Johann Wolfgang von Goethe
Faust
UUID: 7972d72c-fc1c-11e6-8f08-0f7870795abd
Ce livre a été créé avec StreetLib Write (http://write.streetlib.com).
table des matières
PRÉFACE.
FAUST
PROLOGUE SUR LE THÉÂTRE.
PROLOGUE DANS LE CIEL.
PREMIÈRE PARTIE[2].
NOTES.
PRÉFACE.
Il est certains poèmes qui ont eu
de tout temps le privilège, pour ainsi dire exclusif, d'éveiller
l'imagination des peintres; tels sont, entre autres et par
excellence, l'Iliade et l'Odyssée d'Homère, le Paradis perdu de
Milton, le Roland furieux du divin Arioste; on ferait un volume
avec
la simple énumération des tableaux ou dessins remarquables qu'ils
ont inspirés depuis leur apparition jusqu'à nos jours. Parmi les
compositions poétiques tout-à-fait modernes, qui, sous ce rapport,
méritent de lutter avec celles que nous venons de nommer, le Faust
de M. de Goethe doit être mis au premier rang. Ce grand homme a su
donner tant de vie aux personnages fantastiques qui abondent dans
cette tragédie, qu'on est obligé d'y croire comme à des
personnages réels, et de leur prêter une figure, un geste, un
accent particulier; on les voit agir, on les entend parler; pour
chaque scène nouvelle, le lecteur, involontairement, compose en
idée
un nouveau tableau. Aussi plusieurs artistes habiles se sont-ils
déjà
essayés à reproduire les plus saillantes d'entre elles, et jusqu'à
présent M. Retsch est celui d'entre eux qui a le mieux réussi dans
cette tentative; ses dessins, gravés d'abord en Allemagne, où ils
obtinrent le plus grand succès, furent bientôt contrefaits en
Angleterre et en France, où l'on se plut également à reconnaître
l'esprit, la finesse et la grâce avec lesquels leur auteur a su
rendre la plupart des scènes de Faust. Mais malheureusement ce sont
de simples croquis au trait, en général un peu froids, et qui même
ne sont pas toujours exempts de la roideur tant reprochée aux
dessins semblables, que naguère Flaxman exécuta pour Eschyle,
Homère, Hésiode et le Dante.
Ceux que nous publions aujourd'hui
n'essuieront pas, à coup sûr, un pareil reproche. On pourra leur en
adresser d'autres, parce que nulle production de l'art n'est à
l'abri de la critique; mais, s'il nous est permis d'anticiper sur
le
jugement du public, nous ne doutons pas que chacun n'y admire la
hardiesse avec laquelle le dessinateur s'est élancé, sur les pas de
M. de Goethe, hors des chemins battus; toute la verve créatrice du
poète, quelque chose même de ce que les esprits exacts se plaisent
à appeler son dévergondage d'imagination, nous pensons que chacun
l'y retrouvera du premier coup-d'œil. Ainsi, pour les personnes qui
n'avaient pu faire connaissance avec Faust que par l'intermédiaire
de notre faible traduction[1], cet ouvrage va, grâce à M.
Delacroix, reprendre la physionomie franche et originale qui lui
appartient, et dont nous l'avions dépouillé à leurs yeux.
Il est à propos d'avertir ces
personnes-là que la tragédie de Faust, écrite en vers d'un bout à
l'autre et en vers rimés, ce qui n'est pas, comme on sait, une
condition indispensable de la versification allemande, se divise
néanmoins en deux parties fort distinctes, dont l'une est toute
dramatique, l'autre toute lyrique.
Dans la partie dramatique, le style
varie selon les situations et selon les personnages: tantôt comique
et tantôt sérieux, il passe tour-à-tour, et souvent sans aucune
transition, du dernier degré du burlesque au pathétique le plus
déchirant, de l'expression de ce qu'il y a de plus abject dans la
nature humaine à celle des plus hautes pensées, des sentiments les
plus exaltés et les plus purs, qui puissent traverser le cœur ou
l'esprit de l'homme. Mais comme, au milieu de ces disparates de
détail, il ne perd pourtant jamais son caractère distinctif, qui
est celui d'une extrême simplicité; comme le ton du dialogue reste
toujours celui de la conversation ordinaire, il ne nous a point
paru
impossible de traduire en prose toute cette partie de l'ouvrage de
M.
de Goethe[2]: nous avons cru même pouvoir le faire sans trop
altérer, ni la couleur de l'ensemble, ni les teintes diverses, si
multipliées et parfois si tranchées, qui la nuancent. Au moins
aurions-nous éprouvé des difficultés beaucoup plus grandes à
humilier le vers français jusqu'au ton vulgaire de certains
passages, que nous n'en avons eu d'élever la prose au ton inspiré
de certains autres.
