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Il y a les murs d’incompréhension, de solitude, de désarroi, de douleur et d’injustice. Face à ce genre d’épreuves, il y a ceux qui se recroquevillent, s’enfoncent, se rebellent, se transcendent ou s’accommodent. À chacun sa nature. Quatre personnages réagissent ici, face aux difficultés et aux surprises de la vie, dans des contextes bien différents.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Journaliste, éditorialiste, puis directeur éditorial d’un groupe de presse,
Jean-Marie Gautier écrit ce livre pour témoigner à la fois de la vie en entreprise, des jours heureux dans un village – même si la fin détonne – et du traumatisme engendré par la révélation de la face sombre d’un personnage proche, estimé et apprécié jusque-là.
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Seitenzahl: 321
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Jean-Marie Gautier
Face aux murs
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Jean-Marie Gautier
ISBN : 979-10-377-6708-0
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Comme dans toute fiction romanesque, une ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé serait fortuite.
Je vais tout vous dire. Tout vous raconter par le détail. Je ne veux pas qu’on pense que je suis une mauvaise femme, une méchante qui veut à tout prix faire du mal. Le mal, c’est moi qui l’ai subi, encaissé, supporté tant que j’ai pu. Le mal l’a emporté d’ailleurs, sa cruauté m’a vaincue et c’est moi la victime, celle qui n’a pas été suffisamment aimée, suffisamment aidée. Pendant tout ce temps-là, pendant que je souffrais, que je pleurais dans ma solitude toute sombre, la vie continuait joyeusement pour les autres. Une vie de gaietés, peut-être d’amour. En tous les cas, une vie normale, une vie de ménage, de famille. Et dans le bourg, chaque matin, les volets s’ouvraient sur un nouveau jour, de labour ou de moisson, mais un jour d’entrain. Moi, petit à petit, les jours sont passés de la lueur à la pénombre et me voilà toute grise et pleine de peine à devoir vous raconter tout cela. Tout ce qui est arrivé, malgré moi et m’a conduite à faire cela. Mais je vais trop vite, je n’ai même pas dit qui je suis.
Je suis Jeanine, Jeanine Duflot. Je vis seule ici, à Tracy-le-Grand, un bourg paisible de la plaine picarde. Pendant quelques années, j’ai été mariée à un homme qui, comme bien d’autres, a eu le démon. De midi ou de minuit, je ne sais pas trop, mais démon arrivé bien vite, sans prévenir. Ah, sûr, j’avais bien remarqué des odeurs de brillantine quand il partait le matin, mais bon… Mais ce que je sais, c’est qu’un jour il a fait sa valise et qu’il est parti, sans dire grand-chose, retrouver une jeunesse, bien sûr, une espèce de poule qu’il a rencontrée pendant ses tournées. Il était, il est toujours représentant en encyclopédies. Du porte-à-porte et, normal, ça fait des rencontres. Ça m’étonnerait pas qu’il en change un jour, de cavalière, il a ça dans le sang. Faut qu’il plaise. C’est comme ça qu’il m’a eue. J’allais sur mes dix-huit ans quand je l’ai remarqué. La première fois, il était en uniforme. Il revenait d’Algérie. L’allure qu’il avait avec son calot posé sur ses cheveux noirs bien peignés… Un ou deux dimanches plus tard, je l’ai aperçu sortant de sa voiture. Il allait danser. Je me suis dépêchée de rentrer à la maison, je me suis bien apprêtée, je me souviens, j’ai mis ma robe préférée, blanche avec des marguerites et j’ai filé chercher ma copine Liliane pour qu’elle m’accompagne. Une fois au bal, au bout d’un moment, il s’est approché de nous et m’a invitée à danser. Et puis, il m’a gardée dans ses bras, danse après danse avant de me conduire au bar et de me parler de lui et de ses copains. Et puis de moi, aussi, en me faisant rougir… Il avait de belles paroles, du boniment, et en plus, il était beau et dansait fallait voir comme… Fallait le voir, le dimanche chez Valmé, l’endroit où les gens de la région viennent guincher chaque fin de semaine. C’était le plus beau, le plus souple, le plus alluré dans le tango comme dans la valse. Des beaux souvenirs. Des frissons. Alors, bien sûr, je me suis enflammée, je suis devenue folle amoureuse. Et, normal, je n’ai pas pu me contrôler, garder ma raison. Résultat, je lui ai cédé un soir de juillet, à l’arrière de sa Dauphine. Ou plutôt non, on