Exodus - Patricia Vidal Schneider - E-Book

Exodus E-Book

Patricia Vidal Schneider

0,0

Beschreibung

L'exode a toujours été l’ultime issue des peuples qui fuient la mort et la misère. Quel lien mystérieux relie Cal jeté sur les routes par le bombardement de Ras-Al-Aïn cet automne 2019, lors de l'offensive Turque sur le peuple Kurde, enfant échoué, abandonné avec son ours en peluche dans le Camp de Moria sur l'île de Lesbos, au petit Carlos Vidal, mort de dysenterie dans le Camp de rétention d'Argelès-sur-Mer le 20 Février 1939, lors de la Retirada des Républicains Espagnols.
Cal, victime de puissants traumatismes à l'aube de ses cinq ans, a développé des capacités extrasensorielles qui attirent l'attention de Rémy, le psychologue de l'Oxfam en mission au sein du Camp de Moria qui le qualifie de « Psychopompe » et accélère son accueil sur le territoire Français.
Cal possède en effet le « don » de communiquer avec les gens bloqués sur ce qu’il appelle « l'autre rive » et l’exprime à travers des dessins et des échanges avec ses amis imaginaires.
Réfugié avec Amina et Nasser, sa famille adoptive, dans les Corbières Catalanes, il y reconstruit sa vie et fait l'étrange découverte que rien n'est jamais dû au hasard.
Quel étrange pouvoir détiennent les deux Dragons d'argent confiés à un de ses ancêtres par un étranger, naufragé au Moyen-Âge sur les côtes catalanes ? de précieux talismans qui passent de main en main, de génération en génération, dans un long et tortueux périple du Moyen-Orient jusqu'à l'Espagne, de l'Espagne jusqu’à la Syrie, pour revenir jusqu'en terre de France, ultime destination de leur voyage.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Patricia Vidal Schneider est née en 1960 à Béziers. Après des études de droit à l’université de Montpellier, elle occupe des emplois de Cadre dans le secteur médico-social.
Dès les années 1999, elle s’exprime sur des toiles sous le pseudo de Patricia Goud et c’est fin 2018 qu’elle passe du pinceau à la plume.
Elle est l’auteure de plusieurs romans où son univers est un mélange palpitant d’actualité brûlante, de légendes et d’anticipation, l’un d’entre eux sera présenté au prix littéraire du salon international du livre de Mazamet en 2020.
Patricia Vidal-Schneider est membre de l’ADER (association des écrivains régionaux).

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 522

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Patricia Vidal Schneider

Exodus

Roman

© Lys Bleu Éditions – Patricia Vidal Schneider

ISBN : 979-10-377-0862-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Les Sans Terre

« On ne découvre pas de terres nouvelles, sans consentir à perdre de vue d’abord et longtemps tout rivage. »

André Gide

Salses le Château – 18 Octobre 2019

« Cinq civils et quatre combattants des forces kurdes ont péri vendredi dans une frappe aérienne de l’aviation d’Ankara sur le village de Bab al-Kheir, dans le Nord syrien, a rapporté l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). Le village se trouve à l’est de la ville frontalière de Ras Al-Aïn, secouée par des « combats sporadiques », selon l’OSDH.

Une correspondante de l’Agence France-Presse présente côté turc de la frontière avait pu entendre, en début de matinée, des frappes d’artillerie et des explosions, tandis que des volutes de fumée blanche s’élevaient dans le ciel du côté syrien. Rapportant des frappes aériennes et des bombardements à l’artillerie, les forces kurdes ont accusé la Turquie de « violer » le cessez-le-feu.

Malgré l’accord pour un arrêt des combats, les attaques aériennes et à l’artillerie continuent de viser des positions des combattants, des zones civiles et l’hôpital de Ras Al-Aïn, a dénoncé, sur son compte Twitter, Mustafa Bali, un porte-parole des Forces démocratiques syriennes (FDS), coalition dominée par les forces kurdes. La veille, le chef des FDS, Mazloum Abdi, avait annoncé que ses forces étaient prêtes à « respecter le cessez-le-feu ».

Adan, le regard sombre, arrête la radio et se sert une tasse de café. Brigitte, sa femme, lui jette un regard désolé et pose la main sur son bras en disant avec douceur :

— Tu as essayé de les joindre ?

Adan lève les yeux vers elle et lui répond, la gorge nouée :

— J’ai essayé plusieurs fois en vain. À mon avis les réseaux doivent être affectés par les événements… je lui ai tout de même envoyé un mail ! Sans conviction aucune.

Il regarde la pendule, se masse les tempes en grimaçant et lui sourit.

— Tu viens avec moi à Perillos aujourd’hui ? On est en pleine vinification et Fanny sera contente de te voir… elle veut avoir ton avis sur le projet promotionnel de la nouvelle cuvée.

Elle sourit, en regardant cet homme brun, arrivé sur le sol Français, après les émeutes et la persécution des Kurdes lors de la guerre du Golfe en Syrie, qui a jeté en 1991, les chrétiens Kurdes sur les routes de l’exode. Adan, passionné par la viticulture voulait travailler la vigne et construire une vie en France, et son errance l’a conduit jusqu’à ce petit village des Pyrénées-Orientales, où ils se sont rencontrés. Cela fait maintenant vingt ans qu’ils vivent ensemble et ils se sont construit une vie sereine, entre travail et loisirs.

Adan, lui, n’a comme famille qu’un seul neveu, fils de son frère aîné qui vit justement à Ras Al-Aïn… Il est aussi son parrain et est très inquiet des événements dramatiques qui se déroulent dans cette petite ville de montagne.

Les Kurdes sont un peuple à part entière. « Les hommes des montagnes », comme on les appelle, sont un peu comme le peuple Basque. Ils ont une langue à eux et ils revendiquent depuis des siècles une identité à part entière et leur indépendance. Ils occupent un petit territoire frontalier entre l’Iran, la Syrie, la Turquie, l’Irak…

Brigitte prend son sac, ils se dirigent vers la voiture et prennent la départementale qui chemine depuis Salses le Château, jusqu’à la commune d’Opoul Perillos. Ils se garent au bout de quelques minutes, dans la cour d’une vieille bastide, devenue le siège d’un domaine viticole appelé « La Part des Anges ».

Deux femmes s’avancent à leur rencontre. L’une d’elles regarde Adan avec compassion et grimace en voyant un pli soucieux sur son front :

— Toujours aucune nouvelle de ton neveu ?
— Non Lucie et la situation là-bas s’aggrave…

Fanny attrape Brigitte par la main et l’entraîne dans le caveau en disant joyeusement :

— Viens ! Il faut que je te parle de mon nouveau projet associant Art et vin…

On va l’appeler Art-Divin ! Qu’en penses-tu… ?

Ras Al-Aïn – Vendredi 18 Octobre 2019 – 11 h

La matinée s’écoule lentement, Musa regarde sans cesse par la fenêtre de la salle de classe. Il a hésité à se rendre au travail ce matin et en regardant la classe quasiment désertée, il se dit qu’il n’est pas le seul à penser que quelque chose de terrible se prépare. Il est prof d’anglais dans un établissement scolaire de Ras Al-Aïn, ville kurde et arabe du nord-est de la Syrie.

Sa femme Aysun s’est rendue tout de même à l’hôpital où elle est infirmière, le dernier hôpital qui n’a pas été rasé par les bombardements des dernières semaines… Musa, lui, ne croit pas à la trêve annoncée jeudi, par le Président Turc Erdogan.