Il n'en va pas ainsi de la partie
lyrique, qui occupe dans Faust une assez grande place. On y
rencontre
ça et là des chansons, des romances, des chants d'esprits célestes
et d'esprits infernaux, des chœurs de sorciers et de sorcières, des
formules magiques; tous morceaux d'une poésie cadencée, dont le
principal charme consiste, pour la plupart, soit dans le choix du
rythme et l'arrangement des vers, soit même uniquement dans la
désinence des rimes. Ici nous n'eussions pu nous permettre la prose
sans manquer au premier devoir d'un traducteur, à l'exactitude; et,
il faut le dire, nous avons senti dans ce cas particulier d'autant
moins de répugnance à le remplir, que, de chercher à nous y
soustraire, c'eût été courir au-devant d'obligations plus dures
encore: car il aurait fallu suppléer au défaut de rythme par des
tours de force, que nous avouons au-dessus de notre portée, et qui
nous semblent même à-peu-près impossibles.
Ainsi donc, tout ce qui se chante et
en somme tous les morceaux du poème, au mérite desquels le
mécanisme de la versification concourt pour une forte part, nous
avons employé une versification analogue pour les rendre; et, a
l'égard de la portion de l'ouvrage, à laquelle notre prose a enlevé
sa forme poétique, nous avons fait ce qui dépendait de nous pour y
conserver, aux tournures quelque chose de leur vivacité, au
dialogue
un peu de son nerf et de sa vérité, au style en général une ombre
de sa souplesse et de son mouvement. Annoncer qu'on s'est proposé
un
tel but, nous le sentons, c'est avouer qu'on ne l'a pas atteint;
aussi ne parlons nous que de nos efforts, le lecteur jugera de ce
qu'ils ont produit.
Deux mots maintenant du sujet de ce
poème extraordinaire. Ce fût, à ce qu'on croit, au commencement du
seizième siècle que vécut le docteur Faust, espèce de Don Juan du
nord. Bien que parvenu aux plus hauts grades dans toutes les
Facultés, et réputé sage parmi les hommes, ce docteur, dégoûté
de la science, livra son âme à Satan; en retour de quoi celui-ci
s'obligea de lui fournir et lui procura en effet un Esprit nommé
Méphostophilis, ayant commission de lui faire passer ici-bas
vingt-quatre ans de délices, ni plus ni moins, et de l'emporter
ensuite dans l'autre monde, pour y souffrir à jamais. Ses aventures
joyeuses et sa lamentable fin sont racontées au long dans un gros
livre fort ancien, qui fût traduit de bonne heure en plusieurs
langues. La traduction anglaise donna au poète Marlow, contemporain
de Shakespeare, l'idée d'une pièce, qui fût jouée de son temps,
et dans laquelle, au milieu d'un grand nombre de bouffonneries
grossières, éclatent des beautés du premier ordre.
Jusque vers la fin du siècle
dernier le docteur, moins heureux dans son propre pays, y était
demeuré relégué sur des théâtres de marionnettes, d'où, comme
Polichinelle chez nous, il amusait la populace par ses
espiègleries.
Lessing alors imagina le premier qu'on pourrait traiter un tel
sujet
d'une manière sérieuse; mais des deux tragédies qu'il en voulait
tirer, il n'existe qu'une très-courte scène, devant leur servir de
prologue. Après Lessing vint Klinger, qui publia une espèce de
roman philosophique sous le titre de Faust sa vie, ses actions et
son
voyage en enfer; puis enfin M. de Goethe, leur maître à tous, sur
les brisées duquel il n'y a point d'apparence que personne
s'aventure, autrement que pour l'imiter; ce que n'a pas dédaigné de
faire lord Byron lui-même, dans son Deformed transformed, et
quelque
peu aussi dans son Manfred.