s’est d’abord embrassés dans la voiture, mais il faisait chaud et on n’était pas bien au confort. Alors Raymond, il est sorti et a pris une couverture dans le coffre – il était à l’avant le coffre, je ne savais pas, et quand il l’a ouvert, j’ai eu l’impression qu’il soulevait ma jupe – et on s’est allongés… Ça sentait bon les blés. On était bien et j’avais l’impression que dans ses bras, je pourrais partir n’importe où. C’est comme ça qu’on s’est retrouvés à la mairie. Oh, ça a mis un peu de temps. J’étais jeune et le père et la mère n’avaient pas envie de me voir partir. Mais, à force de le voir me ramener dans sa voiture, même si ce n’était pas devant la maison – ça non, il faisait attention à ne pas trop se montrer – à force de m’entendre parler de lui, comme le temps passait, ils ont accepté qu’il rentre à la maison. Vous savez comme c’est, ici, quand un garçon « rentre chez elle », c’est que c’est du sérieux. Trois mois plus tard, on était mariés et on s’installait dans une petite maison située en face du salon « Huguette frisure ». La maison appartient à Huguette Patin, la coiffeuse qui nous l’a louée. Ce furent des beaux jours au début, j’étais jeune, vingt ans et les copines m’enviaient en me voyant dans mon petit paradis. Elles venaient me voir, en fin d’après-midi, quand elles rentraient de l’usine où des magasins où elles travaillaient. Quand mon mari, mon Raymond rentrait, fallait les voir l’admirer et me jalouser, moi qui avais un homme à la maison. Un bel homme qui plaisantait avec elles en buvant sa bière bien fraîche comme il aimait et qu’il fallait bien prendre soin de mettre dans le cellier pour qu’elle ne se réchauffe pas. A température, qu’il disait. Ça a duré quelques années, le temps de faire le petit, un bon gros bonhomme, Mickaël. Le temps que Raymond se passionne pour lui puis se lasse des nuits sans sommeil, des pleurs, des colères de Mickaël, du temps qu’il fallait lui consacrer, des choses qu’on ne pouvait plus faire à cause de lui, parce qu’il était là et qu’il n’y avait pas grand monde pour le garder. Raymond a commencé à rentrer plus tard, à moins me regarder, à lire son journal, à écouter plus souvent radio Luxembourg, à être moins présent. Alors j’ai commencé à m’inquiéter, surtout que gourmand de mon corps comme il était avant, il était devenu moins demandeur tout soudain. Avant, il lui en fallait des caresses, des gâteries, des choses qui parfois me coûtaient un peu parce qu’il faisait de moi sa chose. C’est pas que je n’aimais pas nos séances d’amour, mais tout de même, Raymond, parfois, exagérait et ne me laissait pas souvent tranquille. Et là, sans crier gare, il devenait tout calme. Moins de désir. Juste une fois de temps en temps, il m’honorait, comme on dit. Tu parles d’un honneur. Je voyais bien que c’était plus pour faire comme si. Comme s’il y avait vraiment du désir, comme s’il y avait encore de l’amour. Je n’étais pas dupe. Au début, j’ai pensé qu’il était fatigué, peut-être embêté dans son travail. Et puis, peu à peu, il faut bien atterrir. Mais ce n’est pas facile, vous savez… Je m’étais embarquée dans les bras d’un joli danseur, ça a tout de suite tourbillonné dans les airs d’accordéon et les romances populaires et puis le rythme s’est ralenti… La boule au plafond a cessé de briller et le bal s’est arrêté. Plus de « Perles de cristal », plus de Verchuren, plus d’Yvette Horner. Le samedi soir ou le dimanche après-midi, c’était à la maison désormais, pendant que Raymond allait jouer aux boules sur la grand-place ou partait suivre des courses cyclistes dans la région avec ses copains. Oh, il rentrait chaque soir, comme il faut, pas un verre de trop, mais toujours fatigué. Même le samedi en se couchant, il ne s’occupait plus de moi. Si bien qu’un jour, pas courageux, il m’a laissé une lettre en partant pour sa tournée. Il s’était préparé une valise, discrètement et dans sa lettre il expliquait qu’il devait réfléchir au calme pendant quelques jours. Qu’il était fatigué et qu’il fallait pas lui en vouloir, la route, le travail, le manque de sommeil. Tout ça lui pesait lourd… J’ai compris. J’ai compris que c’était la fin d’années bizarres qui avaient débuté en fanfare et se terminaient dans le silence. Il me restait Mickaël en guise de souvenir. Un pauvre petit bonhomme de quatre ans qui se demandait ce qu’il se passait et réclamait son papa.