La situation est extrêmement tendue et Aysun et lui se sont disputés hier. Musa est d’avis qu’il faut prendre un baluchon, leurs deux enfants et fuir ce piège immonde, qui se referme inexorablement sur eux. À la tombée de la nuit, assis dans leur salon, ils ont entendu clairement des tirs sporadiques, dans les rues de la petite ville.

Musa a regardé avec tristesse Cal, son fils de cinq ans et Kiraz sa fillette de quatre ans, qui, son pouce à la bouche et son ours en peluche dans les bras, lui souriait, indifférente au brouhaha qui résonnait dans le silence.

Il l’a prise dans ses bras et l’a déposée délicatement sur le petit lit. À son retour, il a regardé le cœur lourd Aysun, assise, le visage triste et les yeux cernés par trop de larmes, qui berçait tendrement Cal dans ses bras…

Un bruit d’avion dans le ciel le ramène à la réalité. Un jeune garçon assis à son bureau, ouvre des yeux terrifiés, en entendant exploser une bombe, à proximité. Un homme entre deux âges passe la tête par l’embrasure de la porte et lui fait un signe de la main.

Musa quitte la classe, le cœur battant. Le Directeur, le teint blême, lui souffle, la voix cassée :

— Apparemment la trêve n’est pas respectée. Il ne faut pas affoler les enfants mais il faut prévenir les parents et quitter très vite l’établissement !

Il serre Musa brièvement contre lui et lui dit d’une voix éteinte :

— Bonne chance mon frère. J’ai appelé ma femme… et on part cette nuit ! Je crois que tu devrais en faire de même ! Tu as de la famille en France ? Tu m’avais parlé de ça, il me semble. Tu devrais essayer de « passer » sans tarder ! Là-bas, il y a le droit d’Asile et tu as la chance d’avoir de la famille sur place…

Musa lui rend son accolade.

— Tu vas où toi, Kadir ?
— On va essayer de passer jusqu’en Angleterre ! Si tu veux…
— Non merci Kadir, tu as raison ! je vais contacter mon oncle en France ! C’est la seule famille qui me reste…

Les éclats de bombes se rapprochent, Musa et Kadir appellent les parents des quelques écoliers présents et une fois l’école vide, se séparent le cœur lourd, sur une étreinte.

Ras Al-Aïn – Hospital

Aysun essuie son front avec lassitude. Après une accalmie de quarante-huit heures, les convois d’ambulances déposent dans le hall du service des urgences, des flots incessants de civils horriblement mutilés ou brûlés, qui décèdent parfois en gémissant sans avoir pu être pris en charge ! C’est l’affolement général.

Une femme, terrorisée, accouche sur un brancard avec la seule aide d’une infirmière. Le dernier gynécologue de la petite ville est mort hier.

Elle s’assied quelques minutes, épuisée. Cela fait dix heures qu’elle court à droite et à gauche, aussi effrayée que les patients qu’elle soigne.

Un homme lui tape l’épaule et lui sourit :

— Rentre chez toi Aysun… et bonne chance…

Elle se dirige vers la porte des urgences d’un pas lourd. Il faut absolument qu’elle arrive à convaincre Musa de tenter l’aventure de l’exode ! S’il ne le fait pas pour eux, il le fera pour ses enfants.

Rue Church Ras Al-Aïn – 16 h

Aysun fronce les sourcils en voyant apparaître sur le pas de la porte de leur petite maison confortable, son frère Sabri accompagné de Zheru, sa jeune épouse enceinte de huit mois.

Musa sort du bureau où il était enfermé depuis deux heures et attrape son beau-frère par le bras. Ils ferment la porte du bureau derrière eux.

Aysun regarde le ventre rond de Zheru et le caresse doucement de la main. Elle dit en souriant à la jeune femme aux longs cheveux bruns :

— Plus qu’un mois…

Elles s’installent dans le salon et Aysun prépare du thé. Les enfants jouent tranquillement à leur pied.

Zheru lève vers sa belle-sœur des yeux dorés et inquiets et désigne du menton la porte du bureau derrière laquelle les deux hommes se sont réfugiés. Elle chuchote :

— Tu sais ce qu’ils trament ? Aysun ?

Aysun fait un peu la moue et rajoute :

— Je t’avoue que non… je ne savais même pas que vous arriviez. Musa a profité du fait que le réseau est revenu pour consulter ses mails et passer quelques coups de fil… il ne m’a rien dit. Et toi Zheru ?
— Non… Sabri a parlé quelques minutes avec Musa et m’a dit, prépare-toi on part chez ma sœur.

Elles finissent leur thé en silence, pensives. Ça fait une bonne heure que les deux hommes sont enfermés dans le bureau.

Zheru a le cœur au bord des lèvres, même si elle n’en parle pas, elle est divisée entre son besoin de rester chez eux où tout est prêt pour accueillir leur bébé et son instinct de survie qui lui dicte de partir.

En venant jusqu’à chez Musa et Aysun, le spectacle qu’ils ont découvert en arpentant les quartiers qu’ils ont traversés lui a déclenché quelques contractions. Elle explique à Aysun ce qu’ils ont vu à l’autre bout de la ville :

— Il y a des maisons désertées, des voitures calcinées et des corps sans vie… C’est dans ce décor lugubre qu’a eu lieu le raid meurtrier et on a vu de nombreux corps gisants et recouverts de sang, des voitures en flamme et des survivants choqués et révoltés qui fuyaient sur la route.

Elle se met à pleurer en silence. Les enfants lèvent vers elle des yeux étonnés. Aysun les installe dans le salon avec leurs jouets et tend un mouchoir à Zheru qui se calme peu à peu.

— Tu sais Zheru, on s’est disputé Musa et moi hier soir, parce que je n’ai pas du tout envie d’abandonner tout dernière nous pour trouver on ne sait quoi au bout du chemin. Cependant j’ai changé d’avis avec ce que j’ai vu ce matin à l’hôpital… on n’a plus de choix… il nous faut fuir…

Zheru redouble de larmes :

— Mais où ? Aysun ?
— Le parrain de Musa vit en France… on va essayer…
— Et nous alors ? On va mourir là ?
— Non bien sûr, je sais que Musa veut proposer à Sabri de nous suivre !

Zheru montre son ventre en grimaçant :

— Et comment fait-on avec ça ?

Elle se remet à pleurer de plus belle. Aysun la prend dans ses bras et la berce doucement. La porte du bureau s’ouvre enfin sur Sabri et Musa.

Musa, un peu pâle regarde les deux femmes en disant :

— J’ai deux nouvelles à vous annoncer… Je commence par la mauvaise. Après l’échec de ce qu’Erdogan a appelé « Opération Source de Paix », je ne vois pas d’autre solution que la fuite, en abandonnant tout derrière nous…

Zheru redouble de larmes et Sabri la serre contre lui en chuchotant :

— Arrête habibi ! Ne t’inquiète pas tout va bien finir…

Musa reprend :

— La bonne nouvelle, c’est que mon oncle Adan est en France et va nous accueillir là-bas… J’ai reçu un mail de sa part. Il est très inquiet et nous propose de le rejoindre dans un petit village des Pyrénées-Orientales…

Aysun lève sur lui des yeux plein d’espoir…

— On fait comment, en pratique… ?

Sabri sourit avec amertume. Il lui répond :

— Cela fait quelques semaines que nous avons Musa et moi anticipé. C’est pour ça que nous avons « vidé » nos comptes en banque, on va essayer de faire face… et de trouver un moyen de traverser la mer jusqu’à l’Europe, avec de l’argent, on arrive à tout…
—  C’est-à-dire…

Ils s’asseyent et Musa et Sabri leur dévoilent quel est leur plan.

