisson.

– On attend nos équipes de la scientifique pour la mettre sur le dos. Position fœtale, les longs cheveux châtains de la joggeuse, du moins ça en a tout l’air, sont étalés dans la terre. Elle porte encore sa culotte. Son T-shirt est remonté jusqu’au milieu de son dos. Ses bras sont collés à son buste, ses mains calées en dessous du menton.

Cameron tente de reprendre une contenance, mais Lilly ne lui laisse pas le temps de cogiter.

– À toi, maintenant. Qu’est-ce que tu constates, Bébé Finnigan ? Observe bien. Déverrouille ton esprit. Laisse-le voir ce que tout un chacun ne saurait voir.

Le policier se tourne vers elle avec une expression qu’elle ne saurait traduire précisément. Elle se demande même si elle traduit vraiment quelque chose dans son esprit à lui.

L’agent Anak décide de laisser sa chance à cette jeune recrue. Depuis plus de vingt ans qu’elle bosse au FBI, elle a acquis beaucoup d’expérience. Elle aime ce qu’elle fait et elle aime le transmettre. Encore faut-il qu’en face, l’autre accepte cette transmission et qu’il n’érige pas un mur d’arrogance entre lui et le reste du monde, persuadé qu’il est seul à connaître la « vérité ».

– Ben, son collant est baissé sur ses chevilles, mais sa… culotte est toujours en place… donc euh… le gars a peut-être pas eu le temps de la violer.

Cameron paraît gêné de regarder le corps. Lilly sent le jeune flic très incommodé et prêt à vomir. Pour autant, elle n’a pas l’intention d’en rester là. Autant de visages différents sur une même personne déconcertent Lilly. Il est bien étrange, ce gamin. Il se présente comme le crétin de l’année, et la minute d’après, il semble à la fois impressionné et intéressé par la scène de crime et surtout par ce que le corps peut apprendre. Ça reste incomplet et maladroit, mais y aurait-il une envie de bien faire ?

– Ouais, bon, c’est un début, mais là, j’ai besoin que tu regardes vraiment la scène dans son ensemble. Comme dans un film, tu vois ? Tu pars d’un plan large, et tu réduis le champ au fur et à mesure pour finir sur les détails. À ton avis, qu’est-ce que veut nous dire le tueur ou la tueuse, d’ailleurs ? Rien ne permet d’affirmer que c’est un homme pour le moment. Les hommes n’ont pas le monopole de la dinguerie, après tout.

Cameron se met à transpirer. Une sueur froide monte de son estomac jusqu’à la racine de ses cheveux et…

– Va dégueuler ailleurs que sur ma scène de crime, pigé ? Et merde ! Saul, tu vas me payer ça, ajoute Lilly entre ses dents. Et ce qu’elle vient de penser sur lui quelques minutes plus tôt vient de s’évanouir en à peu près dix secondes.

Elle soupire en retournant vers le corps de cette pauvre fille assassinée et la scrute un moment avec tendresse, bien qu’elle ne la connaisse pas. Elle repense à toutes les victimes de ce genre de tueurs. Cette victime qui ne se doute jamais de ce qui l’attend au détour d’un chemin, alors qu’elle sort tard du travail, ou même qu’elle fait son footing, comme dans le cas présent. Combien d’affaires de joggeuses violées ou tuées dans un coin sombre sortent dans les journaux, chaque semaine dans le monde ? Beaucoup trop.

« Elle était au mauvais endroit, au mauvais moment. » Pour tout dire, cette phrase, elle ne supporte plus de l’entendre. Elle amène avec elle une foutue fatalité injuste et violente. Est-ce que ça console les proches des victimes ? « C’est tellement triste ! Si seulement elle n’était pas sortie ce jour-là ! » Foutaises ! Une onde d’amertume submerge Lilly, dans ces moments-là.