Ce fut dur, très dur. Je sentais bien que c’était la fin mais ne pouvais m’empêcher de tomber dans les faux espoirs, les illusions naïves quand il passait, en coup de vent, embrasser Mickaël et qu’il me parlait gentiment. Oh, peu de mots, juste le nécessaire, mais il n’y avait pas de tension, pas de méchancetés comme celles qu’on imagine quand on parle de séparation, d’échec. Non, c’était juste des questions de mon côté et des embarras, des fuites chez mon Raymond. De pauvres excuses, avec parfois, des reproches, des blessures qu’il me faisait, disant que je m’occupais plus de mon gosse que de lui, qu’il était encore jeune et se sentait tout d’un coup prisonnier. Prisonnier de Mickaël qu’occupait tout mon temps et l’empêchait de se reposer. Il fallait le laisser vivre un peu, lui qui avait besoin de respirer, de réfléchir. C’était difficile aussi pour lui qu’il me disait, qu’il était un peu perdu mais qu’il pensait toujours à nous. Alors, je me disais que c’était une passade son histoire avec son béguin. Des copines me l’avaient décrite, elles la connaissaient, comme ça, par copines interposées. Josiane qu’elle s’appelait, une qui travaillait à la conserverie d’Arrieu, une décolorée provocante qui fréquentait d’autres bals. Pas le nôtre, pas celui de Valmé, près de l’église. Valait mieux pas qu’elle vienne chez nous. Raymond avait dû la connaître en faisant son porte-à-porte ou alors en allant aux courses de vélos. En tous les cas, elle l’avait accroché, mon Raymond et à force de ne pas le voir, de ne plus l’entendre ouvrir la porte puis réclamer sa bière, de voir le vide s’installer, il a bien fallu penser au divorce. Mais le pire, peut-être, ce furent les commérages dans le bourg, quand tout le monde a senti que ça filait mauvais… Les cancans qui m’arrivaient aux oreilles, les bavardages qui s’arrêtaient tout net quand j’entrais dans l’épicerie et que les bonnes dames se remettaient en place, occupées tout soudain à regarder le prix des légumes ou à choisir des conserves. Plus un bruit, le grand silence qui suit les médisances. Elles s’arrangeaient à me faire des grands sourires et à me demander des nouvelles, toutes minaudes, alors que je savais très bien que ça ne les intéressait pas, ma vie toute seule avec Mickaël. Elles préféraient broder des racontars et médire. C’est que le divorce, ici, à Tracy, c’était nouveau.
Il y avait bien des maisons où ça criait fort le soir et où le mari parfois partait en goguette et oubliait de rentrer pour la soupe. Mais dans ces maisons-là, après de grandes explications sonores et des assiettes qui volaient, on passait l’éponge et on repartait comme avant… jusqu’à la fois suivante. L’essentiel était que le mari rentre, qu’il reste, que l’épouse sauve la face et, tête haute, fasse savoir qu’il était revenu, tout penaud, tout chagriné. Presque honteux. Mais moi, je ne voulais pas de ça. Je ne voulais pas de ces allers et retours qui font croire que la famille reste unie, que tout va bien. Moi, mon Raymond était parti, et n’était pas revenu… Non, pour moi tout allait mal et j’en étais, parfois, à détester mon village. Et pourtant, Dieu sait que je l’aime mon Tracy et que, normalement, j’y suis bien.
Il paraît que nous sommes dans les huit cents à vivre ici. Ici, pour situer, c’est un peu la Normandie mais c’est surtout la Picardie et l’Ile-de-France. Tracy est juste à cheval entre les deux, sur une ligne qui va de Rouen à Reims. On est là, en plein milieu de la ligne, à cheval sur la séparation des deux territoires. D’un côté, c’est tout plat, c’est la plaine, de l’autre c’est vallons et forêts. Pour bien décrire, parce que je veux bien raconter, au-dessus de la ligne, au nord, c’est blés, betteraves et petits pois, au-dessous, au sud, c’est bois et villes regardant vers Paris. On n’y va jamais parce qu’on n’en a pas besoin ou qu’on n’a pas le temps. Et puis, qu’est-ce qu’on irait y faire à Paris ? Dépenser de l’argent au cinéma, au restaurant ? Mais on a tout ça pas loin, à Crémont et, au moins, on ne perd pas de temps à y aller. Juste un coup d’autocar et on y est. C’est qu’ici, on ne chôme pas. On cultive la terre. Le village, c’est des fermes poussiéreuses l’été et boueuses en hiver. Au milieu de ces fermes, bien sûr l’église qui sonne tous les quarts d’heure, dominant la grand-place partagée en deux le dimanche. Ce jour-là, c’est un côté réservé aux joueurs de boules et l’autre pour garer les voitures de ceux qui vont danser chez Valmé. L’après-midi, on entend les boules qui cognent dans les planches limitant le terrain et les exclamations des équipes. C’est joyeux et c’est le bruit du jour de repos. Le soir, on aperçoit les couples qui vont fricoter dans les voitures. Moi, ça me plaît. Les grands se mesurent et rigolent, les jeunes se séduisent et s’aventurent. C’est notre vie le dimanche et ça fait de mal à personne.
En semaine, chevaux et tracteurs entrent en piste. Quand les chevaux passent dans la rue, c’est bien souvent l’occasion de ramasser leur crottin pour améliorer la terre des rosiers. On voit les chanceuses qui ont aperçu les chevaux se soulager devant chez elles, sortir aussitôt avec leur pelle pour récupérer le précieux crottin encore fumant. Parfois, elles se précipitent en robe de chambre ou les cheveux pleins de bigoudis. On dirait une course au trésor.