— La première difficulté sera de rentrer en Turquie, ensuite de rejoindre la Grèce par les îles de la mer Égée, l’Italie et si tout se passe comme prévu, la France est au bout du périple…

Il leur explique longuement comment il a organisé le voyage, pour la somme de huit mille euros par personne. Ils seront pris en charge à compter de la nuit prochaine par une organisation de « passeurs ».

L’homme qu’il a eu par messagerie l’a assuré que tout était prévu pour qu’ils arrivent à bon port en toute sécurité. Le trajet pour la Turquie passera par des tunnels qui relient la ville à la frontière, ensuite, ils prendront un bateau jusqu’à Lesbos et de là un autre bateau pour l’Italie. De l’Italie à la France, il n’y a qu’un pas qu’ils franchiront sans problème par la montagne.

— Il est possible de quitter la Turquie par voie maritime pour rejoindre la Grèce par un bateau de pêche pour 2400 euros par personne ou par bateau de croisière pour 3200 euros. Pour les bateaux de croisière, le passeur nous amènera dans des petits bateaux jusqu’à la limite des eaux territoriales grecques et de là, nous monterons à bord, avec la complicité des membres de l’équipage… pour aborder à Lampedusa en Italie. De là nous partirons jusqu’à la frontière Française où nous passerons la nuit caché dans un camion avant de franchir le col. Une fois la frontière franchie, ils nous laisseront en France et je préviendrai mon oncle. Nous serons pris en charge par des contacts en région Rhône-Alpes le temps qu’il vienne nous chercher…

Zheru baisse les yeux sur ses pieds, résignée. Le sol vibre brusquement… Une bombe vient de laminer un immeuble du bout de la rue. Le bruit est assourdissant et les enfants effrayés se mettent à hurler, accrochés à leur peluche. Sabri dit d’une voix tremblante :

— Je crois que le problème du choix est résolu. On ne va pas rester là, les bras ballants à attendre que le ciel nous tombe sur la tête.

Zheru et Aysun consolent les enfants et Musa soupire. Bientôt ils seront à l’abri en France. Son oncle le lui a promis et il lui fait confiance.

Sabri raconte l’histoire de ce garçon de treize ans de Ras-Al-Ain, qui a couru pour sauver sa vie, au milieu d’intenses combats et a été séparé de ses parents. Il pleurait seul, au milieu de la rue à proximité des Thermes où il travaille. Ce gamin a ensuite suivi les foules et s’est rendu dans l’un des abris communaux d’Al-Hassakeh, où les volontaires du HCR ont travaillé sans relâche, jusqu’à ce qu’ils puissent réunir l’enfant, avec sa famille. Il ajoute :

— Je l’ai aidé à rejoindre Al-Hassakeh… sinon il n’aurait pas survécu longtemps…

Ils préparent leurs bagages. Le rendez-vous est fixé dès la tombée de la nuit…

Aysun fait une dernière fois le tour de la maison, le cœur lourd de chagrin. Ils abandonnent derrière eux, tout ce qui faisait leur vie. Mais, comme a dit si justement Sabri, ils n’ont pas le choix.

Domaine viticole « La Part des Anges »

Maison des Auriol – Perillos – 18 Octobre 2019

Il est presque vingt heures et Fanny dispose le couvert sur la grande table de cette bastide du dix-septième siècle, qu’ils ont restauré avec goût, Léon et elle. Brigitte, sa cousine de Salses et Adan, son époux ont accepté de rester chez eux ce soir.

Pendant que Fanny lui montrait le projet de promotion de leur vin, Brigitte lui a fait part des inquiétudes de son mari, au sujet de son neveu et de sa famille. Léon qui les a rejoints a écouté avec attention.

Assis autour de la table, Léon fait la moue en entendant parler de « passeurs ».

— Je n’ai pas confiance en ces réseaux organisés, qui exploitent la misère humaine. Il y a de tout monde dans ce domaine. Espérons qu’ils arrivent jusqu’ici !

Il leur a rappelé l’horrible histoire de ce camion frigorifique contenant une quarantaine de corps de migrants, intercepté à la frontière pas plus tard que la semaine dernière.

Adan écoute en silence en portant un verre de vin à ses lèvres. Il opine de la tête et déglutit avec difficulté. Il dit en soupirant :

— Tu as une autre idée ? Parce que moi je ne vois pas d’autre solution.

Léon adresse un clin d’œil complice à Fanny, qui secoue la tête en marmonnant :

— On avait juré qu’on ne s’en servirait plus…

Brigitte contemple la scène avec étonnement :

— Tu parles de quoi, Fanny ?

Fanny se tourne vers Brigitte et rougit un peu :

— Bah, un vieux parchemin qui dort dans une boîte du grenier. Tu te souviens de ma terrible aventure quand je me suis trouvée prisonnière d’un fou, sur une île de l’océan Pacifique ?
— C’est-à-dire Fanny que tu ne nous en as pas beaucoup parlé. On sait que tu as un passé… sulfureux. Pardonne-moi le terme !

Fanny rougit comme une pivoine quand sa cousine évoque cette période de sa vie où elle « vendait » ses charmes à Paris. Elle reste silencieuse et porte le verre à ses lèvres.

Léon regarde sa femme avec peine. En parlant du parchemin, il ne souhaitait pas réveiller les fantômes de ce passé hors du commun.

Adan rompt le silence qui s’est installé autour de la table en disant d’une voix enjouée :

— Bon ! Si on laissait les morts enterrer les morts ! Je propose que nous étalions sur la table ce que nous avons sur le cœur et ensuite on n’en parle plus et on avance ! Je commence !

Il se ressert un verre :

— Voilà ! Je ne suis pas un enfant de chœur ! À Al-Aïn, où je vivais jusqu’en 1991, j’ai pris égoïstement le chemin de l’exode, abandonnant derrière moi lâchement, ma mère handicapée et ma petite sœur ! Je ne pensais qu’à sauver ma peau ! Je les ai sacrifiées en quelque sorte ! Leur sourire vient me hanter la nuit ! C’est pour cela que je n’ai jamais voulu d’enfants.

Léon le remercie du regard et enchaîne :

— Moi, j’ai fait quinze ans de tôle pour assassinat ! Voilà c’était une période trouble de ma vie où je buvais beaucoup trop ! J’ai saboté les freins d’une voiture, pour me venger d’un jeune couple de voisins… Je ne voulais pas les tuer, mais malheureusement, c’est justement le jour qu’ils ont choisi, pour prendre une route sinueuse et bordée de ravins. On connaît la suite ! Je voulais juste leur faire peur ! Et toi Brigitte ! Je me souviens que tu n’étais pas un Ange… tu veux nous en parler ?

Brigitte pâlit :

— Oui bon ! Je sais ! Je ne suis pas une sainte ! Tout le monde sait que j’avais épousé Gaston, de trente ans de plus que moi pour qu’il me lègue tous ses biens ! Que je l’avais séduit à un bal du village et que je lui ai fait croire que j’étais enceinte ! Il était très malade et tout le pays le savait.

Fanny retrouve peu à peu le sourire et ressert à boire. Adan rajoute :

— Bon ! Maintenant que ça c’est fait ! Si tu nous parlais de ce parchemin !

Léon soupire :

— Je propose que nous allions nous coucher, on en reparle demain matin.

Quelques minutes plus tard, ils regagnent les chambres.

Fanny s’allonge sur le lit, éteint la lumière et se blottit dans les bras de Léon. Elle se détend peu à peu à son contact et murmure dans le noir :

—  Je ne sais pas si c’est une bonne idée de réveiller les morts…

Dans la chambre à côté, Brigitte ressasse le passé. Le remords ne l’a jamais quitté et elle ne pensait plus à tout ça depuis longtemps. Adan lui serre la main et lui chuchote d’une voix tendre :

— Essaie de dormir habibi… la vie n’est pas un long fleuve tranquille… tu sais de quel parchemin il parle Léon ?
— Bah oui… une légende locale au sujet de l’espace et du temps… Je préfère que ce soit lui qui t’explique. Moi je n’y crois pas !