Pour être goûtées de nos jours,
les absurdes légendes du moyen âge ont grand besoin de toute
l'imagination et de tout l'esprit de M. de Goethe; aussi ne s'en
est-il servi que comme on se sert d'un canevas, sur lequel on brode
absolument ce que l'on veut. La conception de Faust, envisagée sous
ce point de vue, lui appartient donc en propre; et certes, il n'a
jamais été rien conçu de plus original, de plus étrange; jamais
les fictions n'ont été portées à un excès de délire, qui
dépasse de plus loin les bornes communes. Il faut avouer néanmoins
que, si le poète a largement usé et, dans maint endroit peut-être,
abusé du surnaturel, il faut avouer, disons-nous, que le sujet
qu'il
avait choisi excusait une telle licence, l'exigeait même jusqu'à un
certain point. Et d'ailleurs, à quelque hauteur que son vol
parvienne dans la région des songes et des chimères, quels que
soient le vide et l'extravagance des mondes où il plane, toujours
il
part de la terre, il s'appuie toujours sur la réalité, sur la vie:
comme les sorcières de Macbeth c'est en maniant des ustensiles
grossiers, c'est en prononçant des paroles simples, qu'il évoque
les fantômes.
Il nous reste à protester contre
ceux qui, après la lecture de cette traduction, s'imagineraient
avoir acquis le droit de porter un jugement touchant le mérite de
l'original; car, s'il n'existe point d'ouvrage sur lequel une
traduction puisse donner un tel droit, celui-ci se trouve dans ce
cas
moins encore qu'aucun autre, à cause de la perfection continue du
style. Qu'on lui suppose le naturel exquis de versification de
l'Amphytrion de Molière, joint à ce que les poésies de
Jean-Baptiste Rousseau offrent de plus lyrique, celles de Parny de
plus tendre et de plus gracieux; alors seulement on pourra se
croire
dispensé, pour le juger, d'être en état de lire l'original
lui-même.
A. S.
FAUST
PERSONNAGES DU PREMIER PROLOGUE.
UN
DIRECTEUR DE THÉATRE.
UN POÈTE DRAMATIQUE.
UN PERSONNAGE
BOUFFON.
PERSONNAGES DU SECOND PROLOGUE.
LE
SEIGNEUR.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
RAPHAËL,}
GABRIEL, }
Archanges.
MICHEL, }
LES ARMÉES
CÉLESTES.
PERSONNAGES DE LA TRAGÉDIE.
LE DOCTEUR
HENRI FAUST.
WAGNER, son domestique.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
UN
ÉCOLIER.
FROSCH, }
BRANDER,} Compagnons de
bouteille, jeunes débauchés de
Leipzig
SIEBEL, }
ALTMAYER,}
MARGUERITE,
maîtresse de Faust.
MARTHE, voisine de Marguerite.
LISETTE,
compagne de Marguerite.
VALENTIN, soldat, frère de
Marguerite.
BOURGEOIS, PAYSANS, MENDIANTS, ETC.
UNE
SORCIÈRE.
ANIMAUX À SES ORDRES.
UN MAUVAIS ESPRIT.
UN FEU
FOLLET.
ESPRITS AUX ORDRES DE MÉPHISTOPHÉLÈS.
SORCIERS ET
SORCIÈRES, CHŒURS D'ANGES ET DE FIDÈLES, VOIX D'EN HAUT, etc.
PROLOGUE SUR LE THÉÂTRE.
DIRECTEUR, POÈTE DRAMATIQUE,
PERSONNAGE BOUFFON.
LE DIRECTEUR.
Vous qui m'avez si souvent prêté
votre appui dans mes revers de fortune, dites-moi franchement, mes
amis, ce que vous espérez en Allemagne de notre entreprise. Mon
plus
grand désir serait de plaire à la multitude; il n'est qu'elle au
monde qui vive et fasse vivre. Déjà les pieux sont enfoncés en
terre, les planches sont clouées sur les pieux, et chacun se promet
une fête: les spectateurs garnissent déjà les bancs; et,
immobiles, les sourcils élevés, l'œil fixe, ils ne demandent qu'à
applaudir. Je n'ignore pas la manière de se concilier les suffrages
du public; eh bien! jamais pourtant je ne me suis senti tant
d'inquiétude qu'aujourd'hui. Il est vrai qu'en fait de
chefs-d'œuvre
ils ne sont pas gâtés; mais ils ont terriblement lu. Comment
allons-nous donc nous y prendre pour leur donner quelque chose qui
leur semble neuf, et qui les intéresse en même temps? Car, je ne
m'en cache point, aucun spectacle ne vaut à mes yeux celui de la
multitude, lorsqu'elle roule ses vagues contre nos tréteaux, et
qu'avec l'impétuosité du vent elle s'engouffre dans la porte
étroite. Au grand jour, dès quatre heures, ils assiègent déjà le
bureau, et se feraient assommer pour un billet; comme à la porte
d'un boulanger on le ferait pour un pain, s'il y avait disette. Et
ce
miracle opéré sur tant d'hommes à la fois, c'est l'ouvrage d'un
seul, c'est l'ouvrage du poète. O mon ami, opère ce miracle
aujourd'hui, je t'en conjure.