Les tracteurs, eux, ne laissent derrière eux que leur odeur de diesel, de fumée et de fourrages, mais quand on les voit, on sait que les travaux des champs commencent et, pour nous, c’est la vie. Le coq nous réveille, les poules nous accompagnent et les vaches nous donnent leur bon lait tiède qu’on va chercher à la ferme. Il y en a une, pas loin de la maison, celle à René Joulin, qui fait du beurre. Du beurre jaune qui sent un peu la vache, gras, onctueux. C’est chez eux que je vais quand j’ai besoin de lait, d’œufs ou de beurre. Je vais dans leur laiterie et Jocelyne, la femme, me raconte ce qu’elle sait sur le bourg ou me parle des récoltes pendant qu’elle prépare mon paquet de beurre ou remplit mon pot de lait. C’est toujours un bon moment quand je vais à la ferme. Il fait frais dans la laiterie, c’est calme, ça sent bon et ça me rappelle celle de mes parents. Je vous en parlerai plus tard de mes parents. Faut pas que je m’égare. Je veux vous raconter le village, pour l’heure, ses activités, pas trop les gens. Faut pas mélanger.
Je vous ai parlé de l’église, de la grand-place, mais pas de la mairie et pourtant, à elles trois, elles sont le cœur du village. Le long de la place, face à l’église, toute une rangée de maisons, avec au milieu d’elles, l’épicerie. Celle où ça cancane tout le temps. Au bout de ces maisons, la rue qui mène au cimetière. De l’autre côté, à l’autre bout, perpendiculaire, la mairie. C’est comme une grosse maison de maître avec un toit en pointe dressé vers le ciel. Quelques marches, un perron et derrière une large porte, la salle des mariages qui sert aussi pour le conseil municipal. La mairie, c’est un peu le bâtiment qui nous toise. On dirait qu’elle nous a à l’œil, qu’elle nous surveille. C’est peut-être le cas. Sur le côté, à droite en montant les marches, l’école des garçons. Le maître d’école est aussi secrétaire de mairie, c’est monsieur Vaucresson. Mais tout le monde l’appelle Vaucresse. Il sait tout, sous sa double casquette, grâce aux registres et aux enfants qu’en disent souvent trop.
Vaucresse porte toujours sa blouse grise et un mégot de cigarette papier maïs pend tout le temps sous sa moustache. Il fait peur aux enfants avec sa règle à la main qui lui sert à frapper son bureau ou celui des gamins quand ils ne savent pas répondre ou qu’ils ont taché leur cahier avec l’encre violette. Mais, en vrai, tout le monde sait que c’est un gentil, un discret vivant seul avec sa vieille mère qui lui prépare ses repas dans la cuisine donnant sur la cour. Tout compte fait, la mairie en impose quand on passe devant, mais c’est aussi une maison qui abrite un homme qui écoute et on n’a pas peur d’aller frapper à la porte. Aller à la mairie ou à l’école c’est du pareil au même. Surtout peut-être parce que les parents y vont parfois conduire ou chercher leurs enfants. Enfin quand ils n’habitent pas tout à côté parce que les autres, ils rentrent chez eux tout seuls, avec leurs copains.
C’est qu’ici il n’y a pas grand-chose à craindre. Les tracteurs, les chevaux, tout ça, ça fait attention aux enfants. Il n’y a guère que les camions qui pourraient faire craindre. Mais il n’en passe pas beaucoup. Sur la départementale qui coupe en deux le village, ne circulent que quelques poids lourds venant livrer épiceries, boulangerie et boucherie. Sauf qu’on en voit souvent passer au moment des betteraves. Parfois aussi ils vont dans les cours de ferme. C’est tout ce qu’il y a, à Tracy avec le maréchal-ferrant et la quincaillerie-cycles et réparations qui fait aussi pompe à essence. Faut croire qu’ils sont habitués les camionneurs, qu’ils connaissent bien le village, car ils ne roulent jamais bien vite quand ils traversent. Et puis souvent, ils ralentissent avant de s’arrêter chez Dubus, le quincaillier-cycles et réparations pour faire le plein. Ils s’arrêtent devant une vieille pompe avec comme deux grands bocaux au-dessus – je ne sais pas comment appeler ça – qu’il faut remplir en actionnant une sorte de levier de gauche à droite. C’est sa femme qui vient toujours servir. Et chaque fois qu’elle sort, c’est un vrai spectacle. C’est peut-être pour ça que les camions s’arrêtent souvent. Elle, c’est Irène, la femme à Dubus. Mais tout le monde l’appelle Belle-en-cuisse. Oh, pas devant elle, on n’oserait pas. Encore que, à bien réfléchir, c’est plutôt un compliment. Belle-en-cuisse, c’est Mahouin, le docteur qui l’a appelée comme ça. Rapport à ses longues jambes fines. Il faut dire qu’elle ne se gêne pas pour les montrer, pantalon serré, jupe moulante – tout le monde le sait, ma pauvre Irène que tu as de belles jambes, faudrait pas trop en faire quand même ! – N’empêche que les camionneurs