Ras Al-Aïn – 22 h

Ils attendent dans le noir que le « passeur » les rejoigne au point de rendez-vous, dans le sud de la ville. L’homme leur a conseillé de se chausser confortablement, car la route à pied va être longue. Ils vont être obligés d’emprunter à sa suite des tunnels, cheminant sur une vingtaine de kilomètres, qui relient Ras Al-Aïn à une ville frontalière du sud de la Turquie. Ces tunnels, creusés par les résistants au régime, qui sont en fait des tranchées de deux mètres de haut sur un mètre de large bétonnées, débouchent juste en face du district turc de Suruç à Sanliurfa.

Ils ont pour tout bagage, des sacs à dos contenant le strict nécessaire, quelques vivres et de l’eau. Leur guide les a prévenus que le voyage serait long et difficile, surtout avec une femme enceinte et deux enfants. En partant à vingt-deux heures et en marchant d’un bon pas, ils ne seront en Turquie qu’au petit matin. Une halte d’un quart d’heure est prévue toutes les deux heures.

Musa leur a expliqué que c’est la pire partie du voyage et la plus difficile. En effet, dès qu’ils seront en Turquie tout sera bien plus simple.

Sabri se lève en voyant s’approcher d’eux un homme entre deux âges, une lampe torche à la main qui le salue et lui demande :

— La source est tarie ?

Il lui répond avec soulagement les mots convenus :

— Non, elle coule encore !

L’homme opine, regarde le petit groupe assis à même le sol, leur fait signe de les suivre et les précède jusqu’à l’entrée d’une galerie cachée par un taillis. Ils s’engagent à sa suite, à la queue leu leu, dans le tunnel sombre et froid qui doit les amener en sécurité. Musa clôture leur cortège.

Ils marchent, marchent, marchent longtemps. Musa et Sabri prennent chacun un enfant dans leur bras. Au bout de deux heures, leur guide les aide à s’installer dans une niche de la galerie.

Il regarde les enfants apparemment épuisés qui étreignent leur peluche, le pouce à la bouche et l’observent effrayés et tristes. Pris de compassion il s’assied à leur côté et commence à leur raconter une histoire qu’il a si souvent entendu dans son enfance :

« Il y a longtemps, entre les grands fleuves d’Euphrate et du Tigre, il y avait une terre appelée la Mésopotamie. Au-dessus d’une petite ville de la Mésopotamie, sur le flanc des montagnes de Zagros, il y avait un énorme château en pierre avec de hautes tourelles et de hauts murs sombres.

Le château était taillé dans la roche de la montagne. Les portes du château étaient fabriquées à partir du bois du cèdre et sculptées en forme de guerriers ailés. Au fond du château vivait un roi assyrien cruel appelé Dehak. Ses armées terrorisaient tous les habitants du pays, alors que tout allait bien avant le règne de Dehak en Mésopotamie.

 Les rois précédents avaient été bons et gentils et avaient encouragé les gens à irriguer la terre et à garder leurs champs fertiles. Ils mangeaient des aliments composés uniquement de pain, d’herbes, de fruits et de noix. C’est sous le règne d’un roi nommé Jemshid que les choses ont commencé à tourner mal. Il se croyait au-dessus des Dieux du soleil et commença à perdre la faveur de son peuple. Un esprit appelé Ahriman le Mal a saisi l’occasion de prendre le contrôle.

Il choisit Dehak pour prendre le trône, qui tua ensuite Jemshid et le coupa en deux. Le mauvais esprit, déguisé en cuisinier, nourrit Dehak de sang et de chair d’animaux et un jour, alors que Dehak le complimentait sur ses plats de viande, il le remercia et lui demanda d’embrasser les épaules du roi. Alors qu’il embrassait les épaules de Dehak, il y eut un grand éclair de lumière et deux serpents noirs géants sortirent de chaque côté de ses épaules. Dehak était terrifié et a tout essayé pour s’en débarrasser. Ahriman le Mal s’est déguisé à nouveau, cette fois en médecin et a déclaré à Dehak qu’il ne pourrait jamais se débarrasser des serpents et que lorsque les serpents auraient faim, Dehak ressentirait une douleur terrible, qui ne serait soulagée que lorsque les serpents seraient nourris avec le cerveau des jeunes enfants. C’est ainsi qu’à partir de ce jour sombre, deux enfants ont été choisis dans les villes et villages qui se trouvaient sous le château. Ils ont été tués et leurs cerveaux ont été emmenés aux portes du château et placés dans un grand seau fait du bois de noyer et maintenu fermement par trois fines bandes d’or.

 Le seau de cervelle fut ensuite soulevé par deux gardes forts et apporté chez le méchant Dehak et les cerveaux ont été dévorés par les serpents affamés. Depuis que le roi Serpent a commencé son règne sur le royaume, le soleil a refusé de briller. Les cultures, les arbres et les fleurs des paysans se sont mis à faner. Les pastèques géantes qui y avaient poussé pendant des siècles ont pourri sur pied. Les paons et les perdrix qui se pavanaient autour des grenadiers géants étaient partis. Même les aigles qui avaient volé haut dans les vents de la montagne étaient partis. Maintenant, tout était froid et sombre. Les gens du pays étaient très tristes. Tout le monde était terrifié par Dehak. Ils chantaient des lamentations tristes et douloureuses qui exprimaient leur douleur et leur détresse. Et le son envoûtant d’une longue flûte en bois résonnait toujours dans les vallées. Sous le château du roi vivait un forgeron qui fabriquait des fers pour les célèbres chevaux sauvages de Mésopotamie et des chaudrons et des casseroles pour les habitants de la ville. Il s’appelait Kawa. Lui et sa femme étaient affaiblis par le chagrin et haïssaient Dehak car il avait déjà pris 16 de leurs 17 enfants.

 Chaque jour, transpirant à la sortie du four, Kawa frappait son marteau sur l’enclume et rêvait de se débarrasser du roi maléfique. Et tandis qu’il frappait le métal chaud rouge, de plus en plus fort, les étincelles rouges et jaunes s’envolaient dans le ciel sombre comme des feux d’artifice et pouvaient être vues à des kilomètres à la ronde. Un jour, l’ordre vint du château que la dernière fille de Kawa devait être tuée et son cerveau devait être amené à la porte du château dès le lendemain. Kawa passa toute la nuit sur le toit de sa maison, sous les étoiles brillantes et les rayons de la pleine lune, pensant comment sauver sa dernière fille des serpents de Dehak. Alors qu’une étoile filante glissait dans le ciel nocturne, il eut une idée. Le lendemain matin, il est monté sur le dos de son cheval, tirant lentement la lourde charrette en fer avec deux seaux en métal qui cliquetaient sur le dos. La charrette a grimpé la route pavée escarpée et est arrivée à l’extérieur du château. Il vida nerveusement le contenu des seaux métalliques dans le grand seau en bois à l’extérieur des énormes portes du château. Alors qu’il se retournait pour partir, il entendit les portes se déverrouiller, trembler et se mettre à grincer lentement.