LE POÈTE.
Non, ne me parle pas de cette foule
aveugle à sa vue, l'inspiration nous abandonne. Cache-moi cette
multitude, dont les flots nous entraînent malgré nous dans le
tourbillon du monde. C'est au-dessus des nuages qu'il faut me
conduire, dans ces régions tranquilles où règne, pour le poète,
une volupté pure, où l'amour et l'amitié, consolateurs de nos
peines, nous tendent une main céleste, une main créatrice. Hélas!
ce qui jaillit du fond de notre âme, ce que bégaient nos lèvres
tremblantes, tantôt avorté, tantôt couronné d'un succès
éphémère, disparaît englouti dans le gouffre du temps. Mais
souvent il arrive aussi qu'après avoir traversé sans gloire un
siècle ou deux, notre génie secoue les linceuls de l'oubli, et
soulève une tête colossale. Ce qui brille ne dure qu'un temps;
jamais le vrai beau n'est perdu pour la postérité.
LE PERSONNAGE BOUFFON.
Si on voulait bien ne pas toujours
parler de la postérité!... Supposons que moi je me misse à
m'occuper de la postérité, qui donc se chargerait d'amuser mes
contemporains? Et il n'y a pas à dire, il faut qu'ils s'amusent. Le
suffrage d'un honnête homme est, ce me semble, déjà quelque chose.
D'ailleurs celui qui sait parler un langage convenable, n'a rien à
redouter des caprices du peuple; au contraire, plus le cercle est
nombreux, plus il est certain de l'émouvoir. Soyez beau tant que
vous voulez, et montrez-vous original; que chez vous l'imagination
se
déploie avec tout son cortège de raison, d'esprit, de sentiment, de
passion; mais, prenez-y bien garde, jamais sans un grain de folie.
LE DIRECTEUR.
Surtout faites la part un peu large;
que les événements se pressent. Pourquoi vient-on? pour voir: on
veut voir à toute force. Qu'il y ait donc beaucoup à voir, afin de
faire ouvrir de grands yeux à la foule; et votre cause est gagnée,
et vous êtes un homme adorable. Ce n'est que par la masse, que vous
agirez sur la masse; car, enfin, chacun cherchant quelque chose qui
lui convienne, celui qui apporte beaucoup, apportera à chacun
quelque chose; et nul ne sortira mécontent de la salle. Donnez
votre
pièce en petite monnaie, elle aura un débit plus sûr et plus
prompt. Qu'elle se décompose, aussi facilement qu'elle fût
composée. À quoi bon produire un tout compact? Le public vous le
plumera comme un geai.
LE POÈTE.
Vous ne sentez pas tout ce qu'il y a
de vulgaire dans un pareil métier, combien le véritable artiste y
répugne! Le barbouillage de ces messieurs est, je le vois, dans
votre méthode.
LE DIRECTEUR.
Ce reproche ne m'atteint pas. Un
ouvrier qui songe à bien travailler, doit acheter le meilleur outil
possible: songez donc, vous, que vous avez du bois mou à fendre, et
voyez quels sont ceux pour qui vous écrivez. Pendant que l'ennui
nous amène celui-là, celui-ci sort d'un repas splendide où il s'en
est mis jusqu'au gosier; et, ce qu'il y a de pis encore, plus d'un
vient d'achever la lecture des gazettes. On se hâte d'entrer chez
nous, distrait comme pour une mascarade; et la curiosité seule
donne
des ailes aux plus tardifs: les belles dames se couvrent de
parures,
et jouent leur rôle gratis... Que diantre rêvez-vous sur votre
Parnasse? En quoi peut vous inspirer une salle garnie de monde? Eh!
regardez de près nos Mécènes. Ils sont, les uns blasés, les
autres à moitié ours: l'un, après le spectacle, s'attend à une
partie de jeu, l'autre à une nuit de plaisirs dans les bras de sa
maîtresse. Y pensez-vous, pauvres fous, d'aller prostituer à ces
gens-là les chastes Muses? Je vous le répète, donnez-leur en de
toute couleur et de toute qualité: ainsi vous ne manquerez jamais
votre but. Cherchez à intriguer les hommes; les contenter est trop
difficile... Mais qu'est-ce qui vous prend? Extase? douleur?