avec leurs yeux qui n’en perdent pas une, ils s’arrêtent tout le temps. Et je ne vous parle pas des jours d’été où la Irène sort ses corsages pas trop boutonnés… Lui, Arsène, le mari, ne dit rien. Il doit bien voir pourtant, malgré sa mine de faux jeton toujours à vous regarder en dessous quand on va lui acheter trois clous ou pour faire réparer son vélo. A peine aimable qu’il est en plus. Mais il doit surtout penser à sa caisse. Aux pleins qui se multiplient. Alors, tant pis s’il y a des regards qui s’égarent sur la poitrine à Belle-en-cuisse, qui plongent dans son sillon ou s’arrêtent un peu trop sur ses fesses. Et il a peut-être raison, Arsène, malgré tout, car ça s’arrête là. Belle-en-cuisse, on peut rien lui reprocher, toujours souriante, rigolote même et rien de mal. Peut-être simplement fait-elle comme les pin-up qu’on voit sur les réclames d’huile ou d’essence qu’il y a dans l’atelier d’Arsène. Des blondes aux dents bien blanches, des seins comme des fusées et serrées dans des petits shorts ou des pantalons fuseaux. Elle fait pareil, un genre, quoi ! En attendant, aux beaux jours, aux alentours de la fête du muguet, c’est un vrai numéro. Quand un camion s’arrête, on guette un peu, derrière la fenêtre, pour voir ce qu’elle aura sur le dos, histoire de s’amuser mais on ne peut pas trop critiquer. Il y en qui ne se gênent pas, ah ça, on peut leur faire confiance pour jeter la pierre, dire du mauvais, des envieuses, des jalouses, mais la Belle-en-cuisse, au moins, elle nous amuse et moi, je l’aime bien.
Bon, je m’aperçois que c’est surtout des gens que je parle. Je voulais vous décrire Tracy, ses rues, ses fermes et puis je vois bien, en racontant, qu’un village, finalement, c’est avant tout ceux qui l’habitent. Ceux qui amènent la vie en cultivant les champs, en menant les bêtes aux pâtures, ceux qui ont un commerce et chez qui on va chaque matin et c’est aussi le maréchal-ferrant tapant sur ses fers rougis au feu, le curé qui montre le bien aux garnements, au caté, après l’école, tous ces gens-là, comme dirait Vaucresse ou le curé, je ne sais plus, ils donnent une âme au village. À propos, faut que je vous parle du curé, l’abbé Boulard. Un petit gros qui doit avoir un bon coup de fourchette à voir l’arrondi de la soutane, et qu’on voit chaque jour traverser la place pour aller de chez lui à l’église. Il s’arrête tout le temps quand il voit un gamin. Je ne sais pas ce qu’il lui raconte, mais il a toujours quelque chose à lui dire. Avec les adultes, ce n’est pas pareil. Il les salue. C’est tout. Probable qu’il préfère leur parler quand ils sont à l’église. Là, c’est chez lui, il a tout son temps et c’est l’endroit où on peut dire les choses tranquillement. Je ne le fréquente pas beaucoup. Avant, j’allais à la messe chaque dimanche, mais c’était avant. Quand la vie m’allait bien. Ce que j’aimais surtout, faut bien le dire, c’était les morceaux de brioche qu’on distribuait après la quête. C’est les paroissiens qui l’offraient, chacun son tour. C’était bon. On approchait de midi et on commençait à avoir faim.
Après la messe, aujourd’hui, les hommes, ceux qui y vont, et ils sont pas trop nombreux, filent chez Valmé pour les apéritifs. Je dis les, parce qu’il y en a plusieurs, chacun sa tournée. Mais pas trop quand même, parce qu’à la maison, il y a le rôti ou le poulet qui attend. L’abbé Boulard lui, il rentre chez lui après avoir tout rangé dans la sacristie avec les enfants de chœur. Chez lui, il y a la Rirette qui attend. Elle s’appelle Henriette, mais comme elle sourit tout le temps un peu bêtement c’est devenu la Rirette. La bonne du curé. Au début de son emploi chez Boulard elle rentrait chez elle le soir, une toute petite maisonnette sur la route des marais. Là où on prenait la tourbe, il fut un temps. Et puis, il y en a qui se sont aperçus qu’elle ne rentrait plus… Et le matin, à son réveil, monsieur le curé trouve désormais son café tout chaud et ses tartines de pâté dès le saut du lit. La Rirette, elle, est peut-être encore en chemise de nuit. Enfin, on imagine, on n’est pas là, mais on sait, parce que la Rirette, elle ne connaît plus qu’un seul chemin. La maison du curé, les commerces, l’église. Et il n’y a plus personne sur la route des marais. Mais c’est pareil, tout seul ou pas, le curé on l’aime bien et il n’y a pas grand monde pour en dire du mal. Oh, bien sûr, il y en a qui n’aiment pas le bénitier et qui font leurs commentaires quand les paroissiens vont en procession, derrière le curé, chercher des rameaux chez Van Zutter, le plus gros fermier du bourg. Mais ça ne va pas plus loin et l’abbé Boulard, avec sa bonne bouille de moine heureux fait semblant de ne pas entendre.