 Il a jeté un dernier coup d’œil et s’est dépêché de partir. Le seau en bois a ensuite été lentement soulevé par deux gardes et apporté dans le château. Les cerveaux étaient donnés aux deux serpents géants affamés qui avaient poussé sur les épaules de Dehak. Quand Kawa est rentré chez lui, il a trouvé sa femme agenouillée devant un feu de bois rugissant. Il s’agenouilla et souleva doucement son grand manteau de velours. Là, sous le manteau, il y avait leur fille. Kawa balaya ses longs cheveux noirs et épais de son visage et embrassa sa joue chaude. Au lieu de sacrifier sa propre fille, Kawa avait sacrifié un mouton et avait mis son cerveau dans le seau en bois. Et personne ne l’avait remarqué. Bientôt, tous les habitants de la ville ont appris la malice de Kawa. Alors quand Dehak leur a demandé un sacrifice d’enfant, ils ont tous fait la même chose. Ainsi, des centaines d’enfants ont été sauvés. Alors tous les enfants sauvés allèrent, dans l’obscurité, dans les montagnes les plus hautes et les plus éloignées où personne ne les trouverait. Ici, dans les hauteurs des montagnes de Zagros, les enfants ont grandi en liberté.

 Ils ont appris à survivre par eux-mêmes. Ils ont appris à monter à cheval, à chasser, à pêcher, à chanter et à danser. De Kawa, ils ont appris à se battre. Un jour, ils retourneraient dans leur patrie et sauveraient leur peuple du roi tyran. Le temps passa et l’armée de Kawa était prête à commencer sa marche sur le château. En chemin, ils traversaient des villages et des hameaux. Les chiens des villages aboyaient et les gens sortaient de leurs maisons pour les encourager et leur donner du pain, de l’eau, du yaourt et des olives. Alors que Kawa et les enfants approchaient du château de Dehak, les hommes et les femmes quittèrent leurs champs pour les rejoindre. Au moment où ils s’approchaient du château, l’armée de Kawa s’élevait à plusieurs milliers. Ils s’arrêtèrent devant le château et se tournèrent vers Kawa. Kawa se tenait sur un rocher. Il portait son tablier de forgeron et tenait son marteau à la main. Il se retourna et fit face au château et leva son marteau vers les portes du château. La foule s’avança en masse et déferla sur les portes du château qui avaient la forme de guerriers ailés et qui ont rapidement pris le dessus sur les hommes de Dehak.

 Kawa se précipita directement dans la chambre de Dehak, descendit les escaliers de pierre sinueux et, avec son marteau de forgeron, tua le roi serpent maléfique et lui coupa la tête. Les deux serpents se flétrirent. Il grimpa ensuite au sommet de la montagne au-dessus du château et alluma un grand feu de joie pour dire à tous les habitants de Mésopotamie qu’ils étaient libres. Bientôt, des centaines de feux furent allumés dans tout le pays pour répandre le message et les flammes s’élevèrent haut dans le ciel nocturne, l’illuminant et purifiant l’air de l’odeur de Dehak et de ses mauvaises actions. Les ténèbres avaient disparu. Avec la lumière de l’aube, le soleil est venu de derrière les nuages sombres et a réchauffé la terre montagneuse une fois de plus. Les fleurs commencèrent lentement à s’ouvrir et les bourgeons des figuiers éclatèrent en fleurs.

 Les pastèques ont recommencé à pousser, comme elles l’avaient fait pendant des siècles auparavant. Les aigles sont revenus et ont volé sur les vents chauds entre les sommets de la montagne. Les paons éventèrent leurs magnifiques panaches qui scintillaient sous le soleil chaud du printemps. Des chevaux sauvages aux longues crinières noires galopaient sur les plaines plates et poussiéreuses. Les perdrix se perchaient et chantaient sur les branches des poiriers. Les petits enfants mangeaient des noix mûres enveloppées dans des figues fraîches et l’odeur du pain fraîchement cuit dans les fours en pierre atteignait leur nez à l’aide d’une légère brise. Les feux brûlaient de plus en plus haut et les gens chantaient et dansaient en rond en se tenant la main avec les épaules qui montaient et descendaient rythmées par la flûte et le tambour.

 Les femmes en robes pailletées de couleurs vives chantaient des chansons d’amour et les hommes répondaient en se déplaçant autour des flammes comme un seul homme. Quelques-uns d’entre eux planaient au-dessus de la flûte, ivres au son de la musique, les bras tendus comme des aigles qui volent dans le ciel. Maintenant, ils étaient libres. Jusqu’à ce jour, le même jour de printemps de chaque année, le 21 mars (qui est aussi l’équinoxe du printemps), les Kurdes, les Perses, les Afghans et les autres peuples du Moyen-Orient dansent et sautent au-dessus des flammes pour se souvenir de Kawa et de la libération de la tyrannie et de l’oppression et pour célébrer la venue du Nouvel An. Ce jour s’appelle Newroz ou Nouveau-jour. C’est l’une des rares “fêtes populaires” qui a survécu et précède toutes les grandes fêtes religieuses. Bien que célébrée par d’autres, elle est particulièrement importante pour les Kurdes car elle marque également le début du calendrier kurde et célèbre la longue lutte des Kurdes pour la liberté. »

Musa et Sabri regardent avec curiosité cet homme bourru qui les précède sans un mot depuis deux bonnes heures. Sabri lui adresse un sourire timide :

— Tu as de grandes qualités de conteur…

L’homme grimace un semblant de sourire et marmonne.

—  Oui c’était mon métier… avant que la guerre décime ma famille, alors depuis je suis « passeur »… et j’essaie de sauver des enfants, puisque je n’ai pas su sauver les miens.

Musa sourit à son tour et se lève en se massant les reins. Il dit d’une voix joviale :

— Bon ! Je propose qu’on avance…

Ils reprennent leur route en rêvassant. Leur guide attrape Cal dans ses bras et part devant. Tout compte fait c’est un brave homme… un « passeur d’âme » peut-être.

Café Le Catalan – Opoul – 20 Octobre 2019 – 7 h 30

Fanny rentre dans le bar un sachet de croissants frais à la main. Elle salue Jeannot qui est debout derrière le comptoir et la regarde étonné.

— Hé Fanny, tu es tombée du lit ?

Elle lui montre les croissants et lui dit en souriant :

— Non ! On a Brigitte et Adan qui ont dormi à la maison ! Adan a un souci ! Si vous pouvez venir souper ce soir ça me ferait plaisir…

Jeannot la regarde en se mordant les lèvres et monte le son du téléviseur accroché sur le mur face au comptoir. Il écoute les nouvelles en soupirant et dit à Fanny qui attend sur le pas de la porte :

— Oui on viendra, bien sûr !

Fanny se dirige vers la voiture le cœur léger et rassuré. Jeannot la regarde démarrer dans le silence du matin et se dirige vers l’arrière-boutique en criant :

— Rosalie ! On mange à Perillos ce soir !

Rosalie sort de la salle de bain, un peignoir rose sur le dos et lui dit avec inquiétude :

— Ah bon ! Ne me dis pas que ça recommence !

Jeannot dodeline de la tête et répond la voix sourde :

— Ça ne recommence pas… ça ne s’est jamais arrêté c’est différent !

Il retourne vers le bar et écoute le journal de huit heures. Le journaliste commente des images atroces en débitant d’un ton neutre :

« Cinq civils ont été tués dans une frappe aérienne de la Turquie sur le village de Bab al-Kheir a rapporté l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH), malgré une trêve acceptée par Ankara jeudi soir. Des bombardements aériens et des tirs d’artillerie de la Turquie ont visé vendredi des positions des forces kurdes et des civils dans le nord de la Syrie, en violationdu cessez-le-feu, a estimé vendredi un porte-parole des forces kurdes Mustafa Bali. Il y a des tirs d’artillerie sporadiques, et on peut entendre des tirs dans la ville de Ras Al-Aïn »…

Rosalie arrive dans la salle et se sert une tasse de café, l’air morose. Elle regarde le reportage à l’écran et demande à Jeannot :

— Adan le mari de Brigitte est de par là non ? Le pauvre, ça doit lui faire de la peine de voir ça !