LE POÈTE.
Va loin d'ici chercher un autre
esclave... Que pour ton bon plaisir le poète déshonore son plus
beau titre! qu'il renonce au droit sacré dont la nature l'a
investi!... Par quelle puissance émeut-il les âmes? par quelle
puissance bouleverse-t-il les éléments? N'est-ce point à l'aide de
l'accord parfait qui règne en lui-même, et qui oblige l'univers à
se reconstruire au fond de son propre cœur? Pendant que la Nature,
tournant son fuseau d'une main insouciante, démêle, en se jouant,
les fils éternels de toute existence, pendant que la foule
tumultueuse des êtres se presse en désordre, et accomplit
péniblement sa dure destinée; qui sait animer d'un feu divin cette
masse inerte, uniforme, et l'assujettir aux lois de l'harmonie? Qui
sait faire rentrer l'individu isolé dans l'ordre universel? Qui
répand un doux crépuscule sur les sens absorbés dans une
méditation austère? Qui sème toutes les jolies fleurs du printemps
le long du sentier foulé par une amante? Qui dépouille de leurs
feuilles les arbres, où elles pendaient inutiles, et les tresse en
couronnes pour les distribuer aux mérites de tous genres? Qui
soutient l'Olympe? Qui convoque l'assemblée des Dieux? La puissance
de l'homme, révélée dans le poète.
LE PERSONNAGE BOUFFON.
Hé bien, tout en se servant des
plus nobles facultés de l'esprit, ne poursuit-elle pas ses
occupations poétiques, comme on poursuit une aventure d'amour? On
se
rapproche par hasard, on s'enflamme, on reste, et peu à peu on se
trouve pris; le bonheur croît à chaque moment, l'attaque commence
enfin, on est enivré, transporté: puis arrive le dégoût, et avant
qu'on s'en aperçoive, on a broché un roman. Voilà le spectacle que
vous devez mettre sous nos yeux. Lancez-vous au milieu de la vie
humaine. Chacun vit de cette vie-là un petit nombre la connaît; et
c'est le peu que vous en montrez, qui fait tout le charme de vos
ouvrages. Dans un flux d'images une faible clarté, beaucoup
d'erreurs et une étincelle de vérité; avec cela l'on compose le
meilleur breuvage, avec cela l'on captive et l'on édifie tout le
monde. Alors s'assemble la fleur de la jeunesse, et dans votre
œuvre
elle se mire avec complaisance; alors tout sentiment tendre trouve
la
nourriture mélancolique qui lui convient; alors sont émus tantôt
l'un, tantôt l'autre des spectateurs, et chacun voit représenté au
naturel ce qu'il porte en lui-même. Ils sont prêts à rire comme à
pleurer, à pleurer comme à rire: ils honorent les efforts du poète,
ils applaudissent à l'illusion de la scène. Pour l'homme déjà
fait rien n'est bon; mais on peut s'assurer en la gratitude de
celui
qui espère devenir homme.
LE POÈTE.
Rends-moi donc, rends-moi les temps
où je n'étais encore moi-même qu'en espérance; lorsqu'une source
intarissable de chants mélodieux coulait de ma veine, lorsqu'un
voile de nuages dérobait le monde à mes regards, que les bourgeons
promettaient des fruits merveilleux, et que je cueillais d'une main
avide les millions de fleurs qui tapissaient les vallées. Je
n'avais
rien, et ce rien me suffisait: c'était l'amour de la vérité et la
volupté des songes. Rends-moi les désirs indomptés qui fatiguaient
mon cœur, rends-moi ce cœur profondément ébranlé, et la force de
haïr, et la puissance d'aimer! Rends-moi ma jeunesse!
LE PERSONNAGE BOUFFON.
La jeunesse, mon ami? Tu en aurais
besoin, si dans la bataille l'ennemi te pressait de toutes parts;
ou
si de jeunes filles charmantes se pendaient à ton col; ou bien si
de
loin tu voyais la couronne, prix de l'agilité, se balancer près
d'une barrière difficile à atteindre; ou encore si, au sortir d'une
danse animée, il te fallait passer la nuit dans les festins. Mais
jouer avec force et grâce sur une lyre familière, se proposer un
but vague, et s'y rendre à travers mille agréables détours; voilà,
messieurs les vieillards, ce qui doit vous occuper. Et nous ne vous
en estimons pas moins pour cela. La vieillesse ne nous fait pas,
comme on dit, retomber en enfance; elle nous trouve encore vrais
enfants.