Il y en a un, en tous les cas qui entend plein de choses à Tracy, c’est le docteur. Le docteur Jean Mahouin, que c’est marqué, en haut sur les ordonnances. Lui aussi il a droit à plein de confessions, ou plutôt des confidences. Normal, vous me direz, un médecin on lui dit des tas de choses. Mais lui, je ne sais pas comment il fait, comment il s’y prend, mais on a l’impression qu’il en connaît beaucoup sur nous. Pourtant il est discret. Il ne fait pas beaucoup de commentaires, sauf pour remonter le moral. Mais c’est un peu son métier aussi, de remettre les gens debout. Non, ce qui est sûr, c’est que, quand on lui parle de quelqu’un dans le village, il a juste parfois un petit sourire, mine de ne pas y toucher, ou un regard plein de pensées, comme s’il disait, vous fatiguez pas, je sais. Mais on ne peut pas s’en empêcher, faut qu’on dise. De temps en temps, peut-être pour remettre tout ça en ordre dans sa tête, il fait une allusion et hop, on embraye, on raconte. Pas trop, car il n’a pas beaucoup de temps le docteur. Il fait vite comprendre qu’il y a des gens qui attendent ou des visites à faire, des urgences. Alors, on le quitte un peu déçu, on aurait bien continué, ça occupe. Parfois, juré, on y retourne alors qu’on n’a pas grand-chose, mais c’est pour le plaisir, pour parler. Peut-être aussi pour un peu plus. C’est qu’il est beau garçon le docteur. On ne sait pas beaucoup sur lui. Seulement qu’il y a une femme chez lui, une employée qui s’occupe de la maison, répond au téléphone ou nous ouvre la porte quand on sonne. C’est elle qui note nos appels et qui fait les courses. Elle n’est pas bavarde. Fière, même. En tous les cas, avec son drôle d’accent on sent bien qu’elle n’est pas du coin. Lui, Mahouin, ça fait des années qu’il est là. Et pour nous, il a toujours été à Tracy.
Il est divorcé, mais dans son monde, ça se fait. Personne ici ne lui reprocherait. Ce qu’on lui demande c’est de s’occuper de nous et d’être toujours là. Et on peut dire qu’il répond tout le temps présent. Même la nuit. En plus, vaut mieux, car c’est lui qui fait les accouchements dans nos fermes. Ici, tous les enfants, c’est lui qui les a mis au monde, alors il est à l’aise avec eux. Il connaît tout sur eux et peut leur raconter plein de choses qu’ils ont oubliées ou qu’ils n’ont pas dans leur tête parce qu’ils étaient trop petits pour s’en souvenir. Les morts aussi il les connaît bien. Comme il dit en rigolant « tous ceux dans le cimetière, c’est moi qui les ai tués ». Il est drôle Mahouin. Déjà, Belle-en-cuisse, fallait trouver. Remarquez, il ne s’en est pas vanté, c’est juste qu’une fois, ça lui a échappé alors qu’il la voyait sortir de la quincaillerie et qu’il parlait, sur le trottoir, avec Armand, le garde-champêtre. « Tiens, voilà Belle-en-cuisse ». Pensez bien que, lui, Armand, il s’est dépêché de le claironner sur tous les toits ! Elle doit le savoir, Belle-en-cuisse, son surnom, mais à mon avis ça doit lui plaire.