Jeannot bougonne :

— Oui… et je crains le pire.

Rosalie finit de déjeuner en silence. Elle dit à Jeannot.

— Tu crois qu’il avait raison Nostradamus quand il parlait de ce qui se profile à l’horizon de 2020…

Jeannot lui jette un regard furibond :

— Tu vas pas recommencer avec tes prédictions à la con ! Il disait quoi pour 2020 ?
— Il annonçait le début de la troisième guerre mondiale.D’ailleurs, il s’agit de l’une des prédictions les plus troublantes de toutes. Le Prophète évoque l’apparition de plusieurs conflits internationaux qui débuteront en France. Ceux-ci commenceront par une série d’attentats terroristes. Les attaques se propageront petit à petit dans toute l’Europe. De nombreux innocents perdront la vie dans cette « troisième guerre mondiale » jusqu’au retour de la paix vers 2025. Les prédictions ont été rédigées il y a plus de 5 siècles et la plupart d’entre elles se sont réalisées durant notre époque. De ce fait, il est difficile d’ignorer ces présages bien qu’ils soient effrayants.
— Ah parce que Nostradamus connaissait le mot « terrorisme » ?

Rosalie se lève vexée et revient avec le vieux bouquin qu’elle trimballe partout depuis 1970.

Elle lui montre un chapitre et lui dit :

— Tiens ! Regarde !

Jeannot survole les fameuses « prédictions » et se gratte le menton. Il lui rend le livre :

— Tout bien considéré ! Tu as peut-être raison !

Rosalie triomphante retourne vers la cuisine. Elle se tourne vers Jeannot un grand sourire aux lèvres et lui rajoute :

— Et Baba Vanga a prédit la même chose !
— Baba… qui ? Rosalie !
— Tu sais bien ! On l’appelait la Nostradamus des Balkans ! Elle avait même prédit les invasions par les Nazis !
— Ah bon ! Elle avait peut-être lu les prédictions de Nostradamus, tu ne crois pas ?
— Absolument impossible Jeannot, elle était aveugle !

Jeannot secoue la tête, agacé et éteint le téléviseur.

Frontière Turque – 20 Octobre 2019 – 7 h 30

Le passeur se hisse seul hors de la galerie, en reconnaissance. Il regarde le jour qui se lève à l’horizon et après avoir constaté que la voie est libre, retourne les rejoindre dans le tunnel. Il prend délicatement le petit garçon endormi à même le sol et le tend à sa mère. Sabri soutient Zheru épuisée, qui a des difficultés à marcher, le corps alourdi par le bébé dans son ventre. Musa, lui, porte la petite Kiraz qui somnole contre son épaule.

L’homme les précède jusqu’à un cabanon, qu’il ouvre avec une grande clef. Cet abri précaire offre un confort certes sommaire, mais appréciable.

La petite pièce au sol en terre battue est équipée de couchettes, de quelques couvertures et de bouteilles d’eau.

Il les aide à s’installer et leur sourit. Il se penche sur le petit Cal, lui remonte une couverture jusqu’au cou et lui caresse la joue doucement avant de se diriger vers la porte.

Musa l’attrape par la manche et lui tend une enveloppe contenant la somme promise L’homme le regarde de ses yeux de feu et lui rend aussitôt l’enveloppe, dans un geste de dénégation et la main sur le cœur. Musa, étonné par cette réaction inattendue, lui demande d’une voix sourde :

— Mais prenez donc ! C’est pour vous…
— Non mon frère, garde plutôt ça pour ta famille, vous en aurez besoin…

Sabri s’approche à son tour et fait la moue :

— Je ne comprends pas… Monsieur…
— Il n’y a rien à comprendre ! Mon nom est Kawa, comme l’homme de la légende… c’est pour cela que j’ai pris la peine de raconter cette longue histoire aux enfants. Ne m’oubliez jamais ! Et n’oubliez jamais de célébrer Newroz et veillez à ce que vos enfants perpétuent cette tradition, qui est le symbole même de notre liberté et de la résistance de notre peuple !

Il glisse sa main dans sa poche et en tire un petit dragon en argent. Il retourne vers Cal et le lui glisse dans la main en disant : « En cas de besoin prend-le dans ta main en prononçant Kawa, je volerais à ton secours… »

Il quitte la cabane et dit à Musa :

— Bonne chance. Les autres viendront vous chercher à la nuit. Surtout, ne vous faites pas voir.

Ils regardent cet homme étrange se diriger vers les tunnels et pénétrer dans la galerie sans un regard en arrière…

Zheru masse ses jambes douloureuses en grimaçant. Elle boit un peu d’eau et s’allonge sur une couchette. Aysun s’occupe de Kiraz et lui donne une compote.

Sabri est pensif, il dit à Musa :

— J’ai cru ne jamais arriver…
— Moi aussi Sabri et ce soir on part en fourgon jusqu’à Antalya. C’est de là qu’on embarque pour la mer Égée. Si tout va bien, demain soir nous sommes à Lesbos.

Sabri retire ses chaussures en grimaçant et s’allonge sur un lit de fortune. Il rajoute :

— Même si c’était très dur… cet homme est extrêmement généreux. Apparemment il ne fait pas ça pour de l’argent…

Aysun regarde dehors en frissonnant. La route va être longue. Elle se tourne vers son mari, accroupi dans un angle de la pièce, la tête entre les mains et le questionne avec un peu d’angoisse dans la voix :

— On va encore voyager de nuit ?
— Oui, pour des raisons de sécurité, j’espère que le bateau qui nous emmène jusqu’à Lesbos est confortable.

Il désigne du menton Zheru et les enfants endormis :

— Je n’aurais jamais cru avoir à vivre cela ! Pas au XXIème siècle. Décidément rien ne change…

Aysun s’assied à ses côtés et lui touche la main avec tendresse.

— On ne va pas baisser les bras… On se reconstruira là-bas. Et nous avons dans notre manche un atout précieux… de la famille sur place !

Il porte une bouteille d’eau à sa bouche et acquiesce. Combien de centaines d’autres des leurs sont partis sans but précis, droit devant eux, pour fuir une mort certaine. Eux, au moins, ils peuvent jouer la carte du « rapprochement familial ». La France est le pays des Droits de l’homme… enfin, l’était, il y a encore peu de temps. Il n’ose pas dire à sa femme que le contenu du mail de son oncle décrivait des signes inquiétants de revirement du gouvernement Français vis-à-vis du Droit d’Asile.

Adan, lui a en effet tracé le tableau d’une situation sociale où la révolte populaire gronde, en fond de misère et de xénophobie. La période est propice à tous les excès. Le peuple est poussé à la violence et la délation.

La montée de l’islam radical, le risque d’attentat latent et un gouvernement qui appelle les gens à « signaler » tout comportement suspect des personnes qui l’entourent, par exemple leurs voisins ou leurs collègues de travail, rappellent étrangement les heures les plus sombres du gouvernement de Vichy et de ce qui était appelé « La collaboration ».

Ils finissent par s’endormir, un peu gênés par la lumière du jour qui filtre à travers les planches disjointes de leur abri de fortune.

Domaine la Part des Anges

Maison des Auriol – Perillos – 20 Octobre 2019

Jeannot et Rosalie se garent devant la porte d’entrée du petit mas occitan, depuis peu transformé en domaine viticole. En entendant le moteur qui toussote dans la cour, Fanny éclaire la petite lampe devant la maison et leur ouvre la porte.