LE DIRECTEUR.
Assez discourir: montrez-moi enfin
des actions. Pendant que vous faites assaut de paroles, il pourrait
se passer quelque chose d'utile. À quoi bon parler de la
disposition
où l'on devrait être? Pour s'y mettre, il faut agir. Vous
donnez-vous pour un poète, commandez à la poésie. Vous savez bien
quels sont nos besoins nous voulons des boissons fortes: brassez-en
donc sur l'heure! Ce qui ne se fait pas aujourd'hui, demain n'est
pas
fait; et il ne faut pas perdre un jour à délibérer. Prenons
l'occasion par les cheveux, et ne la lâchons point, si nous
prétendons répondre à l'attente du public.
Vous savez que, sur nos théâtres
d'Allemagne, chacun s'essaie à ce qu'il veut: ainsi n'épargnez
aujourd'hui, ni les décorations, ni les machines. Servez-vous de la
grande et de la petite lumière du ciel; vous pouvez semer à pleines
mains les étoiles: d'eau, de feu, de rochers escarpés, de
quadrupèdes, d'oiseaux, nous n'en manquons pas non plus.
Transportez
donc de plein saut, dans cette étroite maison de planches, tout le
cercle de la création; et, avec une vitesse calculée d'avance,
allez des cieux, à travers le monde, aux enfers.
PROLOGUE DANS LE CIEL.
LE SEIGNEUR, LES ARMÉES CÉLESTES,
(ensuite) MÉPHISTOPHÉLÈS.
(Trois Archanges[1] s'avancent.)
RAPHAËL.
Le soleil poursuit son cantique,
Dans le chœur des mondes roulants:
Le long de sa carrière antique
Il imprime ses pas brûlants.
Tout ébloui de sa lumière,
L'ange se voile devant lui.
Il fût, dès son aube première,
Ce qu'il est encore aujourd'hui.
GABRIEL.
Sur la terre, qu'au loin épure
Un seul regard de son amour,
Le jour chasse la nuit obscure,
Et fuit devant elle à son tour.
La mer brise ses larges ondes
Au pied des rochers indomptés,
Et dans l'éternel flux des mondes
Rochers et mers sont emportés.
MICHEL.
L'orage gronde: ivre il se lance
Des monts aux mers, des mers aux monts;
Et son aveugle turbulence
Agite les gouffres profonds.
L'éclair flamboie à traits sinistres,
La foudre éclate et fend le ciel.
Mais, Seigneur, tes heureux ministres
Adorent ton jour éternel.
LES TROIS ENSEMBLE.
Comme un père sur eux tu veilles,
Sur toi leur œil s'ouvre incertain,
Et tes ouvrages, ô merveilles!
Sont beaux comme au premier matin.
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Seigneur, puisqu'une fois, en prince affable et doux,
Laissant d'un peu plus près envisager ta gloire,
Tu daignes demander comment tout va chez nous;
Et que d'ailleurs, si j'ai mémoire,
Loin d'exciter en toi le plus léger courroux,
Ma personne eut souvent l'heureux don de te plaire;
Me voici près du trône, au milieu de tes gens.
Pardon, je ne viens pas céans
Débiter de grands mots. Mieux vaudrait-il me taire.
Non, dussé-je m'ouïr siffler
Par l'assistance tout entière,
Comme on parle à ta cour je ne saurais parler;
Et si par grand malheur je m'en voulais mêler,
Mon pathos te ferait bien rire...
Supposé toutefois que cela pût aller
Avec ta dignité de Sire.
Bref, je suis pauvre en ornements,
Surtout quand il s'agit du bel ordre du monde;
Et de tes chérubins je n'ai point la faconde,
Ni l'art de m'épuiser en saints ravissements.
Sur les choses de ce bas monde
Je pense si différemment!
D'où vient?—C'est que ma vue est courte apparemment,
Ou ma cervelle peu féconde.
Toujours y remarqué-je, à parler sans détour,
Du pauvre fils d'Adam la misère profonde.
Ce petit dieu de la machine ronde
Est, sur ma foi, plus sot qu'au premier jour;
Et m'est avis qu'après l'avoir pétri de terre,
Tu lui jouas d'un m [...]