Mahouin, tout le monde le connaît. En plus, il est médecin pour tout le canton. Alors, sa 2cv, on la voit sur toutes les routes. Toujours à toute vitesse. Il doit aimer ça, la vitesse, parce que, sa 2cv, c’est que pour le travail, tous les jours, sauf le jeudi et le dimanche. Ces jours-là, il laisse sa Citroën dans sa cour et il sort sa sportive du garage, à côté de son cabinet. Une décapotable qui fait rêver les garçons du bourg. Une italienne, une Alfa il paraît. Moi je ne connais qu’Alfa-Laval la marque des trayeuses qui équipent toutes les étables ici. Peut-être qu’ils font aussi des voitures… Enfin, il prend sa décapotable et disparaît tout de suite. On ne peut pas dire qu’il veuille la montrer. Il la démarre et il s’en va. Il doit rentrer tard parce qu’on ne le voit jamais revenir. Il y en a qui disent qu’il doit aller aux filles, Mahouin. Ça m’étonnerait vu toutes celles qui aimeraient bien se laisser faire et qui filent chez lui pour acheter n’importe quoi. Ah oui, parce qu’il vend aussi des médicaments. Pas tous, mais ça nous évite souvent d’aller à la ville. Bref, j’en connais des pas farouches qui iraient bien chez Mahouin acheter les comprimés un par un…
Liliane, ma copine qui m’accompagnait toujours au bal, elle se serait bien laissé faire par le docteur. « Je sais pas pourquoi, mais il m’attire qu’elle disait, c’est peut-être ses mains ou ce qui brille dans ses yeux quand il vous écoute ou quand il demande qu’on se déshabille un peu, ça m’excite ». C’est qu’elle était pas farouche, la Liliane. Je dis était parce qu’elle est plus à Tracy. Elle est partie à Paris pour tenter sa chance, comme elle disait. Elle est serveuse, il paraît, dans un bar restaurant près de la gare du Nord. Elle donne plus de nouvelles. Dommage, car on s’entendait bien, et puis on s’est bien amusées, elle et moi. Enfin, surtout elle. C’est qu’elle était un peu coureuse et n’avait pas froid aux yeux. Quand je dis aux yeux… Mais bon, je suis pas là pour dire du mal. Bref, elle a eu bien des beaux gars dans ses bras. Même un Italien, un rital comme on dit ici, qui avait suivi sa famille venue s’installer à Crémont. Ils étaient maçons de père en fils. Luigi. Il avait l’accent, parlait avec les mains, ça, oui, et le dimanche, chez Warmé, les filles en pinçaient pour lui. Liliane, bien sûr, a sorti le grand jeu, la belle robe, les grands sourires et les œillades discrètes mais pleines de mots doux. Elle était comme ensorcelée. Y en avait plus que pour lui, Luigi. Comme elle disait, « il est beau, il me fait rire et il est plein de soleil ». Elle a pas traîné à lui céder et, chaque samedi, chaque dimanche, c’était le grand amour, les corps bien collés au musette et tout enflammés, après, dans les granges discrètes. La faute à pas de chance, à Luigi qu’avait le sang trop chaud, Liliane s’est retrouvée à attendre le petit. La panique… La peur de ses parents, de ce qu’on dirait, de Luigi qui était bien jeune et pas demandeur, Liliane s’est aussitôt précipitée chez Mahouin. Seulement Mahouin, il lui a dit qu’il pouvait pas faire grand-chose, que c’était pas son truc, qu’il avait pas le droit. La Liliane, en pleurs, lui a demandé s’il connaissait pas quelqu’un. On disait, à ce moment-là qu’il y avait une rebouteuse, dans le coin, qui savait arranger ça, avec des aiguilles à tricoter. Mahouin lui a dit qu’il voulait pas entendre ça, qu’il y avait de pauvres filles qui se retrouvaient tout empoisonnées, même qui y laissaient leur vie et qu’elle aurait mieux fait, elle, de prendre ses précautions. Il a raccompagné Liliane à la porte de son cabinet et lui a pas fait payer la consultation. « Laisse ma tiote, t’as assez de misère comme ça ». Liliane, toute perdue, toute désemparée n’a pas eu la force de le remercier.
Elle est partie, peu après pour la capitale, pour se cacher et se rendre à une adresse qu’on lui avait donnée, c’était cher mais elle avait pas le choix. Je n’ai jamais su, au final, si elle avait gardé le bébé.