Rosalie entre dans la grande salle, un gâteau à la main. Elle le pose sur la table, enlève son poncho, embrasse Fanny et se dirige les bras tendus vers Brigitte, qu’elle serre contre son cœur brièvement. Jeannot est déjà installé devant la cheminée aux côtés de Léon et d’Adan.

La pièce est confortable et le feu crépite dans la cheminée. Fanny les rejoint un grand sourire aux lèvres, un plateau chargé de verres et de bouteilles de vin entre les mains :

— Vous allez goûter ça et vous m’en direz des nouvelles !

Jeannot attrape la bouteille et regarde avec curiosité, le vin légèrement gris à travers le verre transparent :

— Vous avez réussi à faire une cuvée de Jacquet ? Ça me rappelle mon enfance !

Léon le regarde porter le verre à ses narines avec délice, puis le porter à ses lèvres. Tous les regards se lèvent vers Jeannot, qui tourne avec délectation, ce breuvage « oublié » dans sa bouche.

Léon dit d’une voix émue :

— Tu te souviens Jeannot ? C’était le vin des baptêmes ou des mariages, que nos anciens réservaient religieusement au fond de la cave et ne sortaient que pour les grandes occasions !

Jeannot avale une gorgée en souriant et répond à Léon :

— Dis donc ! Chapeau ! Il est parfait ! Té il me fait l’effet de la madeleine de Proust ! Le vin des « fous », qu’ils disaient les anciens ! C’est vrai qu’il montait vite à la tête !

Fanny, souriante verse du vin dans tous les verres et ils trinquent gaiement. Rosalie regarde d’un œil curieux, l’élégante étiquette qui orne la bouteille fine et élancée. Elle accroche les regards par un concept original, qui associe Art et vin. Elle fronce les sourcils :

— Art Di Vin ! C’est original et cette toile sur l’étiquette est très belle et mystérieuse !

Brigitte, à l’origine de ce projet, explique avec un plaisir non dissimulé :

— J’ai eu une idée originale : des artistes peintres donnent un droit à l’image pour permettre de réaliser une étiquette de bouteille de vin. Cela met simultanément en lumière l’artiste et le vigneron, d’où, le succès du concept « Art Di Vin » ! Là, vous pouvez voir une toile de l’artiste peintre Patricia Goud, qui justement porte le nom de « La Part des Anges », en hommage à son père, qui possédait quelques arpents de vignes en Languedoc, dont une parcelle plantée de Jacquet… c’est l’accord parfait au niveau marketing.

Adan les écoute parler, un sourire timide sur les lèvres. Brigitte lève son verre vers lui et dit :

— Buvons aussi à la santé de mon mari Adan, virtuose de la vinification, qui a réussi à faire renaître ce nectar !

Adan rougit, un peu gêné, et ils trinquent tous à la réussite du Domaine.

D’un verre à l’autre, la conversation vient naturellement se porter sur la situation préoccupante des Kurdes qui fuient leur patrie en masse. Adan explique la voix nouée que son seul neveu et sa famille sont en route pour le rejoindre à Salses dans un premier temps. Il leur montre des photos, d’une charmante petite famille confortablement installée dans une jolie villa de Ras Al-Aïn. Les photos passent de main en main. Brigitte explique :

— Musa est professeur d’Anglais et sa femme Zheru, infirmière… leurs deux enfants Cal et Kiraz ont respectivement quatre et cinq ans…

Adan leur montre en souriant les deux gamins qui étreignent tendrement des ours en peluche. Il rajoute la voix chargée d’émotion :

— Ce sont Tintin et Tinours ! Nous leur avons expédié ces jouets en cadeau de Newroz ! Ils étaient ravis ! Mon neveu m’a dit qu’ils ne les lâchent pas depuis !

Fanny montre un des ours à Léon en riant :

— On a exactement le même dans notre chambre ! C’est notre Tintin à nous !

Brigitte la regarde, surprise. Fanny revient quelques minutes plus tard avec le vieil ours en peluche brun, qui arbore autour du cou un nœud papillon à carreaux.

Brigitte tourne entre ses mains l’ours et hoche la tête, amusée :

— Apparemment c’est son jumeau ! Nous on l’a trouvé dans une brocante à Coupiac en Aveyron !

Rosalie s’esclaffe en voyant l’autre peluche dans les bras de la petite fille :

— J’en crois pas mes yeux ! Regarde Jeannot c’est le même que notre Tinours !

Brigitte la regarde avec étonnement :

—  C’est à peine croyable ! L’homme qui nous les a vendus, un brocanteur qui se fait appeler « Louis la brocante » était beau parleur ! Il nous a inventé des salades qui nous ont bien amusés ! Il prétendait que ces jouets étaient des protecteurs et faisait le lien avec un… maçon… je crois…

Adan se gratte la gorge et lui coupe la parole :

— Non ma chérie ! Pas un maçon ! Un forgeron, appelé Kawa, qui est à l’origine de la tradition kurde du Newroz ! C’est d’ailleurs parce qu’il nous parlait de cette tradition, que nous avons décidé d’offrir ces peluches aux enfants, un peu comme un talisman.

Brigitte rit de plus belle, elle s’essuie les yeux et rajoute :

— L’homme avait beaucoup d’imagination ! Il affirmait que les enfants qui auraient ces jouets bénéficieraient de l’aide et de la protection inconditionnelle des « passeurs d’âme ». Comme il était midi, nous lui avons offert un verre et il nous a avoué avoir des origines kurdes. Pour finir, il nous a offert les peluches !

Elle leur montre la photo en souriant et rajoute en soupirant :

— Si seulement ça pouvait être vrai…

Léon se ressert un verre et interroge Jeannot du regard en disant :

— Est-ce qu’on utilise le parchemin ?

Le regard de Jeannot s’obscurcit et il fusille Léon du regard :

— Je suis d’avis d’attendre… ils sont déjà en route…

Brigitte les observe, intriguée et demande :

— De quel parchemin parles – tu, Léon ?
— Ce parchemin, qui se trouve dans mon grenier, propose un rituel, qui est censé ouvrir une porte qui relie l’espace et le temps, dans les ruines de l’ancienne église Sainte-Barbe. Cette porte du temps fait partie des légendes de Perillos… Mais certains, qui ont essayé d’en faire usage ont échoué ou bien n’ont pas su refermer la porte derrière eux ! libérant ainsi des forces maléfiques. On va donc essayer de faire autrement !

Adan pose son verre et se lève en regardant la pendule. Il leur dit en bâillant :

— Nous avons passé une très bonne soirée… merci pour votre réconfort. D’après le programme défini, la petite famille passe cette nuit dans une île de la mer Égée.

Il est vingt-trois heures quand Jeannot et Rosalie regagnent Opoul par la départementale 9.

Chapitre 2

Le hangar des âmes

« Notre vie est un voyage dans l’hiver et dans la nuit, nous cherchons notre passage dans le ciel ou rien ne luit »

Céline

Turquie – 20 Octobre – 21 h

La nuit est tombée depuis un bon moment et sans lumière dans le cabanon, ils commencent à trouver le temps long. Ils sont en terre étrangère abandonnés là, livrés à eux-mêmes et ils commencent à désespérer de voir enfin apparaître quelqu’un. Aysun chuchote à l’oreille de Musa :

— Et s’il n’y a personne au rendez-vous… on fait quoi ?

Musa sent un frisson glacé lui parcourir l’échine. C’est effectivement un scénario qu’il n’avait pas imaginé.

Le voyage ne semble pas aussi idyllique que ce que les passeurs lui avaient vanté. Il se ressaisit en croisant le regard fatigué de Kiraz qui l’observe avec confiance. Il serre la main de sa femme et dit d’une voix claire.