Elle se sent tellement impuissante et sans ressource face à un esprit tout en perversité qui n’entend rien aux sentiments d’affect ou d’empathie ! Une vie qui s’arrête comme ça, juste parce qu’un tueur a vu en cette personne une correspondance avec un profil réveillant en lui un traumatisme. Elle n’a vu que trop souvent ce genre de crimes commis toujours par le même type de prédateurs. Il devient alors chasseur et elle devient la proie. Une proie qui n’aura pas une seule chance de fuir. Parfois, elle n’aura même pas l’occasion d’avoir peur. Elle aura au moins gagné ça. Peut-être même ne souffrira-t-elle pas. Mais peut-être que le chasseur voudra « jouer » avec elle. La torturer jusqu’aux portes de la mort. Voir ses yeux s’ouvrir si grands qu’ils pourraient sortir de leurs orbites sous la douleur ou la peur. Et il ne se contente pas de ça. Non, c’est trop court. Celui-là laissera le temps à son « jouet » de reprendre quelques forces. La proie pourra même croire qu’il ne la tuera pas. Contre toute attente, il recommencera son jeu morbide. Et la seule perspective de son souffre-douleur sera que la souffrance s’arrête. Que la faucheuse la délivre.

Comment peut-on le comprendre ou même l’envisager ? Car le pire, c’est de se dire que celui qui a commis cet acte immonde n’en voulait même pas personnellement à la personne qu’il a tuée et torturée. C’est « juste » qu’elle reflétait une image qu’il voulait anéantir et faire souffrir. Combien de fois Lilly a-t-elle vu ça ? Trop de fois. Ce genre de meurtres se ressemblent dans leur intention, mais chacun est si différent dans le mobile, la symbolique ! Car le tueur a sa propre vérité. Une vérité qui ne sera jamais celle du reste du monde, heureusement. Non, la sienne est dure, injuste et cruelle.

Pourtant, Lilly ne se verrait pas travailler ailleurs, dans un autre service. Si elle arrêtait, elle aurait l’impression de trahir les victimes. De les laisser tomber. Elle cherche toujours la minuscule porte qui lui permettrait d’entrer dans l’esprit du tueur, à la découverte de ce chaos, ou au contraire d’une organisation très structurée. Elle imagine parfois un circuit imprimé électrique sur lequel elle pourrait faire ou défaire une soudure pour les mettre hors course. Si seulement elle avait ce pouvoir !

Cameron revient, s’essuyant la bouche avec un mouchoir que lui tend le ranger en train de glousser. Le jeune flic lui lance un regard noir avant de mettre le mouchoir dans la poubelle à proximité de la scène de crime, mais…

– T’es con ou tu le fais exprès ? Récupère ton putain de mouchoir et fous-le dans ta poche le temps des constatations ! La prochaine fois que tu mets tes paluches partout sur la scène de crime, tu dégages ! Non, là, c’est trop. Tu vas me le payer, Saul.

– Hey ! De quel droit tu me parles comme ça, pouffiasse ! Rien à foutre que tu sois du FBI. Tu sais pas qui je suis. Un claquement de doigts et je pourrais te faire…

– Qui tu es, je m’en branle, morveux ! Tu vois, je peux être aussi vulgaire que toi, mais il n’empêche que tu as perdu une occasion de te taire. Fous le camp, je veux plus te voir.

Lilly fixe Finnigan. Elle bout à l’intérieur alors qu’à l’extérieur, elle fait preuve d’une froideur qui déstabilise même le jeune flic. Il tente de soutenir son regard, mais se résigne à le baisser. Pourtant, une autre partie de lui mettrait sans scrupule le canon de son flingue dans la bouche de cette connasse indienne.

Il tourne les talons sans oublier de la menacer.

– Tu vas me payer ça !

Lilly continue de le fixer sans rien dire jusqu’à ce qu’il disparaisse de sa vue. P’tit con !

Une fois débarrassée, elle prend quelques minutes pour se concentrer de nouveau sur la scène de crime.

Les véhicules de la scientifique du comté voisin arrivent. Pour preuve, le bruit des moteurs puissants et vrombissants.

Lilly reprend son cheminement intérieur et se replonge dans l’observation méthodique de chaque élément.