Mahouin, avec Vaucresse et le curé, c’est un peu les vedettes ici. Ceux qu’on aime bien, que tout le monde salue, qu’on respecte. Il ne faudrait pas qu’il leur arrive du malheur parce que c’est un peu nous. La santé, l’école, l’église, pour moi c’est la vie. Vous me direz il y a aussi les commerces, ceux qui proposent la nourriture autre que celle qu’on a à la ferme. Oui, mais je n’ai pas grand-chose à raconter sur le boucher ou le boulanger. Je vais chez eux, bien sûr, mais c’est juste « qu’est-ce qu’il vous fallait » bonjour, bonsoir. Ils ne comptent pas beaucoup. Le boucher, un gros père un peu rougeaud, il fait toujours des plaisanteries un peu salées et pendant les beaux jours, au temps des moissons, il propose souvent aux clientes de venir se rafraîchir avec lui dans son arrière-boutique réfrigérée. Voyez le tableau. Au milieu des entrecôtes ! Et sa femme qui rigole…
Mais j’oubliais Corentine Bassonpierre, une petite bonne femme noire de cheveux, noire du regard, toute en poitrine avec un châle par-dessus, qui trône au bout du comptoir de son épicerie-bazar. C’est là qu’on trouve le plus de choses. Des fruits, des légumes, un peu d’ustensiles de cuisine, des jouets, des pétards, des ballons et surtout, tout un choix coloré de bonbons. Je dis qu’elle trône parce que dès qu’on franchit la porte de sa boutique, on tourne tout de suite à gauche et on longe son comptoir, parallèle à la vitrine. Un très long comptoir sur lequel il y a les bocaux de bonbons. Corentine est tout au bout et de son regard sombre dévisage les clientes qui arrivent. M’est avis qu’elle ne s’est jamais fait voler un seul caramel, tellement elle surveille. Corentine Bassompierre, ce n’est peut-être pas la plus aimée du village, mais ça file doux devant son comptoir, alors on respecte. C’est quelqu’un. La Corentine, elle a eu bien du malheur. Déjà qu’en début d’année elle a perdu son mari, Eugène, qu’on ne voyait pas beaucoup. Il travaillait à la scierie, à la sortie du village et dès qu’il rentrait chez lui, il filait au jardin s’il faisait beau. Son truc, il paraît, c’était les capucines, pour les fleurs et, côté légumes et salades, c’était l’oseille et les haricots verts. Quand il ne jardinait pas, il passait son temps dans son salon et quand la Corentine ouvrait la porte, derrière la caisse, on apercevait son crâne et un bout du journal qu’il devait lire de la première à la dernière page. D’un seul coup, il s’est mis à se ramollir. Mahouin, qui passait souvent le voir a dû l’envoyer à l’hôpital et c’est là qu’il est mort trois mois après. Corentine depuis, s’habille tout en noir, les bas, la jupe et le caraco. Avec ses cheveux noir corbeau tout en chignon et ses yeux tout durs, ça fait une drôle d’impression au bout du comptoir. On dirait, un peu, un épouvantail à moineaux. Heureusement, il y a son rouge à lèvres. Une couche épaisse, toute rouge. Avec ses habits et ses cheveux noirs, le rouge à lèvres qu’on voit de loin, on dirait un signal, au-dessus de la caisse, comme si c’était là qu’il faut venir. Un repère. Notez tout ce deuil, ça ne l’empêche pas d’être aimable, d’avoir un petit mot et parfois, d’offrir un bâton de réglisse ou un roudoudou à un gamin qui lui dit bien bonjour.
Un soir, le malheur de plus s’est annoncé. Corentine venait, dans la rue, de fermer les nombreux volets en bois de sa vitrine et, alors qu’elle refermait la porte d’entrée, il y a un gaillard qui l’a poussée à l’intérieur, lui a mis la main sur la bouche en lui disant « tais-toi la mère » et il a verrouillé l’entrée. Il a éteint les lumières, l’a éblouie avec une torche et lui a demandé de s’agenouiller. Il avait un grand couteau à la main mais ça ne l’a pas empêché de baisser son pantalon. Il n’avait rien en dessous. « Maintenant, qu’il lui a dit, dis bonjour au monsieur ». On n’en a pas su plus, mais Armand, le garde champêtre qui avait un peu suivi les gendarmes venus enquêter après, nous a dit que « la Corentine, elle l’avait senti passer ». Ça a été un choc dans le village. Pensez donc, à Tracy…
Pendant huit jours, elle n’a pas ouvert l’épicerie. Il y a juste Albert, son fils, qui passait la voir. La pauvre, elle devait avoir honte, comme toujours. Pourtant, personne n’a rigolé avec ça. Ah, peut-être chez Valmé, le soir après boire, qu’il y a des petits malins pompettes qui ont fait des plaisanteries pas fines… Mais tout le village en était retourné. Faire ça chez nous… À la suite, pendant un temps, les gens ont pris l’habitude, en fin de journée, de fermer les portes à clef. Mais ça n’a pas duré bien longtemps, vu qu’à la ferme on sort et on rentre tout le temps, on va à l’étable, dans la grange, aux cochons, chercher les œufs, alors on s’est dit que c’était un fou qui était passé par ici. On n’était pas toujours rassuré quand même, un viol à Tracy ! Pensez si ça a fait des conversations ! Et puis, quand Corentine a rouvert, on s’est demandé comment faire, comment lui parler, avoir des mots, quoi. Moi, je ne savais pas, alors j’ai glissé un billet sous sa porte. Dedans, je lui disais simplement que je pensais à elle, et lui souhaitais de vite nous ouvrir son épicerie, qu’il fallait que la vie reprenne comme avant, avec nous dans sa boutique à causer de tout et de rien. N’empêche, je n’étais pas à l’aise quand j’y suis retournée pour aller chercher de l’huile et du vinaigre et puis surtout pour la visiter. Elle était là, toute noire au bout du comptoir. Elle m’a dit « bonjour Jeanine » quand j’ai passé la porte. Et puis elle m’a fait un petit sourire. J’ai vu tout de suite qu’elle n’avait plus de rouge à lèvres. Je n’ai pas su quoi dire.