— Ne t’inquiète pas, Aysun… Ils ont dit à la nuit… je suis sûr qu’ils viendront !

Zheru grimace et murmure :

— Moi je ne pourrais plus marcher pendant des heures !

Sabri lui caresse la joue doucement, arrange une mèche de cheveux sur son front et la rassure en disant :

— D’après ce qui nous a été dit, c’est un minibus qui vient nous prendre et nous conduit jusqu’à Antalya !

Elle soupire et masse ses reins douloureux tout en grimaçant :

— J’espère que tu dis vrai !

Il est plus de vingt et une heures, quand un vieux fourgon se gare en toussotant devant la cabane. Un homme s’approche de la porte qu’il ouvre dans un grincement et fait le tour de la petite pièce avec une lampe torche.

Musa partagé entre peur et espoir s’approche de l’individu, les mains levées. Le guide lui dit quelques mots qui le rassurent, avec un fort accent russe. Il leur demande de le suivre d’un ton rogue et les aide à monter dans une vieille camionnette. Ils n’ont pas d’autre choix que de s’installer à même le plancher, de façon très peu confortable et au milieu de détritus.

Le véhicule est sale, poussif et dégage une forte odeur de chien mouillé. Zheru est prise de haut-le-cœur et les enfants se bouchent le nez avec dégoût.

L’homme explique à Musa qu’il les amène jusqu’à Antalya et que, de là, un canot à moteur les embarquera vers minuit, pour les déposer sur l’île de Lesbos, au petit matin.

Le véhicule s’engage sur la route cahoteuse, pour un trajet de plusieurs heures. Sabri tient Zheru dans ses bras. Elle pleure en silence et grelotte de froid.

Aysun ballottée par le mauvais état de la route se cale comme elle le peut et dit d’un ton de reproche à Musa, désolé :

— Sympa le minibus ! Si le bateau est aussi bien, on aura la totale !

Musa soupire, le cœur lourd. Il ne peut pas nier qu’ils sont dans une sacrée galère. Il pense avec chagrin et nostalgie, qu’il y a à peine une dizaine de jours, de retour en famille du restaurant, ils s’apprêtaient, en riant gaiement à mettre leurs enfants au lit, dans leur univers douillet. Et maintenant, ils sont là, parqués comme des bestiaux à même le sol d’un fourgon crasseux. Une bouffée de colère lui transperce le cœur, il dit à Aysun d’une voix aigre :

— Arrête un peu de geindre ! J’ai fait ce que j’ai pu ! Il fallait faire quoi ? Attendre que le ciel nous tombe sur la tête ?

Aysun se tait, boudeuse, la gorge nouée de larmes retenues. Elle doit bien s’avouer qu’il a raison.

Il se calme progressivement et lui dit :

— Arrête de t’inquiéter, demain, nous serons à Skala Sikamineas, un petit village au nord de l’île grecque de Lesbos, où nous pourrons nous reposer, avant de reprendre la route pour l’Italie. Tu verras les habitants de ce petit port, coincé entre les collines et les oliviers, sont bien connus, pour accueillir et aider les gens qui fuient la guerre. Ils ont même été proposés au prix Nobel de la paix ! Le seul obstacle à craindre est la marine Turque, mais là, c’est l’affaire des passeurs et j’ai confiance ! Ils ont l’habitude. Et de Lesbos je pourrais appeler mon oncle.

Aysun lui caresse la main dans le noir et s’excuse :

— Je suis désolée, je ne te reproche rien, j’ai peur c’est tout.

Le fourgon poursuit son voyage dans le noir, ils somnolent, dans un silence ponctué par les gémissements de Zheru…

Lotissement Domaine Victoria

Salses le Château – Mardi 22 Octobre 2019

Il est neuf heures du matin et Brigitte se prépare à partir rejoindre Perillos où se tient ce matin la première réunion, avec tous les membres fondateurs du nouveau Domaine viticole.

Elle va leur présenter son projet marketing et ils déjeuneront tous ensemble au Cortal de Lalanne, cette ancienne bergerie restaurée en salle de réunion, salle des fêtes et caveau de vente de leur vin.

Perillos, petit hameau des Corbières catalanes longtemps abandonné, renaît de ses cendres depuis peu, grâce en partie à la viticulture et au projet innovant d’un élevage de grillons, protéine d’avenir, au sein du Château de Salveterre.

Ce projet ambitieux porte le nom de : « Au bonheur de Cerise », pour rendre hommage à la personne qui a légué à leur communauté, cinq millions d’euros pour permettre à Perillos de reprendre vie.

Brigitte a la lourde charge de la mise en place et de la promotion de ces deux projets. Elle finit de visionner le PowerPoint de présentation, qu’elle doit présenter aux habitants et réunit les différents documents dans une chemise.

Adan la rejoint, une tasse de café à la main et la regarde en souriant :

— Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer ! Ton projet est génial, je te rejoins là-bas en fin de matinée…

Elle attrape son sac, se dirige vers la porte et se retourne sur le seuil en disant :

— Ils ont dû arriver à Lesbos tu ne crois pas ? Tu auras peut-être des nouvelles ce matin ?

Adan secoue la tête et répond :

— Oui, j’espère que tout se passe bien… à tout à l’heure.

Port d’Antalya – Turquie – 4 h du matin

Le fourgon s’engouffre dans une zone désertée du petit port et le chauffeur l’arrête sous un hangar éventré. D’autres véhicules du même style sont stationnés là, dans l’ombre, chargés de « voyageurs », hommes femmes et enfants, qui attendent patiemment de rejoindre le bateau, qui les emportera vers l’Europe en passant par les îles grecques.

Leur chauffeur, Yuri, saute du camion et va rejoindre un groupe d’hommes, avec qui il discute avec véhémence. Ils parlementent un bon moment avant que Yuri ne revienne vers eux. Il ouvre la portière et leur dit d’un ton dénué de toute empathie :

— Sortez de là et suivez-moi ! On n’attendait plus que nous, il faut vous dépêcher.

Musa et Sabri quittent l’abri du véhicule en portant les enfants endormis dans leur bras.

Aysun les suit en soutenant Zheru, qui avance d’un pas lourd, les jambes tremblantes. Ils rejoignent une bonne centaine de personnes épuisées et chargées de bagages, qui attendent en grelottant, parquée sous un auvent de tôle éventré. Un nouveau-né se met à pleurer. Ses cris stridents transpercent la nuit. Un passeur s’approche en râlant de la mère et donne une tape violente à la femme qui tient le bébé dans ses bras :

— Fais-le taire immédiatement ou bien on te laisse là !

La femme effrayée, berce le bébé et pose une main tremblante comme un bâillon, sur la petite bouche tout en pleurant en silence. Son mari, accroupi à ses côtés la réconforte comme il le peut…

Yuri les abandonne là, sans aucun scrupule, après avoir reçu l’enveloppe promise de la main de Musa, qui regarde s’éloigner le fourgon, une boule au ventre.

Une demi-heure plus tard, ils rejoignent en convoi, le bateau promis, qui se trouve être en réalité une vulgaire barque en plastique, prévue pour contenir tout au plus une cinquantaine de personnes.

C’est donc debout et serrés comme des sardines en boîte, qu’ils prennent la mer dans le passage maritime entre les côtes turques et les îles grecques de la mer Égée. Le piège se referme sur eux inéluctablement.

Très souvent, aussitôt arrivés sur les eaux territoriales de Grèce, les trafiquants font couler les barques et laissent les passagers se noyer, à moins que la police du port grec ou la force européenne Frontex n’arrive à temps pour les sauver.