Effectivement, le legging est descendu sur les chevilles de la victime, mais le fait qu’elle porte encore sa culotte et que le sous-vêtement ne comporte pas de trace de sang indique peut-être qu’effectivement, il n’y a pas eu viol. L’auteur a-t-il a été dérangé ? Ou dans l’incapacité de le faire ? Car il n’est pas rare qu’ils souffrent d’impuissance et qu’ils veuillent le faire payer à leurs victimes. Ou alors, il voulait autre chose. Pas de trace de blessure mortelle sur le dos. La victime étant couchée sur le côté dans la position du fœtus, impossible de voir ce qui pourrait avoir causé la mort. S’est-elle recroquevillée elle-même pour mourir comme ça ou est-ce une mise en scène. Autant de questions qu’il va falloir éclaircir.

Quand le légiste s’approche d’elle, elle ne peut s’empêcher de sourire.

– Voilà la meilleure vision de cette matinée de merde. Salut, Fred !

– Hein ? Ah, salut, Lilly ! T’es là depuis quand ? Faut qu’on se fasse une bouffe un de ces jours !

Fred, il est un peu dans le cosmos, parfois. Elle ne répond pas et elle rit. Elle sait pertinemment qu’il est toujours débordé de boulot. Pas de chômage technique à la morgue.

Et dire que Lilly et lui se baignaient dans la même bassine quand ils étaient enfants ! Ils se considèrent comme frère et sœur depuis qu’ils sont hauts comme trois pommes.

Quand ils avaient seize ans, il n’était pas rare qu’il vienne balancer des petits cailloux sur sa fenêtre de chambre parce qu’il avait oublié les clés de chez lui et qu’il ne voulait pas réveiller ses parents. C’est lui qui l’avait initiée à Star Wars, Dune, Le Seigneur des anneaux dans sa version animée. Lilly éprouve une affection sans borne pour son frère de cœur. Quand elle parle de lui, elle en parle uniquement comme de son frère. Ils ne se voient pas souvent, pourtant, ils ne s’oublient jamais. Elle pouvait toujours compter sur Fred pour être sa béquille quand elle se fritait avec son propre père. « On ne choisit pas sa famille ? » Et pourquoi pas ? Des années après, elle est consciente qu’il est toujours présent pour elle en cas de besoin.

L’équipe sous l’autorité de Fred le légiste et de ses mimiques qu’elle connaît par cœur se déploie et met en place des bâches pour protéger la dignité de cette femme de la vue des promeneurs ou des autres joggeurs. Tous ne sont pas aussi matinaux que la victime, et certains arrivent tardivement pour brûler quelques calories ou simplement pour le plaisir d’un réveil musculaire.

Lilly ne trouve rien de probant autour du corps. Elle aura peut-être davantage d’infos après les investigations de la scientifique. Pour le moment, ce qu’elle attend avec impatience, si l’on peut dire, c’est que l’on bouge cette pauvre fille.

Fred demande à son adjoint de lui donner un coup de main et de la manipuler le plus délicatement possible.

Lilly ne s’y fera jamais, c’est sûr. Elle avale difficilement sa salive, et essuie d’un revers de manche une sueur froide qui perle sur son front.

– Bordel de merde !

Elle se relève pour prendre une fausse distance avec cette abomination.

Elle en a vu durant sa carrière. Pourtant, un filet de bile acide reflue vers son œsophage. Sa gorge brûle.

5

Depuis que je suis ici, à Plymouth, quand je me réveille, je suis heureux. Ici, je suis géographiquement à l’opposé de ma vie d’avant, mais pas que. Il va me falloir trouver de nouveaux repères, de nouvelles habitudes !… Goldie a été le premier de ces repères ! À l’entrée de la capitainerie, elle brillait de tout son éclat et la retrouver m’a immédiatement procuré une sensation de bonheur intense.

Après un petit déjeuner ultra copieux préparé avec amour par Janet en tablier à rayures, j’ai fait connaissance avec une partie des habitants de cette grande maison. Décidément, je me sens bien, ici. Ils sont de passage ou résidents. Aussi divers qu’intéressants. Leurs babillages me plaisent et me mettent de bonne humeur.